Kitabı oku: «Nord-Sud: Amérique; Angleterre; Corse; Spitzberg», sayfa 8
IV
LA CORSE EN AUTOMNE DE BASTIA A CALACUCCIA. LA FORÊT D'AÏTONE
J'ai voulu voir ce que j'ignorais encore de cette Corse haute et sauvage. Revenant de Rome, dans les derniers jours d'octobre, je m'arrêtais à Livourne, et m'embarquais vers minuit. La distance est courte, de Livourne à Bastia. Certains bateaux la franchissent en quatre heures. Le nôtre mit un peu plus de temps. Au petit jour, nous étions devant la ville, qui est blanche et jaune d'habitude, et chaude aux yeux. Mais elle n'avait pas ses couleurs de joie, et les maisons de campagne, si nombreuses parmi les oliviers, sur les lacets qui montent vers le col de Taghime, disparaissaient presque dans la poussière. Je crois que toute la poussière des rues et des chemins, toute celle que le vent, au long de l'été, avait déposée sur les feuilles, toute la cendre des feux de pâtres volaient en tourbillons. Le libeccio soufflait furieusement. Un nuage épais, couleur d'aubergine, s'avançait en arc au-dessus des montagnes. Et la mer aussi était violette à perte de vue, sauf autour des éperons de la côte, tout éclatants d'écume.
A deux heures de l'après-midi, je quittais la ville, dans l'automobile de MM. Vincent et Joseph G., une Fiat puissante et souple, bâtie pour ces difficiles excursions de montagnes, et conduite par un chauffeur corse. La nationalité du chauffeur n'est pas ici indifférente. Il ne doit pas seulement avoir la main très sûre, de l'endurance, du sang-froid, le sentiment nuancé de toutes les pentes imaginables, une indifférence parfaite devant les beautés de la route: il est nécessaire qu'il connaisse la langue et le geste du pays, et l'effroi qui précède sur les chemins la machine roulante.
Nous voulons, avant la nuit qui vient vite en cette saison, atteindre la haute vallée du Niolo. L'automobiliste a rarement l'occasion de «faire de la vitesse» dans l'île. Une des seules routes qui permettent les grandes allures, c'est celle que nous suivons d'abord, la route orientale, qui va de Bastia à Bonifacio. Les montagnes se lèvent à droite. A gauche s'étendent, très plates, des terres où les hommes ne peuvent dormir pendant cinq mois de l'année. Elles sont fertiles, tout l'annonce, la couleur des mottes, la santé des jeunes arbres, l'herbe drue: mais l'ennemi terrible les parcourt, le moucheron porte-fièvre qui sort, par milliards, de l'étang de Biguglia, des mares où s'enlise et s'endort le dernier filet d'eau des torrents. Nous passons près d'un groupe de maisons. Il y a une cheminée d'usine. C'est toujours laid. Mais ici, à quelle œuvre de mort elle travaille! Elle n'abîme pas seulement le paysage où nous courons: elle dévaste une contrée. Autour d'elle, dans des chantiers immenses, sur les bords de la route, et plus loin, le long de la voie ferrée, des stères de bois blond sont alignés. Toute une forêt est abattue au pied de cette machine. Nous rencontrons des charrettes qui descendent, chargées du même bois, que j'ai déjà reconnu, à sa couleur, à son écorce, à ses fibres tordues et nouées fréquemment. Je me penche vers mon compagnon de voyage, l'un des propriétaires de l'automobile, qui a bien voulu m'accompagner.
– C'est une usine d'acide gallique, me dit-il.
– Établie par des Corses?
– Non, par des Allemands. Vous pourriez voir une seconde usine au bord de la mer, à Folelli, et une autre à Barchetta, celles-ci françaises.
– Allemandes ou Françaises, quelles terribles ennemies de vos châtaigneraies! Combien d'arbres ont-elles déjà réduits en bonbonnes d'acide? Elles devraient vous payer l'ombre et la beauté qu'elles détruisent. Je les déteste.
