Kitabı oku: «La Becquée», sayfa 4
V
L'ONCLE À LA MODE DE BRETAGNE
Par l'effet d'une grâce merveilleuse, que Dieu n'accorda jamais qu'à l'extrême jeunesse ou à grand-père Fantin, dans ce voyage qui ressemblait à un exil, je voyais tout en rose. Langeais! l'oncle Goislard, ou mieux: «l'oncle à la mode de Bretagne!» c'étaient des mots qui, depuis les genoux de ma nourrice, tintaient des airs de fête à mes oreilles. On m'avait appris que Langeais était au bord d'un fleuve dix fois plus large que nos rivières, et possédait un château du moyen âge, avec des créneaux, des meneaux, des douves, et tout ce qui s'ensuit. À Langeais, Félicie et grand'mère avaient été jeunes, et cette seule circonstance en faisait un pays de Cocagne. En outre, je comptais n'y voir que des dames «outrageusement décolletées», ce qui ne touchait que ma curiosité, mais très vivement. Tout cela ne fleurait-il pas le conte de fées? Et j'étais assis, les yeux bêtes à force de rêves, sur ma banquette de seconde classe, vis-à-vis de ma pauvre grand'mère, chassée par son gendre, encore une fois humiliée, et s'en venant heurter de front, – pour le salut de Félicie, notre commune providence, – le chimérique auteur d'humiliations sans nombre.
À l'arrêt du train, grand-père Fantin amenuisait ses petits yeux et souriait d'un favori à l'autre, même avant que de nous voir. Notre surprise fut de trouver là Philibert.
– Comment! lui dit sa mère, toi, ici?
– On m'a fait venir.
– Oui, oui, – interrompit Casimir, – nous hébergeons ce gaillard-là, depuis trois semaines. Il prend du ventre.
Il ajouta, à l'oreille de sa femme:
– Je ne désespère pas de lui voir «faire une fin» dans le pays!
Elle demeura ébaubie. Il envoya ses yeux de côté, selon sa coutume lorsqu'il annonçait une nouvelle invraisemblable, et dit, en parodiant le militaire:
– Fait'ment!
Philibert allait devant, chargé des colis.
Grand'mère, qui était un diplomate plus empressé qu'habile, dit, sans perdre de temps:
– Casimir, voyons: cette affaire de Gruteau, c'est une plaisanterie, j'espère?
– Mais non! ça ne marche pas mal.
Et, indiquant du doigt son fils:
– Il m'a confié ses vingt mille francs.
– Ah! mon Dieu!
Nous venions de tourner dans une longue rue pavée, et au bout était le château. Il paraissait énorme et tout gris. Nous nous dirigions vers lui. En continuant notre chemin, nous aurions pu frapper à la grille de la grande porte ogivale, au fond d'une cavité sombre, au delà du fossé; et, en levant les yeux, on n'apercevait que des mâchicoulis, des fenêtres pointues, des tours, des tours, et de hauts pignons couverts d'ardoises. Je devins fou: j'allais, j'allais… On me rappela:
– Riquet! mais ce n'est pas si loin!
Nous étions déjà chez l'oncle à la mode de Bretagne.
On toucha une grosse boucle de cuivre poli qui faisait marteau contre la porte cochère, et, au milieu de l'un des battants peints en vert, une petite porte s'ouvrit.
Je remarquai aussitôt une grande étendue de sable bien ratissé, des orangers en caisse, et des marronniers dont le feuillage jaune et roux empêchait de voir loin, sauf par une voûte ménagée à même la montagne d'ombrage, et qui semblait creusée dans de l'or. Et, au fin bout de ce tunnel, on distinguait, toutes petites, comme si on les eût regardées par une lorgnette à l'envers, des cloches à melons étincelant au soleil.
Mademoiselle Bringuet, la gouvernante, vint à nous, un trousseau de clefs à la main. Elle s'informa avec beaucoup de politesse de notre santé, de celle de madame Planté et de celle de toute la famille; et elle donna des ordres concernant les bagages.
Elle nous invita à entrer dans une salle à manger qui sentait les prunes et le pain frais.
– Prenez-vous votre collation tout de suite? demanda-t-elle, ou bien préférez-vous commencer par un brin de toilette?
