Kitabı oku: «Les rues de Paris, Tome Premier», sayfa 16
Le Menteur, la Suite du Menteur, et Rodogune furent jouées avec le même succès que les pièces précédentes de l'auteur. Mais Théodore et Don Sanche d'Aragon réussirent peu, Perthrarite tomba tout-à-fait, et ces trois pièces méritaient leur sort. Le public, formé par Corneille lui-même, en avait bien jugé; mais le poète, on a regret à le dire, ne sut pas se résigner, aveuglé par la fausse tendresse paternelle. «Méconnaissant l'intervalle immense qui séparait ses chefs-d'œuvre d'un ouvrage si peu digne de lui, dit Villenave68, il crut voir chanceler dès lors tout l'édifice de sa gloire. Le sentiment amer de l'injustice entra dans son âme ardente et la remplit de douleur; il accusa le public d'inconstance et renonça au théâtre en se plaignant d'avoir «trop longtemps écrit pour être encore de mode.»
C'est alors que Corneille entreprit la traduction de l'Imitation de Jésus Christ «travail auquel il fut porté par des pères jésuites de ses amis et par des sentiments de piété qu'il eut toute sa vie», et qui l'occupa plusieurs années. Il n'eut pas à le regretter puisque, outre la satisfaction intime qu'il éprouvait dans une occupation selon son cœur, le livre eut un succès prodigieux «et le dédommagea en toutes manières d'avoir quitté le théâtre. Cependant, si j'ose en parler avec une liberté que je ne devrais peut-être pas me permettre, dit le neveu de Corneille69, je ne trouve point dans la traduction le plus grand charme de l'Imitation, je veux dire sa simplicité et sa naïveté. Elle se perd dans la pompe des vers et je crois même qu'absolument la forme du vers lui est contraire.»
Ce jugement, quoique ratifié par la postérité qui a délaissé complètement le livre de Corneille dont il s'était fait naguère tant d'éditions, ce jugement me paraît très-discutable et la traduction de Corneille se rapproche, beaucoup plus que Fontenelle ne semble le croire, des mérites de l'original, outre qu'elle a celui d'une grande fidélité surtout pour une interprétation en vers. Elle n'est point, selon nous, indigne du grand poète comme le pensent trop de gens qui ne la connaissent que par ouï-dire, et ne manque ni de simplicité ni d'onction. Prenons au hasard quelques passages dans les premiers chapitres:
Vanité d'entasser richesses sur richesses;
Vanité de languir dans la soif des honneurs;
Vanité de choisir pour souverains bonheurs
De la chair et des sens les damnables caresses;
Vanité d'aspirer à voir durer nos jours
Sans nous mettre en souci d'en mieux régler le cours,
D'aimer la longue vie et négliger la bonne,
D'embrasser le présent sans soin de l'avenir,
Et de plus estimer un moment qu'il nous donne
Que l'attente des biens qui ne sauraient finir.
Autre citation:
Souvent l'esprit est faible et les sens indociles,
L'amour-propre leur fait ou la guerre ou la loi;
Mais bien qu'en général nous soyons tous fragiles,
Tu n'en dois croire aucun si fragile que toi.
La traduction de Corneille ne méritait pas assurément le discrédit dans lequel elle est tombée après sa mort et que le judicieux Victorin Fabre la qualifiât si étrangement «un travail malheureux.» Point du tout malheureux au gré de Corneille qui tira du livre si grand profit pour sa bourse comme pour sa réputation. On pourrait s'étonner après cela qu'il soit revenu au théâtre dont, pendant six années, il avait paru complètement dégoûté, et mieux eût valu qu'il persévérât dans ce sentiment. Ses nouvelles et nombreuses pièces (Sertorius excepté) ne font qu'attester l'affaiblissement de son génie qui ne se révèle plus que par de rares éclairs dans Œdipe,la Toison d'Or, Sophonisbe, Othon, Surena, Attila, etc. Si médiocre d'ailleurs que soit cette dernière pièce Boileau n'est pas à louer d'avoir fait sur elle une méchante épigramme.
