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Kitabı oku: «Picrate et Siméon», sayfa 5

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VI
PICRATE PLEURE ET SIMÉON LE CONSOLE

Siméon se tut.

La chaude nuit, claire d’étoiles, palpitait. Par-dessus le talus des fortifications, il la regardait. Il s’amusait à suivre, grâce au repère d’une lointaine cheminée, la montée lente et graduelle de Véga, que le reste de la Lyre accompagne à distance pleine et qui semble entraîner avec elle toute la céleste géométrie. Il laissait s’apaiser en lui le tumulte de son discours. Et il rêvait, heureux de la détente de ses nerfs et du silence de son esprit.

Mais il aperçut Picrate, qui tirait de sa poche un gros mouchoir de coton bleu à carreaux et s’en essuyait les paupières.

– Tu pleures, Picrate?

Picrate ne répondit pas. Il soupira, fit de la tête un signe de dénégation, se mordit la lèvre et pleura encore.

– Ne dissimule pas que tu pleures, Picrate, et ne regrette pas de pleurer. Assure-moi seulement que tes larmes n’ont pas pour origine quelque souffrance personnelle: nulle rage de dents ne t’éprouve, nulle migraine ne t’accable?.. Non! je le savais. Ton espoir s’identifie à celui de l’humanité désabusée. Qu’il est grand et qu’il est pathétique! Cher Picrate, enfantin comme l’humanité, on t’a cassé ton beau jouet!.. Donne-moi ta main, mon Picrate …

Mais Picrate secoua, de droite à gauche, son buste large et refusa sa main, sans mot dire. Il écrasa son mouchoir sur ses yeux et parut bouder. Siméon reprit:

– J’admire, Picrate, comme tu as l’esprit religieux. Tu t’irrites contre moi, ainsi que les chrétiens fervents maudissent les exégètes, qui leur découvrent, dans l’Évangile, des interpolations. Au moyen âge et pourvu de quelque autorité en Sorbonne, tu m’aurais fait engeôler et brûler. Moi, je ne t’en aurais pas voulu, car il est naturel que, possédant une croyance, on la défende unguibus et rostro. Si j’en possédais une, tu me verrais fort malcommode à son endroit. Pauvre vieil enfant chimérique, Picrate, j’ai des remords: peut-être ne fallait-il pas te révéler l’irrémissible absurdité du Cosmos. Toi, tu croyais que la raison domine le jeu mouvant des apparences, et tu considérais comme un insignifiant détail, dans l’universelle économie, ta médiocre destinée. Il te plaisait de te fâcher contre toi-même, d’assumer la responsabilité de ton cas et de te dire que l’ordre général n’en était pas troublé. Enfin, tu limitais le désastre … Et moi, voilà que je surviens, satanique, et que je dévaste le grand ciel de ta raison pure. Je suis un méchant, il est juste que tu m’en veuilles. L’humanité est trop jeune pour qu’on la sèvre. Seules lui sont encore bienfaisantes les bonnes nourrices babillardes, qui lui chantonnent les douces complaintes infinies où les mots reviennent, qui lui sont familiers … Mais, vois, Picrate, il n’y a rien de changé. Nous sommes ici deux camarades qui ont uni leur infortune et qui, en ce petit cabaret, l’allègent, au moyen de liqueurs presque agréables. Regarde: la vaste nuit d’été rayonne; le clignement des étoiles semble fiévreux d’un beau désir; la voie lactée est une écharpe gracieuse indolemment défaite. La tiédeur de l’air engage à quelque mollesse. N’aimes-tu pas ce paysage?.. Et regarde-moi; suis-je si lugubre? Je me réjouis de la belle nuit d’été, comme si les coïncidences auxquelles nous devons son exquise douceur avaient été préméditées depuis longtemps par un obligeant démiurge, ou amenées par un concert de causalités raisonnables, et je la goûte peut-être mieux ainsi, libre d’idées et d’intentions. Un démiurge entre elle et moi m’en gâterait la solitude, et la raison me la profanerait … Je la préfère hasardeuse et vaine, avec ses étoiles en folie et sa limpidité.

