Kitabı oku: «La Becquée», sayfa 11
XII
LA TERRE EST SAUVE!
Félicie s'alita dans les premiers jours de septembre.
On ne la vit pas descendre, un matin; au moment de se mettre à table, ces dames s'interrogèrent en désignant la place vide, et grand'mère fit signe de la tête: «Non». Pendant quelques jours encore, on posa son couvert, à la place habituelle, devant la cheminée, sous la photographie et le Cupidon. L'oncle Planté regardait, en face de lui, la serviette sanglée dans le rond d'ivoire.
La femme de Philibert se révéla promptement une garde-malade incomparable. Elle, grand'mère et la Boscotte montaient et descendaient tout le jour; on les rencontrait dans le corridor, faisant du vent à leur passage. Et Félicie ne voulait point que les autres personnes entrassent dans sa chambre, car elle avait honte de se montrer délabrée.
Une après-midi, je l'aperçus du dehors. La fenêtre ouverte, au-dessus de la salle à manger d'acajou, laissait voir un bonnet blanc et le bras d'une camisole à dessins mauves. Le bonnet tourna, et les yeux bleus parurent dans une chair couleur de paille d'avoine. Ils se fixèrent à distance. Ils devaient, au delà du parc, caresser le coteau où mûrissait la vendange. Ils restèrent là, longtemps. Peut-être voyaient-ils plus loin encore… Le jour était magnifique; un air doux soulevait le parfum des héliotropes autour du perron; la jolie rouille de l'automne commençait de gagner les touffes d'arbres; l'oncle Planté, au bout de la pelouse, mettait en place les bulbes des jacinthes; contre le mur, entre les tamaris et un grand bouleau blond, Fridolin passait aux grappes de chasselas, comme à de belles chevelures dorées, des filets de crin; et, de l'autre côté de la clôture, on entendait un homme qui poussait la charrue en nommant tour à tour ses boeufs: «Brun» et «Rosé». Çà et là, un cri d'oiseau, une voix dans la campagne. Tous les bruits étaient familiers et charmants. Et, au-dessus de cela, dans le grand désert du ciel immobile, qui dira jamais ce qu'il y avait, pour qu'un enfant, qui ne recevait que l'impression confuse des choses, en ait frémi?
Philibert, étonné de me trouver si attentif, frappa dans ses mains. Je sautai, et, là-haut, la face jaune abaissa les yeux sur nous.
Elle était prise! On l'avait vue; ne pouvait-on l'approcher? Philibert demanda la permission de monter. Elle branla sa pauvre tête désespérée. Nous insistâmes. Alors elle nous dit:
– Eh bien! attendez un peu que je fasse un brin de toilette.
Marceline parut au bord de la fenêtre, tenant à deux mains la veilleuse, un tablier bleu à la ceinture. Toujours en train, tuant son chagrin à force d'agir, elle travaillait plus que les bonnes, veillait la malade, la changeait, lui cuisinait des plats légers, connaissait tous les soins subtils. Félicie, humiliée d'abord, la boudait sans tiédir son zèle, mais, vaincue par son courage, elle la prenait en affection et ne permettait plus qu'aucune autre personne la touchât. Grand'père Fantin en augurait beaucoup de bien pour les dispositions testamentaires.
Derrière nous, tout le monde pénétra dans la chambre, et, de ce jour-là, Félicie, qui ne comptait plus les défaites, laissa voir sa décrépitude.
Elle était assise dans un grand fauteuil garni de toile de Jouy à vignettes, et sa personne semblait tassée, réduite, ainsi que sa figure, comme si «le crabe» l'eût mangée tout entière. La table de nuit portait des fioles; un guéridon les six livres des fermes, en toile noire élimée aux angles; une armoire de noyer qu'on ouvrait souvent exhalait une odeur de lavande et d'iris.
Elle parut étonnée de nous voir si nombreux tout à coup autour d'elle:
– Mon Dieu! dit-elle, mais combien donc est-ce qu'il y en a?
On se compta, en riant, sans en avoir envie. On lui dit qu'il y aurait demain une tête de plus, si elle le voulait bien: madame Leduc réclamait la faveur de venir l'embrasser.
– Oh! oh! dit Félicie, cela sent mon enterrement.
Elle demanda à grand-père Fantin s'il voyait un inconvénient à se rencontrer avec sa soeur, malgré le tour qu'elle lui avait joué. Il n'en voyait aucun.
