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Kitabı oku: «Picrate et Siméon», sayfa 6

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VIII
SUITE DE L’HISTOIRE DE SIMÉON

– Pourquoi donc – demanda, le lendemain, Picrate à Siméon – t’es-tu sauvé ainsi?

– Pour rien, – répondit Siméon. – Parce que je me sentis soudain l’esprit chimérique. Pour être déraisonnable. Pour me démontrer que je ne suis pas un philosophe à système. Et, si je ne me trompe, aussi pour te contrister. Enfin, pour mille et mille raisons subtiles, que je n’aperçus point et qui n’en furent pas moins efficaces. D’ailleurs, qu’importe?.. Tu as la manie de vouloir tout expliquer, Picrate; c’est un reste de tes superstitions positivistes: tu es atteint de la recherche des causalités. Respectons, que diable, les faits! Ayons conscience de notre inconscient!..

»Il me plaît, ce soir, de me rappeler une période de ma vie qui fut charmante, infiniment paisible et un peu cocasse. J’étais philologue!

»Le professorat m’eut bientôt ennuyé. C’est un métier pénible et véritablement fastidieux si l’on n’est soutenu par quelque idée d’apostolat. Or, le moyen de se croire un apôtre quand on a pour mission d’apprendre aux petits Français d’aujourd’hui des littératures qui ont cessé de les émouvoir? Je m’y efforçai vainement … Pauvres gamins, ils me faisaient pitié: n’étais-je pas leur bourreau? Je vois encore leurs mines affligées, leurs attitudes de résignation difficile, tandis qu’au renouveau je les oblige à peiner sur des épîtres d’Horace, d’une vulgarité non pareille, et sur des harangues de Démosthène, qui moi-même m’assomment. Dehors, il fait beau. C’est l’exquise saison que la lumière n’est pas encore alourdie de chaleur, mais, pure, se répand en ondes égales sur le frémissant miracle des plaines. Dans la petite salle hideuse où nous sommes enclos, mes victimes et moi, un rayon de soleil, tiède et doré, filtre et tombe sur le plancher. Des poussières y jouent, vont et viennent, s’éclairent un instant comme, dans l’étendue céleste, les astres tour à tour passent et reçoivent une furtive illumination … Les puérils captifs regardent, par-dessus les livres pédantesques, ce peu de soleil qui les visite. Et des velléités de libre joie s’éveillent en eux. Leurs seize ou dix-sept ans battent dans leurs veines. Ils rêvent; et ils souffrent de ne pouvoir bouger. Moi, je leur explique, hélas! que Philippe est aux portes d’Athènes et qu’il convient de déjouer ses plans …

»Un après-midi, l’un de mes infortunés gamins poussa un tel soupir de frénétique ennui, de détresse, d’horreur, que toute la classe en frissonna. Moi aussi. Cela se passait dans une agréable cité tourangelle … Je me levai; je pris mon chapeau; je dis à ma classe:

» – En voilà assez. Fermez vos livres. Allons nous promener …

»Et, jusqu’au soir, nous goûtâmes, le long des chemins forestiers, non loin de l’indolente Loire, la douceur du printemps.

»Cette façon d’entendre la pédagogie universitaire n’est point admise par l’Administration. Le proviseur, au lycée, attendait avec colère notre retour … Il y eut des histoires!.. Je fus tancé, admonesté. L’inspecteur d’Académie, furieux, réclama du ministère que je fusse remplacé par un fonctionnaire sérieux et capable de rétablir parmi mes élèves la discipline … On m’annonça qu’on m’envoyait en disgrâce au collège de Ploërmel et, comme j’étais las de tourmenter des adolescents avec du grec et du latin, je démissionnai.

»C’est alors que je consacrai mon existence à la philologie; ce zèle me dura quelque cinq ans.

»Je possédais de menues rentes que m’avait léguées ma grand’mère; oh! menues, mais suffisantes à l’entretien d’un philologue. Je revins à Paris et demeurai dans le quartier du Panthéon.