On s'explique d'autant moins l'illusion de Corneille à l'endroit de ses dernières tragédies que le sens critique ne lui manquait pas comme on l'a prétendu: «pour démentir une assertion si étrange aux yeux de quiconque a réfléchi, dit Fabre, sur la marche de l'esprit humain, il faudrait renvoyer ceux qui persisteraient à y croire aux préfaces de Corneille et aux examens qu'il a faits de ses pièces.» Mais comme l'a dit un poète:
… Un père est toujours père,
et la tendresse paternelle aveugla Corneille, comme elle fait de beaucoup de parents, sur les défauts de ses enfants tard venus, pour lesquels sa faiblesse fut d'autant plus grande qu'ils semblaient aux autres mal conformés, boîteux ou rachitiques. Peut-être aussi Corneille céda-t-il à l'habitude aussi bien qu'à ces fâcheuses nécessités qui attristèrent sa vieillesse mais qu'il eût pu s'éviter avec un peu plus de prévoyance. «Rien n'était égal, dit Fontenelle, à son incapacité pour les affaires que son aversion; les plus légères lui causaient de l'effroi et de la terreur. Quoique son talent lui eût beaucoup rapporté, il n'en était guère plus riche. Ce n'est pas qu'il eût été fâché de l'être; mais il eût fallu le devenir par une habileté qu'il n'avait pas et par des soins qu'il ne pouvait prendre.»
C'est à ce «manque de soins», regrettable et non point au goût du luxe et des folles dépenses qu'il faut attribuer la gêne dont le poète souffrit à diverses époques; car d'ailleurs «Corneille conserva des goûts simples parce que ses mœurs étaient pures», dit très bien Victorin Fabre. Il put avoir des défauts, mais on ne lui connut pas de vices. Il sut goûter les douceurs de la vie domestique et trouver son bonheur dans ses devoirs. Son frère et lui couraient la même carrière; ils avaient épousé deux sœurs, et sans arrangement de fortune, sans partage de succession, les deux ménages confondus ne firent qu'une même famille tant que vécut l'aîné des deux frères.»
Cela est assurément à la louange des deux frères comme aussi de leurs femmes; mais sans doute la meilleure part de l'éloge doit revenir à l'illustre poète. Dangeau, en annonçant sa mort d'une façon si brève, lui faisait une épitaphe méritée: «Aujourd'hui est mort le bonhomme Corneille.» Bonhomme, oui, c'est-à-dire plein de bonhomie ce grand homme que Fontenelle, qui avait recueilli les traditions de famille, nous dépeint «avec l'humeur brusque et quelquefois rude en apparence, au fond très aisé à vivre, bon mari, bon parent, tendre et plein d'amitié. Il avait l'âme fière et indépendante, nulle souplesse, nul manège… Il parlait peu même sur la matière qu'il entendait si parfaitement et n'ornait pas ce qu'il disait.» Il en fait naïvement l'aveu dans son Épître à Pélisson:
Et l'on peut rarement m'écouter sans ennui,
Que quand je me produis par la bouche d'autrui.
Membre de l'Académie française dès l'année 1647, et vénéré de ses confrères, il était doyen de la compagnie lorsqu'il mourut le 1er octobre 1684, à l'âge de 78 ans. Comme nous l'avons dit ailleurs, il fut enterré dans l'église Saint Roch dont il était l'un des paroissiens, et non des moins fidèles d'après les témoignages contemporains auxquels s'ajoute celui de Fontenelle qui s'en appuie en les confirmant par ce qu'il avait appris de source certaine. «À beaucoup de probité naturelle il a joint, dans tous les temps de sa vie, beaucoup de religion et plus de piété que le commerce du monde n'en permet ordinairement. Il a eu souvent besoin d'être rassuré par des casuistes sur ses pièces de théâtre, et ils lui ont toujours fait grâce en faveur des nobles sentiments qui règnent dans ses ouvrages, et de la vertu qu'il a mise jusque dans l'amour.»
