Kitabı oku: «La Becquée», sayfa 9
X
COUP SUR COUP
Félicie partit un matin, au grand étonnement du pays qui ne croyait point à ce voyage.
– Plus souvent, disait Pidoux, que ma'me Planté irait à Paris dépenser de l'argent!.. Pour ce qui est de se faire ôter son mal avec un couteau, c'est trop chanceux!
On avait fait la malle, précipitamment, la veille, au reçu d'un télégramme de Philibert. Les fenêtres étaient ouvertes sur le jardin peuplé d'ombres; les papillons nocturnes heurtaient l'abat-jour, et toutes sortes de petites bêtes ailées venaient mourir au pied de la lampe. Félicie distribuait ses vêtements à Valentine agenouillée devant la caisse de bois noir, et elle inscrivait chaque objet, comme autrefois l'argenterie au bord du puits perdu. Entre temps, elle confiait à sa soeur:
– Mon testament est chez M. Laballue… Comme cela, il n'y aura pas d'indiscrétions.
L'émotion l'étouffait; elle s'épuisait à le dissimuler: de temps en temps, elle allait jusqu'à la fenêtre et s'y penchait, implorant le secours de l'air. Une courte pluie était tombée; la terre avait de l'odeur; des tampons d'ouate s'effilochaient à passer rapidement sous la lune; suspendue à la nuit par un fil invisible, une chauve-souris, petite loque de velours, oscillait lentement et en mesure.
– Madame, venez donc voir où je mets votre linge fin…
Elle tint à emporter une paire de draps.
– Si je n'en reviens pas, vous comprenez, je ne veux pas être ensevelie dans du linge d'hôpital.
Elle recommanda à Fridolin d'avoir bien soin de donner à boire aux abeilles.
– Que je vous dise: si vous voyez que le chèvrefeuille est trop lourd, n'ayez pas peur de tailler à même; il ne s'agit pas de laisser déchausser la muraille!.. Ah! pendant que j'y pense, n'oubliez pas que c'est le cerisier près des framboises qu'il faut cueillir le premier.
À huit heures du matin, nous étions tous réunis sous le marronnier des communs, où Fridolin attelait la calèche. Valentine parut, portant des cartons, un panier, un sac, un parapluie, une ombrelle.
Mademoiselle Victoire, humide de rosée, revenait du jardin avec une gerbe de fleurs:
– Mais qu'est-ce que vous voulez que je fasse de cela?
– Prends donc, prends donc: ça égaie!
On avait le coeur serré, et cela se voyait sur les figures. On ne disait mot, et puis, d'un coup, tout le monde s'élançait à la fois:
– Quel beau temps! c'est encore une chance.
– Oui, mais il ne faut pas se fier à la chaleur; as-tu bien ta couverture?
– Et ta quinine?
– Je parie qu'on n'a pas mis tes pantoufles!
– Tâche d'avoir un coin!
Tout cela n'était que du remplissage; tout cela avait déjà été dit.
Mais le silence faisait peur.
Clarisse accourut en essuyant sa main fraîchement rincée, et elle la tendit à sa maîtresse. Félicie la prit:
– Bonjour, ma fille; portez-vous bien!.. Et ne les laissez pas mourir de faim!..
Fridolin, sérieux et droit, la main aux naseaux de la jument, dit d'une voix forte:
– Si madame est bien décidée à prendre le train, ce n'est pas le moment de raconter la trahison de Bazaine!
– Allons! dit Félicie.
Ces demoiselles la baisèrent à grand bruit. L'oncle Planté, timide et bourru, s'approcha.
Félicie vint à son aide:
– On peut bien s'embrasser, une fois dans la vie, dit-elle.
Ils s'embrassèrent, ce qui fit sourire. Mais l'oncle Planté écrasa deux larmes, de ses gros doigts velus.
Grand'mère et moi montâmes dans la voiture, car nous devions aller jusqu'à la gare. Félicie s'installa. Elle jeta un dernier coup d'oeil sur ses bâtiments familiers: l'écurie, l'étable, le toit aux lapins, la boulangerie, le pigeonnier. Elle désigna un pauvre fuchsia au bord d'une fenêtre:
– Faites donc attention! dit-elle, le fuchsia vous tombera sur la tête, un de ces quatre matins!