»Je me disais: «Nous sommes, nous autres philologues, les chastes gardiens, les vestales de la culture gréco-latine. L’inutilité de notre sacerdoce est absolue et peut sembler, dans le présent état social, presque insolente. Mais à cette inutilité même il y a quelque beauté paradoxale et pathétique!..»

»Voilà comment je m’instituai philologue.

»C’est un métier parfait pour des gens qui ne sont pas des utopistes, qui ont perdu le goût d’agir et renoncent à influer sur les réalités ambiantes. C’est un refuge pour les découragés de leur temps … Je trouve absurde et coupable même d’infliger ces vieilleries à des enfants, naïfs et gais, qui s’élancent vers la vie avec une confiante fougue. Mais l’hellénisme, Picrate, offre aux âmes timides, que la vie a déçues, des joies gentilles et calmes, appropriées à leur délicatesse!

»L’actualité a des inconvénients. Elle est criarde, exubérante, tumultueuse. On ne saurait l’apprécier avec détachement: on y est pris. Elle vous choque, avec ses façons désinvoltes et grossières; elle vous bouleverse, avec son imprévu, comme on dit, «sensationnel»: le mot n’est pas joli, mais il est juste. Oui, l’actualité vous donne de grosses sensations, triviales et confuses. Elle s’aboie dans les rues, fait des rassemblements, se vend un sou.

»Eloignons-nous de cette gourgandine.

»Que l’antiquité, au contraire, est belle et sereine! La patine du temps lui confère une dignité merveilleuse … Je ne te parle pas d’une époque réelle, où des hommes vécurent, analogues à nous, laids sans doute et sujets à de quotidiennes douleurs. Je crois que les hommes, en tout pays et toujours, sont un spectacle médiocre. Mais l’antiquité, telle qu’à distance elle se transfigure, c’est la réunion des poètes et des sages: – Homère, qui interrogeait la Muse: «Muse, dis-moi combien les Akhéens possédaient de vaisseaux», et, la Muse s’étant prononcée, chantait: «Les Akhéens avaient trois cents vaisseaux»; – Héraclite, qui, s’affligeant sur la fuite perpétuelle de tout, définissait ainsi sa mélancolie: «Tout s’écoule, on ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve», et, le premier, songeait à faire du Devenir l’essence de l’Être; – Démocrite, qui dédia sa longue existence à la recherche d’un stratagème pour arriver à la félicité dès ici-bas: il abandonna l’héritage de son père, prit le bâton du voyageur, affronta le mauvais accueil de l’étranger, supporta de dures fatigues, afin qu’au retour le pain bis lui parût délicieux et la pierre qui lui servait d’oreiller molle et douce; – Anaxagore, qui méprisa la matière et devina l’esprit comme la substance des choses; – Socrate, personnage un peu baroque et humoriste impénitent, qui, de son bâton mis en travers, arrêtait les gens dans la rue pour leur démontrer l’illogisme de leurs idées et, polémisant avec les sophistes, usa de leur dialectique si bien qu’on le prit pour l’un d’eux et lui fit boire la ciguë; – Platon …

»Tu excuseras, Picrate, cette énumération désordonnée. Il fallait que fussent dits quelques noms anciens et rappelés quelques souvenirs helléniques, si je voulais te préparer à comprendre mes ferveurs de philologue.

»Je ne suis jamais allé en Grèce. Je n’ai cure de rencontrer au pied de l’Acropole des touristes anglais et des dames munies d’appareils photographiques. Il me serait pénible de trouver moins noble que je ne l’imagine la ligne des horizons qu’Athênê disposa, moins magnifique la mer dont Eschyle a vanté le sourire innombrable!.. D’ailleurs, que m’importe l’authenticité de ces choses? Je n’exige, pour mon idéal, qu’une sorte de demi-réalité. Certes, il faut qu’il ne soit pas un simple conte forgé par un poète. Il m’est précieux de savoir qu’en un coin privilégié du monde, il y eut quelques années où vécurent Périclès, Anaxagore, Sophocle, Euripide et Platon.