II
Quels étaient ces casuistes? Je ne sais, mais je doute un peu qu'il s'en soit trouvé de tels, car, quoique le théâtre de Corneille, relativement à ce qui avait précédé et souvent a suivi, puisse paraître épuré, on doit reconnaître, qu'à part quelques exceptions, la morale en est tout humaine, toute mondaine. C'est là même un phénomène qui frappe dans l'œuvre du grand tragique; chrétien zélé, comme il se montrait dans la pratique de la vie, on s'étonne que l'esprit du christianisme se trahisse si peu d'ordinaire dans ses œuvres «dramatiques.» Sa vertu c'est la vertu romaine, celle des beaux temps de la république assurément, et telle qu'un Cincinnatus, un Fabius, un Scipion, l'imaginaient et la glorifiaient par la parole et par l'exemple, mais de Corneille, nourri de l'Évangile et de l'Imitation, ne pouvait-on pas attendre davantage? On souhaiterait que le grand poète fût tout à la fois plus national et plus chrétien. National, tel regret qu'on en ait, il faut bien le reconnaître, il ne l'est pas du tout. Par suite des préjugés du temps, résultant d'une éducation plutôt romaine que française, plutôt républicaine que monarchique, l'idée ne lui vint même pas de traiter un sujet tiré de nos vieilles et glorieuses annales, emprunté à nos précieuses chroniques qu'on ne lisait guère à cette époque. La coalition des pédants, donnant la main aux précieuses, permettait bien encore que le poète, en se conformant aux prétendues règles inventées par Aristote, mît sur la scène un sujet tiré de l'histoire espagnole, mais un sujet puisé dans notre propre histoire, cela eût paru singulier, extravagant. Corneille, si en avant de son siècle par son génie, plutôt que de lutter, afin d'imposer sa volonté, préféra subir le joug, passer sous les fourches caudines, et, malgré le succès du Cid, importuné des clameurs opiniâtres de ses adversaires, et du tolle «de la docte cabale d'Aristote,» il abandonna la veine féconde qu'il avait fait soudainement jaillir, pour se vouer presque exclusivement à la tragédie rétrospective dont l'histoire romaine faisait tous les frais.
Hâtons-nous de dire que, ce système admis, il en a tiré tout le parti possible; il ne saurait y avoir qu'un cri sur la vigueur et la puissance de ses conceptions, le pathétique de certaines scènes, l'étonnante vérité dans les mœurs et le dialogue, la grandeur des caractères et cet art de ressusciter en quelque sorte les personnages les plus illustres de l'histoire qui parlent aussi bien et mieux qu'ils n'ont dû parler. On ne s'étonne donc pas de ce cri d'admiration échappé à Turenne pendant une représentation de Sertorius:
«Où donc Corneille a-t-il appris l'art de la guerre?»
Aussi, jugeant au point de vue de l'art, on ne peut qu'applaudir La Bruyère quand il dit:
«Corneille ne peut être égalé dans les endroits où il excelle; il a pour lors un caractère original et inimitable, mais il est inégal. Ses premières comédies sont sèches, languissantes et ne laissaient pas espérer qu'il dût aller si loin; comme ses dernières pièces font qu'on s'étonne qu'il ait pu tomber de si haut… Ce qu'il y a en lui de plus éminent c'est l'esprit qu'il avait sublime, auquel il a été redevable de certains vers les plus heureux qu'on ait jamais lus ailleurs, de la conduite de son théâtre, qu'il a quelquefois hasardé contre les règles des anciens, et enfin de ses dénouements; car il ne s'est pas toujours assujetti au goût des Grecs et à leur grande simplicité; il a aimé, au contraire, à charger la scène d'évènements dont il est presque toujours sorti avec succès: admirable surtout par l'extrême variété et le peu de rapport qui se trouve pour le dessein entre un si grand nombre de poèmes qu'il a composés, etc.»