»Si le Cosmos était raisonnable, Picrate, il conviendrait de le vouloir comprendre. Songe à l’effort perpétuel qu’il nous faudrait y dépenser. Combien il est plus avantageux de se dire que tout cela n’a point de sens, et de s’abandonner au charme de l’inutile fantasmagorie!.. Je vois que tu ne pleures plus; tu es sage.

»A présent, nous irons, chacun chez soi, nous coucher, parce qu’il est tard. Tu dormiras. Tu as déjà sommeil. Tu oublieras; et demain je veux te trouver souriant. L’affliction, de même que la joie, est un sentiment excessif et dont le caractère absolu me choque: la vie ne comporte pas cela. Pleurer, de même que rire, c’est simplifier par trop. Seul le sourire convient à la diversité des circonstances … Tu dors, Picrate?..

– Un peu …

– A la bonne heure!

VII
SUITE DE L’HISTOIRE DE PICRATE

– Je n’ai presque plus envie, Siméon, de te continuer mon histoire. Tu me l’as d’avance dénigrée.

– Que non, Picrate! Tu me désoles par ta promptitude à mal conclure … Quel motif nouveau de chagrin te connais-tu? Qu’y a-t-il?.. Ta vie est ratée; il me semble que c’est un fait sur lequel tu avais déjà des lumières: te voilà, dépourvu de jambes, qui bois une anisette faubourienne en compagnie d’un cocher de fiacre. Ce n’est pas moi, Picrate, qui te révèle la médiocrité d’un pareil sort. J’ai tâché de t’expliquer ton échec, – et de telle façon qu’il n’y eût pas de ta faute le moins du monde. J’ai rendu le Cosmos responsable! S’il est absurde, tu n’y peux rien. La famille Dufour, qui le voulut réformer, assuma un rôle écrasant, mais généreux … Picrate, tu sors de là grandi. Ta biographie n’est pas diminuée; au contraire! Conçois de l’orgueil, Picrate. Ton ascendance s’employa contre l’absurdité du réel. Que de familles nobles et décorées de noms illustres envieraient de tels états de service!.. Vous êtes une lignée de grands rêveurs …

– Tu crois? Ce ne fut point une manie?

– Une manie sublime!

– Eugène Dufour n’avait pas d’ambition personnelle. Il consacrait son temps et son étude au bien public. Il n’espérait pas voir se réaliser de son vivant le règne universel de la raison: le positivisme distingue, dans l’histoire de l’humanité, des périodes si longues que la patience est de rigueur. Mais il croyait à l’efficacité des moindres causes, en vertu de l’adage: «Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme.» Il considérait que les causes de ralentissement, dans la marche du monde, sont innombrables et qu’il importe de multiplier les causes de progrès, afin que celles-ci, les bonnes, l’emportent sur celles-là, les mauvaises. Et il y travaillait constamment. S’il organisa notre vie quotidienne avec la ponctualité que je t’ai dite, c’était surtout afin de constituer une sorte de famille modèle, qui pût servir d’exemple.

»En outre, il comptait sur moi … Pauvre homme!.. Enfant, j’ai donné des signes d’intelligence, Siméon. Mon père me disait: «Tu me continueras, tu seras un bon serviteur de l’humanité. Tu es mieux doué que moi. Tu auras encore l’avantage de l’instruction. Tu étendras beaucoup plus loin que je n’ai pu le faire l’œuvre modeste que j’ai entreprise avec des moyens imparfaits …» Et il me préparait à cette activité mentale qui devait être si féconde!

»Il ne négligea rien. Ma nourrice, m’ayant chanté, pour m’endormir, je ne sais quel noël flamand, fut chassée, comme capable de m’insinuer avec le lait de fausses idées, du cléricalisme. On n’en trouva pas une autre dont la liberté d’esprit fût avérée: on m’éleva donc au biberon.