»Picrate, l’antiquité est une époque sans seconde, où la terre n’était hantée que d’écrivains et de philosophes …

– Tu prétendais, l’autre jour, Siméon, que les travaux des historiens ont privé l’antiquité de son prestige?..

– Je prétendais cela? C’est donc, Picrate, que je me contredis: je ne néglige ni l’une ni l’autre des deux faces de la vérité; je choisis l’une ou l’autre selon l’opportunité. Je tiens divers propos et veille à ce que chacun d’eux soit cohérent. Tu ne peux exiger de moi davantage: je ne suis pas un doctrinaire; et songe que tout cela s’arrange dans l’absolu!..

» …Lorsque les barbares survinrent et imposèrent au monde leur domination brutale, l’antiquité s’enveloppa dans le linceul du silence et de l’oubli. Craignant les profanations, elle fit la morte, comme ces ingénieux insectes que de mauvais enfants taquinent. Les barbares la bousculèrent; mais elle eut soin de ne pas exciter leur détestable folie en résistant. Ils l’oublièrent. La barbarie triomphante s’épanouit, régna, constitua ses empires de frénésie et de fureur; cependant, la pensée sereine et pure d’Athênê, qui semblait abolie, hibernait dans l’asile sûr des bibliothèques et des sarcophages. La destinée ne lui fut point injurieuse.

»Combien il me plaît, Picrate, que l’approche soit difficile de cette pensée persistante! Parce que de sots pédagogues risquèrent de la galvauder, ne te figure pas que le sacrilège soit accompli. C’est une fausse image d’Athênê qu’ils divulguent; l’âme en est absente. Athênê n’a point à souffrir de cette vulgarisation: vraiment il ne s’agit pas d’elle!

»Mais admirons l’artifice pieux de la destinée!

»Tandis que les barbares sévissent inutilement, elle prévoit la menace plus dangereuse des pédants et des pédagogues, et qu’il sera plus malaisé de déjouer leur malice. Alors elle s’avise de dissimuler mieux et de bien travestir le précieux trésor de l’âme antique. Il fallait, à tout prix, donner le change à ces barbares nouveaux et inquiétants qui, à la brutalité des autres, substitueront l’irrévérence de leur insigne vulgarité.

»Elle prit pour auxiliaires les moines très sots et innocents. C’est à eux qu’incomba la tâche singulière de préserver des familiarités blessantes la païenne idéologie.

»Or, il ne suffisait point qu’ils lui offrissent la cachette de leurs cellules et la sécurité de leurs couvents, construits parfois comme des forteresses: il n’est de forteresse que l’on ne force, de retraite que n’envahisse la multitude malfaisante … La destinée leur inspira – sans les en avertir – un stratagème bien meilleur: ce fut de déguiser les textes anciens jusqu’à les rendre méconnaissables à peu près. Ah! comme ils s’employèrent volontiers à cette œuvre excellente, dont la portée leur échappait! Instruments de la destinée, ils accomplissaient une formidable besogne et ne songeaient point à se demander la signification secrète qu’elle pouvait avoir. Cette besogne leur était merveilleusement indifférente: cela n’affaiblissait pas leur fatale ardeur. Ainsi les abeilles font leur miel, sans savoir qu’il ne leur sert de rien. Voilà comme la destinée se procure de parfaits esclaves.

»Ils copièrent et ils recopièrent; et, à chaque copie, des fautes nouvelles défiguraient un peu plus le texte premier. Cela dura des siècles. La plupart des vieux manuscrits s’égarèrent. On préférait les copies récentes: on n’avait pas encore le respect des vieilles choses. Ainsi se perpétuaient, en s’altérant, les ouvrages antiques. Les contemporains étaient insoucieux dos bonnes lettres, de sorte que le lent travail des moines put s’effectuer sans trouble … Et tout fut prêt lorsque l’indiscrète Renaissance voulut y regarder. La curieuse ne trouva pas Athênê dévêtue et manifeste. Elle tenta de la surprendre et ne vit la vierge divine qu’à travers le manteau fallacieux et hermétique des contresens et des erreurs où les chastes moines l’avaient enroulée.

»Telle cependant, elle était encore si belle que, de l’avoir seulement aperçue, on demeurait épris.

