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Kitabı oku: «La Becquée», sayfa 3

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III
LE «DÉVOYÉ»

Lorsqu'on me disait de m'en aller, je me réfugiais dans le corridor. Il était très long et desservait toutes les pièces du rez-de-chaussée: la vieille maison, la maison neuve, et jusqu'au pavillon de l'oncle Planté, qu'en raison de son éloignement on appelait «le bout du monde». Ce corridor était dallé de briques; il y faisait frais; le moindre pas y résonnait; on y respirait une odeur de pomme et de miel, qui venait des placards; on y entendait les pigeons de la métairie roucouler ou s'envoler à grand bruit d'ailes, et il y avait aussi là-bas, là-bas, tout au fond, près de la porte du pavillon, l'horloge du bout du monde, dont le tic tac assourdissant était renommé à Courance.

Valentine sortait du pavillon. Elle m'embrassa en me demandant:

– Est-ce que je sens la pipe?

– Oui.

– Alors, vous êtes un petit menteur, parce que ce n'est pas vrai.

Je restai dans le corridor, à dessiner des bonshommes le long du mur, pendant qu'on ne me voyait pas.

Mais je cachai mon crayon, lorsque j'aperçus Philibert et sa mère.

Il disait, en tenant la main à plat, devant lui, comme lorsqu'on parle de la taille d'un enfant.

– La voilà haute comme cela, aujourd'hui.

– Déjà! dit grand'mère. Alors ça ne l'empêche pas de grandir?

Et il fut question d'un «corset orthopédique», qui coûterait au moins trois cents francs. Philibert ajouta:

– Enfin! maintenant, nous allons pouvoir le lui payer!..

Ils me virent et ne dirent plus rien.

Philibert me prit dans ses bras et m'enleva très haut. Il était grand; il avait un nez qui n'en finissait pas, et quelques poils blancs par-ci par-là, dans les cheveux et dans la barbe.

– Si nous allions faire une petite promenade avec cet enfant-là?

– Tâche, au moins, qu'il n'attrape pas chaud!

Nous descendîmes par l'allée des ormes qui formait une longue cathédrale de feuillage jusqu'à la grille. Après, on montait doucement par des chemins bordés de noyers; on atteignait, sur la gauche, une route que la nature du terrain teintait de rose, comme si on y eût pilé du corail.

Philibert me disait:

– Quand tu seras grand, qu'est-ce que tu veux faire? Être notaire comme ton papa?

– Tante Félicie veut que je reste ici, mais moi, je sais bien ce que je voudrais.

– Qu'est-ce que tu voudrais?

– Aller beaucoup en chemin de fer.

– Ah! ça t'amuse donc?

– Je ne sais pas, parce que je n'y suis jamais allé.

Quand nous fûmes arrivés aux sapins d'Épinay, il me dit de m'asseoir, et il tira de sa poche un album. Le remblai du fossé, à la lisière du bois, formait une petite chaîne de montagnes tapissée de mousse sèche et d'aiguilles polies, et c'était un jeu agréable de se laisser descendre rapidement jusqu'en bas.

– Mon petit, dit Philibert, tu vas éreinter ton fond de culotte…

– Qu'est-ce que ça fait? Regarde donc le tien: il est tout blanc.

Les enfants sont de petites bêtes cruelles, car je savais le mal que ma repartie devait causer à Philibert. Il était venu avec un unique pantalon noir, un peu fripé, et, quand il relevait le pan de sa redingote pour s'asseoir, on voyait que le drap était mince et luisant. Il ne m'en voulut pas; il soupira par son grand nez en feuilletant l'album, et j'allai m'installer près de lui.

Il y avait, à la première page, une dame que l'on apercevait de profil et qui pinçait légèrement sa robe, d'une main garnie de menus paquets.

– C'est, dit Philibert, une dame qui attend l'omnibus.

Puis vint l'omnibus, plein de personnages drôles. Après, vint une petite fille qui sautait à la corde.

– Qui est-ce? qui est-ce, dis?

Il passa aux feuilles suivantes, sans répondre. Mais je retrouvai plusieurs fois la tête de la même petite fille, couchée.