– Allons! vous n'êtes pas susceptible.
Trois jours après, le frère et la soeur se faisaient mille tendresses, et ils se promenaient, bras dessus, bras dessous, dans les allées de Courance: les meilleurs amis du monde.
La première conséquence du séjour de madame Leduc fut que Félicie témoigna le désir de voir un prêtre. Elle ne voulait point entendre parler de l'abbé Fombonne, curé de sa paroisse; mais elle dit qu'elle recevrait monsieur le curé de Beaumont.
Le curé de Beaumont était un vieillard sec, très distingué et très digne. Originaire d'une grande famille, en dix années de ministère il avait distribué sa fortune. Il prêchait le renoncement au monde et vivait conformément à sa parole. C'est pour cela qu'on parlait peu de lui.
Quand il vint, on le laissa avec sa pénitente, et leur entretien dura longtemps. Félicie en sortit maussade.
– Je gage que monsieur le curé vous a reproché votre attachement aux biens terrestres?
– Peu importe! dit-elle; mais, quand j'aurai besoin d'un conseil, ce n'est pas à lui que je m'adresserai.
– Je vois qu'il n'a pas été de votre avis.
Ce petit incident causa des inquiétudes. On soupçonna qu'elle avait consulté le curé à propos de son testament. Pourquoi n'approuvait-il pas ses intentions? Et l'inquiétude s'accrut parce que Félicie se préparait décidément à la mort, et ne parlait pas d'ajouter le moindre codicille à ses dispositions déjà anciennes.
Grand'mère blâmait ceux qui doutaient de sa soeur:
– À vous entendre, en vérité, on la croirait inhumaine; mais depuis quinze ans, vingt ans, qui est-ce donc qui nous a donné la becquée? Elle ne nous laissera pas mourir de faim; elle nous l'a promis; moi, je ne lui demande pas autre chose.
Madame Leduc fut un ferment nouveau au milieu du groupe de ceux que la réserve de Félicie commençait à aigrir. Des conciliabules secrets se reformaient autour d'elle. Grand'père Fantin parlait très haut et accusait Sucre-d'Orge d'être le mauvais conseiller de Félicie. Mesdemoiselles Victoire et Adélaïde, elles-mêmes, étaient assez tapageuses.
Philibert, lui, dessinait des projets pour le monument de sa fille. Sa femme se dépensait sans mot dire. L'oncle Planté abandonnait le jardinage, négligeait Valentine, s'enfermait tout seul, ou errait sur les routes avec Mirabeau. En son absence, Casimir annonça:
– Je vais frapper un grand coup.
– Oh! je t'en supplie, dit sa femme, ne fais rien!
Madame Leduc avait imaginé de nous réunir chaque soir auprès du lit de la malade afin d'y réciter la prière en commun. Elle y joignait une lecture pieuse que l'on écoutait en silence. C'étaient ordinairement de noires méditations où le nom de la mort revenait fréquemment ainsi que le «vanité des vanités» que la lectrice prononçait sur un ton lamentable, et de préférence en latin. Félicie, le nez levé vers le ciel du lit, donnait l'exemple de la patience. Un soir, comme on se retirait, elle me retint par la main et me dit:
– Mon petit, tu es bien jeune pour comprendre les termes bizarres qu'on emploie devant toi; mais tu as de la mémoire et tu te souviendras plus tard de ce que tu auras entendu. Crois-en ta vieille tante qui est tout près d'aller se faire juger par le bon Dieu; ce n'est pas vrai!.. tout n'est pas vain. Leur vanitas vanitatum, c'est un charabia de gens qui n'ont jamais été bons à rien. Méfie-toi toujours des grands mots; c'est comme pour les fruits trop poussés: ça n'a aucun goût.