Nous allions vite heureusement, et des images nouvelles passaient, comme autant de jours, sur l'ennui d'un moment. Nous avions quitté la mer et la plaine orientale, nous traversions les terres dans la direction du sud-ouest, en suivant le cours du Golo. Le torrent n'a pas ce qu'on peut appeler un lit: il descend un escalier; il rencontre, çà et là, de petits paliers où il s'étale, et vire autour des pierres en tourbillons limpides. On surprend alors son regard, qui est vert et fugace. D'où vient le vert de ses eaux? Les prés sont rares sur les bords, et les arbres ne se penchent guère au-dessus. Les forêts ne drapent que des pentes éloignées, négligeables, de ces deux chaînes de montagnes qui ont le torrent pour ornière et qui, à mesure que nous avançons, deviennent plus escarpées, se hérissent d'aiguilles, d'éperons, de blocs mal affermis dans la roche friable. Bientôt, les montagnes se rapprochent, et, pendant quinze kilomètres, nous voyageons dans un des ravins les plus désolés du monde, dans le bruit, dans la poussière d'eau glacée qui ne fait pas vivre un brin d'herbe, mais qui retombe en coulures de vernis sur les parois de la pierre. C'est la Scala di Santa Regina. A peine si nous croisons deux ou trois charrettes chargées de mobilier et titubantes sur l'étroite route. Les mulets de flèche s'épouvantent, font volte-face et manquent de précipiter dans le Golo le chargement et les hommes qui sont couchés au sommet, sur un matelas. Il faut trouver un port de garage, arrêter le moteur, apaiser les bêtes qui sont à moitié folles, et les voyageurs qui le sont tout à fait. La tragédie ne dure pas. Dès que les deux voitures ont repris la bonne place, au milieu de la route, et qu'elles se tournent le dos, les colères tombent. On nous fait, de la main, – de cette main quelquefois si prompte, – un signe d'amitié, on nous donne une permission de continuer. Un détour nous ramène à la solitude. J'ai remarqué, pendant la halte et la pantomime, que les hommes ont des costumes de velours et qu'ils portent la barbe longue. Nous sommes au centre de l'île, nous allons arriver dans la plus haute de ses vallées. Après quelques rudes montées, le ravin s'élargit, les deux murailles de pierre s'ouvrent comme les branches d'un éventail, et se raccordent avec les montagnes qui enveloppent la plaine, une plaine longue, aux belles pentes, où le vert des prairies a reparu. Mais la couleur dominante n'est point celle de l'herbe. Le libeccio continue de souffler; le soleil se couche parmi des nuages désordonnés, espacés et fuyants; toutes les ombres sont violettes. Elles tombent des sommets; elles seront de la nuit tout à l'heure; elles couvrent la vallée de leur pourpre assombrie et vivante, les labours, les prés, les taillis, les maisons où nous allons entrer. Et dominant tout, en pleine lumière, ardente comme le chaton de cette bague allongée, brille la neige du mont Cinto.
Nous sommes à Calacuccia, chef-lieu du Niolo. Il y a là, dans ce village si haut perché, une auberge blanche, aux murs ripolinés, et qui a fait tous ses efforts pour mériter l'approbation du Touring-Club. Il est doux de finir près du feu une journée passée dans le vent. Nous dînons dans la lueur des bûches flambantes. Les truites qu'on nous sert amènent deux ou trois Niolins, qui dînent à la même table, à faire une de ces classifications savoureuses que l'expérience seule peut oser, elle, plus sûre que les livres. J'apprends que, pour un amateur, les truites se divisent en trois espèces, selon le cru: truites d'en bas, truites d'en haut et truites de l'affluent. Je me défierais de cette dernière, d'après le ton du narrateur, qui prononce affluent comme il dirait province. Mais la truite d'en haut, celle qui vit dans l'écume des premières cascades! N'allez pas croire que les fines gaules du bourg fassent venir