– Les Romains – dit Siméon – n’apportaient pas moins de vigilance à la formation de leurs orateurs. Quintilien recommande de ne pas donner à l’enfant une nourrice dont le parler soit provincial ou incorrect … Eugène Dufour ne s’inquiéta-t-il point de cette vache qui fournit le lait de tes biberons? Depuis que saint François, sur les collines ombriennes, prêcha les animaux, on peut les soupçonner de cléricalisme …

– On préserva mon enfance des atteintes de la superstition, comme d’autres parents veillent à garder leur fils du danger des épidémies. On fortifiait mon esprit, afin qu’il fût mieux prêt à résister, en cas de contagion. Tout jeune, j’ai appris que l’histoire humaine est la lutte de deux classes d’hommes: les libres penseurs et les prêtres; et que les libres penseurs sont les justes, les prêtres les méchants; et que les prêtres persécutent les libres penseurs, mais qu’ils seront enfin réduits à néant. J’ai appris que Socrate était libre penseur et que des magistrats dévots le condamnèrent à mort. Et pareillement Galilée: e pur si muove me fut raconté maintes fois. Le soir, après notre frugal repas, mon père se plaisait à nous narrer l’édifiante vie de quelque grand homme: un inventeur, un philosophe, un savant. Il choisissait, dans sa bibliothèque modique mais triée, un livre et nous lisait des pages où flambaient les bûchers des inquisiteurs, des tyrans. Il commentait cette lecture, tandis que ma mère, silencieuse, cousait sous la lampe ou taillait l’étoffe d’un costume simple. Et moi, j’écoutais, attentif à ces récits émouvants; je guettais la maudite intervention des prêtres et de leurs séides, – avec sécurité, car jamais ils ne manquaient leur entrée. A mesure qu’approchait ce dénouement, la voix de mon père s’animait, devenait violente, âpre, dure … La nuit, j’ai bien souvent rêvé que des tortionnaires d’Église m’avaient jeté dans leurs cachots ou me conduisaient au supplice. Je criais que la terre tourne: les bourreaux redoublaient de cruauté. Je hurlais que la terre tourne: et nulle souffrance de ma chair en lambeaux ne m’aurait fait convenir que la terre ne tourne pas … Cependant, éveillé, je m’interrogeais sur la qualité de ma certitude. Pour rien au monde je n’eusse avoué mon doute: autant me rallier aux prêtres et renier les libres penseurs. Mais j’avais beau raisonner, discuter avec moi-même, il m’était impossible de concevoir que ce grand voyage quotidien par l’espace se fit à mon insu. Si l’on tire la nappe, la lampe tombe; et je restais immobile, sur un pied, durant que la rotation vertigineuse du globe tirait le sol sous mon soulier!.. Mon père m’avait expliqué grosso modo le phénomène, au moyen d’une pomme qu’il promenait autour d’une bougie allumée; seulement, mon imagination n’arrivait point à élargir le fruit emblématique jusqu’aux mesures de la terre. Un jour, aux environs de Paris, je remarquai la forme en dos d’âne des routes: tu sais qu’on les bombe pour que l’eau s’écoule à droite et à gauche, dans les ruisseaux. Je crus, un instant, saisir là une preuve évidente que la terre est, en effet, ronde. Je signalai ma découverte à mon père: il me la démolit en un clin d’œil. J’ai beaucoup regretté la perte de cet argument. Il ne me restait pas d’autre ressource que de croire: je crus à la terre ronde et tournante …

– Comme je crus en l’Évangile, mon Picrate!..

– Oui, mais j’ai fortifié plus tard ma croyance par l’étude; et toi, l’étude t’obligeait à délaisser la tienne!

– Mettons, Picrate, que la terre tourne, puisqu’on le dit, et puisque, si elle ne tourne pas, ce n’est pas notre opinion là-dessus qui la fera tourner …

– Mais elle tourne!