Elle aperçut, sous le décrottoir, les chaussures à semelles de bois qu'elle avait mises la veille pour sa dernière promenade, et elle dit encore:
– Rentrez donc mes galoches!
Fridolin nous emportait.
On nous apprit, à notre retour, que Pidoux était venu au premier vent du départ de Félicie. Il paraissait très étonné, et, ce voyage ne lui convenant pas, il avait commencé à faire du bruit dans la cuisine.
– Prenez garde, Pidoux! madame pourrait avoir manqué le train!..
Il était retourné chez lui. Il guettait notre rentrée et fut aussitôt que nous à la maison. Sa colère éclata: il ne craignait plus personne.
Il accusait Félicie d'avoir «vendu le pauvre monde» en s'esquivant juste au moment où les affaires de Gruteau empiraient.
– Faudrait pas venir nous dire qu'elle ne l'a pas fait exprès: c'est d'hier que le premier billet Fantin est arrivé protesté à Beaumont!
– C'est un hasard, dit grand'mère; si Félicie l'avait su, elle ne serait pas partie tranquille, quoiqu'elle vous ait répété cent fois que ces affaires ne la regardent pas.
– Elles ne la regardent pas? Eh bien! et vous, êtes-vous ma'me Fantin ou ne l'êtes-vous point?
– Mais, mon pauvre ami!..
– Il n'y a point d'ami!.. Je causons affaires!
On dut recourir à l'oncle Planté. Il manquait d'arguments. Il se montra avec son fouet, son chien, ses jurons. Il tonna, fit plus de bruit que le métayer; les aboiements de Mirabeau s'élevèrent sur le tout et le couvrirent. Pidoux repassa la porte, la menace à la bouche.
La cuisinière secouait la tête:
– Il faut que madame soit loin, pour qu'on voie des choses pareilles!..
Mon père arriva à l'improviste. Ce n'était pas son jour. Était-il possible que la tante eût quitté Courance d'une manière si brusque, sans dire adieu? Il n'avait guère été flatté d'apprendre cela par Clérambourg.
– Comment?.. par Clérambourg?
– Il sait tout… Si j'avais été prévenu plus tôt, je me serais hâté de faire part à ma tante d'une nouvelle qui doit apporter une certaine modification à ma vie…
Grand'mère le regarda par-dessus ses verres de lunettes:
– Avouez donc que vous accourez vous acquitter de la petite formalité aussitôt que Félicie a les talons dehors…
– Permettez!..
– Vous avez tort de vous effrayer: ma soeur n'est pas un croquemitaine. Si c'est pour sa santé que vous redoutiez l'effet de «la nouvelle», rassurez-vous: elle a essuyé le premier feu. Nous sommes informés.
– Ah!
– Pas par Clérambourg, nous autres, mais par des étrangers aussi…
Cela fait compensation.
Il y eut un petit silence embarrassant. Mademoiselle Adélaïde tricotait; sa soeur se levait presque toujours lorsque la conversation devenait difficile. Grand'mère cousait avec une application feinte, et mordait son fil.
– Ma conduite n'a rien d'incorrect. Somme toute, c'est par égard pour vous qui me représentez le passé, les souvenirs… toujours très chers, très respectés… que j'ai hésité à vous entretenir de… mes projets, tout au moins avant une certaine période de temps révolue…
On le laissa aller.
– Rien ne pressait, d'ailleurs: cela ne se fera pas encore de sitôt. Le bruit public donne une consistance prématurée à des choses lointaines…
Il s'arrêta. À l'ordinaire, il m'eût dit: «Eh bien! gamin?» et il m'eût pris sur son genou. Il n'y songea pas. Il avait l'air de m'annoncer, à moi aussi, «la nouvelle», et, pour la première fois, ma présence le gênait. Ces dames le sentaient bien et je crois qu'elles en éprouvaient un malin plaisir.
Enfin, il se donna du ton:
– J'épouse… dit-il.
– Si nous sortions? interrompit grand'mère.
On se leva. Le malheureux s'épongea le front avant de franchir le seuil, et il fit au moins vingt pas sur le sable avec sa belle-mère et ses tantes avant de pouvoir ajouter un mot. Grand'mère se retourna pour m'ordonner d'aller jouer. Mais je restai planté là, tout rouge, tout penaud et ayant une grande envie de pleurer à cause de l'embarras atroce où j'avais vu mon père.