»Picrate, les érudits de la Renaissance eurent des jours de magnifique émoi … Mais ils furent intempérants; et la hâte de leurs appétits gâta leur volupté. Ces gens manquèrent de délicatesse attentive. Ils se ruèrent, étant pressés. Confiante en son manteau tutélaire, Athênê leur accorda des privautés illusoires et, souriante, se gardait de leurs entreprises.

»Sans métaphore, si tu le préfères, les érudits de la Renaissance se précipitent sur toutes les copies des œuvres antiques. Ils choisissent celles dont l’écriture leur est le plus commode à lire, les dernières et donc les plus corrompues. Ils ont à leur disposition, depuis peu, l’imprimerie. Ils se dépêchent d’imprimer tout ce qui leur tombe sous la main, de Sophocle, d’Aristote, de Platon, de Diogène Laërce et d’Aristophane; les Latins aussi. Ces éditions princeps des auteurs classiques, que se disputent les bibliophiles, sont très médiocres. On les réimprima; elles fixèrent pour longtemps la vulgate de l’antiquité …

»La subtile Athênê trompa, de cette façon, le désir de ses adorateurs. Pénélope ouvragère usa d’un autre artifice; mais, si Ulysse avait par trop tardé, il eût fallu que la modestie de Pénélope succombât. Et note que les amoureux de cette dame furent étonnants de longanimité: la furia francese n’aurait point admis ces délais!..

»Qu’ils sont comiques et touchants, ces moines que voici très assidus à leur office de gardiens de l’âme païenne! La destinée les désigna, un peu comme les jaloux sultans asiatiques confient la vertu de leurs femmes à des serviteurs incapables de nuire. Athênê n’avait rien à craindre des moines; ils vivaient en sa compagnie familière, sans seulement savoir qu’elle était là. Ils l’habillaient; leurs doigts la touchaient sans frémir. Et, elle, je la devine, Picrate, docile à leurs vaines manigances et qui s’amuse de leur quiète placidité.

»Les vois-tu, les bons petits moines très ignorants, assis sur l’escabeau de bois, penchés sur le pupitre, un calame entre les doigts, copiant l’éloge des dieux de l’Olympe et marmonnant des oremus? Ils ont acheté, aux frais du couvent, du parchemin très cher à la foire de Saint-Denis, de belles feuilles blanches et immaculées. Si la communauté manquait d’argent pour l’emplette, ils ont arraché, de quelque volume inutile, des pages; et ils effacent de leur mieux le premier grimoire, afin d’en accomplir un autre. Ils tracent des lignes parallèles, peu espacées, en haine du gaspillage. Ils emploient, dans la même intention, des signes abréviatifs, qui leur permettent d’entasser beaucoup de texte sur une modique étendue. Ils sont économes et pourtant s’appliquent à une belle exécution. Jamais ils ne raturent: s’ils se trompent et le remarquent, ils posent de petits points discrets sous les mots erronés, de telle sorte que l’ouvrage conserve bon air. Et ils ornent avec adresse plusieurs lettres initiales. Mais s’il y a, dans le parchemin, des trous, ils en font le tour: on ne doit pas perdre un feuillet pour ce détail …

»Ils ne comprennent pas grand’chose à ce qu’ils transcrivent. Que leur importe? C’est une tâche à quoi ils s’astreignent; le sens des mots n’est pas leur affaire. Pareillement, les imprimeurs d’aujourd’hui se moquent de ce qu’ils composent: ils gagnent leur vie au mille de lettres. Les copistes dévots du moyen âge gagnaient au mille de lettres leur vie future … Et quelquefois ils ignorent absolument le grec; ils ne connaissent de latin que le Pater et l’Ave Maria. Grand bonheur pour eux! Ils évitent ainsi d’être choqués. Ils le seraient, sans nul doute. Car ils copient ceci ou cela, des philosophies matérialistes et des élégies licencieuses. Ils n’en savent rien …

