Kitabı oku: «Nord-Sud: Amérique; Angleterre; Corse; Spitzberg», sayfa 6
V
CHASSE AU RENARD
Nous roulons en automobile, vers le nord-ouest du Yorkshire.
Matinée fraîche de la fin d'octobre, pas de vent, terres presque sans relief.
La pluie a l'air de ne tomber que par habitude, elle est lasse et lente; lord H… affirme qu'elle va cesser. Je le souhaite sans y croire. «Vous verrez, dit-il, c'est une belle journée qui se prépare. Oh! le petit renard n'a qu'à se bien tenir!.. Mais je vous fais mes excuses: vous ne trouverez pas les chasseurs en habit rouge avant le premier novembre… Un peu de vitesse, John! Nous apercevrons tout à l'heure les futaies de Bramham.»
En attendant, il tire d'un sac de voyage une provision de chocolat et, après en avoir offert à lady H… et à une jeune femme dont la tête rose et blonde, au fond de la voiture, sort tout ébouriffée d'un amas de fourrures brunes, il baisse la glace de devant et donne une tablette aussi à Tom, le premier cocher, qui vient avec nous, je suppose, pour juger certains chevaux irlandais qu'on doit présenter à mon hôte. L'auto file à toute allure, sur la route déserte, sous la pluie tenace, et la boue gicle tout autour, en gerbes et en balles.
Vers neuf heures, les terres commencent à monter; derrière le rideau de la pluie, lamé d'argent par les grosses gouttes qui tombent encore, une bande violette, régulière, se lève au-dessus de l'horizon, à gauche. Elle commence à un mille de nous peut-être, mais, à mesure que nous courons, elle se prolonge, elle se déroule, elle naît de toutes les brumes qui la cachaient, et qui fondent quand nous approchons, et qui la montrent. C'est le parc de Bramham.
John donne un coup de corne, et tourne. Nous descendons dans un chemin qui n'a aucune apparence d'avenue; nous passons une barrière gardée par une maisonnette ruisselante de pluie et verdie par la mousse; nous montons à travers un massif d'arbres, et, au moment où la voiture atteint le sommet de la côte, le soleil paraît. Si pâle que soit la lumière, quelle splendeur nous en vient, et quelle joie! Devant nous, un parc des contes de fées: des prairies illuminées, qui ondulent, des groupes d'arbres lourds, encore feuillus et tout fumants, des lointains de futaies bleues, des éperons plus proches qui entament l'herbe et le soleil, des criques, des entrées sous bois, et là, partout, des nappes de fougères, d'un modelé souple, ardentes sur les lisières, et qu'on suit sous les branches, et qui reçoivent l'ombre sans cesser d'être claires. On arrête l'auto. Lord H… se lève, sourit d'un sourire de plaisir et d'orgueil, fait de la main un signe de bienvenue.
– Ah! la voici!
Il n'en dit pas plus. Je regarde. Du château invisible, d'une clairière de forêt, du tournant d'un massif, de je ne sais où, une femme accourt au grand galop de son cheval blanc. On ne peut voir encore son visage, ni ses cheveux, ni la coupe de sa jupe. Mais comme on devine son âge et la moitié de son âme! Elle est jeune, j'en suis sûr, elle a une jolie taille, elle monte à ravir, elle aime la chasse, le cheval, l'air vif, le parc, l'Angleterre et la vie. A toute allure, elle descend un raidillon au milieu des prairies, elle saute un ruisseau, tourne un groupe de hêtres, fond sur nous comme si elle chargeait en bataille, s'arrête à trois pas de l'auto, répond au sourire de lord H., et dit:
– Bonjour, père!
Le cheval est crotté jusqu'à moitié du ventre, le vêtement de chasse, en gros drap, a fait plus d'une campagne, mais la chasseresse est jeune.