– C'est toujours celle que tu ne veux pas dire qui c'est? pas? On la reconnaît bien. Mais pourquoi est-elle couchée? Est-ce qu'elle est morte?

Il ferma brusquement l'album et dit:

– Allons, fiche-moi la paix! Occupe-toi de quelque chose.

Je m'assis à nouveau sur la crête de la montagne glissante, et, cette fois, sans l'avoir voulu, je me sentis dégringoler sur les aiguilles de pin, jusqu'au bas du fossé.

Et je me mis à rire, stupidement, à l'idée que Philibert allait croire que je l'avais fait exprès pour lui désobéir. En effet, il me regarda et dit, en haussant les épaules:

– Gamin!

De l'endroit où nous étions, on apercevait, dans un fond, côte à côte, les toits d'ardoises de Courance et les deux pignons de la vieille maison, couverts en tuile moussue. Le marronnier de la cour, énorme et rond comme un ballon qui va partir, cachait les communs et la métairie de Pidoux. On eût dit que le jardin était planté d'arbres aussi épais qu'une forêt, et je cherchais en vain à y retrouver les endroits où l'on me criait si souvent: «Veux-tu bien aller à l'ombre, tu vas attraper un coup de soleil!»

On pouvait suivre la Courance à ses gros buissons fréquentés des couleuvres, et à ses troncs d'ormes pelés, jusque vers l'horizon, où elle allait doucement se coucher dans le lit de la petite rivière d'Esve, entre les peupliers. Les bois étaient sur les hauteurs, et le reste de la vallée divisé en petits champs inégaux de seigles grêles, de blés sensibles au vent, ou de trèfle incarnat qui ressemble à un étalage de rubis sur une grande pièce de velours.

Nous n'étions pas loin d'Épinay: les poules en liberté venaient jusqu'auprès de nous picorer, gratter la terre, et elles semblaient converser entre elles avec des intonations de bonnes femmes irritables.

– On dirait grand'mère, en démêlant ses laines.

Philibert était étendu tout de son long, le nez en l'air. Il m'indiqua du doigt la cime des sapins:

– Et là-haut la jolie musique?..

Le vent s'élevait et faisait bruire au-dessus de nos têtes le feuillage des arbres centenaires. Cela ressemblait aux sons d'orgues lointaines. Je connaissais cela. Ma mère, une fois, m'avait dit, ici même: «Écoute! ce sont les églises du ciel qu'on entend…» Je m'en souvins et je fus sur le point de le répéter. Mais je n'osai pas parler de la disparue.

Nous fûmes distraits par une chanson d'une autre espèce. Le fermier d'Épinay, Pénilleau, arrivait de Beaumont, en titubant sur la route de corail. Et nous l'entendions de loin hurler la Marseillaise.

– Je dirai à tante Félicie qu'il a chanté ça.

– Tu vois bien qu'il ne sait pas ce qu'il fait, dit Philibert: il est plein comme un tonneau. Ce n'est pourtant pas fête aujourd'hui.

– C'est qu'il a été ce matin à la cérémonie, comme tous les fermiers.

– Ah!

Nous regardâmes l'ivrogne qui nous salua très poliment en passant devant nous. Mais il fut longtemps à essayer en vain de retrouver sa tête pour y replacer son chapeau. Et Philibert et moi, nous ne pûmes nous empêcher de rire.

Pénilleau n'avait cependant pas perdu tous les sens, car il désigna du bras le sentier, au bord de la Courance, et fit:

– De la tenue, Pénilleau! v'là la bourgeoise!

On voyait, entre des troncs d'ormes, passer le chapeau de Félicie.

C'était un chapeau cabriolet, en belle paille dorée par le temps, et que ses dimensions inusitées avaient rendu célèbre dans le pays. On le distinguait de fort loin: les fermières se préparaient à la visite de la propriétaire; les braconniers fuyaient; et les vieilles femmes qui possèdent des chèvres, sans un lopin de pâturage, se hâtaient de rassembler sur la route communale leur troupeau épars dans les taillis. Félicie faisait sa tournée chaque jour, par la pluie, le soleil ou le vent. Il ne naissait pas un agneau sur ses terres qu'elle n'en eût connaissance avant d'aller au lit.