Grand'mère objecta qu'elle dirait volontiers bonjour à l'oncle Goislard.
Nous marchâmes, tous à la queue leu leu, par de longs corridors. Ils étaient ornés de gravures. Je vis aussi une horloge qui ressemblait à celle du «bout du monde», mais en plus beau. Enfin, mademoiselle Bringuet nous fit signe: «Attention! pas de bruit!»
Elle poussa une porte, puis une double porte, rejeta la tête vers nous et dit:
– Il ne dort pas; entrez.
Tout au bout d'une pièce quatre fois grande comme le salon de Courance, et entièrement garnie de tableaux et de tapisseries, nous vîmes, par-dessus une table encombrée de gros livres, une tête rose et blanche. À mesure que nous approchions, les yeux, d'un très joli bleu, s'animèrent, et la bouche bredouilla des paroles difficiles à saisir.
Je fus étonné de voir un monsieur si vieux et si propre. Il était rasé de près; sa longue redingote s'ouvrait sur un gilet de piqué; il portait le ruban de la Légion d'honneur. Ses cheveux tombaient de chaque côté de sa figure comme les rideaux blancs d'un berceau; et, de fait, il était si soigné et si frais qu'il ressemblait un peu à un bébé.
Il voulait absolument se mettre debout pour nous recevoir. Mademoiselle Bringuet lui appliqua les deux mains sur les épaules en disant:
– Non! non! ce n'est pas le moment de faire la belle jambe; il faut ménager vos forces.
Mais il devint rouge; il se fâchait; il parla nettement:
– Sacrédié! dit-il, on me fait bien lever pour madame Leduc!
Grand'mère lui tendit les mains, l'embrassa, le radoucit. Il s'attendrit en regardant la vieille bonne femme qu'elle était devenue, car ils ne s'étaient pas rencontrés depuis longtemps. On lui dit, en me poussant entre ses jambes:
– Voilà le petit.
Toutes les fois qu'on me présentait à quelqu'un, on levait les yeux au ciel, où l'on semblait voir celle qui aurait dû être près de moi.
Quand on prononça le nom de Félicie, il se retourna, et dit à mademoiselle Bringuet de lui apporter un crayon que Pajou le fils avait fait d'elle en 1830, et qui était accroché à gauche de la cheminée.
À l'aspect de cette figure charmante, entre deux énormes manches à gigot, et sous la haute coiffure à la girafe, tout le monde hocha la tête: «Non, non, ce n'est plus cela, Félicie…» L'oncle Goislard soupira, puis il éleva sa main droite un peu branlante, et joignit le pouce et l'index comme s'il recueillait dans l'espace une pincée de poudre impalpable:
– Elle a été exquise! dit-il.
Ces ressouvenirs, entre gens déchus, étaient d'une mélancolie qui ne manquait pas de grâce. Grand-père Fantin ne comprit pas qu'il en rompait le charme en se mettant à chantonner sur un ton badin:
Ah! combien je regrette
Et ma jambe bien faite,
Et mon bras si dodu!..
On nous reconduisit à la salle à manger, tout en nous annonçant que nous aurions le plaisir de voir madame Leduc dans la soirée. Je courus au jardin dès qu'il me fut possible, afin de passer sous le tunnel qui semblait creusé dans une montagne d'or. Philibert m'accompagna. Les choses étaient beaucoup plus simples qu'elles ne m'avaient paru à mon entrée par la porte cochère.
Sous la voûte des marronniers, à mi-chemin, il y avait deux bancs qui se faisaient vis-à-vis. Je m'assis sur l'un et sur l'autre, pour prendre possession des lieux. Le vent agita les feuilles sèches; Philibert et moi, nous courûmes avec elles jusqu'aux cloches à melons, en frappant dans nos mains. Mon oncle paraissait beaucoup mieux qu'à son dernier voyage à Courance. Je lui dis:
– N'est-ce pas que, quand tu es à Courance, tante Félicie te fait peur?
Il me regarda en riant:
– Et l'oncle Goislard, à toi, il ne te fait pas peur?
– Il n'a pas l'air méchant, mais il est décoré.
– Eh bien?
– Est-ce que c'est qu'il a fait la guerre?
– Non, il n'est jamais sorti de chez lui.
– Alors, qu'est-ce qu'il a fait?