En quelques minutes, nous sommes devant les ruines d'un vaste château, incendié en 1825. Une aile a été sauvée et les châtelains d'aujourd'hui l'habitent. Mais tous les murs avaient tenu bon; ils sont encore debout, noircis, percés de deux étages de fenêtres qui sont belles de lignes, mais si tristes depuis que le regard de la maison n'est plus en elles, et l'on me dit que peu à peu, chaque année, on rebâtit quelques-unes des salles de réception et des chambres d'autrefois. Les communs n'ont pas souffert. Ils sont faits à la taille et pour l'usage d'un rendez-vous de chasse où toute la gentry, de vingt lieues à la ronde, peut tomber à l'improviste, avec son train de serviteurs et de voitures. Dans la cour, deux chevaux nous attendent. L'un est pour lord H., l'autre est pour moi, et nous partons tout de suite, accompagnant Mrs. L. F., qui n'a pas mis pied à terre.
Le bois n'est pas loin. Par un chemin forestier, tantôt rembourré de brande, tantôt glissant et fondant comme une glace mi-pistache et mi-chocolat, étroit d'ailleurs et souvent entamé par les touffes de rhododendrons, nous arrivons au carrefour. Je ne m'attendais pas à voir un pareil peloton de chasseurs. Ils sont là plus de quarante, en jaquette et chapeau rond, montés sur des chevaux de tout poil, de toute taille, bien nourris comme leurs maîtres. Je songe: «Tout à l'heure, s'il y a un débucher en plaine, le train sera sévère.» Parmi les hommes, quatre femmes dont deux ne sont plus jeunes, et dont pas une n'a un costume neuf ou un galon. Elles viennent pour la chasse, comme sont venus tous ces gentlemen, quelques-uns sans doute invités, la plupart simples voisins, propriétaires, fermiers, gens de liberté les uns et les autres, qui ont un cheval, l'envie de galoper pendant trois ou quatre heures, et qui n'ont qu'un salut à faire pour être admis dans le cortège seigneurial du renard. Je suis présenté au maître d'équipage, – qui monte un pur sang noir, admirable, – et il me prie, lui aussi, d'excuser l'absence d'habits rouges: «Avant le premier novembre, vous comprenez…»
– Parfaitement.
Il m'explique qu'il a une meute de cent chiens de renard, divisés, je dirais en France en deux chœurs, et qu'on chasse, à Bramham, quatre fois par semaine. D'un geste, il montre un carré de futaie, chênes mêlés de sapins.
– Vous entendez? Ils cherchent une voie; les piqueurs les appuient: «Go in! Go in!» Tout à l'heure, dès qu'un renard sera levé, les hommes crieront: «Forward!»
J'entendais, en effet, le «Go in!» tranquille des piqueurs. De grosses gouttes tombaient des arbres, avec tapage, sur les capes de feutres et les pèlerines de caoutchouc. La respiration des hommes et des bêtes emplissait de fumée jaune les quatre sentiers qui se croisaient, et, au travers, je voyais passer, sous les branches, l'ombre muette et rapide des chiens de meute.
– L'un des obstacles que nous rencontrons ici, pour la chasse au renard, reprit M. L. F., c'est le rhododendron. Ces diables d'arbustes sont si fournis, regardez-les, ici, là, et plus loin encore, que si le renard se fourre sous leurs racines, très souvent on ne peut l'en déloger.
A ce moment, un cri suraigu, prolongé, quelque chose comme un son de clarinette éperdue. C'est le Forward. Aucun aboiement des chiens; aucun appel de corne.
– Il a vu le renard! me dit le maître d'équipage, qui met son cheval au trot.
