Читайте только на Литрес

Kitap dosya olarak indirilemez ancak uygulamamız üzerinden veya online olarak web sitemizden okunabilir.

Kitabı oku: «Curiosa», sayfa 16

Yazı tipi:

XXXVI
LA VIE DE MON PÈRE
par
RESTIF DE LA BRETONNE115

De tous les ouvrages de Restif de la Bretonne, Monsieur Nicolas, les Nuits de Paris et les Contemporaines, seront toujours ceux qu’on lira le plus, ceux où l’on ira puiser le plus de renseignements sur la condition des classes moyennes à la fin du XVIIIe siècle. Dans cette suite de tableaux, aussi variés que la vie elle-même, où il fait passer devant nos yeux, avec la rapidité et la netteté des ombres d’une lanterne magique, tant de types divers ayant chacun leur existence propre, leur manière d’être, leur physionomie, Restif manifeste tout entier son génie, composé à doses presque égales d’observation et d’imagination. La Vie de mon père, qui se rattache comme document biographique à Monsieur Nicolas, dont elle est, pour ainsi dire, la préface, appartient à un genre plus austère: c’est toujours un tableau de mœurs, comme tout ce qu’a fait Restif, incapable d’invention proprement dite et qui n’écrivait que ce qu’il voyait ou croyait voir; mais ici son observation, au lieu de s’éparpiller, se concentre sur un seul point, la vie rurale, sur un seul homme, Edme Restif, son père, et deux ou trois autres figures dessinées au second plan. Avec ces simples éléments, celui qu’on a surnommé le Rousseau du ruisseau et le Voltaire des femmes de chambre, celui dont M. de Jouy disait que la platitude ordinaire de son style, la vileté des acteurs qu’il faisait mouvoir et l’extravagance de son amour-propre l’avaient plongé à tout jamais dans le ridicule, a réussi à faire un chef-d’œuvre. Oui, certes, la Vie de mon père est un chef-d’œuvre, ne l’envisagerait-on qu’au point de vue de la composition littéraire, de l’intérêt du récit, de ses parfaites proportions, et de la convenance du style avec le sujet. Ce tableau de la vie rurale au XVIIIe siècle, présenté avec sincérité et naturel, a un grand charme, qui se double encore de l’utilité du livre, de l’enseignement moral qui en découle. Si le prix Montyon pour l’ouvrage le plus utile aux bonnes mœurs avait existé à l’époque où parut la Vie de mon père, elle l’aurait sans aucun doute obtenu des juges les plus difficiles.

Restif semble cependant avoir écrit ces belles pages sans effort, du premier jet, comme tout ce qui est tombé de sa plume: à cela seul on jugera s’il était bien doué comme écrivain. «En me rappelant,» nous dit-il, «ce que mon père avait souvent raconté devant moi, pendant mon enfance, de son séjour à Paris et de Mlle Pombelins, il me vint une idée, vive, lumineuse, digne du Paysan-Paysanne pervertis! Je réfléchis sur tous les traits sortis de la bouche d’Edme Restif, et je composai sa Vie. Je ne revis pas ce petit ouvrage, je le livrai à l’impression en achevant de l’écrire. Aussi tout y est-il sans art, sans apprêt; la mémoire y a tenu lieu d’imagination. A la seconde et à la troisième édition, je n’ai fait que corriger quelques fautes de style ou replacer quelques traits oubliés. Cette production eut un succès rapide, ce qui doit étonner; elle n’était faite ni pour les petits-maîtres, ni contre les femmes, ni pour dénigrer la philosophie: les bonnes gens seuls la pouvaient acheter. Apparemment ils donnèrent le ton pour la première fois116