M. Laballue vint le mercredi, comme à l'ordinaire; non pas faute d'être averti du départ de Félicie, mais il eût jugé indécent de s'abstenir.
Ces dames furent sans complaisance: elles avaient cessé de le flatter depuis que ses services ne s'imposaient plus. Le dîner et la soirée furent on ne peut plus pénibles. Cependant M. Laballue se montra courageux et galant jusqu'au bout: il fit la lecture à haute voix, comme s'il s'adressait à son amie absente, et coucha. Il eût pu se venger en nous apprenant une mauvaise nouvelle qu'il savait, mais il ne le fit pas; et, le lendemain, il monta en voiture en nous disant:
– À mercredi prochain!
La mauvaise nouvelle nous arriva par le facteur qui parla, vingt minutes durant, avant de toucher à son verre de vin et de remettre le courrier à Valentine. Les souscripteurs de grand'père Fantin, impayés, poursuivaient. Le bruit courait la ville et prenait les proportions d'un scandale.
Fridolin aspira de l'air et dit:
– C'est l'écroulement de la maison!
Valentine nous répéta les paroles du facteur et celles de Fridolin.
Grand'mère s'assit, et sa figure diminua. Ses paupières fléchirent.
Elle sembla avaler quelque chose avec recueillement; mais ce ne fut pas long. Et elle demanda:
– Il n'y a pas de lettres?
Si, il y avait deux lettres: une de Félicie, une de Philibert.
«Tranquillise-toi, ma bonne vieille, écrivait Philibert, la tante est arrivée, et il n'y a encore rien de cassé. J'ai été la cueillir à la gare, un peu blette, mais plus émue que fatiguée. Je crois bien qu'elle s'attendait à voir nos trois frimousses derrière les employés de l'octroi, et elle pensait avec terreur aux discours de bienvenue qui devraient s'échanger au débotté. – «Non, non, ma tante, nous faisons la fête à nous deux ce soir. Je vous ai retenu une chambre dans un petit hôtel très propre, près de Saint-Sulpice; vous y serez chez vous!» Elle s'est déridée tout de suite; nous avons soupé en tête à tête. Je l'ai laissée dormir, après avoir convenu que nous viendrions lui dire bonjour le lendemain matin.
«Nous voilà, à dix heures tapant, à l'hôtel: elle aura fait la grasse matinée, nous allons la trouver fraîche. «Madame Planté, s'il vous plaît? – Cette dame est sortie depuis huit heures.» Devine où elle était allée? À Notre-Dame-des-Victoires, d'abord, en accomplissement d'un voeu qu'elle avait fait pour le cas où son train la déposerait à Paris sans déraillement; ensuite, et sans perdre de temps, chez les grainetiers du quai. Nous l'attendons. À dix heures vingt, elle débarque, épouvantée des heures de voiture à payer. On l'avertit que nous sommes dans le salon de l'hôtel. On l'entend qui dit: «Mais il faut que j'aille rajuster un peu mon chapeau!» Je me montre: «Mais non, ma tante, allez-vous pas faire des manières!» Je lui prends la main: elle tremblait comme la feuille. Ma femme paraît en disant: «Enfin! enfin!» Je soulève Adrienne. Quand Félicie voit sa figure, elle est subjuguée, comme tout le monde. J'en étais sûr d'avance. Elle bredouille je ne sais quoi. Mais la petite, elle, ne perd pas la tête; elle lui dit: «On vous connaît bien, allez, madame la tante; papa a fait votre portrait et il se cache derrière en contrefaisant votre voix…»
«Félicie dit: «Ah! vraiment… ah! vraiment… – Et moi? dites-moi ce que vous pensez. Est-ce que ça se voit à ma figure que je suis… comme je suis?.. Dame! il y a un voyou, une fois, qui m'a appelée la jolie bossue, quand je passais, couchée dans ma voiture! Je ne suis pas mal faite du tout, vous savez! Seulement, pour la force, autant essayer de mettre debout une serviette de table roulée dans son rond. Papa n'a pas voulu que je sorte ce matin avec ma robe neuve…» Et des détails sur celui-ci, sur celui-là; et des interrogations sur les bonnes gens de Courance! et des opinions sur le salon de peinture, sur la démolition des Tuileries, sur la libération du territoire! à mourir de rire. J'en pleurais de joie. Quand je te disais qu'elle est extraordinaire!