Tous les chasseurs se pressent dans le chemin qui monte un peu. Plusieurs entrent sous bois. Nous y entrons bientôt tous. Piqueurs et chiens ont disparu, fondu sans donner de nouvelles. Les chevaux s'ébrouent; ils trébuchent sur des branches mortes que la mousse cachait; un faisan part, éblouissant, puis une bécasse; les chasseurs à tir saluent l'oiseau d'une exclamation involontaire; le sous-bois devient clair, les arbres ont du ciel et des nuages jusqu'au-dessous de la fourche: c'est la sortie de la futaie, tout le monde rallie, nous arrivons en paquet à la barrière ouverte, comme des grains de plomb à la gueule d'un fusil… Et alors, alors, dans une prairie immense, les quarante chevaux se lancent à fond de train. Derrière le grand pur sang noir, qui mène la course, ils filent en ligne droite, ils cherchent à dépasser le voisin, ils l'éclaboussent, ils vont le mordre, ils font honneur à l'avoine du Royaume-Uni, à la belle piste verte qui sonne comme une caverne; ils emportent des cavaliers plus ou moins enivrés par la vitesse, mais tous attentifs à serrer les genoux. Personne ne tombe; il n'y a qu'un chapeau qui s'envole. On traverse à la débandade un boqueteau, et la course effrénée reprend, et de lui-même l'escadron se reforme. Quelques amateurs ont rencontré une superbe palissade, haute et vieille, et se sont hâtés de la sauter, – je crois même qu'ils l'ont écrêtée, – mais le cheval noir du maître d'équipage, avec un à-propos dont je l'ai remercié tout bas, a découvert une brèche. Et la seconde prairie coule sur nos étriers, les bouquets d'arbres grossissent, frissonnent, nous frôlent et entrent dans le passé. Où sont les chiens? Où est la chasse? Nous traversons un champ, puis un autre. Les haies sont claires. On se met au trot, on se met au pas. Nous voici dans une pièce de terre montante, et j'aperçois les piqueurs tout au bout. Les grands chiens tricolores galopent en tous sens; ils ont perdu le renard; ils sont toujours muets; j'admire l'extraordinaire rapidité de leur quête; je me souviens de ces ombres tournantes, de ces randonnées des chiens qui chassent la martre, dans les nuits de lune. On ne perd pas de temps. Cinq minutes au plus, après le défaut, mon voisin, un Anglais massif, se penche, et me dit cette phrase aérienne:
– Les voies du renard sont légères!
Nous sommes battus. Nous piquons par les chemins, en trottinant, vers un autre bois. Une demi-heure ne s'est pas écoulée qu'un second «Forward!» aussi aigu que le premier, m'apprend qu'un second renard a quitté son gîte. Je le suis un peu de temps; mais je dois prendre, à la fin de l'après-midi, un train qui me ramènera à Londres. Lord H… m'avertit qu'il faut se hâter, et, pour me consoler:
– Je vous ménage une surprise, me dit-il.
O phrase que j'ai entendue si souvent quand j'étais jeune! En ce temps-là, elle était toute-puissante. Elle le fut encore une fois, peut-être pas la dernière, et j'eus raison d'y croire.
Revenus au château, nous traversons le rez-de-chaussée incendié, et, par un perron tout moussu, nous descendons dans les jardins. Comme elle est jolie, d'un dessin ferme et d'une proportion juste, cette pelouse allongée, qui se termine en éventail au pied d'une terrasse demi-circulaire plantée d'arbres! On jurerait…
– C'est curieux, dis-je à mon guide, de retrouver ici, dans le Yorkshire, les architectures de Versailles.
Il sourit, et m'emmène à droite. Des charmilles, des portiques d'arbres taillés, très larges, montent doucement; nous les suivons pendant plusieurs centaines de mètres, et j'arrive au carrefour de sept ou huit charmilles pareilles qui s'enfoncent dans la forêt. Belles routes d'or, si bien parées par l'automne, si calmes dans le soir tombant! Nous prenons l'une, puis l'autre, et nous allons où elles veulent nous conduire, au sommet d'un tertre enveloppé de futaies anciennes, et d'où descend un escalier dont le pareil n'a été vu qu'en songe. Il n'est ni trop rapide, ni trop lent; il descend d'abord tout droit, entre les chênes, les ormes, les frênes qui penchent de chaque côté de leurs branches et ne peuvent les réunir, tant il est vaste, puis il coude à droite, et on le devine encore dans les pentes du vallon où la brume bleue habite; et chacune de ces marches est un étang, un miroir d'eau encadré de marbre, une chose claire dans la forêt et taillée comme un diamant. Je demande:
– Qui a fait toutes ces merveilles, les échelons de lumière, les charmilles, les pelouses, les avenues?
– Le génie de la France, me répond lord H. La tradition affirme que Lenôtre a dessiné le parc.
Le soleil se couchait. Les miroirs d'eau étaient rayés de pourpre. Je restai là cinq minutes, et je ne regrettais plus la chasse.