Devant le chapeau, marchait grand-père Fantin; M. Laballue venait par derrière. Tout le monde savait que, lorsque madame Planté prenait le sentier de la Courance, c'était pour gagner, sur la gauche, la ferme de la Chaume, et terminer sa promenade par le Dolmen. Nous descendîmes la rejoindre. Elle me plongea un doigt dans le dos:

– Allons, marche avec nous, posément.

Elle cognait sur les buissons avec une canne à pomme fourchue et ornée d'une espèce d'ongle d'or. M. Laballue lui en avait fait cadeau, aussi l'appelait-on «la canne de Sucre-d'Orge»; et Félicie ne l'oubliait jamais en sortant.

Casimir parlait des blés, des sarrasins, des colzas, de la «culture intensive», des «guanos du Pérou». Il ne possédait aucune notion sérieuse d'agriculture. Félicie haussait les épaules, et M. Laballue, qui était lauréat des concours régionaux, glissait de temps à autre vers son amie un regard d'intelligence: «Ne vous fâchez pas; votre beau-frère dit des bêtises, mais cela nous distrait un peu…» Abusé par leur silence, l'ancien ami de lord Bolingbroke s'élançait, prenait un ton de professeur, croyait leur enseigner quelque chose. Il alla jusqu'à proposer, en se retournant tout à coup:

– Voulez-vous que je voie vos fermiers? je leur indiquerai…

Mais Félicie l'arrêta court:

– Ah! mais non, par exemple! Faites-moi donc le plaisir de vous occuper de ce qui vous regarde!..

Sans M. Laballue qui répandait la douceur, elle se fût mise en colère. Elle était bonne, mais vive, et toujours prête à partir, surtout quand il s'agissait de son bien.

C'était l'heure charmante des débuts de l'été, où l'on sent que le soir va succéder au jour. L'air agitait le feuillage odorant des noyers, et les oiseaux commençaient à regagner les arbres. Nous montions le mauvais chemin de la Chaume; on donnait son attention à ne point se tourner le pied dans les ornières; la campagne semblait déserte comme le dimanche, parce qu'on ne touche pas à la terre les jours de deuil; et nos cinq ombres noires étaient assez chagrines. Pourtant, je me souviens que quelque chose de léger et d'heureux frétillait ou dansait dans le profil d'une maigre avoine où dominaient les bleuets et les coquelicots.

Félicie heurta la porte à claire-voie de la ferme, et souleva en vain le loquet intérieur. Un chien s'éveilla, fit fuir les poules, et accourut, furieux et aboyant. Il s'empêtra dans la paille humide de la cour, et arriva, le dos en brosse et tous crocs dehors.

– Tes maîtres ne sont donc pas encore rentrés, mon bon Parisien? dit Félicie.

Parisien rabattit la crête de son échine en reconnaissant «la bourgeoise»; il allongea ses pattes de devant, le train de derrière en l'air, et balançant en manière de parade le panache de sa queue couleur de feu; puis il bâilla familièrement. Un chat sortit par un trou noir, au bas d'une porte, prit le vent, monta à l'échelle; et, avec l'aisance d'une plume qui vole, fut presque aussitôt au haut du toit.

– Allons-nous-en! dit Félicie mécontente; quand ces gens-là vont à la ville, la journée en est!

Elle exprima ses doléances sur les mille tracas des propriétaires, et nous mena au Dolmen.

L'herbe, les ronces, les chardons envahissaient en liberté la grande pierre et un très vieux noyer, à demi mort, entrelaçait au-dessus, en guise de dais, les jolies courbes de ses branches. On s'asseyait ou s'adossait comme on pouvait contre la table inclinée. J'étais excessivement fier de connaître par coeur certaines cavités qui me permettaient de l'escalader et d'aller me planter au plus haut.

– Ne va pas me dégringoler sur la tête, au moins!