La Vie de mon père est, non le roman, mais la vie d’un honnête homme; l’élément romanesque s’y réduit à peu de chose, très probablement à la fantastique apparition, dans l’église Saint-Roch, d’un bienfaiteur mort, le «vertueux Pombelins», sous les traits d’un vieux prêtre, et à la lugubre célébration du mariage d’Edme Restif devant le cadavre de son père. Un type digne des anciens âges, ce Pierre Restif, père du héros du livre et grand-père de Nicolas, ce paysan Bourguignon, bon vivant et rieur avec les autres, mais dont le sourcil se fronce dès qu’il rentre chez lui, qui a mangé presque tout son bien à ne rien faire et qui gouverne sa famille comme les anciens Romains, en maître absolu. Tout tremble devant lui, femme, filles, valets, et le fils lui-même, grand garçon de vingt ans, sur le simple soupçon qu’il voudrait peut-être s’émanciper, est vigoureusement cinglé de coups de fouet. Envoyé à Paris, il va y contracter un mariage avantageux: son père aussitôt le rappelle, lui déclare qu’il veut être obéi, le marie de force à une épaisse et disgracieuse fille de ferme, et meurt, ce beau coup fait, avec la conscience d’être resté jusqu’au bout en possession de l’autorité paternelle. Edme renonce à ses espérances, aime la laborieuse ménagère qui lui a été imposée comme il aurait aimé la femme de son choix, et, à l’imitation des patriarches de la Bible, travaille sept ans chez son beau-père, un autre type anguleux et dur de paysan. Ce stage accompli, et sa première femme étant morte, il se met à faire valoir ses biens, et enfin vient s’établir sur ce domaine de la Bretonne dont son fils a illustré le nom. Comme c’est un homme d’un sens droit, d’un esprit avisé et réfléchi, il essaye de meilleurs modes de culture, il épierre ses champs et les préserve d’inondations périodiques, il transforme en vignoble un coteau abrupt où de temps immémorial on n’avait rien pu faire pousser; ses voisins l’imitent et de proche en proche on voit régner l’aisance dans un village réputé jusqu’alors le plus misérable de la contrée. Il avait acquis un peu de pratique dans sa jeunesse chez un cousin, avocat à Noyers, et chez un procureur au Parlement, à Paris: il est de bonne heure notaire; puis le seigneur du lieu, un chevalier de Malte, le nomme juge et enfin lieutenant. Dans ces fonctions publiques, sa droiture, son équité, lui valent le surnom d’honnête homme, sous lequel on le désigne non seulement à Sacy, mais dans tous les bourgs voisins. Plus de querelles, plus de procès; une comparution devant l’honnête homme met fin à tous les différends. Et quelle bonne existence patriarcale, les jours de la semaine consacrés aux travaux des champs, l’après-midi du dimanche aux affaires de la commune! Le soir, quatorze enfants, sept d’un premier lit, sept autres d’un second mariage, prennent place par rang d’âge autour de la table où viennent s’asseoir à leur côté d’abord les garçons de charrue, puis les vignerons, enfin le bouvier, le berger et deux servantes. Le repas fait, un bon repas où tout le monde mange le même pain blanc de froment et boit la même piquette qui râpe un peu le gosier, le patriarche lit quelques passages de la Bible, et le lendemain, en poussant la charrue, les garçons n’ont pas de plus grand plaisir qu’à commenter la lecture de la veille.

L’heureux coin de terre, que ce petit canton de Bourgogne! Et le bon Edme Restif n’est pas le seul honnête homme qui essaye d’y ramener l’âge d’or. Lisez les allocutions familières du vénérable Berthier à la jeunesse des deux sexes, et demandez-vous si beaucoup de nos instituteurs de campagne pourraient parler avec tant d’onction, avec une éloquence si pénétrante et si persuasive. Le curé de Sacy, messire Antoine Foudriat, est un homme des temps apostoliques; les gens de justice font remise de leurs honoraires aux plaideurs; les collecteurs des tailles eux-mêmes sont animés des meilleurs sentiments envers le pauvre monde, et un paysan profite du clair de lune pour labourer en cachette les champs de son beau-père! A Nitry, le bon curé Pandevant, un dimanche, dit à ses paroissiens: «Mes amis, on va sonner les vêpres, mais allez plutôt relever vos foins; profitez du beau temps; qui travaille prie.» Il n’est pas jusqu’aux frères aînés du narrateur de cette idylle, le curé de Courgis et l’abbé Thomas, qui ne donnent l’exemple de la bonté, de la serviabilité, du désintéressement. Seul le pauvre Nicolas ferait tache dans un milieu si vertueux: aussi s’en exile-t-il de bonne heure pour aller mener au loin une vie agitée de passions et d’inquiétudes.