PROMENADES EN CORSE
I
D'AJACCIO A LA FORÊT DE VIZZAVONA
«Mer belle à Sicié, agitée aux Sanguinaires.» Qui n'a pas lu cette ligne-là dans les bulletins météorologiques? Elle y revient comme un refrain. Moi, j'en rêve depuis ma petite jeunesse. «Agitée aux Sanguinaires!» J'ai si souvent désiré voir ces îles au nom éclatant et les vagues tout autour, soulevées en pointes, ardentes, agiles, flambantes sous le soleil et sous le reflet des roches, que j'ai dit au commandant du Corte, en quittant Marseille: «Commandant, je vous en prie, faites-moi réveiller quand nous passerons en vue des Sanguinaires? – Mais, monsieur, il sera deux heures et demie du matin, et le temps est brouillé. Nous entrerons dans le golfe comme dans un four! – Faites-moi prévenir quand même; il y aura peut-être un peu de lune; on ne sait jamais!»
A deux heures et demie, enveloppé dans mon manteau, j'étais sur le pont. Hélas! des moutons gris couvraient tout le ciel, bien peu de lumière passait entre eux, et sur la mer presque sans vie, terne et muette comme du feutre, j'aperçus à bâbord, en regardant bien, trois pyramides, trois meringues noires, dont la première portait un phare. C'étaient les Sanguinaires. Je n'ai donc vu que leur ombre, et le rêve m'est resté.
Au lever du jour, nous étions, depuis longtemps déjà, devant Ajaccio. Une voix d'enfant s'éleva du quai, et vint à moi à travers le hublot. Elle disait: «La mattinata è bella.» Je remontai sur le pont. C'était vrai. La clarté était vive, et vif aussi le vent; les derniers passagers quittaient le bord et suivaient leurs bagages; j'avais devant moi, au delà du quai, une promenade plantée d'arbres aux feuilles grêles, puis une rangée de façades larges, hautes, sans ornement, mais peintes de couleurs claires. Il y en avait deux ou trois roses, une mauve, une verte, une grise et plusieurs de cette teinte jaune, paille d'avoine, d'orge ou de froment, que les maçons de la Riviera nomment terra d'ombra. D'autres maisons, en arrière, commençaient à s'élever sur les pentes, devenaient de plus en plus petites dans des jardins plus grands, et finissaient par n'être plus, à mi-montagne, que des points de lumière dans des bois. J'avais oublié les Sanguinaires, mais toute l'Italie était venue à l'appel; je revoyais des matins pareils à celui-ci; des ports fameux et des marines inconnues au pied des monts, comme des fruits tombés et éclatants, des plages où la mer est bleue d'abord et violette dans les ombres; des bouquets de palmes au-dessus d'un toit; des courbes lointaines de golfes qui semblent peintes sur de la nacre; des campagnes où le vert clair ne domine jamais; et chacune de ces images en passant, demandait:
– Me reconnais-tu?
Moi, je ne voulais pas avouer; je cherchais à me souvenir de mon histoire, je répétais tout bas: «La Corse, île française, conquise et réunie une première fois à la couronne royale sous Henri II; cédée définitivement par Gênes en 1768.»
Descendu à terre, je traverse une avenue de palmiers-dattiers qui portent des dattes mûres. Malgré l'heure matinale, il y a des Ajacciens dans la rue. Deux femmes descendent, vêtues de sombre, portant sur la tête, en équilibre, des paniers ronds pleins de murènes, de dorades et de congres; elles marchent bien, le buste immobile. Une toute jeune les suit, avec un chevreau dans les bras; elle est jolie, elle a, comme son chevreau, des yeux qui vont glissant jusqu'au coin des paupières longues; des enfants jouent sur le trottoir, déjà sales magnifiquement; deux hommes s'avancent en sens contraire, sur la chaussée, ils s'abordent, j'entends l'éclat contenu de leur voix de basse-taille, j'imagine qu'ils vont se séparer et aller chacun à ses affaires: non, ils montent ensemble vers la place du Diamant, choisissent un banc, tournent le dos à la mer parce que le vent souffle du large, et s'installent avec soin, avec habitude, pour commencer à ne rien faire. Ils doivent parler de questions municipales. La sévérité ne leur fait pas défaut, ni la passion cachée, ni le sourire bref quand ils voient passer un autre homme. Et les souvenirs d'Italie continuent à m'interroger.
