Kitabı oku: «Les rues de Paris, Tome Premier», sayfa 15
II
De retour à Paris, il apprit qu'à l'Académie on s'occupait d'un grand projet de voyage à l'équateur ayant pour but de déterminer la grandeur et la figure de la terre. Il demanda tout aussitôt à faire partie de l'expédition, et connu du comte de Maurepas, il ne contribua pas peu à rendre le ministre tout favorable à l'entreprise et à accélérer les préparatifs. La Condamine partit avec deux autres membres de l'Académie, Bouguer et Godin, plus savants peut-être que leur confrère, sans lequel cependant l'expédition eût échoué; car ce furent son courage, sa gaieté, sa présence d'esprit, qui soutinrent les deux autres au milieu des difficultés d'une tâche des plus ardues et des rudes épreuves d'un voyage qui ne dura pas moins de dix années. Voici ce que Delille nous apprend:
«Si nous plaignons l'astronome dans nos villes, imaginez ce que dut éprouver M. de la Condamine dans ces contrées lointaines. Pour le bien peindre, il faudrait les couleurs, je ne dis pas de l'éloquence, mais de la poésie même; et je ne sais si je pourrai me défendre d'employer quelquefois son langage; du moins ici le merveilleux n'a pas besoin de fiction. Aux travaux fabuleux de cet Ulysse banni par la colère des Dieux, cherchant sa patrie sur terre et sur mer, et échappant aux enchantements de la cour de Circé, on peut opposer sans doute les travaux réels de M. de La Condamine, s'arrachant aux délices de la capitale, fuyant sa patrie pour chercher la vérité, traversant de vastes déserts, souvent abandonné de ses guides, escaladant des montagnes inaccessibles jusqu'à lui, menacé d'un côté par les masses de neige suspendues à leur sommet, de l'autre par la profondeur des précipices, marchant sur des volcans plus terribles cent fois que ceux de notre continent, respirant de près leurs exhalaisons, quelquefois même entendant gronder ces foudres souterrains et voyant des torrents de soufre sillonner ces neiges antiques que n'avaient point effleurées les feux de l'équateur… Tandis qu'il sondait le volcan de Pitchincha, il voyait s'enflammer, à sept lieues de distance, celui de Coteau Paxi, sur lequel il observait quelques jours auparavant; et peut-être sans cet éloignement, dont sa curiosité s'indignait, sans doute entraîné par elle, et trop digne émule de Pline, il lui aurait ressemblé dans sa mort, comme il l'avait imité dans sa vie.
»À d'incroyables dangers se joignaient d'incroyables fatigues: mesurer la toise en main une base immense; chercher à travers des rochers, des ravins, des abîmes, les points de ses triangles; replanter vingt fois, sur des monts escarpés, des signaux, tantôt enlevés par les Indiens, tantôt emportés par les ouragans; passer plusieurs nuits sous des tentes chargées de frimas, quelquefois arrachées par les vents; essuyer la cruelle alternative et des plus accablantes chaleurs dans la plaine, et du froid le plus âpre dans les montagnes; voilà quelle fut sa vie pendant sept ans entiers.»
Plus loin Delille nous dit encore: «Je ne vous le représenterai point, après un trajet de cinq cents lieues sur la rivière des Amazones, ce fleuve immense, large de cinquante lieues à son embouchure, s'enfonçant dans la rivière du Para large de trois lieues, échouant contre un banc de vase, obligé d'attendre sept jours les grandes marées, remis à flot par une vague plus terrible que celle qui l'avait fait échouer, et sauvé par où il devait périr; je ne vous peindrai pas les tempêtes qu'il essuya, les nations inconnues qu'il traversa, tous les dangers enfin menaçant ses jours, tandis que lui, tranquille observateur, seul au milieu de ces déserts, avec trois Indiens, maîtres de sa vie, tenait toujours le baromètre, la sonde et la boussole.»