»J’ai rencontré au cours de mes recherches, Picrate, un manuscrit d’Aristophane bien plaisant. Une comédie des plus obscènes y est placée sous l’invocation de la Vierge Marie. Mais oui!.. Le moine commença cette copie le jour de la Nativité de Notre-Dame. Son âme était toute occupée de ce pieux anniversaire. Il avait assisté, depuis l’aube, aux offices nombreux et aux belles cérémonies; il avait chanté les répons, les litanies, entendu les exhortations du prieur, avivé de lectures dévotes sa croyance. Et maintenant, le soir venu, il était las et vainement tentait de soutenir l’effort de la dévotion mentale. L’odeur de l’encens demeurait attachée à la bure de sa robe, et le murmure des cantiques continuait dans ses oreilles, et sa ferveur ne l’abandonnait pas; mais son intelligence ne voulait plus méditer … Il sent qu’il n’est plus bon qu’à un travail matériel. Il se souvient de l’évangile de Marthe et de Marie. Certes, la contemplative Marie est plus agréable au Seigneur que Marthe avec toute son activité. Le pauvre moine s’humilie à songer qu’il n’est pas capable d’une contemplation très longue; et il se met à la besogne. Du moins, il offre à la benoîte Dame le labeur de ses yeux et de ses doigts. Il lui dédie, en termes simples et candides, les pages qu’il recouvrira de son écriture soignée: «Die Nativitatis Beatæ Virginis Mariæ incipio …» etc., Picrate. Et il copie Lysistrata, qui n’est pas virginale. Mais il n’a pas la moindre idée de ces choses. Son âme n’en est aucunement souillée, car on ne lui a point enseigné le grec: à peine lui apprit-on l’alphabet, afin qu’il pût servir de copiste diligent. Et il s’applique à ne rien oublier. Il est soucieux de chaque mot: ceux qui désignent des objets honteux ou des pratiques messéantes, il les trace avec le même zèle scrupuleux que s’il s’agissait des louanges de Jésus, très agréables à sa Mère … Ensuite, plusieurs jours après, quand il eut achevé son œuvre, le moine inscrivit sur le parchemin blanc deux lignes, où il remercia la Sainte Vierge qui l’avait soutenu dans son travail et lui avait permis, protectrice, de le mener à bien.

»Et, tandis que la vierge Athênê sourit des fautes tutélaires dont le moine la vêt pudiquement, la Vierge Marie indulgente sourit à la candeur de son fidèle. Ce double sourire de la beauté païenne et chrétienne, Picrate, ressemble à celui de Joconde, de Monna Lisa, de Lucrezia Crivelli et de sainte Anne, dans les tableaux profanes et divins de Léonard.

»Délicieux et ambigu, il éclaire pour moi l’ombre médiévale. Je le compare tout ensemble à ces lueurs de l’aube qui devancent la prochaine aurore et à ces reflets indécis qui subsistent dans les nuées crépusculaires. Annonciateur du jour ou de la nuit, commencement ou fin, naissance ou mort, on ne sait! Il unit à la douceur des timides promesses la mélancolie aimable du souvenir, et son incertitude est pleine de grâce.

»Picrate, je n’ai jamais touché sans émoi ces vieux volumes manuscrits dont le dos se disjoint et dont les feuillets de vélin se recroquevillent. L’âme antique y fut ensevelie par les soins complaisants d’une autre âme qui, elle aussi, depuis, est morte; et le sourire des deux vierges s’y devine. Je ne les ai pas remués familièrement. Je les ouvris avec respect, craintif de les offenser et cependant curieux de leur ravir le secret qu’ils contiennent. Je fus un philologue aux mains tremblantes et voluptueuses.