– Les reconnais-tu, ces deux-là qui palabrent? Ils sont de Naples, ils sont de Florence, et de la rivière de Gênes…
J'ai répondu:
– Ils sont de partout! Je les ai rencontrés à Bergen. Laissez-moi en paix!
Quelle fraîcheur sortait de la mer et baignait toute l'île! Il y a de ces matins, entre le printemps et l'été, où l'air porte celui qui marche, comme l'eau porte un nageur. Par les chemins, j'arrivai vite en haut de la ville, et je continuai de monter, à travers les jardins, sans vouloir céder à la tentation de me retourner. Je cherchais la bonne place, la pointe de roche d'où l'on voit tout. Et la route, en attendant, m'amusait, avec ses sous-bois d'olivettes bien mouchetés de soleil, sa poussière de haute lisse écrasée par les roues, ses bouts de haies de figuiers de Barbarie, ses aloès, levant en plein ciel la tige sèche de l'ancienne fleur, que les hirondelles, bien sûr, prenaient pour un poteau télégraphique, car elles se posaient dessus. Dans cette campagne silencieuse, vivante seulement par l'âme du vent et l'odeur de ses bois, je découvris enfin une terrasse abandonnée, envahie par les herbes, au milieu de laquelle s'élevaient des degrés de pierre et un petit temple grec soutenu par quatre colonnes. Des cyprès flanquaient le tombeau. Toute la poésie du golfe appartiendra aux promeneurs qui viendront là. J'eus, en me retournant, l'émotion rare, impétueuse, dominatrice, des grands paysages du monde. Que ceux qui l'ont éprouvée une fois essayent de bâtir en eux-mêmes, avec les pauvres mots que voici, le décor merveilleux dont les plans sont si nets et si bien accordés: des cyprès noirs, un immense éperon de montagne qui descend, couvert d'oliviers ronds, la ville d'Ajaccio, formant la pointe, aiguë et blanche, la mer au delà très luisante à cause du matin et de la brise, et, au delà encore, enveloppant le golfe à triple et quadruple rang, les montagnes de la Corse, violettes au bord de l'eau, mauves et neigeuses au bord du ciel.
Pour la troisième fois, le souvenir des côtes voisines me revint en mémoire, et je dis:
– C'est aussi beau que la Sicile!
En descendant, je visite la casa Bonaparte, car le grand Empereur, comme le dit un ancien livre, est toujours «la principale curiosité de la ville». Les Ajacciens lui restent fidèles. C'est une noblesse dans tous les temps. Ils ont un quai, une rue, un cours Napoléon, et même une grotte Napoléon, sans préjudice d'une avenue du Premier-Consul, et, dans le voisinage, comme cela se doit, une rue du Roi-de-Rome, un boulevard du Roi-Jérôme, une rue Fesch, un boulevard Ornano. Toute la ville est ainsi marquée au chiffre impérial. La «casa» ne m'a semblé qu'un nom de plus dans la liste. Elle n'a pas de relique vraiment émouvante. Bonaparte a quitté trop tôt, trop longtemps avant la gloire, cette demeure de petit noble, ouverte sur une ruelle et serrée de près par des logements sordides, des couloirs extérieurs, des balcons où sèche, depuis des siècles, l'interminable lessive des mamans pauvres. La concierge, qui me précède et qui désigne brièvement les appartements que nous traversons, «la chambre où est né Napoléon, le petit salon, le salon de soirée», m'amène enfin devant la table sur laquelle est placé le registre des visiteurs. C'est le recueil habituel, la rue qui passe, qui signe, qui plaisante ou qui «pense», hélas! On trouverait cependant, je crois, quelques signatures éloquentes. J'aperçois celle d'Édouard VII, de la reine d'Angleterre, de la princesse Maud, 26 avril, 1905; je relève des mots drôles d'anciens soldats: «A la gloire du grand soldat, un du 4e zouaves, Deligny, dit Lebret»; «Vive l'immortel Napoléon, qui modifia à son gré la carte de l'Europe»; «Au grand homme qui a conquis toute l'Europe, je souhaite qu'il revienne encore!» Je note aussi beaucoup de noms allemands sur ce cahier de papier. J'interroge mon ami V… qui sait toute la Corse.
– Ne vous étonnez pas, me dit-il. Nous voyons ici plus d'Anglais et plus d'Allemands que de Français continentaux.