La Condamine a publié de son voyage une relation intéressante, quoique à la façon d'un résumé. Nous détachons de ce volume quelques pages qui prouvent, avec le talent d'observation de l'auteur, que son style ne manque ni d'agrément ni de facilité:
«Pont suspendu.– Je rencontrai sur ma route plusieurs rivières qu'il fallut passer sur des ponts de cordes d'écorce d'arbre, ou de ces espèces d'osiers qu'on appelle lianes dans nos îles de l'Amérique. Ces lianes, entrelacées en réseau, forment d'un bord à l'autre une galerie en l'air, suspendue à deux câbles de la même matière, dont les extrémités sont attachées sur chaque bord à des branches d'arbre. Le tout ensemble présente le même aspect qu'un filet de pêcheur, ou mieux encore, un hamac indien qui serait tendu d'un côté à l'autre de la rivière. Comme les mailles de ce réseau sont fort larges et que le pied pourrait passer au travers, on tend quelques roseaux dans le fond de ce berceau renversé pour servir de plancher. On voit bien que le poids seul de tout ce tissu, et plus encore le poids de celui qui y passe, doit faire prendre une grande courbure à toute la machine, et si l'on fait attention que le passant, quand il est au milieu de sa carrière surtout lorsqu'il fait du vent, se trouve exposé à de grands balancements, on jugera aisément qu'un pont de cette espèce, quelquefois de plus de trente toises de long, a quelque chose d'effrayant au premier coup d'œil… Cependant ce n'est pas encore là l'espèce de pont la plus singulière ni la plus dangereuse qui soit en usage dans le pays.»
Voici le portrait que l'auteur nous fait des indigènes indiens: «J'ai cru reconnaître en tous un même fonds de caractère, l'insensibilité en fait la base; je laisse à décider si on la doit honorer du nom d'apathie, ou l'avilir par celui de stupidité. Elle naît sans doute du petit nombre de leurs idées, qui ne s'étend pas au-delà de leurs besoins. Gloutons jusqu'à la voracité, quand ils ont de quoi se satisfaire; sobres, quand la nécessité les y oblige, jusqu'à se passer de tout sans paraître rien désirer; pusillanimes et poltrons à l'excès, si l'ivresse ne les transporte pas; ennemis du travail, indifférents à tout motif de gloire, d'honneur ou de reconnaissance; uniquement occupés de l'objet présent et toujours déterminés par lui; sans inquiétude pour l'avenir; incapables de prévoyance et de réflexion, se livrant quand rien ne les gêne à une joie puérile qu'ils manifestent par des sauts et des éclats de rire immodérés, sans objet et sans dessein; ils passent leur vie sans penser et ils vieillissent sans sortir de l'enfance dont ils conservent tous les désirs.»
Ce portrait du sauvage, dessiné d'après nature, d'après l'original, ne ressemble guère à celui que Jean-Jacques traçait de fantaisie à la même époque, pour justifier ses folles théories. Le passage de La Condamine était fait pour l'embarrasser et le contrarier, surtout à cause de la conclusion qui contredit si formellement le système du philosophe de Genève: «L'homme naît bon, c'est la société qui le déprave.» Or La Condamine répond: «On ne peut voir sans humiliation combien l'homme abandonné à la simple nature, privé d'éducation et de société, diffère peu de la brute.»
De courageux missionnaires cependant s'étaient dévoués à la rude tâche d'évangéliser ces populations dégradées et de faire des hommes de ces brutes. Notre voyageur dut aux bons pères de grands secours et se plaît à le reconnaître. «J'étais attendu à Borja par le R. P. Magnin, missionnaire jésuite, en qui je trouvai toutes les attentions et prévenances que j'aurais pu espérer d'un compatriote et d'un ami.»
«Le missionnaire (portugais) de Saint-Paul, dit-il ailleurs, prévenu de notre arrivée, nous tenait prêt un grand canot équipé de quatorze rameurs avec un patron. Il nous donna de plus un guide portugais et nous reçûmes de lui et des autres religieux de son ordre, chez qui nous avons déjeuné, un traitement qui nous fit oublier que nous étions au centre de l'Amérique de 500 lieues de terre habitées par des européens59.»