Et je regardais le chapeau, au-dessous de moi, sur lequel il ne fallait pas tomber. Il ressemblait, de là, à la toiture d'osier de ces fauteuils de jardin où s'abritent les personnes délicates. Il oscillait, tantôt à droite et tantôt à gauche, et, par ce léger mouvement de la tête, Félicie parcourait du regard presque toute l'étendue des quatre cents hectares de Courance. Elle encadrait chaque ferme, une à une, entre les bords de la capote de paille; elle inclinait la capote, et ce qu'elle voyait était à elle; elle l'inclinait encore, et c'était toujours sa terre, et cela s'appelait toujours Courance, sauf au couchant où s'avançait ce qu'on nommait «la Semelle de Gruteau».

Il était rare que quelqu'un ne dit pas à côté d'elle:

– Ah! nom d'un petit bonhomme! quel beau domaine vous avez là, madame Planté!

Elle répondait avec modestie:

– Ce qui lui donne de la valeur, c'est qu'il est d'un seul tenant.

Sa vie s'était employée à arrondir l'héritage familial. Elle pointait du bout de sa canne les enclaves achetées une à une; les trous bouchés par elle et les zones conquises sur les voisins. Elle savait la contenance et la nature de chaque petit rectangle découpé si net par la diversité des cultures, et le nom qu'il portait sur le cadastre, et son rendement.

Philibert, qui ne parlait pas beaucoup, hasarda une opinion d'artiste. Il montrait la maison de Courance et les six fermes étalées en demi-cercle:

– Voulez-vous savoir ce que c'est que votre bibelot, ma tante? c'est un éventail. Voilà les six lames ouvertes avec les fermes à leurs extrémités, comme vignettes; la route de Beaumont, toute rose, c'est le ruban qui les relie par en haut, tandis que votre main tient le tout en fixant fermement la cheville…

– Oh! toi! ce ne sont pas les idées qui te manquent!

Philibert alla un peu plus loin pour dessiner notre groupe.

Félicie releva sa canne vers la rivière d'Esve qui glissait comme une couleuvre entre les peupliers:

– Voilà le défaut de la cuirasse! dit-elle; c'est ce satané moulin de Gruteau: des prairies de première qualité et le dos du petit coteau, un peu sec, par exemple, mais où l'on planterait des vignes. Et ça forme un pied qui s'avance sur moi jusqu'au talon; c'est facile à voir sur le plan.

– Pourquoi ne l'achetez-vous pas? dit Casimir.

– Vous en parlez bien à votre aise! je n'ai plus un sou vaillant, hormis ma propriété.

Grand-père Fantin entama un parallèle entre la propriété française et l'anglaise, et il vanta les perfectionnements du crédit dont il avait été témoin outre-Manche.

– Vous voulez Gruteau, dit-il: pourquoi n'empruntez-vous pas?

– Une hypothèque sur ma propriété? Jamais! jamais! entendez-vous, jamais!.. Et puis, que vos Anglais fassent donc chez eux ce qu'il leur plaît. «Chacun chez soi», voilà ma devise.

– La leur est: «Partout chez moi», et ils la mettent en pratique. Monsieur le curé de la Ville-aux-Dames ne nous rapportait-il pas, il y a une heure, que des insulaires ont acheté le château de La Roche, au bord de la Creuse? Si je ne me trompe, c'est sur votre paroisse… Comment s'appellent-ils donc?..

– Les Pope, dit Félicie. Ce sont des Américains; des parpaillots. S'il n'y a que moi pour aller leur faire la révérence!..

– Ils sont charmants, fit M. Laballue. Il y a parmi eux trois ou quatre jeunes femmes fort jolies, dont une créole.

Du haut de mon perchoir, je m'écriai:

– Qu'est-ce que c'est que ça, tante, des créoles?

– Des femmes qui passent leur vie dans des hamacs, qui fument, qui sont malpropres et qui ne savent pas tenir leur ménage.

– Ma bonne amie! ma bonne amie! s'écria M. Laballue, je vous assure que vous exagérez!

– Ta, ta, ta!.. je sais ce que je dis. Dans tous les cas, ce ne sont pas des gens à fréquenter. Ah bien! nous en prendrions, des moeurs!

– Sur le paquebot qui nous ramena d'Algérie, en 1832, dit Casimir, se trouvait une superbe créature née à l'île Bourbon…

– Descends, mon petit, fit Félicie, allons, va jouer un peu plus loin!