«C'est Félicie qui a été intimidée. Elle m'a dit qu'elle ne s'attendait pas à trouver ma femme et ma fille si éveillées, et qu'elles doivent la juger ridicule. Elle croyait Marceline une maritorne. Quant au bagout de la petite, elle en est tuée, littéralement.
«En somme, c'est beaucoup plus que je n'osais espérer, et je me frotte les mains. Je te tiendrai au courant.
«Je t'embrasse, ma chère bonne femme…
«Ton fils,
«PHILIBERT.»
«P. – S.– «Madame la tante», comme dit la petite, viendra dîner chez nous: on va mettre les petits plats dans les grands. Ma pauvre femme sue sang et eau.
«Dis-moi donc: je reçois l'une sur l'autre, deux lettres de mon père qui miaule comme un chat qui a la queue prise dans une porte, et traite son oncle Goislard de vieux grigou. Que se passe-t-il? Je ne comprends pas très bien. À l'entendre, il s'agirait de madame Leduc qui aurait essayé de taper le bonhomme et aurait échoué. – Tant de courroux à cause de sa soeur?
«Mon Dieu! pourvu que ses affaires ne se compliquent pas! Il m'a payé une année d'intérêts d'avance, ce qui me porte à croire que ça marche. Ah! pourquoi, même, après tant de déboires, ne peut-on s'arracher du coeur cette confiance incurable en son père? Cependant, je te jure bien que, si j'avais su l'antipathie de Félicie pour cet achat du moulin, j'aurais gardé mon argent. Il serait peut-être mangé à l'heure qu'il est, mais je préférerais en porter le deuil, plutôt que de me sentir pousser une chair de poule à râper du sucre, quand il me vient à l'idée que Félicie peut découvrir qu'il y a des godets à moi sur la machine élévatoire.
«P…»
HOTEL des SAINTS-GERVAIS ET PROTAIS 3, rue du Cherche-Midi.
«Ma chère Célina,
«J'ai fait un bon voyage et ça ne va pas plus mal. Vous allez recevoir par le chemin de fer trois sacs de chez Vilmorin, l'un de flageolets nains, l'autre de petits pois de Clamart, le troisième de choux-fleurs d'automne. Ils seront adressés en gare à Port-de-Piles; il faudra les aller prendre avec le break, et ce sera une occasion de sortir le petit, qui ne marche pas assez depuis mon départ. Fais-moi le plaisir de dire à Fridolin de me semer cela tout de suite dans les deux plates-bandes libres, à gauche de l'allée d'oseille, et dans le carré qui touche les asperges; les choux-fleurs, le plus près de la pompe.
«Je ne verrai le médecin que demain. Il est nécessaire, paraît-il, que je sois complètement reposée. En attendant, je m'exaspère. Philibert veut que je me promène en voiture; il n'a pas l'air de se douter de ce que ça coûte. Sans compter que, d'après ce qu'il me dit aujourd'hui, l'opération – si elle est inévitable – me reviendra plus cher que l'on n'avait estimé d'abord.
«J'ai vu «le ménage» de près: c'est à faire pitié.
«Ton mari est en correspondance assidue avec son fils. Je ne les avais jamais sus en si bons termes. Philibert parle de la maison Goislard comme s'il y était. Il a une façon de traiter par-dessous la jambe madame Letermillé, qui ne concorde guère avec l'opinion de madame Leduc. Il est vrai que le pauvre garçon rira de tout, jusqu'à sa dernière bouchée de pain.
«Dis à Planté que je lui ai trouvé des guêtres de chasse. Il pourrait bien se donner la peine d'aller demander à Pénilleau le résultat de son marché de mardi, à Beaumont.
«Il faut que le petit sache au moins jusqu'à Philippe le Bel à mon retour, et le bassin de la Loire tout entier.
«Allons, souhaite le bonjour autour de toi; je ne puis penser à tout, mais reporte-toi aux recommandations que je t'ai mises avant de partir sur un morceau de papier.
«Ta soeur affectionnée, «FÉLICIE Fe PLANTÉ.» Dans l'après-midi, nous vîmes revenir mon père, cette fois-ci homme d'affaires.
– Ah çà! dit-il, mais cela va très mal; je viens d'apprendre par Clérambourg…
– Clérambourg!.. Clérambourg!.. dit grand'mère, si c'est Clérambourg qui conseille les gens du pays, il leur en fait faire de belles!