Pendant que La Condamine, ne pensant qu'à la science, explorait les Cordilières du Pérou, les habitants du pays le croyaient occupé sur ces montagnes à découvrir de l'or. Or, «au moment où il se préparait à revoir sa patrie et à lui porter les vérités qu'il avait conquises, on lui enlève une cassette qui renfermait ses journaux et l'argent destiné pour son voyage. Il fait publier sur-le-champ qu'il consent à perdre la somme entière, pourvu qu'on lui rende ses papiers. La condition fut acceptée, et, malgré la perte d'une somme considérable, il crut en effet avoir retrouvé son trésor60.»
Son courage égalait son désintéressement. Dans son voyage du Levant, plutôt que de livrer au cadi de Baffa un dépôt d'argent qui lui avait été confié, on le vit se défendre contre soixante hommes, braver les coups de fusil, le canon même, enfin traîné devant le cadi, lui en imposer par sa fermeté, lui arracher des excuses par ses menaces; en un mot faire respecter les droits de la propriété dans le pays des usurpations et ceux de la liberté dans le séjour de l'esclavage.
Après dix années d'absence, La Condamine revit l'Europe où il ne tarda pas à publier le résultat de ses observations. Mais ce Mémoire fut attaqué violemment par Bouguer avec lequel, pendant le voyage, s'était brouillé La Condamine. Celui-ci, dans sa réponse plus malicieuse que passionnée, mit les rieurs de son côté, ce qui lui donna gain de cause.
III
On eût cru qu'après tant de fatigues, La Condamine devait éprouver le besoin du repos, mais la dispute avec Bouguer à peine terminée, nous le voyons partir pour l'Italie; il est vrai, qu'en outre de la curiosité du touriste, un motif particulier le portait à entreprendre ce voyage. Il voulait voir Rome et surtout le Souverain-Pontife dont l'accueil fut pour lui des plus bienveillants. Benoit XIV fit à La Condamine cadeau de son portrait en l'interrogeant longuement sur ses voyages, et il lui accorda avec bonne grâce la dispense que le savant sollicitait afin de pouvoir épouser une de ses parentes. Cette démarche, pour le dire en passant, prouve que La Condamine n'était point tout à fait un sceptique à la façon de certains de ses confrères de l'Académie. Du reste, il en fut récompensé, Delille nous l'atteste:
«Sa plus douce consolation, c'était l'attachement de sa digne épouse. Si jamais l'hymen est respectable, c'est surtout lorsqu'une femme jeune adoucit à son époux les derniers jours d'une vie immolée au bien public. La sienne aimait en lui un mari vertueux; elle respectait un citoyen utile. Cette impétuosité inquiète qui, dans M. de La Condamine, ressemblait quelquefois à l'humeur, loin de rebuter sa tendresse, la rendait plus ingénieuse. Elle le consolait des maux du corps, des peines de l'esprit, de ses craintes, de ses inquiétudes, de ses ennemis et de lui-même; et ce bonheur, qui lui avait échappé peut-être dans ses courses immenses, il le trouvait à côté de lui dans un cœur tendre, qui s'imposait, par l'amour constant du devoir, ces soins recherchés qu'inspire à peine le sentiment passager de l'amour.»
La Condamine, spirituel, aimable, célèbre par ses longs voyages, jouissant dans le monde d'une grande réputation comme savant, écrivant avec correction, souvent même avec élégance, semblait tout naturellement désigné au choix de l'Académie, qui, en effet, l'admit dans son sein en 1760. Son discours de réception se distingue par la clarté et la simplicité avec laquelle contrastait le ton solennel de Buffon, d'ailleurs très-éloquent dans la brièveté. «Sa réponse n'a que deux pages, nous dit Biot, mais ces deux pages, écrites avec génie, porteront plus loin le nom de La Condamine que tous ses ouvrages n'auraient pu faire.»