Tel est le tableau que nous présente Restif de son pays natal, quelque trente ou quarante ans avant la Révolution. Si nous ne possédions pas d’autre document sur l’ancien régime, nous serions persuadés que c’est bien à tort qu’il est si décrié, et que le paysan est injustifiable quand il fait mine de prendre sa fourche dès qu’on parle de l’y ramener. Mais d’autres documents subsistent, et en grand nombre, qui justifient assez son hostilité contre le vieil ordre de choses, et son attachement à la Révolution, qui l’a renversé. C’est d’abord la terrible page de La Bruyère: «L’on voit certains animaux farouches, des mâles et des femelles, répandus par la campagne, noirs, livides et tout brûlés du soleil, attachés à la terre qu’ils fouillent et remuent avec une opiniâtreté invincible. Ils ont comme une voix articulée, et, quand ils se lèvent sur leurs pieds, ils montrent une face humaine; et, en effet, ils sont des hommes. Ils se retirent la nuit dans les tanières où ils vivent de pain noir, d’eau et de racines. Ils épargnent aux autres hommes la peine de semer, de labourer et de recueillir pour vivre, et méritent ainsi de ne pas manquer de ce pain qu’ils ont semé.» Notons que La Bruyère écrivait cela vers l’époque, à peu près, où naissait l’honnête Edmé Restif, et que, des Caractères aux doléances contenues dans les cahiers des États-Généraux, la situation du paysan semble avoir encore empiré.

La Bruyère croit qu’au moins le paysan peut manger du pain; les rapports des intendants de province constatent que ce pain noir souvent lui manque, et qu’en maintes contrées il est réduit à manger de l’herbe, comme ses bestiaux. Saint-Simon dit qu’en dehors de la cour, où s’engouffre toute la fortune du pays, le roi de France n’est que le roi d’un peuple de gueux, que son royaume est un hôpital de mourants. Massillon, en parcourant son diocèse de Clermont-Ferrand, se sent le cœur saigner; partout il a vu ses ouailles sans lit, sans meubles, manquant du pain d’avoine, leur seule nourriture. «Les nègres sont plus heureux!» s’écrie-t-il; leur maître du moins les nourrit, les habille et les abrite. Le Journal de d’Argenson, les procès-verbaux des Assemblées provinciales et, à l’approche de la Révolution, le Voyage en France de l’Anglais Arthur Young, nous éclairent encore mieux, s’il est possible, sur la misérable situation de l’agriculteur durant les règnes de Louis XV et de Louis XVI. Young définit l’habitation des paysans, «des taudis de boue amoncelée entre quatre pieux, où un Anglais regarderait à mettre ses pourceaux,» et le beau sexe de la campagne, «des êtres appelés femmes par la courtoisie des habitants, en réalité des tas de fumier ambulants.» Puis viennent les économistes qui, avec leurs statistiques, nous font toucher du doigt le pourquoi de cette horrible misère: sur un revenu de cent francs tiré à grand’peine et grand labeur du sol, le cultivateur se voit enlever par l’impôt plus des quatre cinquièmes, 81 fr. 70 c.; quand il a payé au roi la taille, la capitation, les deux vingtièmes; au curé la dîme; qu’il a racheté ses corvées, acquitté l’impôt obligatoire du sel, la taxe des aides, s’il récolte du vin, et les redevances seigneuriales, il ne doit plus rien à personne, mais il a les mains vides, et c’est à peine s’il lui reste tout juste de quoi ne pas mourir de faim.

Restif, en écrivant la Vie de mon père, s’est-il donc plu à nous conter une agréable fiction? ce n’est pas présumable. Il a pu orner la vérité de quelques enjolivements, et lui-même, relatant dans Monsieur Nicolas ses Mémoires intimes, a ramené quelques-uns des personnages accessoires à des proportions plus réelles. De ses deux frères aînés, par exemple, le curé de Courgis et l’abbé Thomas, qui dans la Vie ont toutes les vertus des saints canonisés, le premier est un Janséniste fanatique qui ne peut venir à la Bretonne et y rencontrer le jeune Nicolas sans lui donner le fouet «pour effacer le péché originel par la douleur»; le second, dont il nous avait vanté la candeur, la modestie, l’humilité, est bien près de ne plus être qu’un simple cafard. Quant au vénérable magister, Maître Berthier, son fils, sous la férule duquel se trouva placé Nicolas, il avait déjà bien dégénéré, car avec ses écoliers et écolières il se servait moins de la persuasion que du martinet, «arme qu’il portait toujours, comme les nobles leur épée, et les Italiens leur poignard». Mais ce ne sont là que des détails insignifiants, l’ensemble reste vrai et sincère. S’il y a un si profond désaccord entre ce que Restif a vu de ses yeux, chez son père, et ce que d’autres ont non moins bien vu ailleurs, cela tient à ce que, dans l’ancienne France, autant de provinces, autant d’États; autant de paroisses, autant de pays fort dissemblables de mœurs, d’aisance ou de misère. Ceux qui nous ont tracé de la condition sociale du paysan de si désolantes peintures n’ont point passé par les bourgs de Nitry et de Sacy à l’époque où Maître Berthier y tenait sa classe, où Edme Restif, l’honnête homme, y rendait la justice. Et puis il y a encore autre chose. Sous un régime où l’impôt était à peu près arbitraire, où le fisc prenait tout ce qu’il trouvait à portée de sa main crochue, le paysan devait se faire encore plus misérable qu’il n’était réellement, et le voyageur, l’intendant, le grand seigneur, l’évêque même, en tournée pastorale, n’ont vu que ce qu’il voulait bien laisser voir. Qu’on se rappelle un des plus frappants épisodes des Confessions. «Un jour,» nous dit Jean-Jacques, «m’étant à dessein détourné pour voir de près un lieu qui me parut admirable, je m’y plus si fort et j’y fis tant de tours que je me perdis enfin tout à fait. Après plusieurs heures de course inutile, las et mourant de soif et de faim, j’entrai chez un paysan dont la maison n’avait pas belle apparence, mais c’était la seule que je visse aux environs. Je croyais que c’était comme à Genève ou en Suisse, où les habitants à leur aise sont en état d’exercer l’hospitalité. Je priai celui-ci de me donner à dîner en payant. Il m’offrit du lait écrémé et de gros pain d’orge, en me disant que c’était tout ce qu’il avait. Je buvais ce lait avec délices et je mangeais ce pain, paille et tout; mais cela n’était pas fort restaurant pour un homme épuisé de fatigue. Ce paysan qui m’examinait, jugea de la vérité de mon histoire par celle de mon appétit. Tout de suite, après avoir dit que j’étais un bon honnête jeune homme qui n’était pas là pour le vendre, il ouvrit une petite trappe, à côté de sa cuisine, descendit, et revint un moment après avec un bon pain bis de pur froment, un jambon très appétissant, quoique entamé, et une bouteille de vin dont l’aspect me réjouit le cœur plus que tout le reste; on joignit à tout cela une omelette assez épaisse, et je fis un dîner tel qu’autre qu’un piéton ne connut jamais. Quand ce vint à payer, voilà ses inquiétudes et ses craintes qui le reprennent; il ne voulait point de mon argent, il le repoussait avec un trouble extraordinaire, et ce qu’il y avait de plaisant était que je ne pouvais imaginer de quoi il avait peur. Enfin il prononça en frémissant ces mots terribles de commis et de rats-de-cave. Il me fit entendre qu’il cachait son vin à cause des aides, son pain à cause de la taille, et qu’il serait un homme perdu si l’on pouvait se douter qu’il ne mourût pas de faim. Tout ce qu’il me dit à ce sujet et dont je n’avais pas la moindre idée, me fit une impression qui ne s’effacera jamais. Ce fut là le germe de cette haine inextinguible qui se développa dans mon cœur contre les vexations qu’éprouve le malheureux peuple et contre ses oppresseurs. Cet homme, quoique aisé, n’osait manger le pain qu’il avait gagné à la sueur de son front, et ne pouvait éviter sa ruine qu’en montrant la même misère qui régnait autour de lui. Je sortis de sa maison aussi indigné qu’attendri, et déplorant le sort de ces belles contrées, à qui la nature n’a prodigué ses dons que pour en faire la proie des barbares publicains.» Même dans ce petit domaine de la Bretonne, si bien régi et si prospère, il n’est pas sûr que devant les collecteurs des tailles, survenant inopinément au moment du repas du soir, on aurait servi sur la table aux vingt-deux couverts les bonnes assiettes de soupe fumante et le râpé à pleins pichets.

Dans la vie rurale telle que la dépeint Restif, tout est trop beau pour n’avoir pas été légèrement idéalisé, mais les parties principales, ce qui en fait le fond, restent vraies. Le dernier et le plus complet historien de l’Ancien régime, H. Taine, a négligé ou dédaigné la Vie de mon père; il aurait pu y trouver un heureux correctif à l’impression probablement trop sombre que laisse la lecture des documents. Sous un régime odieux, une administration exécrable, malgré ce qui survivait encore de la féodalité, les privilèges des nobles, les exactions du fisc, un homme d’énergie et de bon vouloir, probe et laborieux, pouvait vivre content de son sort, acquérir de l’aisance, élever une nombreuse famille et faire du bien autour de lui. Aujourd’hui la condition du peuple est moins précaire, mais la leçon est toujours aussi profitable. Restif nous dit qu’après avoir lu la Vie de mon père, un «homme en place» aurait voulu que le Ministère en fît tirer cent mille exemplaires, pour les distribuer gratis à tous les chefs de bourgs et de villages: on pourrait faire le même vœu aujourd’hui et souhaiter que cet ouvrage fût placé dans toutes les bibliothèques scolaires; hommes et enfants y puiseraient autant de notions du bien et du juste que dans le meilleur des manuels civiques.

Octobre 1884.

XXXVII
LA RAFFAELLA
D’ALESSANDRO PICCOLOMINI117

Alessandro Piccolomini, lorsqu’il composait ce Dialogue de la Bella creanza delle donne, sorte de manuel théorique et pratique des élégances féminines, n’était pas encore professeur de morale à l’Université de Padoue, et pas davantage archevêque. Il faisait partie, avec quelques autres jeunes gens, d’un petit cénacle littéraire fondé vers 1525, l’Académie Siennoise des Intronati, la première par rang d’ancienneté de toutes les Académies Italiennes, et qui eut ses jours d’éclat. Quoique ses membres se fussent intitulés en bloc les Hébétés, et eussent pris chacun un surnom à l’avenant du titre général, ils avaient l’intelligence fort éveillée. Alessandro Piccolomini s’y appelait le Stordito, l’Étourdi, peut-être parce qu’il s’estimait le plus sérieux de tous. Dans ce cénacle, on ne s’occupait point, comme à la Crusca, de vanner la langue et d’en séparer le son du pur froment; on y dissertait sur des sujets agréables ou facétieux, on écrivait des comédies, des farces de carnaval, des Dialogues plaisants, et même plus que plaisants, témoin cette inénarrable Cazzaria, due à l’un des fondateurs, Antonio Vignale, surnommé l’Arsiccio, et dont la forte saveur Rabelaisienne faisait se pâmer d’aise le bon La Monnoye.

Si l’on en croyait les bibliographes, la Bella creanza delle donne appartiendrait exactement au même genre que la Cazzaria; ils la rangent tous, sans exception, dans la classe des ouvrages licencieux, et les Conservateurs de notre Bibliothèque Nationale ont suivi les mêmes errements: au mépris des décisions des Conciles, des Bulles pontificales qui défendent aux laïques de censurer les oints du Seigneur, ils n’ont pas hésité un seul instant à mettre un archevêque dans l’Enfer; notre prélat pourrait en appeler comme d’abus. Son œuvre n’est licencieuse tout au plus que par omission, en ce qu’elle aurait pu l’être, étant donné le sujet; l’auteur n’avait pour cela qu’à emprunter la plume de son bon ami et confrère Antonio Vignale. Mais on ne peut, en bonne justice, le condamner pour ce qu’il aurait pu faire, puisqu’il a eu la réserve de se l’interdire.

Tout en n’étant pas licencieux, ce Dialogue entre une jeune femme et une vieille rouée d’entremetteuse qui la décide à prendre un amant, n’est assurément pas moral; l’adultère, un vilain mot et une plus vilaine chose, y est prêché ouvertement, enguirlandé de roses et montré aux femmes comme la sanction suprême de leur beauté, le but et le couronnement d’une éducation vraiment élégante. C’est une thèse assez peu canonique, pour un évêque, et le haut dignitaire de l’Église aurait bien dû être obligé d’en demander publiquement pardon à Dieu et aux hommes, aux hommes mariés surtout, tête nue et à genoux, dans sa cathédrale. Mais condamnation une fois passée là-dessus, on reconnaîtra qu’il n’a manqué ni d’esprit, ni d’ingéniosité, ni de finesse, pour soutenir cette thèse abominable. Sa Raffaella fait bonne figure entre tant de types d’entremetteuses si amoureusement étudiés par les auteurs comiques et satiriques de son temps; il n’en est pas de plus rusée, de plus adroite, de plus experte dans le grand Pietro Aretino lui-même, un fin connaisseur pourtant en ces matières, et celui qui semblait avoir dit sur elles le dernier mot. Notre vieux Mathurin Regnier, profitant des travaux de ses devanciers et y ajoutant ce qu’il devait à son observation personnelle, grâce aux lieux où il fréquentait, comme dit Boileau, n’a pas fait mieux en créant cette Macette

Dont l’œil tout pénitent ne pleure qu’eau bénite,

et qui n’est pas sans quelques points de ressemblance avec la principale interlocutrice du Dialogue.