– Je vous affirme, au contraire, qu'il s'est épuisé à empêcher l'exécution… Il comptait si bien y réussir qu'il ne m'avait pas averti des menaces.
– Oui, oui; tout cela, c'est du joli. Et si Félicie apprend ce qui se passe?.. Et, en somme, que se passe-t-il? Moi, je ne connais rien aux affaires.
– Les créanciers ont obtenu hypothèque sur Gruteau, ils provoquent la mise en vente. J'ai vu le rouleau d'affiches.
– Eh bien! ils vendront, ils se paieront; et puis après?
– Après? mais il y aura les autres, ceux qui ont fait signer des effets à un an, à deux ans, et que le prix de la vente judiciaire ne saurait suffire à désintéresser.
– Eh bien! ceux-là, dites-moi, – n'entrez pas dans vos explications, je n'y comprends goutte, – ceux-là, qu'est-ce qu'ils peuvent contre mon mari?
– Mon Dieu!.. votre mari est insolvable.
– Alors? alors?..
Il écarta les bras et les laissa retomber au long du corps en signe de néant.
– Vous êtes sûr qu'ils ne peuvent rien?..
Elle fit le geste d'appréhender son interlocuteur au gilet. Une seule chose effrayait la malheureuse femme, à l'épreuve des désastres de fortune: la terrible contrainte par corps.
Le notaire secoua la tête:
– Non, non! dit-il… abolie.
Elle respira.
Mon père la regardait, comme une enfant, étonné de sa simplicité et de son ignorance, quoiqu'il la connût bien. Il reprit:
– Il reste toutefois un petit point noir: c'est la solidarité morale de la famille. Il est disgracieux…
– Oh! oh! – interrompit-elle, – après les services qu'il a rendus à son vieil oncle Goislard, il est en droit d'escompter une avance.
– Une avance?
– Sur l'héritage. Voyons, entre nous, le bonhomme a quatre-vingts ans sonnés!.. Non, non! ce qui m'inquiète, c'est Félicie… La voyez-vous entre les mains des médecins, à Paris, apprenant cela et s'exagérant les choses?
Mon père répéta: «S'exagérant les choses…» Il marchait en tortillant ses favoris. Il dit:
– C'est agaçant, c'est agaçant!.. tout cela tombe bien mal à propos.
Nous descendions l'allée des ormes. Une pelouse, plantée de pommiers, s'étalait à notre gauche jusqu'au mur, où l'on voyait l'oncle Planté, sur une échelle, semant des culs de bouteilles pour éloigner les maraudeurs. Mirabeau, qui était couché non loin de son maître, bondit au roulement d'un véhicule. Il distinguait, au bruit, les voitures devant entrer par la grille, et les carrioles de fermiers ou de fournisseurs, qui suivaient, derrière le mur, le chemin des communs. Il attendit, le poil en brosse. Cela arrivait à fond de train: c'était le boucher.
On vit le sommet de la casquette qui courait comme un rat sur la crête du mur; mais quelque chose de luisant lui était accolé. Au premier saut hors de l'ornière, on reconnut un chapeau haut de forme.
– Une visite!
Au même moment, l'oncle Planté descendait de son échelle, et il restait là, tout benêt, les bras en manche de veste.
Un second cahot; nous fîmes tous:
– Ah! mon Dieu!
Une face large, rayonnante et rose, un saint sacrement dans une gloire de favoris blancs; des yeux qui s'amincirent comme ceux d'un enfant qui fait une espièglerie; une bouche en croissant, et une voix de fausset qui lança:
– Coucou!
– Casimir!.. soupira grand'mère.
– Coucou! répétait Casimir, secoué par l'allure endiablée de la voiture.
La tête plongeait ou se relevait, tel un canot que la mer agite, au gré de la profondeur inégale des ornières. Elle sombra derrière les pommiers. Une étroite éclaircie nous la rendit, à cinquante pas de nous…
– Coucou!
L'oncle Planté nous rejoignait. Il regardait sa belle-soeur et mon père, l'air stupide. Ils ne valaient pas mieux.
Grand'mère dit:
– Heureusement que Félicie n'est pas là!
On sonnait à la porte. Sous le marronnier, grand-père Fantin s'avança. Il portait, comme un nourrisson sur le bras, les trois sacs de graines: choux-fleurs, flageolets nains, petits pois de Clamart. Il fit, de sa main libre, un salut à la mousquetaire, envoya ses yeux de côté, et dit:
– C'est moi… Voilà tout ce que j'ai trouvé à la gare.