– Elle tourne, Picrate, et inutilement, puisqu’il n’y a plus d’héroïsme à s’en apercevoir. Ah! qu’il est loin, le temps où la rotation de la terre vous composait une philosophie totale!.. Les idées, somme toute, ne valent que par la difficulté de les défendre. C’est le bienfait des tyrans: ils nous procurent le sentiment du subversif. Tu me dis que la terre tourne, et cela m’est égal affreusement. Je regrette l’Inquisition, grâce à qui j’aurais trouvé délicieuse et enivrante la pensée que la terre tourne.

– On t’aurait brûlé, tenaillé, martyrisé …

– Oui, mais j’aurais crié, comme toi en rêve, que la terre tourne; et alors, que m’eût importé le reste?..

– Siméon, tu préconisais la tolérance …

– Oui, par lassitude … Mais continue ton histoire.

– Nous appartenions à un groupe positiviste intitulé «la Raison du VIe». Mon père en était le président. Chaque semaine avaient lieu des réunions familiales et instructives. Des conférences servaient à la commémoration de l’Humanité, des origines obscures jusqu’à notre temps: l’Égypte, la Grèce, Rome, le Moyen Age, l’Ancien Régime, la Révolution, l’Empire, la République … L’orateur procédait à peu près comme mon père à la maison, – c’était souvent lui l’orateur, – mais avec plus de solennité. Je cède volontiers au charme de l’éloquence: ces beaux discours me ravissaient. Au mois de janvier, nous célébrions l’anniversaire d’Auguste Comte. Cela consistait en une visite à son tombeau du Père-Lachaise, auquel nous apportions une couronne d’immortelles, l’usage ne s’étant pas encore répandu de l’églantine radicale. Le soir, un banquet cordial nous assemblait autour d’une table décente, vers la Porte Maillot. C’était le seul jour de l’année où il me fut loisible de manger au delà de mes strictes nécessités. La discipline, en l’honneur du maître, se relâchait. J’ai conservé un précieux souvenir de hors-d’œuvre, d’anchois surtout, dont le luxe m’émerveillait, de saumons mayonnaise qui firent mes délices. Au dessert, quelques brèves allocutions donnaient une forme oratoire à des idées qui m’étaient familières, telles que la suprématie de la laïcité sur le pouvoir ecclésiastique, la fin prochaine de l’ère «théologique ou fictive», la grandeur d’Auguste Comte et l’insigne médiocrité de ses adversaires … Ensuite, on chantait. La Marseillaise, d’abord. A cette époque dont je te parle, il ne faut pas oublier que la Marseillaise semblait encore une chose «avancée», capable d’agacer les cléricaux. Nous l’entonnions de grand cœur, accentuant les mesures où «de la tyrannie l’étendard sanglant» est flétri. La Carmagnole et l’Internationale ont aujourd’hui relégué très loin l’hymne de Rouget de l’Isle. Elles ne faisaient point partie de notre répertoire: nous n’étions pas des hommes de désordre … Après la Marseillaise, nous chantions:

 
Saint bienheureux dont la divine image…
 

– Un cantique?..

– Mais non! C’est le choral de la Muette de Portici. Nous le détournions du sens frivole et vulgaire qu’on lui attribue: nous le consacrions à la gloire de Comte … Quelques chansonnettes, ensuite, folâtres sans grivoiserie, terminaient de la façon la plus aimable ces bonnes journées joyeuses et commémoratives …

»Il fut décidé que je recevrais une instruction solide, exempte de futilité, complète ou, comme disait mon père, «intégrale». Certes, les programmes classiques étaient loin de répondre au vœu d’Eugène Dufour. Il se chargea de me donner les premiers éléments du français, de l’histoire et du calcul. Mais il fallait, pour aller plus avant, recourir à l’enseignement national, faute de mieux. En tout cas, on me dirigea vers les sciences, afin que mon esprit positif ne fût point altéré par les vanités littéraires. Eugène Dufour méprisait la littérature. Il la considérait comme dangereuse et même un peu perverse. Il disait: «La parole, écrite ou orale, est destinée à l’expression pure et simple des faits réels; et ce qu’on appelle littérature est le déguisement de la vérité.» Il s’emportait contre les fictions des poètes; il les accusait d’avoir répandu, à toute époque, des idées religieuses. Il traitait volontiers Homère de menteur, et il ne voulait pas que son fils fût la dupe de ces fallacieux personnages. Il ne comptait, pour assurer l’avenir de l’humanité, que sur la science.

– Il y a longtemps qu’il est mort? – demanda Siméon.

– Vingt-cinq ans, – répondit Picrate. – J’ai perdu, le même jour, mon père et ma mère: ils furent tués tous les deux en chemin de fer, le train qui les emmenait ayant déraillé. Dix ans plus tard, une locomotive me broyait les jambes. Nous sommes trois victimes des chemins de fer!

– Vous êtes – reprit Siméon – trois déplorables victimes de la science. Comment n’être point ému d’une telle rencontre?.. Au temps de ma dévotion, j’aurais expliqué cette double catastrophe comme un châtiment du Ciel, infligé à ses contempteurs. Aujourd’hui encore, il m’est impossible de ne pas voir, dans l’accident où succomba ton père, une sorte de symbole narquois et désolant. Eugène Dufour comptait sur la science et la raison. Sa vie, il l’avait organisée d’une manière scientifique et rationnelle, réglée avec tant de rigoureuse minutie qu’elle devait marcher à la façon d’un chronomètre. Il ne faisait pas un geste qu’il n’eût, de le faire, un juste motif. Pour arriver à cette précision quasi mathématique, il se privait de toute fantaisie, de toute folie: c’est-à-dire qu’il se refusait le principal amusement de vivre. Il fut austère comme un théorème. Il mit en branle une formidable méthode, afin d’expulser de son destin le hasard, – lequel lui semblait une sorte de dieu ou, du moins, de la graine de dieu. Voilà! Et il put croire qu’il avait tout prévu. Seulement, une mouche se posa sur le nez de l’aiguilleur à l’instant même où cet employé allait accomplir son office; ou bien une idée légère, le souvenir d’une petite amie voluptueuse, que sais-je? effleura l’esprit du mécanicien, hors de propos, quand il fallait renverser la vapeur. Et le train dérailla, contrairement à ce qu’on attendait de lui. Et Eugène Dufour fut tué!

»Il n’y a pas de hasard, Picrate: tu bouillonnes de ne point me le démontrer, tandis que je précipite mon discours en monologue ininterrompu. Il n’y a pas de hasard, cela est convenu. Mais l’infinie multiplicité des causes, leur jeu complexe et le méli-mélo de leur efficience embrouillent si bien les conditions de ce qui est que nous pouvons nommer hasard, pour abréger, l’origine des choses.

»Et c’est pourquoi vous m’étonnez, vous autres hommes de science!.. As-tu remarqué, Picrate, quand tu étais au collège, ceci? Le professeur de chimie annonce qu’il va faire une expérience. Il a théoriquement établi qu’en vertu de telle et telle loi, d’une application certaine, il faut qu’étant données telles et telles circonstances, tel phénomène se produise: «Voyez plutôt!..» Et il combine ses circonstances; un préparateur zélé le seconde et s’acquitte exactement des formalités prescrites. Il chauffe, électrise, cuisine, dose les bases et les sels. «Regardez, j’introduis dans ce liquide blanc quelques gouttes d’un autre liquide blanc: vous allez voir le mélange se transformer, sous l’action de la chaleur, en un liquide pourpre d’un vif éclat …» Les crédules élèves ouvrent de grands yeux … «Voyez!..» Il est vert, merveilleusement vert, comme une eau d’émeraude, comme une perruche fondue!.. Toutes les expériences qu’on fait ratent. Oh! plus ou moins; mais toujours un peu. Si bien qu’un illustre savant imagina des règles fort minutieuses pour le calcul des inévitables erreurs que chaque expérimentation comporte. Et il serait bon qu’un autre savant calculât encore les inévitables erreurs qu’entraîne un tel calcul; et ainsi de suite, jusqu’à la consommation des siècles, afin que la pauvre humanité, beaucoup plus tard, le jour où la planète usée sera près de se démolir et de rentrer dans le chaos, approche un peu d’un petit commencement de vérité! Son effort patient mérite cette récompense suprême …

– Alors, quoi? – dit Picrate, – la «banqueroute de la science»?

– Picrate, – répondit Siméon, – le penseur auquel tu fais allusion présentement eut le tort de combattre un dogmatisme au moyen d’un autre dogmatisme et au profit de ce dernier dogmatisme. Cela manquait de badinage. D’ailleurs, il pouvait se réclamer de Pascal, qui utilise le scepticisme de Montaigne en faveur de la religion; – de Descartes, qui fait semblant de douter pour affirmer ensuite plus librement; – et de Kant lui-même, qui employa la raison pure à tout détruire afin de faire la place nette aux constructions nouvelles qu’il projetait … Tous ces gens-là sont des démolisseurs provisoires, qui ont des âmes d’architectes et ne rêvent que de bâtir …

– Mais toi, – reprit Picrate, – tu es un démolisseur acharné, tu ne veux que démolir?

– Oh! moi, Picrate, je ne pratique pas. Je regarde. Il me paraît que les démolisseurs font, en général, un ouvrage assez bon. Ce qu’ils jettent par terre ne tenait plus et menaçait de dégringoler sur les passants. Et puis, si l’on examine les décombres, on s’aperçoit que les matériaux ne valaient rien; on se demande comment l’équilibre durait; on vérifie qu’il serait vain de regretter une si vieille, caduque et laide bâtisse, toute délabrée jusqu’au cœur … Quant aux architectes, ils m’ont toujours l’air de préparer aux démolisseurs de la besogne.

– De sorte qu’il n’y a plus rien? Tu nies la raison, la science; tu nies tout!..

– Du moins, je n’affirme rien; et c’est presque la même chose, je l’accorde … On objectait aux sceptiques grecs qu’ils devaient, sous peine de se contredire gravement, n’affirmer point leur scepticisme: ils devaient douter de leur doute, s’ils étaient vraiment soucieux d’éviter toute espèce de dogmatisme. On les taquinait ainsi: – Dire Il me semble … n’est point assez. Il me paraît qu’il me semble … recule la difficulté. Je crois qu’il me paraît qu’il me semble … la recule encore. On ne l’évite pas … Il y a dans toute pensée qui se formule une tare indélébile.

»Mais les splendides fleurs d’été, qui sont radieuses, qui boivent les flots du soleil et se répandent en parfums, ne commettent aucune erreur; elles bornent leur vie à être, elles évitent l’insanité de connaître.

»Picrate, n’admets-tu pas que la pensée soit une sorte de maladie fâcheuse qui atteint quelques organismes? Quant à moi, j’envisagerais volontiers la conscience comme un accident analogue à la rouille du seigle ou au phylloxéra de la vigne. Elle résulte de la mémoire néfaste. Sans la mémoire, la vie serait une succession d’instants sans lien; l’individualité douloureuse ne réussirait pas à se constituer. Picrate, je t’ai dit un jour – je m’en souviens et, toi, tu l’as sans doute oublié – que la faute originelle, c’était le fait même de vivre. J’entendais: vivre d’une vie individuelle. La faute originelle, c’est la vie consciente de l’individualité que la mémoire crée. Le Tout, lui, est indemne de cette faute; les splendides fleurs d’été, que notre seule méditation détache du Tout, sont indemnes de souffrance et d’erreur. Ah! qui nous guérira de la maladie de penser? La mort, unique rédemptrice!..

– Tu es décourageant, Siméon!

– Crois-tu?.. Mais je t’empêche, avec mes bavardages éperdus, d’achever ton récit. Ton père et ta mère sont morts; tu étudies, au lycée, les sciences expérimentales et mathématiques. Tu en es là. Ensuite?

– Eh bien, ensuite, j’ai passé avec succès les examens de l’École centrale. Je suis devenu ingénieur. Que te dirai-je? J’eus le sort commun, deux ou trois ans. Et puis mes jambes me lâchèrent, et ce fut la débâcle. A quoi bon te raconter le détail de mes misères successives?.. Siméon, je ne voudrais pas te mentir, et je ne voudrais pas non plus te mettre au courant de plusieurs aventures d’où je sortis, coûte que coûte, fort déconfit. Si tu savais mes torts, tu ne pourrais plus m’estimer, en dépit de ta dédaigneuse indulgence … J’ai commis de graves erreurs, Siméon … De déchéance en déchéance, me voici marchand de lacets, d’anneaux brisés, par les rues, presque mendiant … Quelquefois il me semble que je vais rencontrer Eugène Dufour, qu’il me reconnaîtra! Que veux-tu que je te dise? Je n’ai pas eu de chance. Et puis, les femmes m’ont perdu.

– Les femmes, Picrate?

– Oui, les femmes. Toutes les femmes! Je les désirais toutes; j’en obtenais pas mal … J’y gaspillai mon temps, mon argent, ma réputation. J’étais un joli homme, et pourvu d’un tempérament vif. En outre, sentimental et jaloux … Oh! je me suis, avec l’âge, bien assagi. Mes jambes me manquent, tu le conçois … Et cependant il m’est resté de l’ardeur, malgré les avanies. L’été, les belles femmes dont les robes me frôlent, quand elles marchent portant devant elles la gloire de leur poitrine libre sous l’étoffe légère, m’enivrent, Siméon, me rendent fou; et je suis obligé de serrer mes poings contre le bord de mon chariot pour ne pas saisir le bas de leur jupe, qui sautille à chacun de leurs pas et marque le rythme de leur allure … Il y en a d’admirables, des femmes; et il y en a de bien attrayantes encore, quoique imparfaites. J’ai calculé que j’en désire à peu près vingt pour cent, à Paris.

– C’est énorme, Picrate.

– Et toi, Siméon?

– Moi, j’étais occupé à me dire que tu allais me prendre pour un pessimiste, et je m’en affligeais. Je ne suis pas un pessimiste, ni un optimiste non plus … Seulement, tu songeais à tout autre chose déjà, grâce à la bienheureuse frivolité de ton esprit. Tu es excellemment doué pour n’être pas un logicien. Quel dommage qu’on ait voulu te consacrer à la science, te soumettre aux disciplines de la raison!..

»Ah! Picrate, une fois pour toutes, dénigrons, de propos délibéré, la raison!..

»Zénon d’Élée m’est précieux entre les philosophes pour avoir inventé l’argument d’Achille et de la tortue. C’est une merveille! On dit: «La tortue est partie la première; elle a quelque avance, si peu que ce soit: eh! bien, Achille ne saurait aucunement la dépasser. La tortue est le plus lent des quadrupèdes et Achille va comme le vent. Non, Achille ne saurait dépasser jamais la tortue. Car – raisonnons! – il faudra d’abord qu’Achille rattrape la tortue devant que de la dépasser. Mais, tandis qu’Achille parcourra cette portion du stade, la tortue, si lente qu’on la suppose, aura fait un petit bout de chemin. Ce petit bout de chemin, Picrate, Achille le devra parcourir; cependant la tortue … etc …» N’est-ce point évident?

»Voilà ce que démontre la raison, de telle manière qu’on a vainement essayé de trouver une faute dans cette argumentation stricte. La raison démontre qu’Achille ne dépassera point la tortue … A présent, faisons une expérience. Va devant. Moi, je monte sur mon siège; je fouette mon cheval. Tu te hâtes. Et moi, je n’ai pas plus tôt donné deux coups de fouet à mon cheval que je suis déjà loin …

…Picrate vit s’éloigner Siméon, qui ne lui avait même pas dit adieu. Il l’appela. Mais Siméon ne se retournait pas. Il était parti. Picrate demeura penaud, décontenancé, triste et ne comprenant s’il avait irrité son ami ou bien si son ami était soudain devenu fou …

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12+
Litres'teki yayın tarihi:
30 haziran 2017
Hacim:
280 s. 1 illüstrasyon
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