«Rappelle-toi quand nous nous promenions ensemble: tu allais te pencher sur la terre pour distinguer le blé tout petit; quelque temps après, nous l'apercevions de la route; un beau jour il était aussi haut que toi; une autre fois, le vent le couchait comme si les troupeaux s'étaient vautrés dessus, et je me faisais des cheveux blancs! enfin on le voyait battre, au milieu de nuages de poussière, et on comptait le nombre des boisseaux de grain. Est-ce que c'était une plaisanterie? Est-ce que nous avions tort d'épier les brins d'herbe dans les champs, et de nous intéresser à eux, et de croire en eux comme en des amis? Est-ce qu'ils nous ont jamais trompés? Est-ce qu'ils se sont jamais lassés de devenir le pain que Fridolin met au four? Est-ce que ce pain – que mange madame Leduc comme les autres – est une vanité? Et le beau vin qui sent la framboise et que ton oncle Planté regarde à contre-jour, par plaisir, en clignant des yeux? Et nos sapins? Et les souches qui font les flambées d'hiver? Et nos moutons? Et nos bonnes bêtes de vaches? Et les jolis fromages bleus, dont les paysans se nourrissent? Des vanités, sans doute? Imbéciles! Pourquoi ne parlent-ils pas de cela dans leurs prières, au lieu de nous donner la frousse avec leurs histoires apocalyptiques? Moi, mon enfant, je remercie le bon Dieu de m'avoir permis de voir toutes ces vanités-là renaître sous mes yeux, tous les ans, bien régulièrement, – avec des hauts et des bas, – soixante-cinq années bien comptées.
«Retiens ceci: c'est qu'il faut s'attacher à quelque chose et s'y cramponner comme s'il n'y avait rien au monde de plus important; il faut regarder près de soi, et non pas dans les étoiles; autrement, tu feras des mots et point d'ouvrage. Va te coucher, mon petit bonhomme.
Dorénavant, Félicie me prit fréquemment la main, au pied de son lit, ou sur ses genoux quand on l'asseyait dans le fauteuil. Et elle me parlait de Courance:
– Ton père, ta grand'mère, tes oncles, tes tantes, c'est très bien, disait-elle, mais regarde cette terre-là: c'est elle qui les fera vivre tous.
Elle achevait parfois ses phrases entre ses dents, soit parce que la douleur lui poignardait l'estomac, soit parce qu'elle les jugeait au-dessus de mon âge. J'entendais souvent:
– On n'y touchera pas! Non, non! pas une motte de terre!..
Je restais des heures avec elle, un grand livre ouvert, près de la fenêtre. Le temps se maintenait au beau; c'était la splendide sérénité de septembre. On apercevait jusqu'à la ligne sinueuse des peupliers dans les prés, et jusqu'aux vignes rouges dont les sarments épamprés, relevés soigneusement autour de l'échalas rigide, faisaient de chaque cep un petit soldat de bronze rangé pour la bataille. À l'extrême droite, autour du caillou gris du dolmen, descendaient les rangs plus clairs des vignes blanches. Sous les noyers des routes, au loin, un homme, haut comme une quille, passait, et l'oeil de Félicie le suivait. D'un champ de chaume s'élevait tout à coup une lourde volée de perdreaux. Devant la maison, Mirabeau, couché dans le sable, les quatre pattes en l'air, se roulait et modulait des vagissements de bonheur. Félicie se dressait; ses narines transparentes battaient, et j'avais peur qu'elle ne se jetât par la fenêtre pour aller embrasser la surface de la terre.
Son mal empira vers la fin du mois. On ne pouvait plus la lever ni la toucher. Le buste était dévoré, les jambes gonflées de vaisseaux douloureux. Elle poussait une petite plainte monotone et continue. Grand'mère défendait sa porte contre Casimir et contre madame Leduc qui voulaient sans cesse lui parler affaires; et cela nous valait des chamailleries, des disputes, étouffées sur le palier, à grands gestes, et qui reprenaient dans l'escalier et dans le corridor pour se prolonger en bourdonnement dans la maison tout entière. Un jour, l'oncle Planté ouvrit la porte de son pavillon, près de l'horloge; il tenait à la main son fouet à manche court, et il cria dans le long boyau sonore:
– N… de D…! allez-vous vous taire!
Ses mots étaient rares. Ceux-ci furent entendus jusques aux communs; et les domestiques les répétèrent longtemps.
Grand'mère nous raconta, le soir, qu'elle avait trouvé l'oncle à la porte de chez sa femme et n'osant frapper; qu'elle l'avait fait entrer, qu'il s'était mis à genoux au pied du lit, et que, sans pouvoir se rien dire, – comme toute leur vie, – Félicie et lui étaient demeurés cinq minutes la main dans la main.