– Rien.
– Alors, pourquoi est-il décoré?
– Parce qu'il a toujours été bien avec tout le monde.
– Ah!.. Mais, au moins, il faut être bien pendant très très longtemps?
– Tu vois: quatre-vingts ans, à peu près.
– Ça doit être difficile.
– Je te crois!
Au potager, le vieux domestique Cadoudal marchait, entre deux arrosoirs ébouriffés de pluie scintillante, aussi attentif que s'il eût tenu à bout de bras des crinolines de cristal. Il enjamba la bordure de buis, posa d'un même coup les deux arrosoirs sur le sable et ôta son chapeau en me regardant tout droit, car il nous avait vus sans lever les yeux.
– Alors, dit-il, c'est ça le jeune monsieur qui est le neveu de ma'me Planté, anciennement mam'selle Gillot?
Et il dirigea son regard au loin, en recueillant sur le dos de la main les grosses perles de sueur de son front qui ruisselait comme les pommes d'arrosage. Puis il fit claquer sa langue:
– Nom de d'là! mam'selle Gillot, si je me la rappelle! Je me la rappelle comme le nom de mon père!.. Tenez! la v'là qui descend l'escalier avec sa gentille frimousse, et qui appelle défunt la mère Ribotteau, la cuisinière: «Célestine! combien donc que vous avez payé la friture?» Et Célestine qui répond par le soupirail: «Mais, mademoiselle, c'est rapport à la crue de la Loire…» Et puis, est-ce que je sais? Des bêtises, quoi! Ah dame! fallait pas lui faire prendre une pièce de cent sous pour un écu de six livres. Bougre! celui-là qui l'a eue, avec sa dot, n'a pas fait un mauvais coup!..
Il souleva ses arrosoirs, et ajouta:
– C'est égal, elle ne doit plus être fraîche, à l'heure qu'il est!..
Et cela le fit rire; il s'en allait vers la pompe en riant tout haut et dodelinant de la tête.
Au bout du jardin, était un belvédère composé d'une terrasse établie sur quatre piliers de bois. Au-dessous, on s'abritait du soleil; en haut, on avait l'agrément de la vue. D'un côté, on contemplait le château, et, au-dessus des grosses tours à toits pointus, sur une petite colline boisée, les ruines sombres et jolies, toutes velues de lierre noir, d'un château plus ancien. De l'autre côté, on eût distingué la Loire, sans la levée construite contre les inondations; on se contentait de voir passer le chemin de fer et de plonger à même dans le jardin de M. Futaine.
– Le jardin de M. Futaine, – me dit Philibert, – a été tracé pour former le prolongement exact de celui où nous sommes. C'est que M. Futaine n'attend que la mort de l'oncle Goislard pour abattre le mur de séparation. En effet, l'oncle a vendu par avance maison et jardin. Mais, comme il s'est réservé le droit d'en user jusqu'à son dernier jour, il aime à venir ici faire la nique à son successeur. L'autre soir, on l'a grimpé jusque-là, et il a hélé de loin M. Futaine: «Et vos arbres, comment vont-ils? – Ils vont bien. – Moi aussi.»
Nous étions sur le belvédère, dans l'espoir de voir passer le train de Nantes, lorsque Cadoudal nous appela, et nous aperçûmes mademoiselle Bringuet qui nous adressait de grands signaux.
– Madame Leduc est arrivée, me dit Philibert; dépêchons-nous.
Nous descendîmes quatre à quatre. Au bas des marches, il me dit:
– Je ne suis pas trop malpropre, au moins?
Je battis le dos de son veston.
La voiture de madame Leduc était dans la cour, et le cocher, en chapeau haut de forme, commençait à dégarnir le cheval. J'eus une surprise à trouver une petite fille, à peu près de mon âge, qui courait de toutes ses forces après un chat. Elle s'arrêta net pour venir à Philibert, et lui sauta au cou comme une vieille connaissance, en me jetant une oeillade de côté. Philibert, la bouche encore enfouie dans ses cheveux, lui demandait:
– Et ta maman?
– Maman? dit la petite, ah! elle avait joliment peur que vous ne soyez parti!
Et, se tournant aussitôt vers moi, elle me tendit la main:
– Est-ce que tu veux être mon petit mari?