»J’ai lu des écritures difficiles, et sur lesquelles nuls regards humains ne s’étaient portés après que les eut tracées un moine ignorant de leur signification. N’est-ce point émouvant de se dire qu’une pensée très ancienne fut déposée là par qui la méconnut et qu’elle y demeura, des siècles durant, lettre morte, telle que si elle n’eût pas été, jusqu’à moi qui surviens et soudain l’éveille et lui donne la vie, un instant, et puis la laisse de nouveau s’endormir et mourir, pour des années ou à jamais? Ainsi, dans un foyer qui se consume, les cendres quelquefois se raniment et bientôt s’éteignent; une étincelle qui y tombe leur communique un bref embrasement …

»L’ami de ces volumes désuets n’omet point d’évoquer aussi le temps où on les composa et les entours de leur jeunesse. Les bibliothécaires les classent au moyen de numéros. Ainsi l’ordonne le goût administratif d’aujourd’hui. Peu importe: ils ont leur individualité, leur histoire, et l’on peut suivre les péripéties de leurs aventures variées. Celui-là naquit à l’époque de Louis IX, vers l’année où le chevalier du Christ abandonna pour la première fois son royaume afin d’aller reconquérir au Christ le royaume de Terre Sainte; les murailles de Notre-Dame étaient encore toutes blanches et l’on posait les vitraux peints de la Sainte-Chapelle. Il séjourna longtemps, parmi d’autres, au fond d’un monastère silencieux. Un roi de France, qui pressurait les couvents, le posséda. Sur la reliure sont empreintes des armoiries; et, sur les pages de garde, diverses gens signèrent leurs noms ou collèrent leurs ex libris. Et il n’appartient plus à personne, mais, ô terreur! à tous. Il est à la disposition des érudits. Les rayons d’une bibliothèque publique ne lui offrent qu’une hospitalité hasardeuse. Il sera peut-être volé; en tout cas, des paléographes le manieront.

»Non, Athênê n’a plus de sûr asile. On l’a tirée de ses retraites; on l’a divulguée … Ah! Picrate, je veux te conter les périls nombreux d’Athênê, et comment son intégrité farouche fut menacée, et comment elle esquiva, l’industrieuse et la pudique, les tentatives redoutables. Picrate, je vais te dire les embûches des savants et la victoire d’Athênê!..

»Elle n’avait pas encore subi de tels assauts. Les Renaissants, tu l’as compris, étaient trop fougueux et ardents pour triompher de ses fines astuces. Mais voici que, vers la seconde moitié du dernier siècle, se forme une plus dangereuse armée. Ce sont les philologues!.. Ils ne sont pas les dupes du manteau d’erreurs où la vierge se dissimule. Ils ont flairé la fraude spécieuse et juré de dévêtir Athênê de ses voiles. Aux ruses naïves et involontaires des moines ils vont opposer les perfides ruses de leur science.

»Ils sont pourvus d’une patience à toute épreuve. Ils possèdent une méthode déliée, qui leur permet de ne s’embrouiller point au milieu des confusions et des pièges.

»D’abord, ils ont reconnu ce fait: «On nous trompe; le texte des écrivains antiques nous fut légué sous une forme mensongère.»

»Et ils se mirent au travail … «Nous allons découvrir ces fautes nombreuses, les corriger, restituer le texte primitif, le dégager de la gangue qui l’enveloppe.»

»Ils colligèrent tous les manuscrits, et ils s’avisèrent bientôt de les classer, de telle sorte que certains, de mauvaise lignée, pussent être vite éconduits: ceux-là dérivent d’autres et multiplient l’erreur initiale. Certains, au contraire, sont plus dignes de foi, plus anciens, plus proches des origines: c’est à eux qu’il convient de s’adresser. Mais avec précaution! Plusieurs centaines d’années les séparent du texte primitif; une série d’intermédiaires, plus ou moins imbéciles, leur a fourni une tradition sans cesse altérée qu’ils altèrent eux-mêmes …

»Picrate, je t’enseignerai la critique verbale!

»Les règles en sont minutieuses; en outre, il faut les appliquer avec tact. C’est un art charmant, qui se donne pour une science, qui en a l’aspect rigoureux et fier, et qui demande beaucoup d’adroite imagination.

»Et quelle perspicacité! Quelle finesse de jugement!..