À l'occasion de cette séance, on fit circuler une épigramme assez malicieuse que quelques-uns attribuent à La Condamine lui-même:
La Condamine est aujourd'hui
Reçu dans la troupe immortelle;
Il est bien sourd: tant mieux pour lui;
Mais non muet: tant pis pour elle.
Cette surdité, gagnée par le voyageur dans ses courses au sommet des Cordilières, lui fut une cruelle épreuve, aggravée dans les dernières années par une paralysie qui ne lui permettait presque plus aucun mouvement. Dans cet état, ne pouvant plus se rendre à l'Académie, il se faisait lire le compte-rendu des séances et les Mémoires les plus intéressants.
Il apprit par l'un d'eux qu'un jeune chirurgien venait de proposer une opération très-hardie et nouvelle pour une des maladies dont il souffrait. Aussitôt il le fait appeler et l'invite à tenter sur lui-même une nouvelle expérience.
– Mais, dit le praticien, je puis avoir le malheur de ne pas réussir.
– Que cela ne vous inquiète pas, monsieur; je suis vieux et malade; on dira que la nature vous a mal secondé. Tout au contraire, si vous me guérissez, je rendrai moi-même à l'Académie un compte exact de votre procédé, et cela vous fera, je crois, grand honneur.
Le jeune homme consent, l'opération a lieu, mais ce qui n'arrive guère d'habitude, le malade, trouvant qu'il était trop expéditif, lui disait:
«Allez donc plus doucement, monsieur, je vous prie, qu'importe que je souffre un peu davantage! L'important est que je voie et puisse bien me rendre compte de votre procédé, afin de faire mon rapport à l'Académie.»
La Condamine n'eut pas cette satisfaction. Il succomba aux suites de cette opération, supportée avec un courage qui ne l'abandonna pas jusqu'à la fin, en dépit de ses souffrances. On aime à voir Delille ajouter: «Le même enthousiasme et la même curiosité qui lui avaient fait si souvent exposer sa vie, ont avancé sa mort; il l'a vue s'approcher, je ne dis pas avec intrépidité, mais j'oserais presque dire avec distraction. Ce n'était point l'incrédulité stupide, qui cherche à s'étourdir sur ce dernier moment, c'était l'inattention d'un homme ardent, dont l'âme se prend et s'attache, jusqu'au dernier soupir, à tout ce qui l'environne, qui se hâte de vivre, et dont l'activité n'a fini qu'avec lui.» Mais cette préoccupation excessive, on peut l'espérer, ne le détourna point absolument des pensées de l'éternité, et «sa curiosité, pour parler comme Bossuet, ne languit pas sur ce seul point.»
Parmi les nombreux ouvrages de La Condamine, il s'en trouve plusieurs relatifs à l'inoculation de la petite vérole, pratique qu'il s'efforça de propager, mais depuis si heureusement remplacée par la vaccine. Quand on lit, dans les historiens du temps, les ravages causés par la terrible maladie qui, souvent devenant épidémique, enlevait en quelques jours des villages entiers, on se sent plein d'une reconnaissance profonde pour Jenner qu'on n'hésite pas à placer au premier rang des bienfaiteurs de l'humanité.
«Il est juste de dire, avec M. Renauldin, que c'est en France, dans l'année 1781, que l'idée première de la possibilité du transport d'une éruption de la vache sur l'homme a eu lieu, que cette idée, émise par un Français (M. Rabaut-Pommier) devant un médecin anglais, a été communiquée par ce dernier à Jenner, son compatriote, qui, ensuite appliquant toute son attention à ce fait, aurait consulté les traditions populaires du pays où il exerçait la médecine et aurait appris que depuis longtemps on y connaissait cette propriété qu'avait la maladie de la vache, non-seulement de se communiquer à l'homme, mais encore de le préserver de la petite vérole.»