Je sentis que je devenais rouge et prenais mon air niais. Nous étions tous au salon avant que j'eusse répondu un mot.
Cette fois, on avait mis l'oncle Goislard debout. Mademoiselle Bringuet le soutenait par un bras, grand-père Fantin par l'autre.
Madame Leduc lui offrait son front qu'il baisait, tout en souriant à la mère de la petite fille, une jeune femme que je trouvai très jolie.
Tout le monde parlait en même temps:
– Madame Letermillé, une bonne amie à nous… À quelle heure avez-vous quitté Chantepie? – Une poussière aveuglante… – Sept quarts d'heure de voiture, vous pensez! – Mon Dieu, que voilà une fillette qui a l'air raisonnable!.. – Aussi nous ne nous ferons pas prier pour rester quelques jours… – Elle a nom Suzanne. – Hélas! la santé de Félicie… – Ah! M. Philibert nous a bien manqué! – Voyons ce charmant petit garçon…
Le charmant petit garçon n'en menait pas large. Suzanne le poursuivait derrière les dossiers des chaises, et, plus vive et plus adroite, se trouvait tout à coup en face de lui pour lui souffler dans le nez:
– Tu ne veux pas être mon petit mari? Dis pourquoi? dis pourquoi?
Je restais stupide. Une idée lui vint:
– Que tu es drôle! dit-elle. Mais ça n'a aucune importance! J'en ai un dans toutes les maisons où je vais. À quoi jouons-nous?
La maman m'embrassa. Elle sentait très bon. Quand elle ne regardait pas Philibert, il suivait des yeux son cou découvert, sa gorge forte et les coussins si bien bombés de ses hanches, comme s'il eût craint d'en perdre.
– Où demeures-tu? me demanda Suzanne.
– À Beaumont.
– Qu'est-ce que c'est que ça, Beaumont? C'est un trou?
– Et toi, où demeures-tu?
– À Vaucottes: c'est un château à grand'maman, tout près de Chantepie, la maison de madame Leduc; mais du temps de papa, nous demeurions à Paris, et puis à Biarritz, à Cannes. Tu ne connais pas ces endroits-là, toi… Mais tu sais, si papa avait vécu, nous serions depuis longtemps sur la paille, parce que c'était un panier percé… Toi, c'est ta maman que tu as perdue: est-ce que tu penses encore à elle?
Une petite bonne vint prendre Suzanne. On monta s'habiller pour le dîner. Dans l'escalier, madame Leduc confiait à grand'mère:
– J'arrive ainsi, les trois quarts du temps, le samedi, comme par hasard. Cela me permet de veiller à ce que l'on conduise notre cher vieillard à la messe du dimanche. Croiriez-vous que, si je ne m'en étais mêlée, Casimir – tout aussi bien que cette Bringuet, du reste – le laissait descendre à la tombe sans le réconcilier avec l'Église!
– Hélas! dit grand'mère, je crois que le bonhomme n'a jamais eu beaucoup de religion.
– Mais, à ce compte-là, ma chère, tous ces messieurs mourraient comme des chiens. Dieu merci! notre zèle n'est pas toujours sans récompense, vous en serez témoin: le bon oncle nous édifiera par sa piété.
– Tant mieux!
– Que dites-vous de madame Letermillé?
– Mais… très jolie!
On trouva l'oncle Goislard assis à table avant ses hôtes, car il n'aimait pas qu'on le vît marcher avec ses béquilles. Pour passer le temps, il avait fait appeler la petite bonne de madame Letermillé, et il lui demandait son nom en lui appuyant le doigt au menton, ce qui répandit un froid durant quelques minutes. Mais lui, mis en humeur par un minois agréable, entama des histoires de jeunesse. Grand'père Fantin souriait avec indulgence en attendant le moment de placer quelqu'une des siennes qu'il jugeait plus intéressantes.
L'oncle Goislard était né en pleine Terreur, à Saumur, dans une maison située sur la place où fonctionnait la guillotine. Il disait, entre deux cuillerées de potage:
– J'ai tété ma nourrice pendant qu'elle regardait tomber les têtes.
Par la fenêtre, il avait vu Napoléon, au retour de la guerre d'Espagne:
– Un petit homme vêtu de drap de billard, avec une figure taillée dans du navet.