»En premier lieu, il sied de bien établir la psychologie du copiste, de discerner le genre d’homme à qui vous avez affaire. S’il est un sot complet et un ignorant absolu, ses bévues seront très faciles à surprendre, grâce à leur énormité superbe: un tel homme est béni des philologues; il ne les induit pas en erreur, sa bêtise est un gage de sa bonne foi. Mais il y a le copiste un peu intelligent, à demi lettré. Celui-là est terrible. On ne peut avoir en lui nulle confiance. Il fait le malin, prend avec son auteur des libertés, arrange à son gré ce qui ne lui plaît point, corrige, perfectionne, ajoute ici ou là ses réflexions personnelles, approuve, conteste, enrichit d’une glose sa lecture, que sais-je?.. Ah! le perfide! Et il est habile, quelquefois; il accomplit sa petite œuvre de faussaire avec tant d’art que l’on y coupe. Il vous présente un texte qui, somme toute, se laisse lire d’un bout à l’autre aisément; ailleurs, on ne trouve qu’incohérence et abracadabrance: alors, on est tenté de choisir le limpide faussaire. Tu vois le danger? Sache-le, ô Picrate: très souvent, un texte absurde en apparence contient plus de vérité qu’un texte tout de suite intelligible. Seulement, il se peut aussi qu’un stupide copiste ait eu pour minute le texte d’un fallacieux copiste antérieur. Ainsi, les bévues de l’un s’ajoutent aux malices de l’autre. Comment démêler ce compliqué réseau d’inexactitudes?

»Chaque copiste a ses manies particulières, ses infirmités spéciales et enfin sa pathologie. On distingue des sortes nombreuses de distraction: tel passe des mots, et tel en agglutine deux, par hasard; tel se fatigue au bout de quelques pages et, attentif d’abord, perd bientôt la tête; et tel autre est un étourdi fieffé qui bouleverse tout …

»Le philologue éminent considère avec sérénité ce chaos. Il ne se rebute jamais. Il domine la situation. Quand il a travaillé des heures et des heures, compulsé ceci et cela, cela encore et cela surtout, discuté avec lui-même, avec l’auteur, avec son interprète, pesé le pour et le contre dans une balance très juste et très sensible, évoqué toutes les hypothèses possibles, d’autres encore, vérifié que son désir de précaution ne l’a pas rendu trop timide, son impatience trop audacieux, interrogé les commentateurs, réfuté maints et maints collègues, il lui arrive – que veux-tu? – d’éprouver un embarras cruel et d’être dans le doute irrémédiablement. Mais il lui arrive aussi, par bonheur, d’aboutir à une solution très plausible. Et il est dans la joie!.. Oh! presque rien: un verbe, un adjectif qu’il a remplacé par un verbe ou un adjectif nouveau; une syllabe qu’il a changée!.. Ce n’est rien? Tu n’imagines pas, Picrate, combien un petit mot peut nuire à une belle phrase!..

»Tu bâilles, Picrate? Ton âme ne s’est point élevée aux calmes et philosophiques régions de l’inutilité … En quelque sorte, je t’en complimente. C’est que tu es un optimiste et crois encore à l’efficacité de l’action. Tu appartiens à l’ordre des sciences appliquées. Tu as une âme d’ingénieur, et tu conçois que le bonheur de l’humanité ici-bas dépend de quelques ponts, voies de transport et travaux de canalisation. Tu es le zélateur du progrès. Tu y as perdu tes deux jambes, et il te serait insupportable de penser que le jeu n’en valait pas la chandelle. Disciple, en outre, d’Eugène Dufour et des positivistes de naguère, tu attaches beaucoup de prix à la causalité, tu te préoccupes des efficiences et tu évalues les rendements. Tu ajoutes à tes intrépidités de nature la notion du progrès … Il est vrai, la philologie n’est pas faite pour toi! Mais il y a des âmes moins robustes, et qui n’ont point une telle assurance; des âmes inquiètes, et qui n’oseraient pas se figurer qu’elles font une œuvre de conséquence; des âmes douloureuses, et qui craignent un grand remuement; des âmes mélancoliques, et qui ne veulent de plaisirs que modérés; des âmes enclines au désespoir, et qui tâchent de se donner le change … A ces âmes, Picrate, la philologie est bonne.

»Si j’écrivais, je ferais un livre et l’appellerais la Consolation philologique.