Il embrassa sa femme en bégayant des phrases sentimentales. Le faible oncle Planté lui donna la main et dit:
– Vous pouvez vous flatter d'avoir de la chance! Félicie vous aurait mal reçu.
– Comment! ce que me disait mon conducteur serait vrai? Félicie n'est pas ici?
Chacun fit non.
– Je m'explique pourquoi je n'ai trouvé personne à la descente du train: vous n'avez pas reçu ma lettre?
– Quelle lettre?
– J'ai écrit à Félicie hier, pour lui demander l'hospitalité, vu l'urgence…
– Seigneur Jésus! s'écria grand'mère, elle aura reçu cela à Paris! Tu l'as tuée, malheureux, tu l'as tuée!
– Encore! dit Casimir, – se souvenant des «Félicie en mourra» dont on l'avait abreuvé.
Mon père tourmentait sa barbe.
– Voyons! fit-il, tout n'est peut-être pas perdu. Je remonte en voiture et cours à la poste de Beaumont: il est possible qu'on n'ait pas encore réexpédié la lettre. Je dirai que madame Planté est de retour.
– Courez! courez! dit grand'mère; et faites-nous rapporter la nouvelle; vous nous sauvez la vie!
Grand-père Fantin ne s'inquiétait point. Il donna à entendre qu'il avait l'estomac creux. Et il glissait des gauloiseries à mesdemoiselles Victoire et Adélaïde, qui se bousculaient pour le servir et murmuraient: «Quel homme!.. quel drôle de corps!..»
Il se faisait fort d'arrêter les poursuites par le seul fait de sa présence chez Félicie.
– C'est ce que j'exposais dans ma lettre à cette chère amie, dit-il! «Le malheur est venu de ce que vous m'avez fermé votre porte; il cessera du jour où j'en aurai repassé le seuil. Question de sympathie à part, c'est une affaire que je vous propose, un mariage de raison, si vous aimez mieux. Vous souffrirez de la persécution de mes ennemis plus que d'une alliance avec moi, et notre alliance étouffera la persécution.»
Ces demoiselles pensaient que cela était très bien dit, mais n'y comprenaient rien du tout; grand'mère pas davantage.
– En somme, qu'est-ce que je demande à Félicie? une seule chose: qu'elle m'abrite sous son toit.
– Autrement dit: à son auberge! – osa lancer l'oncle Planté.
On changea de conversation. Comment allait l'oncle Goislard? et madame Leduc? et cette petite madame Letermillé? et mademoiselle Bringuet?
– Laissons cela! dit-il, j'ai soif d'air pur!
– Hein?
On s'écarta. Qu'allait-on apprendre encore?
– Je m'en doutais, fit grand'mère, il y a eu là-bas du grabuge…
– Tu ne te doutais de rien, dit Casimir.
Il avalait de grandes cuillerées d'oeufs au lait.
– Parle, lui dit sa femme.
– De grâce! que l'on me permette de souffler…
On l'installa provisoirement. Il devait mettre en ordre une correspondance volumineuse. Placé «au centre de ses opérations», – la plupart de ses créanciers étaient du pays, – il s'agissait de faire face aux difficultés. Il écrivit jusqu'à l'heure du dîner.
On était sur les épines, parce qu'aucune nouvelle n'arrivait du bureau de poste. On supputait l'heure des levées, le départ de Langeais, l'arrivée à Beaumont, la réexpédition directe sur Paris. Une diligence était chargée du service postal à Beaumont. À la rigueur, on retrouverait peut-être la lettre à la station du chemin de fer, mais les employés la livreraient-ils? Par bonheur, grand-père nous étourdit avec ses histoires, même anciennes. Les repas étaient ordinairement si mornes qu'on lui sut presque gré d'être là. Et il captivait, parce qu'on attendait toujours l'explication de ses paroles mystérieuses.
Vers la fin du dîner, Mirabeau aboya. On eut un petit coup au coeur. On allait savoir si Félicie avait ou non reçu la lettre: l'annonce des événements, de la présence de Casimir à sa table.
On entendit tinter la sonnette de la cour. Puis, plus rien. Le chien avait fui et n'aboyait plus. Grand'mère se leva à demi; sa chaise nous parut produire un grand bruit. Tous ensemble firent:
– Chut!..