Il tint un moment sa cuiller en l'air; il se ramassa sur lui-même, fit de gros yeux, de grosses joues, et devint rouge, pour lâcher de nous redonner, dans sa bouche, le tonnerre de trois mille gorges hurlant à la fois: «Vive l'Empereur!»
– Mon bon oncle, dit madame Leduc, pourrez-vous bien jamais après cela crier: «Vive la République»?
– Voilà quarante-trois ans que je suis maire: comme homme public, j'engage chaque année les enfants des écoles à applaudir le gouvernement…
On ne pouvait s'empêcher d'admirer cet homme venu au monde à une heure où nulle âme, libre de choisir son sort, n'eût consenti à y descendre, et qui avait vécu quatre-vingts ans, heureux, dans de petites villes paisibles.
Le lendemain, on le mena à la messe sans qu'il opposât la moindre difficulté. En revenant à la maison, dans sa voiture basse, où grand'mère et moi étions montés avec lui, il parlait des dames qu'il avait reconnues pendant l'office, et il faisait l'éloge du curé:
– C'est un gaillard, disait-il. Il a sauvé quinze personnes en se jetant à la nage, lors de l'inondation de 66. Et il mange comme quatre!
Au pas d'une petite jument grise, qui était douce comme un agneau, Cadoudal nous promena dans la ville et sur la levée de la Loire. On voyait de longs sables jaunes qui s'étiraient en pâlissant jusqu'à l'horizon, léchés par une eau langoureuse, entre des peupliers fatigués par l'automne. On avait fait sauter le pont durant la guerre, et ces arches, ouvertes au-dessus du lit immense et à demi déserté du fleuve, attristaient encore la lassitude ou l'épuisement du paysage.
– Et ça s'emplit tout d'un coup, disait l'oncle Goislard: l'eau vous arrive au galop, comme de la cavalerie… J'en ai eu chez moi jusqu'au plafond du premier.
Quand nous rentrâmes, grand-père Fantin et madame Leduc tenaient un conciliabule.
– Pardon, fit grand'mère, je suis de trop?
– Mais non! ma bonne, mais pas du tout, au contraire… nous parlions de votre fils…
– S'il est question du complot que vous avez fait pour marier Philibert, je vous avertis que je ne trempe pas les mains là dedans.
Ils tombèrent des nues.
– Comment cela? comment cela? Expliquez-vous, Célina!
– Je m'entends; ça suffit.
– Voyons! est-ce que la jeune femme vous est antipathique?
– S'il était nécessaire de formuler mon opinion sur la jeune femme, je vous dirais que je la trouve un peu jolie pour lui donner le bon Dieu sans confession. Mais il s'agit de Philibert: il a un fil à la patte.
– On vous propose de le couper, dit madame Leduc. La situation de votre fils est humiliante pour la famille, vis-à-vis du monde, et il est lamentable d'en être réduits, avec Philibert, à causer de la pluie ou du beau temps, de peur de nous heurter à une vie privée qui doit nous rester aussi étrangère que celle du Grand Lama…
– Lama, Lama… dit grand'mère, tout ce que je sais, c'est qu'il adore sa fille.
Casimir tira son trémolo:
– Pauvre petit être! dit-il, Dieu le reprendra comme il l'a donné, sans qu'on l'en prie…
– Non, Casimir, fit madame Leduc, tes paroles ne sont pas chrétiennes. Prions Dieu, au contraire, qu'il laisse la vie à l'infortunée créature. Mais il y a cent moyens d'arranger les choses. Voyons: la mère, je suppose, malgré sa faute, n'est pas absolument dénuée de sentiments humains; elle s'estimerait très heureuse de conserver la jouissance de l'enfant, moyennant…
Grand'mère leva la main:
– Philibert ne fera pas ça! s'écria-t-elle; on peut dire de lui ce qu'on voudra, mais il est honnête…
– Plaît-il? dit madame Leduc.
– Je veux dire: il aime sa fille, et il ne fera pas cela. Mais lui, l'avez-vous pressenti, au moins?
– Philibert? il est emballé!
– Parlons peu et parlons bien, dit Casimir; je pose en fait que le garçon est totalement incapable de gagner sa vie.