«Ainsi, continue M. le docteur Husson61, la vaccine était connue avant que Jenner s'en fût sérieusement occupé, et sans rien ôter au mérite du docteur anglais qui a étudié, approfondi, expérimenté et fait connaître tout ce qui est relatif à la vaccine, notre patrie peut réclamer sa part dans cette heureuse invention… dont l'idée mère et première a été donnée par un Français, et dont l'étude et la juste appréciation ont été, même de l'aveu de nos voisins d'outre-Manche, plus vigoureusement suivies parmi nous que parmi eux.»
Chaptal, lorsqu'il était ministre de l'intérieur, y contribua tout particulièrement, et l'on ne saurait donner trop d'éloges à son zèle.
Il n'est pas inutile d'ajouter que Jenner, à l'honneur de l'Angleterre, fut magnifiquement récompensé. Le parlement, par deux fois, lui vota des remercîments publics et unanimes en lui accordant le 2 juin 1802, à titre de récompense nationale, une somme de dix mille livres sterling, et en 1807 une autre somme de vingt mille livres, auxquelles il faut ajouter cinq cents livres données par le roi (total, 762,500 fr.). Le chancelier d'Angleterre dit à cette occasion:
«La Chambre peut voter pour le docteur Jenner telle récompense qu'elle jugera convenable; elle recevra l'approbation unanime, parce que cette récompense a pour objet la plus grande ou l'une des plus importantes découvertes que la société ait faites depuis la création du monde.»
De telles paroles font honneur à l'homme d'État qui les prononçait, comme à la haute assemblée qui savait les comprendre et s'y associer par l'unanimité de ses applaudissements.
D'ailleurs le dévouement et le zèle désintéressés de Jenner méritaient ces récompenses; car après avoir refusé une place lucrative dans l'Inde par attachement pour son frère et pour sa patrie, il alla s'établir à Berkeley (comté de Glocester), lieu de sa naissance (17 mai 1749), pour y exercer la chirurgie. Là, mis sur la trace de la découverte qui devait immortaliser son nom, il consacra plusieurs années à des recherches, à des observations, des expériences nécessaires pour s'assurer avec une entière certitude des propriétés bienfaisantes de la vaccine. Sa conviction formée et devenue inébranlable, il dut se résigner à quitter sa paisible vallée de Glocester pour aller habiter Londres «où, dit M. Renauldin62, il consacra tout son temps à donner aux médecins les instructions dont ils pouvaient avoir besoin pour le succès de la vaccination, et à entretenir avec l'étranger une immense correspondance, laquelle devint même tellement étendue, qu'il fut forcé d'en demander l'interruption à cause des frais énormes qu'elle lui occasionnait.»
L'indemnité dont nous avons parlé le dédommagea amplement de ces généreuses dépenses. Riche, grâce à la munificence nationale, il n'en continua pas moins jusqu'à la fin de sa vie, avec le même zèle, ses études et ses recherches, tout occupé de la pensée d'étendre les applications de la vaccine à certaines autres affections éruptives, à la coqueluche, etc. Devenu veuf en 1815, il se retira avec son fils et sa fille à Berkeley, où il mourut subitement d'apoplexie, dans sa bibliothèque, le 26 janvier 1823. Ses enfants, quoique vivant près de lui, arrivèrent seulement pour lui fermer les yeux.
Trois années après (1826), on érigeait à Jenner une statue en marbre blanc, dans l'église de Glocester.
CORNEILLE (PIERRE)
I
«Le créateur de l'art dramatique en France, dit Victorin Fabre63 l'un des hommes qui ont le plus contribué au développement du génie national, et le premier dans l'ordre des temps entre les grands écrivains du siècle de Louis XIV.» En effet, il avait depuis longtemps publié tous ses chefs-d'œuvre lorsque, en 1664, Racine fit jouer sa première pièce (les Frères ennemis). Un intervalle de trente-quatre ans sépare le Cid d'Andromaque.
Corneille (Pierre) naquit à Rouen, le 6 juin 1606; son père nommé aussi Pierre Corneille, était avocat général à la table de Normandie64 et il destinait son fils au barreau lorsqu'une aventure racontée par Fontenelle, mais qu'il me paraît inutile de rappeler, révéla au jeune homme sa vocation littéraire, et lui inspira sa première comédie, Mélite, jouée non sans succès en 1629. Elle fut suivie de Clitandre, la Veuve, la Galerie du Palais, la Suivante, la Place Royale, fort bien accueillies par le public qui, par comparaison avec ce qu'on voyait alors sur la scène, trouvait presque des chefs-d'œuvre ces faibles essais d'un talent qui suivait le goût de son siècle avant de le réformer, ces ébauches informes dans lesquelles déjà cependant se rencontrent des combinaisons ingénieuses, des vers heureux, des traits spirituels. Dans Médée(1635), malgré l'horreur et l'invraisemblance du sujet, moins choquant d'ailleurs à l'époque où Corneille écrivait qu'aujourd'hui, le grand tragique se révèle par quelques passages et surtout par le fameux vers:
Dans un si grand revers que vous reste-t-il? – Moi!
Quoique ces divers ouvrages ne se lisent plus guère, le succès qu'ils eurent alors attira l'attention de Richelieu, visant au rôle de Mécène, et qui volontiers pensionnait des poètes, Bois-Robert, Colletet, Rotrou, l'Étoile qu'il chargeait de mettre en vers les pièces dont il fournissait le canevas65. Corneille leur fut adjoint, et pour se concilier ce puissant protecteur, il se résigna, lui aussi, à cette ennuyeuse besogne. Mais, en honnête homme qu'il était, il y mit de la conscience, et trouvant, en certains endroits, le scénario donné par l'éminence, mal combiné, il n'hésita pas à faire les changements nécessaires dont le cardinal eût dû lui savoir gré. Tout au contraire, son amour-propre d'auteur fort chatouilleux s'offensa et il fit à Corneille en termes assez vifs des reproches que le poète ne crut pas devoir prendre en bonne part, ce qui lui valut une admonestation plus sévère du haut personnage. «Vous manquez d'esprit de suite,» lui dit-il entre autres choses, expression qui, à cette époque, signifiait que Corneille n'était pas suffisamment docile ou servile.
Le poète, qui avait dans le caractère quelque chose de la fierté romaine, garda le silence; mais le lendemain, prétextant que des affaires de famille le rappelaient à Rouen, il demanda son congé et déclara renoncer à sa pension. Le cardinal prit de l'humeur de cette incartade que les envieux et les flatteurs se plurent à exagérer, et de là son mécontentement que le succès inattendu du Cid ne fit qu'exaspérer. Maintenant faut-il, à l'exemple des biographes, qui nous racontent ces détails, la plupart contestables, faut-il prendre parti complètement pour Corneille et donner tous les torts au ministre? Non, sans doute, Corneille déjà disait de lui-même avec la conscience de son génie:
Je sais ce que je vaux et crois ce qu'on m'en dit.
Pour me faire admirer, je ne fais point de ligue,
J'ai peu de voix pour moi, mais je les ai sans brigue.
Je satisfais ensemble et peuple et courtisans,
Et mes vers en tous lieux sont mes seuls partisans;
Par leur seule beauté ma plume est estimée:
Je ne dois qu'à moi seul toute ma renommée;
Et pense toutefois n'avoir point de rival,
À qui je fasse tort en le traitant d'égal66.
Il n'eut pas peut-être dans la discussion les ménagements que la situation commandait et dont plus tard il comprit mieux la nécessité. Quoiqu'il en soit, retourné à Rouen, il y fit par fortune la connaissance d'un M. de Châlon, ancien secrétaire de Marie de Médécis, qui lui dit un jour:
«Monsieur, vos comédies sont pleines d'esprit; mais permettez-moi de vous le dire, le genre que vous avez embrassé est indigne de vos talents: vous n'y pouvez acquérir qu'une renommée passagère. Vous trouverez, chez les Espagnols, des sujets qui, traités dans notre goût par un esprit tel que le vôtre, produiront de grands effets. Apprenez leur langue; elle est aisée: j'offre de vous montrer ce que j'en sais. Nous traduirons d'abord quelque endroits de Guilhen de Castro.»