Puis quelqu'un dit:
– Écoutez!
– Ce n'est rien.
– Mais si!
– Chut!..
Tout à coup, des chaises déplacées vivement dans la cuisine; une porte intérieure qui grince, mais pas une voix. Enfin, des pas précipités, la porte ouverte brusquement, et Clarisse, sans lumière, effarée, qui hurle comme si elle avait vu la mort:
– Madame!
Et elle s'efface. On voit s'avancer dans l'ombre la face d'ivoire de Félicie.
Grand'mère et ces demoiselles se signent, croient à une apparition, à la fin du monde.
D'instinct, chacun s'est mis debout.
L'exaltation et la colère rendent la figure de Félicie véritablement surhumaine.
Le premier mot qui sort de sa bouche:
– Allez-vous-en!
Cela s'adresse à Casimir. Il salue; il agite sa serviette; on l'entend murmurer:
– Mais, ma bonne!..
– Allez-vous-en!
Félicie se rapproche de lui. Elle tient à la main son parapluie et son ombrelle; elle les élève sur lui;
– Allez-vous-en!
Grand'mère, toute blême, les yeux chavirés soudain dans deux grands trous bistrés, prend son mari par la manche:
– Retire-toi, un instant, dit-elle; on s'expliquera plus tard: elle est si malade!
Il sort, en disant:
– Je vais prendre un peu l'air.
Alors, Félicie s'assied; elle allonge sur la nappe sa main encore gantée. Dans le cadre noir de la capote nouée sous le menton, sa tête semble rognée, grattée, réduite aux dimensions d'une bille de billard. Le crâne pousse la peau du front en avant, la tend, à craquer; les tempes sont vidées; les joues sont flasques comme du linge de lessive; les yeux – ce qui n'échappe à personne – ont perdu leur éclat. Une pitié insurmontable nous saisit; on surprend dans les gorges le petit ronflement étouffé qui annonce la montée des larmes.
C'est elle qui parle la première:
– Le petit n'a pas été malade?
– Mais non, mais non!.. Et toi, ta santé?.. Comment se fait-il?..
– Moi? Je suis condamnée, je viens mourir dans mon lit.
Tous protestent. Ils mentent d'un même élan. Elle reprend:
– J'ai vu le médecin. Opération urgente. Tout était prêt. Ce matin, j'ai reçu par la poste une affiche de mise en vente. J'ai pris le train.
– Une affiche!.. C'est donc cela!..
– Philibert était là; il a fait des yeux blancs. Il a dit: «Mes vingt mille francs sont f…!» Ça lui a échappé.
– Le pauvre garçon avait cela sur le coeur! Il a failli te l'avouer cent fois.
– C'est un crétin. Il s'est fait voler; c'est bien fait.
On entend des soupirs, des mains croisées comme pour invoquer Dieu, qui retombent sur la table. C'est le râle des espérances nées le mois dernier aussi soudainement qu'elles meurent en ce moment même: le relèvement de la santé de Félicie, la rentrée en grâce de Philibert. Quel est l'assassin? Casimir.
Et c'est pour Casimir qu'on implore.
Dans le jardin, il a allumé un cigare; et la petite rondelle de braise ardente passe et repasse sur un fond d'ombre et d'étoiles. Quelles catastrophes nouvelles prépare son génie? En attendant, il faut obtenir pour lui la permission de ne pas coucher dehors.
Il coucha dedans, et fit mieux.
Mon père arriva à bride abattue, ayant à demi crevé son cheval, ouvert lui-même la grille. Il arrêta sa voiture devant la maison et cria:
– J'ai la lettre!
On se regarda. Il descendit, entra, l'enveloppe à la main. Il vit Félicie. Son bras s'abattit, et il fit malgré lui:
– Sacrebleu!
On dut tout expliquer à Félicie. Elle lut la lettre de Casimir et sa colère redoubla:
– Il ne passera pas la nuit chez moi! dit-elle. Puisque Nadaud est là, il va l'emmener avec lui à Beaumont. Il y a un hôtel pour les voyageurs.