– Et vous négligeriez une aubaine?.. Voilà une fortune qui se présente…
– Aussi rondelette que la personne, – interrompit Casimir, les yeux réduits à la dimension de petits pois. – Sache, d'ailleurs, une fois pour toutes, ma chère Célina, que la jeune femme est absolument toquée de lui. Il l'amuse, il la fait rire; ça la change. Voilà cinq ans qu'elle ronge son frein dans son castel de Vaucottes; elle meurt de l'envie d'aller à Paris; elle y eût filé vingt fois, n'était sa mère qui la tient prisonnière à cause de sa beauté. Avec une figure comme celle-là, tu comprends, une jeune veuve a tôt fait de voir flamber sa réputation… Disons-le: ici même, la pauvre femme n'échappe pas à la calomnie.
– C'est flatteur!
– Songe, ma bonne, que notre fils n'est pas non plus tout frais baptisé!
Grand'mère était inapte à formuler une idée nette. Elle m'entraîna dans sa chambre, en faisant:
– Tout ça… tout ça…
Elle ôta son chapeau, tourna, vira, hésita.
– Mon petit, dit-elle, va me chercher Philibert.
Je descendis au jardin. Philibert était assis près de madame Letermillé, sur un des bancs du tunnel d'or. Je m'avançai pour m'acquitter de ma commission. Ils causaient. Ils s'interrompirent pour dire, chacun à son tour: «Tiens, voilà Riquet!» du même ton qu'ils eussent dit: «Voilà les canards…» ou: «Voilà le sifflet du chemin de fer…» J'avais l'amour-propre d'un jeune coq; je rougis et restai coi. On n'aurait pu ni me faire exécuter un mouvement, ni m'arracher un mot.
Madame Letermillé portait une robe ouverte en carré sur son cou de blonde; elle croisait les jambes dans une attitude familière, et entrelaçait ses doigts sur le genou en tendant ses bras demi-nus. Elle disait:
– Je m'en doutais! vous l'épouserez…
– Ce n'est pas elle qui le demande, répondait Philibert; mais pour la petite, cela vaudra mieux.
– Avouez que vous l'aimez.
Philibert considéra toute madame Letermillé, de ses cheveux à son cou, à sa belle gorge, à ses bras, à ses jambes croisées, au petit bout de pied pointu qui frétillait au bas de la robe. Puis ses yeux se reportèrent au loin, vers la figure absente.
– Il s'en faut, dit-il, qu'elle ait jamais eu la figure d'une Vénus. Ç'a été une demi-journée et une nuit de parfum dans la chambre: un bouquet de violettes d'un sou!.. Les grandes ivresses, les mots qui vous sortent de la bouche tout de travers, les yeux de carpe, non, non, toutes ces belles histoires-là, ça n'a jamais été mon affaire.
– Alors?
– Alors? Mais nous avons supporté tout plein d'embêtements bras dessus, bras dessous. C'est ça qui vous entraîne à faire lit commun.
– Le fait est que mon mari et moi, par exemple, qui avions tout pour être heureux…
– Ça n'a pas marché?..
– Ah bien! ouiche!.. Voyez-vous, monsieur Philibert, ce n'était pas l'homme qu'il me fallait.
– Ah!
Madame Letermillé avait désenlacé ses doigts, et, d'une main molle, elle s'appliquait à enlever une poussière imaginaire sur l'étoffe tendue par son genou:
– Moi, j'avais toujours rêvé d'un homme… d'un homme… comment peut-on expliquer cela? enfin, d'un homme pas comme un autre.
– On prétend qu'on ne rêve que ce qu'on a vu…
– Ou ce qu'on verra.
Philibert eut l'air embarrassé. Il dit:
– Les femmes ont de drôles de goûts.
– Seriez-vous de ceux qui croient que toutes les femmes se ressemblent?
Il leva encore les yeux sur madame Letermillé:
– Il n'y en a pas des tas comme vous!
– Oh! vous dites cela en m'examinant de la tête aux pieds; mais si j'étais laide – supposez que je sois laide – est-ce que vous diriez cela encore?
– Je ne peux pas supposer que vous soyez laide.
– Voilà! vous éludez la question… Oh! les hommes! les hommes! que vous êtes agaçants!