Corneille accepta et il n'eut qu'à s'en applaudir, car ce fut ainsi qu'il trouva le sujet du Cid accueilli par une explosion d'enthousiasme et des transports dont Pélisson se fait l'écho: «Il est malaisé, dit-il, de s'imaginer avec quelle approbation cette pièce fut reçue de la cour et du public. On ne pouvait se lasser de la voir; on n'entendait autre chose dans les compagnies; chacun en savait quelques parties par cœur; on la faisait apprendre aux enfants, et en plusieurs endroits de la France, il était passé en proverbe de dire: «Cela est beau comme le Cid.»
Maintenant faut-il prendre à la lettre les récriminations des biographes résumées dans ces deux vers de Boileau:
En vain contre le Cid un ministre se ligue,
Tout Paris pour Chimène a les yeux de Rodrigue.
Est-il bien vrai, comme l'affirme M. Victorin Fabre, que ce succès trop éclatant excita contre l'auteur une des persécutions les plus violentes dont l'histoire des lettres et des passions qui les déshonorent ait conservé le souvenir? Rivaux de gloire, amis de cour, tout jette le masque; un ministre tout puissant s'était ligué contre le Cid.
Sans contester que le succès du Cid ait dû provoquer des jalousies, doit-on voir là le motif unique des critiques dirigées contre la pièce et en particulier de l'attitude de Richelieu qui n'aurait obéi qu'à une misérable rancune? Suivant mon habitude de n'accepter que, sous bénéfice d'inventaire les affirmations des biographes quand elles ne s'appuient pas sur des faits indiscutables, dans cette circonstance, je me permettrai de penser autrement qu'eux relativement au cardinal. Il faut bien le reconnaître aujourd'hui qu'on peut tout dire, le Cid, absous par le succès, n'est pas une pièce irréprochable au point de vue de l'art non plus que de la morale quoique disent M. Victorin Fabre et d'autres: «C'était l'un des plus heureux sujets que pût offrir le théâtre; une intrigue noble et touchante, le combat des passions entre elles, et du devoir contre les passions; c'était l'art encore inconnu de disposer, de mouvoir les grands ressorts dramatiques, l'art d'élever les âmes et de toucher les cœurs; en un mot c'était la vraie tragédie.»
Ce jugement, stéréotypé pour tous les manuels littéraires, ne peut s'admettre sans réserve. Assurément la pièce du Cid est une conception des plus dramatiques; on y trouve et en nombre des scènes émouvantes, et ces admirables dialogues dont le grand Corneille semble avoir gardé le secret; qui vous enlèvent par la sublime fierté du langage, la force et la vivacité des reparties jetées dans un alexandrin superbe dont le moule est d'airain. Ces merveilles de l'art nul homme de sens et de goût ne les conteste; mais faut-il nier pour cela les longueurs et les fastidieuses redites de ce rôle inutile et ennuyeux de l'Infante? La morale de la pièce mérite un blâme plus sévère encore. Qu'est-ce au fond que ce devoir auquel obéissent les principaux personnages en se sacrifiant eux et les leurs avec une résolution inexorable? Qu'est-ce que «cet honneur» qui revient à chaque instant sur leurs lèvres? L'orgueil, rien que l'orgueil, un orgueil féroce, qui, foulant aux pieds toute religion, toute morale, estime le pardon des injures une suprême lâcheté, et après un soufflet reçu, ne voit que la vengeance, et prompte, et se juge avili, déshonoré, indigne de vivre si l'affront n'est pas lavé dans le sang. Ces maximes si profondément anti-chrétiennes s'étalent dans les plus beaux vers, triomphent partout dans la pièce qui est, avec la glorification d'une passion amoureuse, celle plus condamnable du duel, et du duel à outrance:
Ce bras, jadis l'effroi d'une armée ennemie,
Descendait au tombeau tout chargé d'infamie,
Si je n'eusse produit un fils digne de moi,
Digne de son pays et digne de son roi.
Il m'a prêté sa main, il a tué le comte,
Il m'a rendu l'honneur, il a lavé ma honte.
S'écrie le père de Rodrigue. Or, ne peut-on pas admettre que Richelieu, cardinal et assez bon théologien, surtout grand homme d'état, ait pris ombrage de tout cela, lui qui comme ministre, combattait avec tant d'énergie ce malheureux préjugé, ce crime du duel qui de son temps avait fait un trop grand nombre de victimes? Quoi d'étonnant à ce qu'il eût été choqué comme d'une atteinte à l'autorité aussi bien qu'à la religion de toutes ces fausses et sauvages maximes, débitées au théâtre avec audace et accueillies par des applaudissements frénétiques, et que tel fut le principal motif de son irritation à l'endroit du Cid, bien plutôt qu'une mesquine jalousie littéraire.
Cette opinion nous paraît d'autant plus vraisemblable que, tout en déférant à l'Académie le jugement de la fameuse pièce, il rendait justice au mérite du poète, et lui continuait ses libéralités que Corneille «acceptait avec résignation», dit Victorin Fabre, non moins ingénieux et raffiné dans son interprétation que M. L. J. de la Nouvelle Biographie qui voit une ironie à peine dissimulée dans la dédicace si louangeuse des Horaces où Corneille dit à Richelieu: «C'est de votre Éminence que je tiens tout ce que je suis… Nous vous avons deux obligations très signalées, l'une d'avoir ennobli le but de l'art, l'autre de nous en avoir facilité la connaissance… J'ai souvent appris en deux heures (dans ses entretiens avec le cardinal) ce que mes livres n'eussent pu m'apprendre en dix ans; c'est là que j'ai puisé ce qui m'a valu l'applaudissement du public, ce que j'ai de réputation, dont je vous suis entièrement redevable.»
Il y avait trop d'honnêteté dans le caractère de Corneille pour qu'on puisse supposer qu'il ne parlait pas sérieusement, réconcilié de bonne foi avec le cardinal. Il le louait comme on louait alors dans les dédicaces, avec peu de discrétion et de mesure, témoin l'épître67 au président du parlement de Toulouse, Montauron, comparé à Auguste, un compliment que le magistrat prit en bonne part et ne crut pas payer trop cher par un cadeau de 1,000 pistoles au poète, lequel ne s'en trouva nullement humilié, tout au contraire, car dans les idées du temps, cela faisait honneur à l'un comme à l'autre.
Polyeucte succéda à Cinna et ne fut pas moins bien accueilli encore que, dans une lecture faite à l'hôtel de Rambouillet, le cercle des précieuses eût peu goûté ce sujet chrétien, tant, par suite d'une fausse éducation, les idées païennes dominaient les esprits les plus cultivés et ceux-là surtout; car la pièce fut jouée aux applaudissements réitérés d'un parterre enthousiaste. Après la communication officieuse qui lui avait été faite par Voiture témoignant de la désapprobation des dames et messieurs de l'hôtel Rambouillet, Corneille, découragé, aurait retiré sa pièce s'il n'en eût été empêché par un obscur comédien, La Roque, qui en jugea mieux que tous les beaux esprits du temps, et là où ils ne voyaient qu'une déclamation pieuse et ennuyeuse, sut deviner un chef-d'œuvre. On peut dire, à la décharge de l'hôtel de Rambouillet, que, dans Polyeucte, où se voient tant d'admirables scènes, tant de dialogues sublimes, il y avait aussi des choses faites pour déplaire, par exemple le caractère bas de Félix, le zèle pas toujours éclairé de Néarque et de Polyeucte, et comme dit Fontenelle, «on pouvait craindre qu'un homme qui résigne sa femme à son rival ne passât pour un imbécile plutôt que pour un bon chrétien.» Ce ne fut donc pas peut-être «le christianisme qui avait extrêmement déplu» mais l'exagération qui pouvait le montrer sous un jour peu favorable en le rendant odieux ou ridicule.