Je m'en allai retrouver Philibert, parce que, toutes les fois que grand-père Fantin commençait à parler d'une dame, il disait des choses inconvenantes. On voyait très bien cela d'avance à ses yeux. Quelquefois, je m'éloignais avant qu'on m'en eût donné l'ordre. Je n'avais pas tourné le dos, que M. Laballue faisait: «Oh! oh! oh!..» à cause de l'histoire, et j'entendis Félicie qui disait:

– Casimir, vous devriez avoir honte, un jour comme celui-ci!

Peu après, je rapportai en triomphe le dessin de Philibert. Félicie regarda et soupira:

– Le pauvre garçon sera toujours bon à amuser les enfants!

M. Laballue prit la défense de Philibert:

– Je vous affirme que c'est très original… Si, si, ma chère amie; il y a là quelque chose…

L'album en mains, je revins avec la ténacité méchante des enfants sur le sujet qui m'avait préoccupé:

– Tante, as-tu vu la petite fille qui saute à la corde? Tu sais, c'est la même qui est couchée plus loin. Oncle Philibert ne veut pas dire qui c'est… Tiens, la voilà! Est-ce que tu sais qui c'est, toi?

Quand elle l'eut vue, elle referma l'album et elle cria:

– Philibert, fais-moi donc le plaisir de reprendre tes élucubrations… et puis, si j'ai un conseil à te donner, c'est de ne pas laisser traîner les paperasses!

Nous demeurâmes encore là quelque temps, car Félicie n'abandonnait cet endroit qu'à regret. Avec les premières ombres du soir, on vit courir les carrioles des fermes sur la route de Beaumont.

– Enfin! dit Félicie, les voilà!

À tel et tel embranchement, elles quittaient la route pour s'enfoncer dans une allée de noyers. Alors, elles disparaissaient, mais on les suivait à leur bruit grandissant. Et Félicie disait:

– Voilà Cornet… Ça, ce sont les gens de chez Pénilleau… Je reconnais le coup de fouet du père Moreau.

Des vols de courlis s'élevèrent, à longs cris, du côté de la rivière. Une pie attardée jacassait dans un arbre… De loin nous parvenait un bruit d'essieux: clic clac, clic clac. Un garçon de ferme sifflait. Des chiens aboyaient. Nous vîmes passer près de nous des vieilles femmes courbées sous un sac de toile bise; elles s'arrêtaient, le temps de nous reconnaître, et murmuraient des mots inintelligibles. Philibert nous fit remarquer les troncs des sapins d'Épinay qui étaient couleur gelée de groseille et qui s'assombrirent tout à coup. Félicie me dit de mettre mon foulard, et la cloche de Courance sonna l'heure du dîner.

IV
UN HOMME VEUF

On me ramena à Beaumont, vers la fin de l'été, parce que mon père s'ennuyait trop. Grand'mère vint s'y installer en même temps et prendre la direction du ménage.

Je n'eus rien de plus pressé que de courir chez mesdemoiselles Pergeline, et je leur annonçai:

– Vous savez, maintenant, moi, j'ai une petite cousine!

– Comment, une cousine? où l'as-tu trouvée?

Mes deux amies étaient en deuil, comme moi, car elles avaient perdu leur frère Paul à la guerre; et il y avait son uniforme étendu sur un lit, dans une chambre où l'on entrait comme à l'église.

– D'abord, il ne faut pas le dire! C'est une cousine dont on ne parle pas.

Elles me saisirent chacune par une main, et m'emmenèrent dans le jardin, sous la tonnelle. Elles portaient de longs sarraus noirs, agrafés dans le dos.

– C'est que le noir est si chaud, par cette température! disaient-elles; alors, sous ces fourreaux-là, n'est-ce pas? on peut ne rien mettre du tout, et on est à l'aise… Allons! qu'est-ce que c'est que cette cousine? Tu n'as pas d'oncle marié. C'est une petite-fille de madame Leduc?

– Non, il n'est pas défendu de parler des petites-filles de madame Leduc.

– Oh! mais… qu'est-ce qu'il veut dire? en voilà, un roman!

Marguerite, l'aînée, s'étant assise sous la tonnelle, me prit sur ses genoux, et elle donna un coup à son chapeau de paille pour qu'il ne me chatouillât pas la figure.

– Comment s'appelle-t-elle, ta nouvelle cousine?

– Je ne sais pas.

– Ah! ah! tu es un petit farceur!.. tu n'as pas plus de cousine qu'il n'y en a dans le creux de ma main.

– Si. Autrefois, elle sautait à la corde; maintenant, elle est couchée parce qu'il lui est arrivé un accident, et on lui achètera un corset qui coûte au moins trois cents francs…

– Pauvre petite! Quelle espèce d'accident lui est-il arrivé?

– Je ne sais pas.

– Mais d'où sort-elle? Elle a poussé, comme ça, sous un chou? Ton oncle Philibert n'est pas marié…

– Ça ne fait rien.

Elles se regardèrent toutes les deux.

– Il a une femme qui n'est pas sa femme…

– Oh!

– C'est pour cela qu'il est un «dévoyé», et il n'aura rien dans l'héritage de tante Félicie.

Elles joignirent les mains:

– Mais qu'est-ce que tu nous racontes là? C'est absolument insensé!

Avec qui causais-tu donc, quand tu étais à Courance?

– Avec Valentine.

– Et c'est Valentine qui t'a appris ces histoires?

– Elle ne voulait pas, mais je lui ai dit: «Si tu ne veux pas, moi, je dirai à tante Félicie que tu sens la pipe.»

– Comment! elle fume la pipe?

– Non, c'est l'oncle Planté.

– Ah!

Georgette, les coudes aux genoux et le menton gentiment assis sur le petit pliant que formaient les paumes des mains jointes, fit tout à coup:

– Eh bien, tout ça, c'est du joli!

– Tu y comprends quelque chose? demanda sa soeur.

– Je comprends qu'il faut se méfier de ces gamins-là qui vont mettre leur nez partout.

Elle se pencha à l'oreille de Marguerite pour lui parler tout bas. Je fus vexé: je me jetai sur elle en lui allongeant une grande tape au hasard.

Elle se retourna avec une grimace qui lui découvrait les dents et le bout de la langue; et elle arrondit la main sur sa gorge, du côté droit, comme lorsqu'on tâte avec précaution une pêche d'espalier qui semble mûre.

– Le vilain brutal! Tu devrais bien commencer à t'apercevoir que nous ne sommes pas des garçons!

– Ce que tu nous as dit là n'est pas bien, fit Marguerite. Tu as de la chance d'avoir eu aussi, toi, un grand malheur, parce que sans cela on t'aurait grondé… D'abord, quand on sait quelque chose qu'il ne faut pas dire, on ne le dit pas.

De peur que nous ne fussions fâchés, elles me firent aller à la balançoire; mais, dès qu'elles m'eurent bien lancé, elles me plantèrent là et coururent au-devant de leur mère qui rentrait. Madame Pergeline vint m'embrasser et me dit, d'un air très grave, un doigt devant la bouche:

– Mon enfant, si vous avez appris des choses en cachette de vos parents, il faut bien vous garder de les répéter, parce que votre papa serait très mécontent.

Elle prévoyait juste, madame Pergeline.

Un matin, mon père fit une scène à sa belle-mère pendant le déjeuner.

Il avait su au bureau de tabac que «les histoires de Philibert» couraient la ville; et ce qu'il jugeait le plus scandaleux, c'était que «le petit» fût informé de l'existence de «l'enfant naturelle» et s'en vantât dans les maisons où il allait.

Grand'mère étouffait son chagrin; elle disait:

– Voyons! voyons! ne vous emportez pas. Tout se sait à la longue; on ne peut rien tenir caché; mais il faut aussi avoir pitié des malheureux. Le pauvre Philibert a eu sa jeunesse brisée par les mauvaises affaires de son père. Il n'a jamais pu obtenir de situation qui lui permît de se marier. Je ne le défends pas, non, certes! je suis la première à souffrir de ce qui est. Mais l'enfant est l'intelligence même, paraît-il. Elle est belle comme le jour, et elle n'a devant elle que quelques années à vivre… Personne ne s'est informé de leur misère pendant le siège, personne, puisque cela vous brûle la bouche à tous, de prononcer leur nom. Oh! Félicie m'a remis de l'argent pour eux, à plusieurs reprises, elle a été généreuse, mais sans jamais demander seulement: «Où sont-ils? que font-ils? courent-ils un danger?» On a toujours tort de vivre irrégulièrement, mais on en est bien puni.