D'un mouvement d'impatience, elle jeta son pied en l'air, puis elle abaissa la jambe, et s'assit à plein sur le banc, en appliquant les deux épaules au dossier incliné. Et elle leva les bras derrière la nuque, ce qui fit éclore les deux coudes hors des manches.
Elle ouvrit la bouche, un moment, avant de se décider à parler, et je vis tout le petit fer à cheval de ses dents du haut. On entendait les canards de la basse-cour voisine, et, au loin, les cris de Suzanne jouant à lancer la balle sur le belvédère.
– Monsieur Philibert, je vais vous faire mes adieux, savez-vous?
– Vous partez?
– Dame! vous ne pensez pas que je vais continuer à tomber ici tous les quatre matins! Ma mère soutient que je me compromets.
– Avec l'oncle Goislard?
– Il est plus galant que vous! il n'y a pas de quoi rire… Et puis, lui, au moins, est célibataire… À propos, dites donc, vous m'inviterez à la noce, j'espère?
– À quelle noce?
– À la vôtre, parbleu! Est-ce que vous n'y pensez plus?
– Pourquoi me reparlez-vous de cela?
– Moi? mais pour rien!.. Parce que ce sera amusant.
– Vous trouvez?
– Je dis: «Ce sera amusant…» je veux dire: ce sera un mariage… un mariage… original, comme vous, d'ailleurs… Vous auriez pu épouser une duchesse…
– Grâce au brillant de ma situation, ou de mes habits?
Il montrait le drap luisant de sa redingote.
– Taisez-vous donc! Les femmes doivent se jeter à votre cou!
Il ouvrit les bras et dit familièrement:
– Voyons voir?..
– Bas les pattes! Voulez-vous bien!.. Pour le coup, si maman était là!..
Philibert sembla gêné et ne dit plus rien. Elle croisa les jambes de nouveau et fit gazouiller son pied dans la soie. Elle se redressa brusquement et posa son bras sur celui de Philibert:
– Avouez-le, dit-elle, je vous fais l'effet d'une coquette?
Il regarda le bras; il dit:
– Mais non! mais non!..
– Si! si! Parlez-moi franchement.
Il cherchait à formuler son opinion, à ne pas mentir et à ne pas blesser la jeune femme; il trouva:
– Vous êtes si jolie!
– Pan! ça y est! Je l'attendais! On ne m'en dit jamais d'autres!..
Elle frappa le sol de ses deux talons à la fois, et, le menton entre les mains, les coudes aux genoux, elle trépignait en secouant sa tête blonde:
– Avec mon mari, qui m'horripilait, j'étais insupportable; il aurait dû me battre: il revenait le premier, avec des yeux de carpe, comme vous dites, et les mêmes mots dans la bouche: «Vous êtes si jolie!» Veuve, j'ai voulu m'envoler, prendre l'air. Taratata! la famille m'a pincée au collet: «Vous êtes trop jolie pour vivre seule!..» Je vis cloîtrée entre ma mère et ma fille: le pays fourmille d'histoires sur mon compte! «On ne nous fera pas croire, jolie comme elle est…» J'ai failli me remarier avec un officier habitant Fontainebleau; l'homme, la ville, tout me plaisait: bernique! j'étais trop jolie pour une ville de garnison. Monsieur le curé me dit que j'aurai beaucoup de mal à gagner le paradis. «Pourquoi? – Ah! madame…» Je vois venir la phrase et l'arrête. Que je sois bécasse, que je sois méchante, je lis dans les yeux de ces messieurs: «Ça ne compte pas, elle est si jolie!..» Seulement, que je ne sois quelquefois pas plus bête qu'une autre; que j'aie, moi aussi, par-ci par-là, mes petites qualités, ça ne compte pas davantage: je suis jolie, et c'est assez. Je vous raconte mes misères, et vous ne me plaignez pas, vous non plus. Vous devez avoir raison, puisque, en dépit de tout cela, je ne changerais de figure avec personne. Ah! monsieur Philibert, voulez-vous que je vous dise mon opinion? C'est qu'une jolie femme a bien du mérite à ne pas mériter les horreurs qu'on dit d'elle!..
Elle ramena les mains sur ses yeux, et sa tête eut tout à coup les soubresauts de l'agonie d'un poulet auquel on a coupé la gorge. Je compris qu'elle pleurait, que cela devenait sérieux, et qu'il fallait absolument m'en aller. Je revins à la maison tout doucement, sans me retourner, honteux comme le chien qui a volé une côtelette.