de Saint-Étienne, – rappelez-vous les gros catalogues des manufactures d'armes, – les mouches artificielles qu'il faut lancer à la surface des miroirs d'eau, près des roches creuses! Non pas! Les pêcheurs «font leurs mouches», et la raison m'en paraît concluante. «Est-ce que vous croyez, monsieur, que là-bas, dans le département de la Loire, ils connaissent la couleur de la mouche du Niolo, de celle de septembre, par exemple, qui est grise? Allons donc! Le poisson est madré par ici, il lui faut sa mouche de saison; si on le trompe seulement d'une nuance ou d'une aile, il ne fera pas plus attention à l'appât qu'à un livre de lecture tombé dans le torrent.» J'apprends aussi que Calacuccia reçoit chaque année quelques bandes de chasseurs qui vont chasser le mouflon sur les plus hautes pentes du mont Cinto. Les Anglais n'y manquent guère. L'an dernier, pour la première fois, vers la fin d'avril, on a vu arriver une caravane d'Allemands, armés de carabines, et coiffés de ce chapeau tyrolien, vert de mousse, au bord duquel tremble une plume qui fait la roue. La causerie se prolonge. Je demande quelques détails sur les Niolins: «Sont-ils travailleurs? Que produisent ces terres penchées? Ont-ils le goût des longs voyages, comme les capcorsiens qui font fortune aux Amériques?» On nous sert une bouteille de vin, de vin du Niolo, m'assure-t-on. Et je refuse de croire que des grappes de raisin aient mûri à huit cent cinquante mètres d'altitude; qu'elles aient donné, même en Corse, une liqueur qui brunit la bouteille et la double comme d'une reliure en veau plein. Mais je goûte, et je ne doute plus. Ce frontignan de Calacuccia n'est qu'une piquette colorée. J'en redemande en riant, pour être sûr. Il fait penser à tant de livres!
Le lendemain matin, de bonne heure, nous remontons la vallée. Le temps s'est embelli. Je vois que les forêts vont venir, car les fougères couvrent déjà les pentes. Nous traversons une châtaigneraie. Un homme passe; il marche d'un air dégagé; il a le fusil à la bretelle; il ressemble à une illustration de Matteo Falcone: mais c'est nous qui l'arrêtons, sur ma demande, et avec toutes les marques de déférence que conseille le désert. Je ne puis pas dire que nous le faisons sourire, ni qu'il atténue pour nous l'importance de son air: mais il répond. Je lui montre les milliers de châtaignes qui gisent au pied des arbres, bogues ouvertes, bogues fermées, une richesse.
– Pourquoi ne les ramasse-t-on pas?
Il lève les épaules.
– Que voulez-vous? ici on préfère à la culture les postes du gouvernement… c'est une idée.
– Mais vous n'avez pas même à cultiver: la récolte est par terre, vous n'avez qu'à la lever.
– Je sais bien; les femmes pourraient la faire. Une femme, dans sa journée, peut cueillir six doubles d'olives, – je vous parle d'olives parce que je suis des pays d'en bas, – elle a droit à un tiers, et cela lui fait cinq francs, à peu près. Mais on ne trouve pas toujours des cueilleuses. Elles disent: «Que le propriétaire donne la moitié, ou je ne travaille pas!» Le propriétaire dit: «J'aime mieux vendre mon arbre; l'impôt, les mauvaises années, la rapine, ne me laissent pas la plus petite rente.» Quand vous voyez tant de beau bois sain aux portes des usines, ne cherchez pas la cause: la voilà.
L'homme s'en va vers Calacuccia. Nous repartons. Je pense au marchand de marrons qui a établi son fourneau près de chez moi, à Paris. «O Joseph! fils authentique des Arvernes, et de qui la moindre parole atteste l'origine, commerçant très rusé qui avez une figure de tout repos, ne m'avez-vous pas dit, et répété, que, cette année, le marron était hors de prix? Et il se donne ici, Joseph, il se perd, il roule aux torrents! Associez-vous avec des collègues, frétez une tartane de Marseille, et venez en Corse, faire la récolte que des ingrats laissent périr!»