J'ai visité avec plus d'émotion le «musée napoléonien». Il est installé au premier étage de l'Hôtel de Ville. Tableaux, sculptures, médailles, presque tout a été légué par le cardinal Fesch. Et, si la valeur d'art est très inégale, on n'entend pas toutes ces choses parler de l'Empereur, plus ou moins bien, sans que l'esprit réponde, et le cœur quelquefois. Je m'arrête longuement devant le portrait de Charles Bonaparte, peint par Girodet, d'après les indications de l'Empereur; – quelles évidentes précautions pour que l'image du père fût digne du fils: quelle belle prestance, quel costume seigneurial attentivement choisi, souliers à boucles, bas blancs, culotte et habit de velours cramoisi brodé d'or, gilet de soie jaune et perruque! – devant le buste en marbre du Roi de Rome, le même que Napoléon avait à Sainte-Hélène; devant le Départ de Murat. Dans ce tableau, dit le catalogue, «Murat, debout, en uniforme, entouré des membres de sa famille, s'apprête à rejoindre un corps de cavalerie que l'on voit défiler dans le fond. Caroline le serre dans ses bras.» Bien d'autres pièces du musée sont curieuses, et, par exemple, ce feuillet de registre sur lequel est inscrit l'acte de baptême de Napoléon. L'acte est daté du 21 juillet 1771, – l'enfant était né deux ans plus tôt, – il porte la signature du père, qui signe Carlo Buonaparte, mais le nom est déjà orthographié, dans le texte et en marge: Bonaparte.
Comme l'après-midi est belle, je loue une voiture pour aller à La Punta, c'est-à-dire au sommet de la montagne qui domine Ajaccio, promenade classique, et délicieuse aujourd'hui. La route doit perdre de son charme en été; mais le vent du nord n'a pas cessé de souffler, les dernières pluies ne sont pas loin: elle est révélatrice de la beauté du printemps corse.
Regardez toujours les cultures maraîchères, les jardins, les vergers qui enveloppent les villes. C'est un principe du voyage. Vous connaîtrez ce que produit la terre d'une région quand l'eau ne manque pas. Autour d'Ajaccio, les bosquets d'orangers et de citronniers disent assez qu'avec un peu d'industrie on ferait vite, de cette vallée qui tourne et qui monte lentement, une nouvelle Conque d'Or. Les «agrumes» y vivent en pleine santé, feuillus, luisants, et de ce vert nourri qui est celui des marbres antiques. Les oranges mûres tombent à terre, par douzaines, comme les pommes sous les pommiers de Bretagne. Il n'y a guère de groupes d'arbres qui ressemblent plus à un monument sculpté que les bosquets d'orangers. L'hiver ne change pas leurs formes, ni le vent; ils font partie du relief, dans le paysage.
Mes chevaux se mettent au pas; la montée devient raide, et maintenant le maquis borde la route, non pas un vieux maquis, un jeune, bien poussant, bien fleuri, au plus beau mois. Je descends pour le mieux voir, le toucher, le respirer, pour en donner la recette. De quoi est-ce fait, le maquis? Celui où je baigne jusqu'aux épaules, en suivant les sentiers tracés par les chèvres, abonde en arbousiers, en lentisques, en myrtes, en bruyères blanches. C'est le fond de ce bois épais, moutonneux, persistant comme la mousse et comme elle arrondi. Mais il s'en faut que la bruyère soit seule, parmi les feuilles, à lever ses palmes grises; il y a un monde de fleurs: des buissons de cistes couverts d'églantines blanches à cœur d'or; des phyllerea, plante dont les fleurs sont menues et pressées comme des œufs de poisson; des lavandes à grosse fleur bleue; des gerbes d'asphodèles; un genêt épineux, et tant d'autres fleurs plus humbles, qui étoilent l'ombre chaude!