– Quand on s'est retranché de la famille, de la société, on n'a plus droit à leur appui. Il faut faire comme tout le monde.

– Ah! ce n'est pas toujours facile. Vous n'avez pas vécu à Paris, vous!

– Qui est-ce qui le forçait à vivre à Paris?

– Mais il avait une vocation, ce garçon; puisqu'il voulait faire de la peinture…

– Ta, ta, ta!.. des bêtises!

Ce fut la première difficulté entre grand'mère et son gendre, mais elle se représenta très souvent; il en naquit d'autres. Tout était prétexte à querelles. Se disputer devenait une habitude.

Mon père demeurait des journées entières dans son cabinet, ou bien il allait chez son prédécesseur, M. Clérambourg.

M. Clérambourg était un homme assez vieux, qui ne riait jamais et laissait tomber du bout des lèvres des paroles piquantes comme des flèches. Il passait pour un puits de science. Il donnait des conseils gratuits, et évitait au pays beaucoup de procès. Il faisait une peur terrible à grand'mère, et elle prétendait que mon père se desséchait le coeur près de lui.

– Inutile de vous demander où il faut vous envoyer chercher s'il vient des clients?

– Je vais chez Clérambourg.

– Après tout, cela vaut peut-être autant que de séjourner au bureau de tabac…

– Qu'entendez-vous par séjourner au bureau de tabac?

– J'entends qu'un homme dans votre situation, et si fraîchement veuf, devrait éviter de se montrer si souvent dans un magasin où tous les freluquets se donnent rendez-vous autour d'une personne…

Il partait en haussant les épaules. Et la belle-mère allait à la fenêtre le surveiller, par acquit de conscience, jusqu'au coin de la rue.

Que de fois madame Pergeline, qui était au courant de nos soucis, prodigua à sa voisine des expressions compatissantes, dans le genre de celles-ci: «Ah! vous pouvez vous flatter d'avoir un gendre qui est joliment élégant!.. Ah! cela, on peut le dire: il n'y en a pas un comme lui en ville pour faire retourner les têtes!..»

Ou bien grand'mère demandait à son gendre pourquoi il allait si souvent au château de la Frelandière.

C'était une coquetterie de mon père, dont les parents avaient été laboureurs, d'être reçu chez le marquis de la Frelandière. Il faisait alors laver la victoria et prenait une cravate blanche ornée d'une fine fleur de lis en jais. Il dissimulait sa serviette d'homme d'affaires. On le retenait parfois à déjeuner au château.

– Et aujourd'hui, interrogeait grand'mère avec malice, avez-vous au moins vu ces dames?

– La marquise? faisait mon père, un peu embarrassé.

– La marquise, la comtesse, la vicomtesse… est-ce que je sais? Les avez-vous vues, oui ou non?

– Mais certainement, je les ai saluées dans le parc.

– Elles n'ont donc pas déjeuné avec vous?

– Vous comprenez, quand le marquis a à causer d'affaires…

– Ah çà! mais, mon ami, on vous fait déjeuner à l'office!..

Ce genre de taquinerie l'exaspérait particulièrement. Il jetait sa serviette sur la table et s'en allait.

Il nous arriva, un soir, dans un état d'agitation peu ordinaire.

– Eh bien, dit-il, je viens d'en apprendre de belles! Savez-vous à quoi s'occupe en ce moment votre mari? oui, votre mari, M. Casimir Fantin!

Grand'mère frissonna. Elle avait appris de son mari tant de choses désastreuses!

– Non, vous ne devineriez pas!.. il est tout bonnement en train de négocier un emprunt pour acheter le moulin de Gruteau.

– Le moulin de Gruteau? Mais c'est fou! Mais Félicie le guigne depuis trente ans; elle n'a jamais pu trouver le moyen de l'acheter.

– Il paraît qu'il l'a trouvé, lui. Il n'y a que les meurt-de-faim pour avaler les bouchées doubles. Il a écrit, de Langeais, à Clérambourg; il lui demande des conseils.

– Oh! si ça vient par Clérambourg!..

– Clérambourg a cru devoir me prévenir afin que nous puissions à temps éviter un désastre.

– Mon Dieu! mon Dieu! ne parlons pas de cela à Félicie, elle en mourrait.

Cette alerte fournit aux deux ennemis un motif d'union momentanée, et l'on combina de concert les stratagèmes propres à empêcher ce diable de grand-père Fantin de se relancer en de nouvelles aventures. Il fut décidé que l'on accepterait, enfin, l'invitation qu'adressait chaque année le vieil oncle Goislard, et que nous irions, grand'mère et moi, pendant une ou deux semaines, à Langeais, tenter de faire avorter le projet.

Il y eut certainement quelque chose de providentiel dans ce voyage, car, sans cette raison de quitter Beaumont, nous nous en éloignions, peu après, de la façon la plus regrettable.

Nous avions eu des pluies d'automne. La cour était sombre; le feuillage des chasselas roses du mur mitoyen luisait sous les averses; des jours se passaient à regarder les grosses gouttes rejaillir sur le pavé, en jets d'eau fluets. Les gouttières jasaient, d'une voix d'arrière-gorge, comme des commères infatigables. Un clerc, le col relevé, son mouchoir sur la tête, se dirigeait, en courant, vers une porte trouée en as de coeur; on voyait de grands parapluies bleus, ruisselants, monter sur deux jambes mouillées l'escalier extérieur de l'étude. Adèle allait de sa cuisine au puits, son jupon en guise de capeline; et la bonne du capitaine manquait souvent d'obéir au signal du chant plaintif de la poulie. Marguerite et Georgette venaient, en voisines, dire bonjour. Le deuil leur allait à ravir et on leur adressait des compliments sur leur taille; elles parlaient toujours mariage. Grand'mère pleurait souvent; et maintenant que je savais tout, elle m'entretenait quelquefois de la petite cousine malheureuse que j'avais à Paris.

Un de ces jours moroses, nous entendîmes le sifflement de la soie dans le porte-parapluie, suivi d'un petit choc du bout plombé contre la cuvette de fonte, et mon père entra, à l'heure où il avait coutume de se rendre chez M. Clérambourg.

– Ah! dit-il, j'avais oublié de vous prévenir que je ne dînerai pas ce soir à la maison.

Grand'mère releva ses lunettes sur son front.

– Oui, je ne trouve plus de raison plausible de me dérober, surtout alors qu'il s'agit d'un dîner tout à fait sans cérémonie.

– Chez Clérambourg?

– Mais non: chez les Pope.

– Comment! chez les Pope? Vous dînez sans cérémonie chez les Pope!

Mais, vous n'avez seulement pas dit que vous fréquentiez ces gens-là!

– «Ces gens-là… ces gens-là!..» Mais aussi vous êtes tellement difficile… Et puis, d'ailleurs, peu importe! Je connais «ces gens-là», et c'est chez eux que je vais.

Grand'mère, qui tenait son ouvrage à la main, lâcha tout: ses ciseaux tombèrent et se fichèrent par la pointe dans le parquet. Elle ôta ses lunettes, les plia machinalement, et tâtonna sur un guéridon pour y chercher l'étui. Sa tête était agitée d'un petit tremblement; elle regardait, droit devant elle, le bouton brillant de la porte d'entrée. Mon père, debout, regardait dans la cour. Il n'y eut plus un mot. C'est ce qui était le plus effrayant.

Une ou deux minutes s'écoulèrent ainsi. On attendait le coup de tonnerre. Mon père fit claquer plusieurs fois ses doigts, puis il éleva les deux poings fermés à la hauteur des oreilles, en découvrant les dents canines. Je crus qu'il allait défoncer les vitres. Certainement, il voulait battre ou briser. Il était poussé à bout. Il y avait quelque chose qu'il ne pouvait plus supporter. Il dit seulement, en abaissant les poings:

– Partez! partez! Allez à Langeais!

Grand'mère se sauva, en m'entraînant, et fit sa malle.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
01 ağustos 2017
Hacim:
200 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
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