Racine, juge des plus compétents, et qu'on aime à voir rendre si pleinement justice à son illustre rival, a dit mieux encore: «Dans cette enfance, ou pour mieux dire, dans ce chaos du poème dramatique parmi nous, votre illustre frère70, après avoir quelque temps cherché le bon chemin, et lutté, si j'ose ainsi dire, contre le mauvais goût du siècle; enfin, inspiré d'un génie extraordinaire, et aidé de la lecture des anciens, fit voir sur la scène la raison, mais la raison accompagnée de toute la pompe, de tous les ornements dont notre langue est capable… À dire le vrai, où trouve-t-on un poète qui ait possédé à la fois tant de grands talents, tant d'excellentes parties, l'art, la force, le jugement, l'esprit? Quelle noblesse, quelle économie dans les sujets? Quelle véhémence dans les passions! Quelle gravité dans les sentiments! Quelle dignité et en même temps quelle prodigieuse variété dans les caractères! Combien de rois, de princes, de héros de toutes nations nous a-t-il représentés, toujours tels qu'ils doivent être, toujours uniformes avec eux-mêmes, et jamais ne ressemblant les uns aux autres? Parmi tout cela une magnificence d'expression proportionnée aux maîtres du monde qu'il fait souvent parler, capable néanmoins de s'abaisser quand il veut, et de descendre jusqu'aux plus simples naïvetés du comique, où il est encore inimitable. Enfin ce qui lui est surtout particulier, une certaine force, une certaine élévation qui surprend, qui enlève, et qui rend jusqu'à ses défauts, si on peut lui en reprocher quelques-uns, plus estimables que les vertus des autres: personnage véritablement admirable et né pour la gloire de son pays… La France se souviendra avec plaisir que, sous le règne du plus grand de ses rois, a fleuri le plus grand de ses poètes…»
Ainsi s'exprime l'auteur de Britannicus, à la vérité dans un discours académique et qui ne permettait guère que l'éloge, outre que, dans la bouche de Racine, on eût trouvé déplacées les réserves que le moraliste, après une large part faite à la louange, ne craint pas d'accentuer en ces termes: «Dans quelques-unes de ses meilleures pièces il y a des fautes inexcusables contre les mœurs; un style de déclamateur qui arrête l'action et la fait languir; des négligences dans les vers et dans l'expression qu'on ne peut comprendre en un si grand homme.»
La Bruyère, ce que je ne crois pas, aurait tort de parler ainsi et Racine n'eût pas exagéré quelque peu dans la louange que notre première observation ne nous paraîtrait que mieux fondée. Ce sera pour nous un sujet d'éternel regret que l'impérissable génie de Corneille ne soit guère exercé que sur des sujets en quelque sorte posthumes et d'un intérêt purement rétrospectif. Il ne connaissait pas Shakespeare, mais il avait étudié Calderon, comment la pensée de faire comme celui-ci ne lui fut-elle pas suggérée par la lecture de ces beaux drames empruntés par le tragique espagnol aux annales de son pays et qui doivent à cette circonstance, comme aussi au génie du poète, un intérêt palpitant et en quelque sorte actuel? Comment les superbes pièces: El Alcade de Zalamea, l'Alcade de Zalamea, El Sitio de Breda, le Siége de Bréda, El Fenix de Espana, le Phénix de l'Espagne, etc, et d'autres, quoique d'ailleurs mêlant trop la fantaisie à l'histoire, ne portèrent-elles point Corneille à s'inspirer de la muse patriotique? Imaginez quelqu'un de ces personnages chevaleresques de notre histoire tout autrement grands et admirables que les héros trop vantés de la Grèce et de Rome, un saint Louis, un Duguesclin, une Jeanne d'Arc, un Bayard, évoqué par le génie souverain de Corneille et nous parlant la langue incomparable des Horaces, de Cinna, de Pompée ou de Nicomède, se pourrait-il un plus admirable spectacle et comment croire que les applaudissements auraient manqué à cette glorieuse tentative, faite, (à la vérité bon nombre d'années après) avec un plein succès par un poète71 dont le talent était bien inférieur au génie de Corneille?
Je ne m'étonne pas moins que la connaissance du théâtre espagnol n'ait pas, au point de vue religieux, profité davantage à Corneille encore que je ne conteste pas les reproches que méritent parfois ces poètes catholiques à leur manière et trop à la mode du pays. Cette réserve faite, je n'en dirai pas moins qu'il faut, par suite des préjugés ayant cours de son temps, que Corneille connût de Calderon surtout les pièces dites de cape et d'épée, les moins bonnes à notre avis, et n'eut pas feuilleté même ces drames philosophico-religieux, d'une conception si originale et d'une inspiration si haute, malgré les impertinences, les froids bons mots, les lazzis alambiqués et parfois cyniques du Gracioso qui détonnent avec le reste: La Vida es un sueno, la Vie est un songe, le Cisma de Inglaterra, le Schisme d'Angleterre, El Magico prodigioso, le Magicien prodigieux, Los dos Amantes del cielo, les deux Amants du ciel, etc. Parlerai-je de ces fameux: Autos sacramentales particuliers à l'Espagne, par exemple, la Cena de Baltasar, le Festin de Balthasar, La primer Flor del Carmélo, la première Fleur du Carmel, La Vina del Senor, la Vigne du Seigneur etc. Se peut-il, s'il n'eût pas ignoré ces œuvres remarquables, que Corneille n'en fût pas frappé et que, dans l'admiration de cette étonnante poésie, unie à une si prodigieuse richesse d'invention, s'inspirant de tant de traits sublimes, répandus à profusion, et évitant les exagérations de la métaphore et les subtilités du rébus, il n'eût pas multiplié les essais dans le genre de Polyeucte? Qu'on ne m'objecte pas que le poète écrivait pour le théâtre et qu'il lui fallait consulter le goût du public, contraire, il le savait, à des tentatives de ce genre? Cette raison n'en devait pas être une pour Corneille, car un génie de sa taille, bien loin de subir les exigences du parterre, ne devait prendre conseil seulement de lui-même, et faire des chefs-d'œuvre en se résignant à ne pas les voir applaudis de son vivant, sûr que la postérité lui rendrait justice et surtout que la récompense ne lui manquerait pas de la part de Celui qui lui avait prodigué ces dons merveilleux de l'esprit employés si noblement alors que le poète, sincèrement chrétien comme on l'a vu, eût mis davantage ses écrits en harmonie avec sa conduite. «L'usage des sacrements auxquels on l'a toujours vu porté dit, Thomas Corneille, lui faisait mener une vie très-régulière et son plus grand soin était d'édifier sa famille par ses bons exemples. Il récitait tous les jours le bréviaire romain, ce qu'il a fait sans discontinuer pendant les trente dernières années de sa vie.»
Et pourtant, contradiction étonnante et presque inexplicable, c'est de cette même époque que M. Taschereau, le dernier historien de Corneille et très-zélé pour sa gloire, nous dit: «Il ne nous est pas échappé que l'amour joue un bien plus grand rôle dans ses derniers ouvrages que dans ceux qui illustrèrent sa carrière. En cela, il se conformait au goût du temps; il cherchait à mettre en œuvre les moyens de succès qui avaient si bien réussi à Racine, et dont il avait pu connaître par lui-même la puissance à la représentation de Psyché.»
Cela n'est que trop vrai, et l'on a peine à comprendre que, dans la partie la plus importante de son œuvre, à savoir son théâtre, Corneille se souvienne aussi peu de ce qu'il écrivait excellemment dans la préface de son poème: Louanges de la sainte Vierge: «Si ce coup d'essai ne déplaît pas, il m'enhardira à donner de temps en temps au public des ouvrages de cette nature pour satisfaire en quelque sorte l'obligation que nous avons tous d'employer à la gloire de Dieu du moins une partie des talents que nous en avons reçus.»
À la bonne heure, et l'on ne saurait mieux dire; mais j'ose penser que le poète eût pu mieux faire; autrement il faudrait s'en prendre au genre lui-même et l'on ne devrait plus du tout s'étonner du jugement sévère porté sur le théâtre par le plus grand nombre des théologiens et des moralistes. Il nous paraît donc regrettable à tous égards que le grand Corneille ait autant subi la tyrannique influence de son époque dont le Misanthrope dit si bien dans sa rude franchise:
Le mauvais goût du siècle en cela me fait peur.
Terrible mauvais goût puisque nous lui devons tant de fadeurs amoureuses, de tirades à la Céladon qui choquent dans les chefs-d'œuvre mêmes du poète lequel n'avait pas besoin de ces mesquins agréments. Son génie naturellement moral, sain, viril, aurait bien mieux encore mérité l'éloge que faisait de lui Napoléon à Sainte-Hélène: «La tragédie échauffe l'âme, élève le cœur, peut et doit créer des héros. Sous ce rapport peut-être, la France doit à Corneille une partie de ses belles actions; aussi, messieurs, s'il vivait, je le ferais prince72.»
LE GÉNÉRAL DESAIX
I
On ne saurait trop, en ce moment, mettre en relief les types de la vertu militaire exaltée par le patriotisme. Desaix en est un, assurément.
Né le 14 août 1768, à St-Hilaire-d'Ayat (Auvergne), de Gilbert-Antoine de Veygoux-Desaix et d'Amable de Beaufranchet d'Ayat, il fut mis, dès l'âge de sept ans, à l'école militaire d'Effiat, dont il devint un des plus brillants élèves. Aussi, à peine âgé de quinze ans, il entrait comme sous-lieutenant dans un régiment de Bretagne, où, comme à l'école, il se fit remarquer par sa conduite, qui lui fit donner par ses camarades le surnom de Caton ou le sage.
Quelques anecdotes à son sujet.
«Desaix, simple aide-de-camp encore, revenait d'une de ces promenades solitaires qu'il faisait loin des murs de Landau, contemplant la nature entière et observant avec un goût particulier celui de ses règnes qui a toujours eu le plus d'attrait pour les âmes douces et paisibles. Tout à coup, il voit la campagne et ses végétaux couverts de tourbillons de poussière; il entend des cris et des bruits d'armes. Il court aux lieux d'où ils partent: c'était un choc, c'était un combat entre une forte reconnaissance française et trois escadrons autrichiens. Sans armes, n'ayant qu'une cravache à la main, Desaix se jette au milieu de la mêlée: il est renversé et fait prisonnier. On le dégage, il recommence à combattre, et rentre dans Landau avec la reconnaissance victorieuse et un prisonnier qu'il a fait lui-même73.»
Devant Strasbourg, ses troupes, attaquées par un ennemi très-supérieur en nombre, plient et se retirent. Il se jette au-devant d'elles.
– Général, lui crie-t-on, n'avez-vous pas ordonné la retraite?
– Oui, répond Desaix, mais c'est celle de l'ennemi.
À ce cri d'une âme courageuse, et qui ménageait avec tant de délicatesse la fierté des soldats, ceux-ci, comme dans une manœuvre d'exercice, se retournent, fondent sur un ennemi qui se croyait déjà vainqueur et ne lui laissent pas même la ressource de la fuite.
«Je battrai l'ennemi tant que je serai aimé de mes soldats,» disait Desaix, et il en était adoré.
«Au passage du Rhin, en l'an V, l'un des premiers il touche la rive droite du fleuve; et au moment où, avec un petit nombre de soldats, il arrête, désarme ou renverse les bataillons autrichiens, un coup de fusil, qu'il a vu ajuster sur lui, lui perce la cuisse et le blesse grièvement. Cette générosité, qui ne l'abandonne jamais et qui semble le dominer davantage au milieu des scènes de carnage, lui donne la force d'aller jusqu'au soldat autrichien qui a tiré le coup et de le déclarer son prisonnier pour lui sauver la vie: ce n'est qu'alors qu'il fait connaître sa blessure.»
Bayard, assurément, ou quelque autre héros chrétien, n'aurait pas fait mieux.
Dans le livre assez récent de M. Martha-Becker, neveu de Desaix74, nous trouvons à glaner bien plus encore que dans l'opuscule de Garat. Quoique appartenant par sa naissance à l'aristocratie, Desaix, dans son patriotisme intelligent, jugea que c'était pour lui un devoir de ne pas quitter son régiment, le 46e de ligne, resté, grâce au corps d'officiers et au bon esprit des soldats, pur de tout excès. Mais, pour tenir à cette résolution, il lui fallut une certaine force d'âme, car son frère et plusieurs membres de sa famille se trouvaient dans l'armée de Condé, et sa mère elle-même, pour laquelle sa vénération était profonde, s'étonnait qu'il ne les eût point imités. Lors d'un congé qu'il vint passer près d'elle, au château de Veygoux, ils eurent à ce sujet une explication:
– J'avais cru, dit Mme de Veygoux à son fils, que vous auriez suivi vos frères?
– Maman, répondit-il, pouvais-je me séparer de mon régiment quand tous les officiers y sont demeurés?
– Votre refus d'émigrer vous portera malheur et fera rejaillir une honte éternelle sur notre famille. Il ne vous reste plus qu'à venir garder nos troupeaux pendant que vos frères combattront pour la défense du trône.
L'amertume de ce langage, si pénible pour Desaix dans la bouche de sa mère, avait ébranlé sa conviction, qui était celle du bon sens, lorsqu'une lettre de son frère, tombée d'aventure entre ses mains, en lui montrant sous leur vrai jour la situation faite aux émigrés dits retardataires, raffermit ses résolutions. À la menace faite par une parente de l'envoi d'une quenouille, présent dont on qualifiait les gentilshommes restés en France, il répondit: «Je n'émigrerai à aucun prix, je ne veux pas servir contre mon pays; je veux demeurer et avancer dans l'armée; non, jamais je ne serai émigré.»
Mais, d'ailleurs, il ne dissimulait pas son aversion et son dégoût pour les violences révolutionnaires, et, après la triste journée du 10 août, blâmée hautement et courageusement par le général Victor de Broglie, dont il était aide de camp, Desaix applaudit à la protestation de celui-ci et le suivit quelque temps dans la retraite. Revenu à l'armée du Rhin où, dans une seule année (1793), par la désastreuse influence des commissaires, se succédèrent neuf généraux en chef, Desaix, quoique dans un poste secondaire, par son infatigable activité, son dévouement pour le soldat, comme son intrépidité, «était devenu l'âme des combats et des combinaisons militaires.» Au mois d'août, il fut promu, sur le champ de bataille même, par les représentants, au grade de général de brigade, et le 21 octobre, il était nommé général de division. Desaix comptait vingt-cinq ans à peine. C'est alors qu'il écrit à sa sœur, restée près de Mme de Veygoux, une lettre admirable qu'on voudrait pouvoir citer tout entière, mais dont nous détacherons au moins quelques passages:
«… Je sais combien vous m'êtes attachées, et combien vous désirez qu'il ne m'arrive pas de malheurs. Je t'assure que vous avez bien tort de vous tourmenter si fort; je vais toujours très-bien; ma santé est bonne; ma blessure est entièrement guérie; je n'en attends plus que quelques autres, pourvu qu'elles soient glorieuses et utiles à mon pays. Que j'aurai de plaisir, chère petite sœur, à te présenter mes cicatrices glorieuses! Quand la guerre terrible et effroyable qui ravage et dévaste, qui sépare les amis, sera enfin terminée, simple, ignoré, paisible, content d'avoir contribué à rétablir la paix et à repousser les cruels ennemis, les barbares étrangers qui veulent nous faire la loi, je viendrai près de toi et nous ne nous séparerons plus; nous adoucirons la vieillesse de la bonne maman, nous chercherons à la rendre heureuse…
»Je ne crois pas avoir le plaisir de t'embrasser, cette année encore; l'hiver approche et la campagne ne finit pas; elle est bien dure. Plains nos malheureux volontaires couchés à terre, dans la boue jusqu'aux genoux et fatigués d'un service pénible et continuel. Plains-moi aussi, chère sœur, je suis élevé à un grade difficile et pénible, que je n'ai accepté qu'avec le plus grand regret. Je suis général de division et commande l'avant-garde; c'est bien de l'ouvrage pour ton frère que tu sais jeune et pas très-expérimenté… J'espère que la fortune m'aidera, qu'elle me sourira. Si la victoire me couronnait, j'en déposerais les couronnes entre les mains de maman, comme autrefois je lui donnais celles de lierre que méritait mon assiduité au collége. Je lui suis bien attaché à cette bonne mère; je l'aime au delà de ce qu'on peut dire. Que je voudrais la savoir contente et heureuse!