»Le jardinage, la menuiserie ou la pratique du tour servent de passe-temps à de vieux capitaines retraités. Ils se divertissent à ces besognes de leurs nostalgies martiales; ils y consacrent de leur mieux le zèle que jadis ils employaient à traîner derrière leur cheval une compagnie de soldats énergiques, ou à ranger le magasin d’habillement … Les petits garçons qui approchent de l’adolescence sont en proie à de vains désirs dont l’imprécision n’affaiblit pas l’intensité; ils souffrent et présument qu’ils s’ennuient; leur malaise est vague et poignant: on leur donne, pour détourner leur attention d’eux-mêmes, un jouet quelconque et, par exemple, un bilboquet. La difficulté de réussir à cet exercice suffit à vite accaparer leur chimérique ardeur et leur esprit qui battait la campagne.

»Ah! sois le bilboquet des grands enfants malades, bonne philologie, ingénieuse et délicate occupation pour les âmes en peine!.. Parce que tu as en vue, somme toute, la découverte de la vérité, certaines gens te veulent identifier à la Science. Ils disent que tu contribues à la conquête des temps nouveaux. Ils exagèrent, ayant l’habitude de l’emphase … Bonne philologie, nous n’en demandons pas tant, nous autres! La Science, affirme-t-on, prépare l’universelle félicité humaine. Tu la laisses faire et tu n’es pas dupe de ces illusions: si elle se leurre, il ne t’en chaut. Toi, tu es inutile, et tu le sais, et n’est-ce pas là l’un de tes mérites? Tu n’as de rapport avec nul intérêt contemporain; tu ignores qu’il y a des hommes et une question sociale et des gouvernements et, pour quiconque vit, de quotidiennes douleurs. Ta splendide sérénité provient de ce dédain des contingences. Tes ennemis vont insinuant que tu manques de cœur. Il se pourrait: tu y gagnes une admirable ataraxie … Tu es un précieux exercice spirituel. Tu enseignes à tes amis l’art de se détacher de la vie sans faire de scandale. On ne t’en donne point à croire, ô désabusée; tu amortis, ô endormeuse, le choc des réalités brutales; et, ô tonique, tu fortifies les caractères!..

»Picrate, quand j’eus recours aux soins de cette Dame, j’étais malade plus que je n’aimerais te le conter. Un immense dégoût m’avait pris, de l’existence journalière. Que te dirai-je? le sentiment de vivre m’exaspérait. Les causes? Ah! variées et, d’aucunes, médiocres! Mais, depuis mon enfance dévote, j’avais essayé plusieurs doctrines et de l’une après l’autre je m’étais féru; et puis, l’une après l’autre, elles se sont, entre mes doigts, fanées, de telle sorte qu’au lieu de la fleur merveilleuse je ne possédais plus qu’une chose flétrie, mal odorante et de couleur vilaine. Et mes doigts gardèrent l’odeur de ces morts successives, au point d’incommoder ma tête … Si je me sers de métaphores pour te révéler mes tristesses, Picrate, ce n’est pas que je te refuse ma confidence. Mais à quoi bon ternir de turpitudes cet entretien? Il y a du cynisme à déshabiller sa conscience; et nulle intimité n’exige un tel abandon des pudeurs principales. Du reste, il t’est loisible d’interpréter la métaphore humainement. Mets-y du rêve et de la sensualité, de l’amour et de la jalousie, de l’orgueil et de la faiblesse; mets-y deux ou trois femmes que j’ai pareillement adorées, croyant toujours adorer la même, – une surtout, blanche et langoureuse, et qui avait une voix si câline qu’à seulement l’écouter on était enseveli en elle. Je l’ai entourée d’une tendresse si perpétuelle que l’ennui lui en vint; et, soucieuse de liberté, pauvre petite, un jour, elle m’abandonna, pour vivre de sa vie, parce que, moi, je n’avais pas songé à elle … Enfin, suppose ce que tu voudras: mon aventure est celle de la plupart, avec des vilenies, je te l’indique.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
30 haziran 2017
Hacim:
280 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
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