La solitude nous a repris. Sur la route qui est maintenant couverte d'aiguilles sèches, l'automobile monte sans bruit. Nous entendons le vent chanter dans les pins. Les deux bords du chemin sont garnis. Ce sont des pins Laricio, de l'espèce élancée, peu chargée de feuillage, peu barbue, toute à l'essor de sa pointe, et dont le tronc peut atteindre plus de trente mètres sous branche. Dans leur ombre et dans leur soleil, dans le parfum de leur résine, nous gravissons en lacets des pentes toujours égales. Les précipices ont une couleur d'océan vert, avec des reflets d'argent, qui galopent et qui plongent, quand le vent retrousse les aiguilles. Il fait froid. Nous apercevons, près des nuages, une épaule de montagne dénudée, où les tempêtes d'hiver et les coups des orages d'été n'ont laissé que des troncs d'arbres fendus. Nous l'atteignons. Nous sommes au col de Vergio, à 1.450 mètres d'altitude. Nous allons voir de l'autre côté. Oh! de l'autre côté, comme c'est beau! La forêt recommence, et elle descend, et elle remplit le paysage, mais elle va si loin, si loin, qu'elle apparaît toute bleue, entre six gros hêtres, les plus haut perchés, tout dorés par l'automne. Portes resplendissantes de la forêt d'Aïtone, j'ai deviné que nous entrions par vous dans un monde nouveau. La voiture coule sous les futaies. Des bouquets de hêtres se mêlent aux laricios. L'air s'attiédit. Quelque chose d'heureux sort de toute la campagne. Elle est déserte encore et ne semble plus sauvage. Nous traversons un village clair, Evisa, et je l'entends qui dit: «Restez! Pourquoi si vite? Quelles heures de flânerie je vous aurais données sur mes pentes au midi!» Nous sommes déjà loin, très bas, dans une crevasse de roches rouges.
– La Spelunca, me dit mon compagnon.
Sur ces murailles rapprochées, le soleil, par endroits, glisse en tentures de pourpre. La pente diminue, le torrent s'étale, et, tout à coup, la grande lumière nous est rendue, avec sa joie. Devant nous, l'embouchure boueuse et herbeuse du torrent, une ligne lointaine d'eucalyptus géants, une colline de pierre rouge, bien au milieu, coiffée d'une tour de guet, et, de chaque côté, à travers les feuillages, le regard vivant de la mer.
C'est le fond du golfe de Porto. Nous sommes tout près des célèbres calanques de Plana.
V
LE GOLFE DE PORTO – LES CALANQUES DE PIANA – CARGÈSE
La route qui longe à gauche le golfe de Porto, et qui s'élève à de grandes hauteurs, sans jamais couronner la montagne, est une route de joie pour les yeux. Ce golfe toujours présent, très bleu, désert et bordé de roches de porphyre, c'est la première merveille, et celle qu'on est venu voir. Elle éblouit. Calé entre des couvertures et des coussins, réchauffé par le soleil, louant les vertus de l'automobile qui fait l'ascension sans secousse et sans bruit, je regarde, avec une surprise qui dure, chaque détail de ce paysage épanoui, cette ceinture de pourpre vineuse au ras de la mer très calme, les ondulations qui viennent du large, et qui sont l'unique mouvement dans l'étendue, je regarde les eucalyptus à l'embouchure du torrent, loin déjà derrière nous, et la colline rocheuse qui pointe au milieu, et la tour de guet, qui paraît grosse comme un pois. Comme je vais regretter tout ce lointain! Et cependant, près de nous, quelle autre magnificence! Ce n'est que le maquis: mais il couvre les deux pentes de la route, celle qui tombe jusqu'au golfe, celle qui remonte jusqu'aux sommets de la montagne. Il est d'une épaisseur telle que le vent, qui le rebrousse, n'y creuse pas une caverne. Nulle part on ne devine la branche brune et tordue des arbustes. Les têtes seules luttent pour la lumière et pour l'espace, fleuries, luisantes ou sombres, l'une touchant l'autre, cimes des arbousiers, panaches des buis, des romarins ou des bruyères, que dominent des chênes verts espacés, bien ronds, bien drus dans le soleil et l'air libre. Les arbousiers surtout sont à l'heure magnifique. Ils portent leur grand pavois d'octobre, leurs grappes de baies et de fleurs mêlées. Et sur la route, où personne n'a passé avant nous, le vent a jeté, et le vent fait rouler des millions de ces clochettes pâles, et de ces fruits, rouges ou jaunes, qui ressemblent à des lanternes japonaises.
Nous sommes bien à cinq cents mètres au-dessus du golfe de Porto. L'odeur fraîche et puissante de la mer et des bois nous enveloppe. Le chemin va tourner et prendre le cap en travers.
– Voyez la Tête-de-chien! dit mon compagnon.
– Où donc?
– A droite, en avant, c'est l'entrée des Calanques.
Une roche, nette sur le bleu du ciel, imite, en effet, de façon surprenante, une tête de chien grognon baissant l'oreille et défendant le défilé. Nous voici dans un paysage de falaises et d'aiguilles. La route se plie et passe entre ces blocs aigus qui la dominent de haut. Ils sont faits de lamelles verticales, soulevées aux temps anciens de la terre, et depuis lors écrêtés, forés, rongés, aiguisés, taillés à facettes vives par le vent, par la pluie et la foudre. Ils sont couleur de vieux rayons de cire, avec de grandes coulures orangées, qui tombent droit, égales jusqu'à la base. Je voudrais les voir plus rouges. J'aurais plaisir à jeter ici ce beau mot de pourpre, dont peuvent les enrichir sans doute ceux qui les aperçoivent du large. Non, cette pierraille audacieuse, pyramides, dolmens, obélisques, ces groins d'animaux, ces demi-tours éventrées qui se lèvent aux deux bords de la route, sont bruns seulement, d'une belle violence de ton, mais bruns. Nous allons à pied, amusés, étonnés, nous demandant si c'est là toute la richesse de ce passage célèbre. Un kilomètre de chemin environ, des détours, des niches creusées dans la roche, tout en haut, et où je cherche une statue de saint, et qui sont vides comme tant de cœurs; puis nous franchissons un contrefort dentelé qui coupe en deux le paysage, et je m'approche du parapet. L'abîme est magnifique. Du fond d'un gouffre, des falaises s'élèvent, laissant entre elles une étroite vallée, comme le lit d'un torrent desséché. Elles montent à pic, elles dessinent des enceintes, des bastions, des citadelles, deux châteaux forts en ruines plus grands qu'aucun de ceux qui furent bâtis de main d'homme, et dont la moindre pierre est d'un rouge foncé: c'est enfin la couleur dont je rêvais, celle du vieux bois de cerisier. Des éperons de roches éboulées encadrent le paysage. Quelques buissons de maquis, perdus dans ces éboulis, ont l'air de touffes de mousse. Nous voyons cela de très haut. Le vent du gouffre est ardent et mêlé de poussière, et l'étendue si vaste, au-dessous de nous, qu'ayant entendu les sonnailles d'un troupeau, je cherche inutilement, pendant plusieurs minutes, les chèvres et le chevrier du désert de porphyre.
Nous sortons des calanques, mais si la pierre change de couleur et de lignes, elle reste maîtresse du paysage nouveau, très large, onduleux et stérile. Elle affleure souvent au creux des collines, parmi les traînées d'herbes que nourrissent des sources muettes. Elle ne porte point assez de terre pour que les grands arbres vivent, et le froment qu'elle chauffe en dessous doit périr de sécheresse. Elle a des tavelures blanches et brunes, comme le ventre des cailles. C'est une pauvre roche. Mais il y a, dans la création, des arbustes, des buissons et des herbes de misère, des racines qui ne boivent que par hasard, des tiges qui vivent avec un air mourant, des fleurs, des fruits qui naissent d'un peu de poussière et de beaucoup de soleil. Ils sont là, ternis et parfumés par le long été. On voit, sur la croupe, sur les flancs des collines, des figuiers de Barbarie, plantés autour d'une petite vigne, des oliviers, des amandiers trapus, et des franges, et des houppes de graminées, et de maigres broussailles, qui sentent la lavande et le géranium. A droite, au loin, vers l'occident, la mer est admirablement bleue, autour des éperons blancs qui l'entament.
Nous pourrions nous croire sur les côtes de la Grèce ou de quelqu'une des îles de l'Archipel. Et il est vraisemblable que cette parenté des paysages fut une des raisons qui amenèrent, en cette région de la Corse, une colonie hellène.
Voici la petite ville, là-bas, au bord de la mer. Deux églises la dominent, plantées sur deux tertres affrontés, à peu de distance de la plage. Toutes les deux sont catholiques, mais l'une du rite latin, et l'autre du rite grec. Elles s'entendent chanter les mêmes louanges, au même Dieu, sur des tons différents. Elles voient officier des prêtres dont les vêtements ne sont point pareils, mais qui professent la même foi et donnent l'exemple de la variété dans l'unité. La meilleure preuve, c'est que, dix minutes après notre arrivée à Cargèse, nous visitons les deux églises, accompagnés par le curé latin et par le curé grec. Les groupes d'hommes sont toujours nombreux, dans les petites cités méridionales, fidèles à l'agora et au forum. Nous interrogeons. Le don de repartie est commun parmi les Corses. Et les fragments d'histoire, peu à peu, se rejoignent et font un tout.
Ce Cargèse a onze cents habitants, dont trois cents environ d'origine grecque et de rite grec. Une dizaine de familles comprennent encore la langue maternelle, non d'Homère ou d'Aristophane, mais de Botzaris et de M. Papadiamantopoulos. Je m'approche d'un notable, – je le juge tel à sa gravité, – qui parle d'une voix mesurée, dans un groupe d'amis, et dont la barbe remue au vent de la mer et des mots.
– D'où êtes-vous venus, anciennement?
Sans s'émouvoir en apparence, ni hausser le ton:
– Nous sommes Spartiates, dit-il.
– Et en quelle année quittiez-vous la Grèce?
– Monsieur, nos parents nous ont raconté que ce fut en 1676.
L'œil seul exprimait, luisant à l'angle de la paupière, la parfaite conscience qu'on était noble et d'une race célèbre avant même la latine.
Ces Grecs sont venus de Sparte ou d'ailleurs, en faisant un détour. L'histoire va-t-elle jamais droit? Ils étaient huit cents. Ils fuyaient les Turcs, dont le voisinage fut toujours rude. Sur deux navires, dont l'un s'appelait le Saint-Sauveur et portait l'évêque Parthénios Calcandy, ils firent le voyage que tant de leurs ancêtres, tant de rhéteurs, de poètes, de marchands et tant de statues de marbre ou de bronze avaient fait avant eux. Ils vinrent vers l'occident latin, contournèrent l'Italie, et abordèrent en Corse, où ils s'établirent d'abord à Paomia. Ils y vécurent à peu près heureux pendant cinquante ans, puis des querelles de race, leur refus de se révolter contre les Génois, les obligèrent à quitter Paomia pour Ajaccio. Ils se trouvaient là lorsque l'île fut cédée à la France et M. de Marbeuf nommé gouverneur. M. de Marbeuf s'intéressa à la colonie. Avec les délégués de la nation, j'en suis convaincu, il chercha un territoire où les enfants émigrés de Lacédémone connussent enfin le repos. Je l'entends leur dire: «Choisissons une contrée peu habitée, qui vous rappellera la patrie, son sol pauvre et pierreux, mais où le laurier peut vivre et l'amandier aussi, son ciel lumineux, sa mer tout de suite bleue et profonde.» Ce fut Cargèse.
L'église grecque a de vieux bois peints, que mes guides d'un moment me montrent avec amour, en répétant: «Ceci a été apporté par nos ancêtres»; un saint Jean-Chrysostome, un saint Basile, un saint Grégoire-de-Nazianze, une Vierge entourée de saint Spiridion et de saint Nicolas, un saint Jean-Baptiste qui a deux ailes comme un ange… Je ne regarde pas sans émotion ces images transplantées et ces hommes qui n'ont pas tout à fait cessé de regretter Sparte.
Le soir, nous sommes à Ajaccio. Je revois la place du Diamant, et les groupes nombreux des buveurs d'air, et le golfe qui est tout transparent, comme si la nacre de ses coquillages l'éclairait en dessous. Nous devons, demain matin, partir pour le sud de l'île, pour Sartène et Bonifacio.