«Je suis bien désolé de voir, au milieu de mes richesses, avec les beaux appartements qu'on m'a donnés, que je ne puisse pas réunir une somme un peu considérable pour l'aider; elle ne m'a pas encore dit qu'elle en eût besoin; je crains qu'elle ne me le cache. Tu sais bien que tu as toujours été la confidente de mon cœur, que je n'ai jamais rien eu de caché pour toi. Eh bien! dis-moi, avez-vous besoin de quelque chose? Parle vite, je serai trop heureux de me priver pour vous offrir tout ce que je possède.»
Se peut-il un plus noble cœur, un plus tendre fils, un meilleur frère?
Grâce au patriotisme des officiers et des soldats, la campagne de 1793, dont les débuts n'avaient pas été heureux, se termina par des victoires. Desaix, plus que personne avait contribué à ce résultat. Eh bien! à ce moment-là même, par suite d'une dénonciation signée de quelques misérables et partie de l'Auvergne, sa vie fut en péril et il faillit avoir le sort de Custine, son ancien général. Déjà, par suite de cette dénonciation calomnieuse, pesait sur lui la menace d'une arrestation, quand eut lieu la prise d'Haguenau, dont les habitants, aussi bien que ceux des cantons environnants, se sachant assimilés par la prétendue justice révolutionnaire aux émigrés, cherchèrent, au nombre de plus de cinquante mille, leur salut dans la fuite. Desaix recueillit une foule de ces malheureux dans sa division, refusa de les livrer et favorisa leur évasion. Nouvelle dénonciation contre lui. Alors la fureur des révolutionnaires ne connut plus de bornes; malgré les efforts de Pichegru, et même de Saint-Just, l'ordre d'arrêter Desaix est donné et les commissaires de la Convention se présentent pour l'exécuter.
Mais soudain un généreux mouvement d'indignation soulève la division tout entière. Les soldats enlèvent le général, et, le plaçant au milieu des rangs, lui font un rempart de leurs corps en disant aux commissaires: «Il ne fallait pas faire la guerre si vous ne vouliez pas nous laisser le général qui nous a toujours menés à la victoire!» Devant cette énergique manifestation, les commissaires durent se retirer, et le général fut sauvé. Mais peu de temps après, Desaix avait à trembler pour sa mère et sa sœur, incarcérées à Riom comme parentes d'émigrés. Non-seulement il sollicite sans relâche en leur faveur, mais il pourvoit à leurs moindres besoins, en envoyant de l'argent au geôlier pour le sucre et le café. Puis il s'efforce de soutenir ou relever le courage des prisonnières. «Console-toi, ma bonne et chère sœur, de ta détention malheureuse! moi-même passionné pour la liberté, passionné pour les combats, je me suis attendu à être privé du plaisir de jouir de tous deux.» Ce ne fut qu'au bout de plusieurs mois cependant que Desaix obtint la mise en liberté des captives qui rentrèrent dans le domaine de Veygoux dont le séquestre avait été en partie levé.
Après la campagne de 1795, par suite du manque de vivres, si pénible pour l'armée, qui fit preuve d'une résignation héroïque et d'un admirable esprit de discipline, Desaix eut la satisfaction de signer une trêve nécessaire à nos braves soldats, heureux de pouvoir se refaire dans les cantonnements de l'Alsace et de la Lorraine. Telle était l'affection des troupes pour le jeune général, que le représentant Rivaut écrivait à cette époque au Directoire: «Ce sont toujours les chevaux qui nous manquent. Je vous l'ai dit, si Desaix, qui a habitué les troupes à le voir partout, avait des chevaux assez pour toujours aller, les troupes iraient avec lui au diable.»