Il ne quittait plus son fouet, car depuis quelque temps son rôle consistait à chasser Pidoux qui, chaque jour, venait s'informer de ce que «la bourgeoise» avait décidé «rapport aux affaires». On avait dû embobeliner de linge le battant de la sonnette, à la porte jaune, à cause des créanciers de Casimir qui ne se privaient plus d'approcher. Ils cognaient contre la porte; ce bruit sinistre, du moins, ne parvenait pas jusqu'à Félicie; et ils déambulaient avec leur débiteur, dissimulés sous la voûte des ormes.
Le médecin les y croisait tous les jours; le curé de Beaumont les y rencontra; mon père, lors de sa première visite, après le mariage, passa au milieu d'eux, en voiture, avec sa femme.
Grand'mère en profita, dès qu'il eut mis pied à terre, pour l'engager à tenter une démarche près de Félicie:
– D'un trait de plume, elle pourrait expulser de sa maison tous ces corbeaux!.. Un petit sacrifice, et mon pauvre mari est sauvé!.. Elle s'est déjà tant de fois montrée généreuse…
Il n'osa pas refuser, mais ne dissimula point le peu d'espoir qu'il avait de réussir. Il nous laissa sa femme et monta chez la malade.
Quand il redescendit, madame Leduc lui demanda:
– Eh bien! vous a-t-elle parlé?
– Oui.
Il n'y eut qu'un bond vers lui. Sa femme resta toute seule en arrière.
– Qu'est-ce qu'elle a dit?
– Que toutes ses dispositions étaient prises depuis longtemps, qu'elle n'avait pas à y changer un iota; que son testament se trouvait chez M. Laballue; qu'il serait ouvert après sa mort.
– Elle n'ajoutera rien à son testament?
– Pas un iota!
On savait à peu près la date du testament. Il avait dû être composé au moment où Félicie s'était résolue au voyage de Paris. À peine convertie à l'idée de la dignité du mariage de Philibert, elle ignorait alors et les mérites de la mère et les grâces de la petite Adrienne; et elle ne soupçonnait pas l'étendue des désastres de Casimir.
– Ainsi, elle n'ajoutera rien? répétait-on.
– Pas un iota! répétait mon père.
– Mais, lui avez-vous rapporté ce que vous avez vu sous les ormes?
– Ce que j'ai vu sous les ormes?..
– Sa maison envahie? La menace planant sur la tête de son beau-frère, du père de Philibert, du grand-père de l'enfant?..
– Elle m'a dit: «Je m'en vais… il est grand temps… parce qu'on serait capable de me faire commettre des sottises.»
– Vous voyez bien! elle sent qu'il y aurait quelque chose à faire!
– Oui: des sottises.
Casimir, ayant congédié ses souscripteurs, rentra. Il écrasait sous l'aisselle un mince rouleau de papier orange. Il baisa la main de la jeune mariée, lui adressa un compliment et s'adossa à la cheminée. On tremblait toujours quand on le voyait revenir de ses réunions d'affaires. Cependant il avait l'air vainqueur.
Il prit le rouleau; entre le pouce et l'index, il pinça le haut de la feuille, et, d'un mouvement preste, déroula comme un étendard une affiche d'un ton éclatant. On lut: Moulin de Gruteau… Vente par autorité de justice… Cela suffisait.
Ses yeux étaient à demi clos; il indiquait du doigt les lettres capitales, et il souriait comme un grand-papa qui montre la lanterne magique aux petits enfants.
– Cette fois, dit-il, c'est pour de bon.
Le notaire s'écria:
– Comment! Mais je croyais que vous aviez fait surseoir à six mois!..
– À huitaine!
Grand'mère se précipita sur le papier orange:
– Cache ça! dit-elle.
– Nenni! fit Casimir.
Nous sortîmes presque tous, car on ne savait que dire de l'événement.
Le jour tombait. Vers la rivière, sous un ciel de lilas, les courlis à la voix plaintive annonçaient la nuit. Quelque chose remuait soudain dans les fourrés de lauriers-cerises ou de fusains, et un oiseau fuyait. Des chats passaient, pareils à de l'ouate légère que le vent soulève. L'un d'eux miaula, au loin, et mademoiselle Adélaïde fit: «Ah! mon Dieu!» parce qu'elle croyait reconnaître la chouette. La tante Gillot l'avait entendue, disait-elle, et n'en dormait plus. L'ombre épaisse du jardin nous repoussait sur l'esplanade sablée; l'entrée des allées couvertes semblait l'ouverture de puits profonds, tandis que la maison neuve gardait de la lumière sur ses murs blancs. Des éclairs, très espacés, soudain changeaient l'aspect des choses. Quand la chauve-souris voletait au-dessus de nous, ces dames ramenaient leurs épaules en avant.
Un grand bruit de voix d'hommes, venu de l'intérieur, nous arrêta net. On prêta l'oreille. Un murmure dans la chambre de Félicie; trois pas sur le parquet; une porte ouverte; et l'éclat d'une querelle nous arriva. Puis on distingua l'organe brisé de Félicie:
– Mais, qu'est-ce qu'il y a? Marceline, Marceline!..
Une main dut tâtonner sur la table de nuit, un chandelier roula et tomba. Tout se tut. On entendit refermer la porte, et Marceline qui disait:
– Ne vous tourmentez pas, ce n'est rien. C'est votre mari et Casimir qui ne se voyaient pas dans l'obscurité.
Un simple gémissement de Félicie nous parvint. Elle était assez exténuée pour ne pas s'enquérir de ce que son mari et Casimir faisaient là, à sa porte!..
Le silence s'étala de nouveau. La douce lumière de la veilleuse teinta l'ombre dans la chambre de Félicie, et la femme de Philibert avança le buste au dehors pour fermer les volets. La lampe s'allumait aussi dans le pavillon, et l'on apercevait Valentine racontant quelque chose avec des gestes désordonnés. Une de ces demoiselles se détacha du groupe et y alla; puis l'autre; madame Leduc les y rejoignit. Quand nous arrivâmes à notre tour, chacun faisait: «Ch… t, ch… t, ch… t!» et nous ne sûmes encore rien.
On se mit à table. Marceline descendait; elle nous dit en branlant la tête:
– Le pouls est si faible… si faible!..
– Envoyez chercher le prêtre! dit madame Leduc.
– Montons! dit Casimir.
L'oncle Planté exécuta un bond, de sa place à la porte. Il se campa contre l'issue du corridor:
– Tonnerre! dit-il, vous n'irez pas!
– Vous séquestrez votre femme! dit Casimir.
– Quand je devrais, jour et nuit, faire la sentinelle à la porte de ma femme, je vous empêcherai de pénétrer chez elle!
On se regardait. Valentine s'écria:
– V'là que ça recommence! ils vont encore se colleter!
Quelqu'un poussa la porte dans le dos de l'oncle Planté, et la Boscotte parut. Elle demanda pardon, bredouilla, s'excusa de nouveau et dit enfin:
– La peur nous a pris, là-haut… Si c'était un effet de votre bonté que quelqu'un monte…
– Un prêtre, un prêtre! cria de toutes ses forces madame Leduc.
Et elle passa comme une balle sous le bras de l'oncle Planté. Il la suivit. Mesdemoiselles Victoire et Adélaïde coururent après lui dans le corridor. Casimir s'y engouffra. Tous disparurent.
J'étais resté tout seul. J'entendais Fridolin parler très fort à la cuisine. De temps en temps dans le corridor, une femme en chaussons courait, et ses jupes faisaient autant de bruit qu'un vent d'orage qui surprend la lessive étendue.
Puis, Fridolin déposa ses sabots; il devait marcher en chaussettes, et chacun de ses pas était marqué par le poids de son corps; il fit siffler l'air par sa brèche, aux premières marches de l'escalier.
Valentine descendit essoufflée; elle entra et m'empoigna:
– Venez vite, venez vite!..
La chambre de Félicie était imprégnée d'une odeur de sucre brûlé. Tous les gens de la maison s'y trouvaient. Madame Leduc, en l'absence du prêtre, approchait un crucifix en cuivre du creux de l'oreiller où gisait quelque chose comme un foulard de soie jauni et froissé: c'était la tête de Félicie. Madame Leduc récitait les prières; et Casimir, qui savait tous les psaumes par coeur, marmottait les répons à genoux sur la descente de lit. Il voulut me faire avancer pour embrasser la mourante; mais grand'mère se jeta sur moi et me retint:
– C'est de la folie! tu ne sais pas comme cet enfant est sensible!
Je fus rejeté en arrière. Madame Leduc vint à la commode chercher un chapelet. Elle se lamentait à haute voix:
– Allez donc vivre à la campagne, pour mourir sans le secours des sacrements!
Et elle mit le chapelet aux mains inertes de Félicie, qui ne l'avaient guère touché, sa vie durant.
On ouvrit les volets pour donner de l'air. Des éclairs illuminaient la campagne. Un instant, on distingua les vignes rouges comme si elles eussent été à trente mètres, et Fridolin dit:
– Madame aurait donné le paradis pour avoir l'oeil une fois de plus à ses vendanges.
L'oncle Planté qui se tenait en arrière, près du domestique, grommela:
– Sacré bougre! c'est vous qui avez dit la vérité.
Et les larmes lui montèrent à ce moment.
Les lumières attiraient les bêtes de nuit; la chauve-souris entra et agita ses petits oripeaux aux quatre coins de la pièce. La créole poussa un cri. Son mari lui conseilla de sortir. Grand'mère me dit:
– Va-t'en, toi aussi, mon petit, va-t'en!
La jeune femme me donna la main. Nous descendîmes tous les deux à la salle à manger. Elle ne trouvait rien à dire. De temps en temps elle m'embrassait.
Au bout de vingt minutes, Valentine ouvrit sans frapper et nous annonça:
– C'est fini.
Alors, on entendit les gens descendre et passer dans le corridor. La cuisinière et la Boscotte sanglotaient. Fridolin rechaussa ses sabots.
Casimir vint manger une croûte et dit à mon père:
– Il s'agit de prévenir M. Laballue.
– Je m'en charge.
– Et la lecture du testament pourrait avoir lieu?..
– Mais, demain.
Le lendemain, M. Laballue vint, avec une serviette de maroquin sous le bras. Tout le monde s'enferma dans le salon. La créole et moi restâmes seuls dehors.
Elle m'emmena au jardin. Elle mangeait des grappes de raisin dorées. Elle mordit à même une pêche d'espalier, sans la cueillir; et on pouvait compter ses fines dents régulières sur la chair du fruit blessé.
J'étais tellement accoutumé à l'ordre en toutes choses, et au respect des moindres objets de Courance, que je restai stupéfait devant cette fantaisie:
– Si on voyait ça!
Elle me répondit aussitôt:
– Qui voulez-vous que cela regarde?
Je lui montrai, près de la pompe, les choux-fleurs et, un peu plus loin, les deux plates-bandes de petits pois de Clamart et de flageolets nains, qui poussaient, et que Félicie n'avait jamais vus hors de terre.
Nous remontâmes par l'allée des abeilles. Chaque ruche était entourée d'un crêpe noir. Cet usage du pays la fit sourire; et, parce qu'elle avait peur des piqûres, elle se sauva. Les abeilles en deuil me bourdonnaient toutes sortes de choses aux oreilles; j'avais envie de leur parler, en me rappelant les paroles que Félicie leur adressait si souvent, mais je sentais que je me mettrais à pleurer si j'ouvrais la bouche. La jeune femme me cria:
– Oh! vous voulez faire le petit homme brave, mais vous avez les joues blanches comme un pierrot.
La famille déboucha soudain de la maison neuve, et noircit le perron. Mon père s'en détacha vivement et accourut. À dix pas de sa femme, il annonça:
– C'est le gamin qui est légataire universel!
Et il m'embrassa beaucoup plus tendrement qu'à l'ordinaire. Les groupes discutaient. Madame Leduc élevait une voix aigre au-dessus des autres:
– Tout ne sera pas rose pour l'héritier, disait-elle; les rentes à payer aux parents absorberont le plus clair des revenus…
On entendit M. Laballue qui héritait du chapeau de paille de Félicie et de la canne qu'il lui avait donnée:
– Les intentions de madame Planté, dit-il, n'ont jamais été d'avantager celui-ci au détriment de celui-là, mais de sauvegarder l'intégrité de la terre. Le veuf, usufruitier, ne vendra pas la propriété de son fils, et le jeune légataire, à l'abri du besoin et non endetté, respectera les volontés de sa tante…
On hurlait autour de lui:
– Mais tout le monde les eût respectées!
– Pourquoi ne pas rétablir le droit d'aînesse?
– Et les majorats, pendant que nous y sommes?
Philibert était le plus malheureux et le plus frustré de tous; il ne récriminait pas. Il disait à sa femme:
– Ah! pour sûr, que j'aurais bazardé ma part!
Madame Leduc, demeurée sur les marches du perron, lançait:
– Tout cela n'est rien: les intérêts matériels pèsent peu dans la balance du véritable chrétien; mais les sentiments! mais l'honneur! Or, que vois-je? Un aïeul infortuné, vieilli dans les entreprises, usé par les déboires, d'une part réduit à grignoter la rente de sa femme, et d'autre part poursuivi par des créanciers voraces auxquels il ne pourra opposer que cette triste fin de non recevoir, tare du galant homme: l'insolvabilité! Les héritiers de cette riche propriété ont beau jeu! Capital par-ci, pain sous la dent par-là, c'est parfait! Mais qui d'entre eux ne rougira en voyant passer près de soi, le regard louche et le poing menaçant, le prêteur impayé, le souscripteur confiant qui, un jour, ouvrit sa bourse à votre grand-père, à votre père, à votre frère, à votre époux? Non!..
M. Laballue coupa le discours:
– Madame Planté, dit-il, professa toute sa vie un égal mépris pour les filous et pour les imbéciles, et elle ne se fût fait, et ne s'est fait aucun scrupule de passer la tête haute vis-à-vis des personnes qui, dans une pensée de spéculation, ont escompté sa générosité débonnaire. Elle a pourvu aux premières nécessités, sans en oublier aucune, et elle a sauvegardé l'avenir. Le reste eût été un luxe qui dépassait ses moyens. «Quant à mon légataire, m'a-t-elle dit cent fois, je suis bien tranquille: celui qui possédera la terre sera toujours respecté.»
Les éclats de voix de Valentine appelèrent l'attention vers le berceau de chèvrefeuille, et on la vit qui sautait au cou de son père. Elle accourut et embrassa les vieilles tantes, grand'mère et l'oncle Planté. On dut la faire taire en lui montrant, au premier, la fenêtre aux volets clos. Elle remerciait tout le monde des cinq mille francs que lui laissait Félicie pour sa dot. Pidoux, à distance, mais de la voix des paysans qui porte loin, disait:
– Avec les deux mille francs que j'y suis de ma poche, ça fait un cadeau de trois mille francs, pour celui qui compte juste. Enfin!..
Il reprit, le lendemain, le service de la carriole interrompu depuis la brouille; et les trois voitures montèrent l'allée de noyers, derrière le corps de Félicie porté à bras par des femmes de son âge, qui se relayaient souvent. Des retardataires couraient à travers les chaumes. Les chiens aboyaient à l'agitation de la campagne. Une longue file de voitures se joignit à nous au croisement de la route de corail. Et tout le long du trajet, à chaque embranchement, notre fleuve de deuil se grossissait de sombres ruisseaux. À la bifurcation de la Ville-aux-Dames, madame François se faufila dans le cortège.
Le curé de Beaumont donna l'absoute, et l'abbé Fombonne prononça quelques paroles. On descendit Félicie dans le grand trou voisin de la tombe de ma mère. Ma pauvre grand'mère tomba sur les genoux, au bord de la fosse, quand on lui mit le goupillon à la main; et elle ne s'en allait plus. On dut la pousser, car beaucoup d'autres personnes avaient à faire le même signe d'adieu. Privée du seul caractère solide qu'elle eût rencontré le long de sa vie, elle s'en allait à la dérive, et elle ne reconnaissait plus les gens qui lui tendaient la main.
Courance parut dépeuplé. L'oncle Planté alla à la chasse, un jour, et ne revint pas. On le trouva, la nuit, sous les sapins d'Épinay que vénérait sa femme et grâce à Mirabeau qui faisait retentir le bois de ses hurlements. Son fusil lui était parti dans la figure. Ceux qui avaient compris le muet amour de cet homme timide pour sa femme, ne s'étonnèrent pas outre mesure de l'accident.
Un mercredi, la voiture de Sucre-d'Orge monta l'allée des ormes comme autrefois. On crut rêver; on se demanda si le temps avait coulé. Le fidèle ami venait réclamer, selon son droit, le chapeau et la canne. Quelqu'un les avait déposés sur le canapé d'utrecht; et personne n'osait y toucher. À les voir là, on eût dit que Félicie était sur le point de sortir. M. Laballue fit une courte visite et prit les objets, pieusement. Il les tint à la main, de la porte du pavillon à sa voiture, et les plaça à côté de lui sur le coussin. On les regarda s'en aller, tant qu'on put, jusqu'à la grille.