Le Piccolomini, ou plutôt le Stordito Intronato, semble avoir eu surtout en vue de nous apprendre comment les femmes s’habillaient, se coiffaient et se fardaient au temps où il leur faisait sans doute une cour assidue et s’initiait à tous leurs petits mystères; il entre à ce sujet dans des détails abondants, précis, pleins d’intérêt et dont on pourrait relever curieusement les singularités. Ovide avait bien daigné composer un poème des Medicamina faciei qui nous serait d’une grande utilité, s’il nous était parvenu en entier, pour comparer les deux époques, et faire voir dans quelle profonde décadence était tombée la parfumerie au XVIe siècle. Il en était alors de la toilette comme de l’édilité: dans la ville, des monuments tels qu’on n’en construit plus, merveilles d’architecture et de sculpture, mais bâtis le long de rues et de ruelles qui sont des cloaques infects; de même, les femmes portent de riches étoffes, de la soie, des brocarts d’or et d’argent, des bijoux, des colliers de perles, mais elles se lavent tout au plus la figure: pour le reste, dit la Raffaella, faites-vous le signe de la croix. Et de quels cosmétiques elles usent! du vert-de-gris délayé dans des blancs d’œufs! de la limaille d’argent et de la poudre de perles amalgamées avec du mercure, de l’huile et de l’alun! elles se mettent sur la figure des emplâtres de céruse et de craie, des couches de sublimé qu’elles colorent de vermillon, pour se faire ressembler à des masques, et s’adoucissent les mains avec un composé de miel, d’amandes amères et de farine de moutarde qui devait tenir plus du cataplasme que toute autre chose. Notons qu’en outre elles ont la déplorable habitude de mâcher du mastic, comme encore à présent les Orientales et les Algériennes, pour se blanchir les dents, se purifier l’haleine, et qu’elles confectionnent elles-mêmes leurs fards en les humectant de crachat! En fait d’odeurs, elles ne connaissent que les plus pénétrantes: le musc, le benjoin, le camphre, la térébenthine; passe encore pour le camphre, mais la térébenthine! il ne leur aurait plus manqué que de se mettre quelques gouttes d’alcali volatil sur le mouchoir. On les aimait tout de même pourtant, en dépit de ce que le nez pouvait y trouver à redire, et on faisait pour elles les mêmes folies qu’à présent.

La Bella creanza delle donne parut en 1539 (Venise, Curzio Navo e fratelli, in-8o); elle ne portait pas de nom d’auteur, mais l’Épître dédicatoire aux Dames, datée de Lucignano, le 22 Octobre 1538, était signée du sobriquet Académique d’Alessandro Piccolomini: Lo Stordito Intronato. Des savants en us, Placcius, De Anonymis, Rhodius, De Suppositis, n’en ont pas moins attribué l’ouvrage au pape Paul V, et Scavenius, apud eumdem Placcium, au pape Pie V; le bibliographe Italien Zeno a vu dans ces fausses attributions émanant d’hérétiques l’intention méchante, qu’ils n’avaient peut-être pas, de discréditer le Saint-siège Apostolique. Plût aux Dieux immortels que ces deux intolérants et cruels pontifes n’eussent pas commis d’autre méfait que ce Dialogue! Ses mérites littéraires l’ont fait réimprimer deux ou trois fois au XVIe siècle, une fois au XVIIIe, et il en a été donné une réédition à Florence en 1862. On en connaît sous le titre d’Instructions pour les jeunes Dames, par M. D. R. (Lyon, 1573, in-12), une ancienne traduction ou imitation Française souvent réimprimée avec quelques changements.

Décembre 1884.

115.La Vie de mon Père, par Restif de la Bretonne. Réimprimé sur la troisième édition (1788), Paris, Liseux, 1884, in-8o.
116.Monsieur Nicolas, édition Liseux, tome X, p. 234.
117.La Raffaella, dialogue de la gentille éducation des femmes, par Alessandro Piccolomini, archevêque de Patras et coadjuteur de Sienne (XVIe siècle). Traduction nouvelle, texte Italien en regard, par Alcide Bonneau. Paris, Liseux, 1884, in-16.
Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
07 temmuz 2017
Hacim:
360 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
Metin
Ortalama puan 0, 0 oylamaya göre
Metin
Ortalama puan 0, 0 oylamaya göre
Metin
Ortalama puan 5, 2 oylamaya göre