Alors commença l'oeuvre de charité de grand'mère et de ces demoiselles. Toutes les raisons de sentiment furent épuisées. Mon père y ajouta quelques considérations plus positives: il craignait surtout le scandale qui résulterait de cette expulsion d'un homme, somme toute malheureux. Félicie demeurait inflexible. Enfin, on osa faire allusion au motif invoqué par Casimir lui-même dans la lettre dont la lecture avait été si fâcheuse. Et ce fut cet argument qui porta. Félicie posa l'index sur son front, réfléchit et dit:
– Quant à l'abriter sous mon toit, jamais de la vie! Mais, qu'il ait l'air d'être mon hôte, provisoirement; si cela peut aboutir à une transaction avec les créanciers, j'aurais tort de m'y refuser. Il est bien convenu, une fois pour toutes, que je ne m'engage à rien.
Elle était excédée. Sa tête penchait en avant, ce que nous n'avions jamais encore remarqué. Elle avait essayé en vain de prendre un potage. Elle dit qu'elle se sentait la gorge nouée avec une corde de la grosseur du petit doigt.
Grand'mère la pria, en désignant l'homme au cigare dans l'ombre du jardin:
– Permets-lui d'achever son dîner!
Et elle alla le chercher.
Il n'était point troublé, et dit, en entrant, qu'il faisait un temps superbe. On parla de la saison qui s'annonçait chaude. Les pluies manquaient à Langeais. Si on l'eût écouté, rien n'était plus aisé que d'aménager une prise d'eau dans la Loire même; mais non! Et Cadoudal tarissait les pompes! Ces idées potagères lui remirent en mémoire les trois petits sacs de graines trouvés à la gare.
– Alors, dit Félicie, c'est vous qui les avez apportés?
Elle lui avait adressé la parole!
Quand elle sut qu'il avait parcouru à pied, les petits sacs et sa valise à bout de bras, la route de Port-de-Piles jusqu'à la rencontre fortuite du boucher, elle dut le remercier. En plein désastre, il bénéficiait de tout. C'était l'histoire de sa vie entière qui se poursuivait, identique.
Il se fit conduire le lendemain à Beaumont, dans le break de la maison; il vit son notaire, ses créanciers; parla, promit, jura, se montra surtout, et montra davantage encore la voiture de madame Planté et Fridolin. En trois journées de démarches, sa faconde, sa mine épanouie et l'adresse qu'il laissait à chacun: «Casimir Fantin, à Courance», avaient conjuré le danger immédiat. On le voyait arriver, le soir, en triomphateur. L'intérêt de ses récits était en proportion des craintes que l'on avait éprouvées, et on finissait par accorder du mérite au moindre pas qu'il faisait pour se tirer de l'abîme. Mieux que cela: ce genre de préoccupation détournait Félicie de l'obsession de sa maladie, – danger désormais le plus redoutable, car elle se frappait, – et voilà qu'on en savait gré à Casimir.
Cependant, Félicie fit observer qu'à Langeais on paraissait se soucier médiocrement de l'absent: point de nouvelles.
– Peuh! faisait Casimir.
– Mais enfin! dit Félicie, tout votre espoir de salut gît là-bas?
– Hu-hu!..
– Quoi?
– Je dis: Hu-hu!..
– Et moi, je ne comprends pas ce que cela signifie.
– Eh bien! puisque le sort en est jeté, je vais vous conter la chose en deux mots.
La famille était assise à l'ombre des noisetiers, sur des chaises de jardin.
– D'abord, dit-il, c'est la faute de ma soeur. Depuis un an et plus, madame Leduc ébranlait la maison Goislard de ses jérémiades. Entre nous soit dit, c'est une femme à la côte… Que voulez-vous que j'y fasse? Que vouliez-vous qu'y fît le bonhomme Goislard? Chantepie est un trou, un précipice; sa fortune entière y eût sombré. Il opposait la sourde oreille. On parla plus fort: un jour, il montra qu'il entendait… ne pas souscrire un maravédis. Madame Leduc fut parfaite: elle avait entrepris la conversion religieuse de l'ingrat vieillard; elle la poursuivit avec une patience angélique. On avait obtenu les pratiques extérieures du culte; les liens spirituels se resserrèrent progressivement: le curé dînait trois fois la semaine. On passa aux sacrements: pour Pâques, l'oncle Goislard se confessa. Alors, le curé parla en faveur de madame Leduc. L'oncle appela son notaire, s'enferma avec lui, et, le soir, au dessert, confia au prêtre que sa fortune, jusqu'au dernier liard, était placée en viager.