Plus haut encore, la montagne se couvre d'olivettes, puis le maquis reprend mêlé de prairies sauvages, jusqu'au sommet. Un peu au-dessous de ce sommet, à six cent cinquante mètres en l'air, sur une terrasse abritée contre le vent d'ouest, s'élève le château de la Punta, propriété des Pozzo di Borgo. Il a été bâti en grande partie et orné avec des pierres apportées de Paris et provenant des Tuileries incendiées. La construction est donc récente. Je crois qu'elle n'a été achevée qu'en 1894. Et cependant ce château, ce parc, ces pelouses, ces arbres ont la mélancolie des décors arrangés pour les hommes et où les hommes ne vivent pas. Personne n'habite la Punta. Le domaine est ouvert à ceux qui frappent. Sur la terrasse achève de se rouiller un projecteur électrique, qui a dû fouiller et illuminer, pendant les nuits des premières années, tous les points de ce paysage grandiose. On l'avait habilement placé. Au nord, j'aperçois, par-dessus les croupes boisées, le golfe de Sagone, nappe d'argent clair, que barre orgueilleusement une roche rouge comme du sang. A l'est s'étend la terre de Corse, toute soulevée, toute en collines et en montagnes jusqu'où les yeux peuvent voir; je la regarde avec amour, je lui demande qui elle est, et de toutes parts, comme une réponse, monte des profondeurs et m'arrive des sommets le sentiment de l'inhabité et de l'inculte, d'un pays livré aux herbes et aux troupeaux qui les broutent, d'une contrée sans tourniquets, sans fanfares, sans affiches, pauvre, sauvage, exquise à respirer. Ajaccio est là-bas, au sud, dans l'abîme où rit la mer lumineuse. Je le regarde aussi longuement. Je vois la ville toute petite et toute blanche, ses jetées comme des doigts blancs, mais son golfe reste grand dans l'enveloppe agrandie des montagnes. Je vois cela, – ô merveille des cadres! – entre les branches d'un pin noir et les aigrettes d'or d'un bois de mimosas qui a fleuri pour nous. Et c'est là le souvenir puissant que j'emporte, la joie qui ne s'éteindra plus dans ma mémoire.
J'emporte aussi un souvenir douloureux, et que je sais bien que je n'oublierai pas. C'est l'image du Napoléon en 1815, tel que l'a peint Louis David. Le tableau est pendu dans le grand salon de la Punta, en face de l'entrée. On vient de voir le berceau, en bas, à la Casa Bonaparte, et on rencontre là, à dix-huit cents pieds au-dessus, l'Empereur en manteau gris, debout au milieu d'un camp, et qui regarde venir le malheur, l'Empereur vieilli, bouffi, blafard, l'Empereur hallali courant. J'en ai rêvé tout le long du chemin.
Quand je rentre à Ajaccio, je trouve beaucoup de monde dans la cathédrale. Nous sommes au mercredi saint. L'office du soir va finir. Lorsque le dernier cierge est éteint, les chanoines ferment bruyamment les livres liturgiques, font un peu de tapage, que je n'attendais pas de ces «discrets et prudents messires». Des enfants, près du portail, leur répondent avec plus d'entrain, frappant les dalles du pied, ou faisant claquer leurs mains sur les colonnes de marbre. Et le bruit grossirait, si le sacristain n'apparaissait pour mettre en fuite cette troupe de gamins et de gamines en haillons. Mon ami V… m'explique la chose.
– L'usage est bien affaibli à Ajaccio, me dit-il; ailleurs, vous le trouverez très vivant. Le peuple, aux Ténèbres du mercredi, du jeudi et du vendredi saints, fait tout ce bruit pour rappeler le tumulte qui s'éleva sur le Calvaire et dans Jérusalem, à la mort du Christ. Si vous étiez en ce moment à Bastia, vous entendriez un fameux bruit de traquets et de crécelles. Dans certains villages de l'intérieur, on frappe le sol de l'église à coups de bâton ou de feuilles d'aloès. Nous appelions cela, dans ma jeunesse, battre Judas, batta a Juda. Et, tenez, puisque vous partez demain pour Vizzavona, je serais bien étonné si vous n'entendiez pas, le long de la route, le son des gros coquillages marins dans lesquels les enfants soufflent en l'honneur de la Passion du Christ.
Il disait vrai. A toutes les stations du chemin de fer, dans l'après-midi du jeudi saint, j'ai entendu les conques marines, auprès du golfe que la voie contourne, et parmi les châtaigniers de Bocognano, et, quand nous arrivâmes à mille mètres au-dessus de la mer, dans les forêts de pins de Vizzavona.