J'étais tellement sûr d'être grondé que je restai dans le corridor, au lieu de remonter à la chambre de grand'mère. Je m'assis sur un coffre à bois; j'aurais préféré me cacher dedans.
La maison était à l'orage. On se disputait partout.
Dans sa chambre, au rez-de-chaussée, l'oncle Goislard criait à tue-tête qu'il ne déjeunerait pas si on ne lui donnait un pantalon blanc.
– Un pantalon blanc! ripostait mademoiselle Bringuet, mais pour qui?
Est-ce que vous croyez que ces dames font attention à vos guiboles?
– Taisez-vous! ou je vous fiche à la porte! Je veux mon pantalon blanc.
– C'est bon! Mais je vous enfile par-dessous un caleçon de tricot. Ça vous mettra des mollets là où il vous en manque.
Dans la pièce où nous les avions laissés, madame Leduc et son frère élevaient la voix à qui mieux mieux, et, pendant les intervalles d'un bruit d'assiettes et de cristaux venu de la salle à manger, leur dialogue éclatait en bourrasques, rappelant le vacarme de l'étude, à Beaumont, les dimanches et les jours de marché:
– … nouvel emprunt hypothécaire… Si, au lieu de jeter ton argent dans ton moulin de Gruteau…
– Mais, ta propriété de Chantepie est grevée jusqu'à la moelle!
– Une simple avance sur l'héritage…
– D'ailleurs, mon moulin de Gruteau…
– Ton moulin de Gruteau! mais tu n'as pas la moitié des fonds nécessaires!..
– … syndicat… solderai totalité…
– Félicie en mourra!
Grand'mère parut au bas de l'escalier; elle eut tôt fait de m'apercevoir:
– Eh bien, et ton oncle Philibert?
Je restais assis sur mon coffre à bois, les jambes pendantes, rougissant encore.
– Si nous étions chez nous, je te donnerais une tape, entends-tu?
Puis elle me dit que je ne serais jamais bon à rien, et qu'elle ne me confierait plus de commissions.
– Allons! cours vite me chercher ton oncle au jardin et dis-lui que le déjeuner est prêt.
Je dus retourner au jardin. Philibert avait passé un doigt sous la manche courte de la jeune femme et, de ce doigt, il lui caressait le gras du bras; une petite raie de lumière désignait ce relief de l'étoffe soyeuse et oscillait. Madame Letermillé disait:
– Vous me ferez damner!
En se mettant à table, elle prétendit qu'un coup de vent lui avait versé un tombereau de sable dans les yeux.
Suzanne me chuchota:
– C'est de la frime!..
Dans l'après-midi, Philibert parla à son père:
– Je file à l'anglaise, parce que, si je reste un jour de plus ici, je fais des bêtises.
– Peuh! mon garçon, c'est encore de ton âge!..
– Dame! vous me jetez une femme dans les bras. Qu'est-ce que vous voulez que j'en fasse?
Grand-père Fantin, du ton pincé de madame Leduc:
– «Vous me jetez dans les bras!..» Sois respectueux, je te prie.
– Turlututu!
– Philibert!
– Je demande: «Qu'est-ce que vous voulez que j'en fasse?»
Casimir lui tapa sur le ventre du revers de la main:
– Mais, bêta! que tu passes avec elle chez le notaire!
– Merci.
– Quoi?
– Pour qui me prends-tu?
– Pour un nigaud!
Ils se séparèrent. Philibert partit à la suite d'un grand tapage. Tout le monde avait la figure chaude comme lorsqu'on a couru au soleil.
Madame Letermillé se prit d'amitié pour grand'mère, qui fut touchée par son chagrin. Elle acheva de la gagner en me comblant de caresses et lui disant qu'elle serait toute sa vie malheureuse de n'avoir qu'une fille: c'était un petit garçon comme moi qu'elle eût aimé.
– Je n'en aurai jamais un! Je ne me remarierai pas.
– Qui sait?
– Votre famille inspire tant de sympathie! Cela ne se commande pas.
Grand'mère commençait à revenir des préjugés du public envers la jeune veuve.
Madame Letermillé voulut nous emmener à Vaucottes: