Kitabı oku: «La jeune fille bien élevée», sayfa 11
XXI
Grand-père reçut son algarade. Il revenait du dehors où il jardinait, le matin. Grand'mère lui donna à lire la lettre de M. Topfer, et je vis, à ses yeux, qu'à la fois il était flatté et sentait que nous allions avoir de vives discussions.
Il ne dit rien. Mais ne pas soutenir sa femme, c'était presque se prononcer en faveur de la proposition Topfer. Oh! qu'il eût mieux fait de rester à retourner la terre, dans ses plates-bandes, une heure de plus!.. Son muet acquiescement au projet musical provoqua une crise qui dura longtemps et pendant laquelle nous entendîmes tout ce qu'une honnête femme de la vieille bourgeoisie provinciale pouvait concevoir de secrète horreur pour le monde des arts. Ma pauvre grand'mère épancha une bile que nous ne soupçonnions même pas.
Il fallait que les Vaufrenard eussent une bien grande influence sur elle par ailleurs, pour qu'elle les supportât malgré leur musique. Nous vîmes que, depuis une dizaine d'années qu'elle fréquentait régulièrement et patiemment chez eux, ce culte de la musique, qu'on y célébrait, lui répugnait intimement comme l'eût fait une cérémonie en l'honneur de Baal! D'abord la musique classique l'ennuyait, quant à elle, et ceux qui la goûtaient y semblaient prendre une réjouissance de mauvais aloi. Dans son emportement, elle alla jusqu'à dire à son mari devant moi:
– Où cela mène? veux-tu que je te le dise?.. Vaufrenard, – je le sais, par les confidences de sa malheureuse femme… – Vaufrenard…
– Eh bien!.. Vaufrenard?..
– Il a eu dix maîtresses!
– Qu'est-ce que la musique a à faire avec cette circonstance? dit grand-père.
– Oui, oui, sans doute, la plupart des hommes sont sans conduite, mais il n'est pas moins certain que l'habitude du plaisir de l'oreille prédispose à tous les plaisirs, à tous!.. Oh! vous pouvez rire et vous moquer de moi, je maintiens mes idées là-dessus: quoique d'un autre âge, elles sont les bonnes. De la musique, je vous le concède, comme de la peinture, il en faut, oui, pour occuper les loisirs et provoquer des réunions, et il est d'usage qu'une jeune fille peigne à l'aquarelle: c'est gracieux; et que l'on fasse un tour de danse pour faciliter les mariages, c'est nécessaire… mais, aussitôt que le "grand art" s'en mêle, vous ne voyez que prétention, excentricités et prétextes à se mettre, sous tous rapports, hors de la loi commune!..
Oh! ce fut une fameuse dispute qui dura toute la matinée! J'en manquai d'aller poursuivre ce jour-là mon initiation au "grand art" wagnérien, et l'on était tellement excité contre les Vaufrenard que je n'osai même pas, l'après-midi, proposer d'aller chez eux. J'avais pourtant un grand désir d'entretenir M. Vaufrenard du projet Topfer: il devait, lui aussi, le connaître, il avait certainement reçu, lui aussi, une lettre d'Angers. Car, à mesure que grand'mère combattait ce projet, par des arguments qui ne sont pas tous aussi faux qu'ils me semblaient l'être alors, je me sentais une irrésistible envie de triompher de toutes les difficultés, tant de celles qui me venaient du dehors que de celles que j'éprouvais moi-même. Avec ma consécration définitive à la musique, il fallait en finir, voyons! Mon vieil ami Topfer l'avait très bien compris; il m'en proposait le moyen… Si le petit coup d'Etat d'Angers réussissait, la partie était gagnée, mon sort déterminé; je ne pouvais plus revenir en arrière.
C'est un jeudi, je me souviens, que nous était parvenue la lettre de M. Topfer; le lendemain vendredi, nous avions, à dix heures, une messe anniversaire de la mort de mon pauvre papa; Mme Vaufrenard s'y montra, nous serra la main, disparut. Le lendemain c'était le voyage de Tours; point de Vaufrenard ce jour-là. De sorte que je ne pus revoir les Vaufrenard que le dimanche suivant. Cette première entrevue, après la lettre Topfer, devait avoir la plus grande importance. Le poids de M. Vaufrenard, seul, pouvait faire incliner les événements à mon gré. Grand'mère s'insurgeait contre lui, à distance, mais quand il lui parlerait dans le nez, avec sa belle voix de baryton, et de toute la hauteur de sa suprématie financière, qu'oserait-elle objecter?
Mon cœur palpitait assez fort, mais je n'étais pas très inquiète, j'avais confiance en la force de M. Vaufrenard et je ne pouvais douter qu'il ne l'employât à seconder son ami Topfer qui lui-même favorisait nos projets futurs et qui, d'ailleurs, c'était probable, n'avait agi que de connivence avec lui.
Je voyais bien ce qui se passerait à la matinée du dimanche. M. Vaufrenard m'embrasserait, d'un air fier, car, enfin, à l'idée que son élève allait bientôt se faire entendre devant un grand public, il se rengorgerait évidemment. Et, avec sa rondeur habituelle, il était homme à parler immédiatement du concert, à l'annoncer à toutes les personnes présentes, à organiser, qui sait? une caravane pour Angers afin de me faire un triomphe!.. Quant aux habitués du dimanche, pensais-je à part moi, cela va leur porter un coup; ces gens-là me tiendront dorénavant pour quelqu'un… Et grand'mère sera subjuguée et croulera sous l'avalanche des félicitations.
Voilà comment, moi, j'arrangeais les choses.
Voici comment elles se passèrent.
XXII
Comme nous montions, à pas lents, la ruelle assez raide conduisant chez les Vaufrenard, nous vîmes, de loin, descendre à la grille, deux messieurs, dont l'un était M. Segoing, conseiller général, et dont l'autre nous était inconnu. A notre entrée, ces messieurs se trouvaient encore dans le vestibule où M. Vaufrenard était venu au-devant d'eux. M. Segoing nous salua, tandis que M. Vaufrenard entraînait l'inconnu, en lui appliquant la main à plat sur le dos, dans une petite pièce dite cabinet de travail. Nous fûmes seuls au salon, avec Mme Vaufrenard et le conseiller général, nous excusant, lui comme nous, de nous présenter de si bonne heure. Comme M. Vaufrenard ne rentrait pas, avec son inconnu, Mme Vaufrenard dit:
– Oh! mon mari adore les cachotteries!
Et nous sûmes que celui à qui il faisait, dans son cabinet de travail, des "cachotteries", était un architecte de Paris, nommé Achille Serpe, occupé dans les environs de Champigny, à restaurer le petit château de Bel-Ebat, à M. Segoing. Celui-ci nous parla des travaux qu'il faisait exécuter à sa gentilhommière, et il employait, non sans pédantisme, des termes techniques, pour exprimer cent détails de l'architecture de la Renaissance, qui nous étonnaient un peu, car nul ne s'était douté jusqu'à présent des connaissances archéologiques de notre conseiller général.
– Que vous êtes savant!.. lui dit Mme Vaufrenard.
Il fit alors le modeste:
– Je vis depuis quinze jours dans la compagnie d'Achille Serpe!
– Oh! oh!.. c'est tout dire!..
– C'est le Viollet-le-Duc de la Renaissance française: à côté de lui, on jurerait être encore sous le gouvernement du roi François Ier.
Mme Vaufrenard et ma grand'mère soupirèrent en même temps; grand'mère dit:
– Que n'y sommes-nous!
Mais c'était de M. Achille Serpe qu'il était question. Le conseiller général nous vanta son savoir, son goût, son ingéniosité, qui, ce n'était pas trop affirmer, touchait au génie… Il nous énuméra les travaux dont il était chargé en Normandie, en Bourgogne, en Périgord, par la Commission des monuments historiques. Nous étions édifiées sur le compte de l'architecte, lorsque celui-ci enfin entra, toujours poussé, dans le dos, par la main de M. Vaufrenard. On nous le présenta, quelques personnes arrivèrent presque aussitôt, à mon désespoir, car j'aurais voulu parler à mon aise à M. Vaufrenard. Je le regardais, l'œil brillant, afin de correspondre par ce seul signe avec lui: "Eh bien! disait mon regard, le concert?.. hein?.. qu'en dites-vous?.." M. Vaufrenard ne me regardait pas. Il parlait, à tort et à travers, de choses absolument dénuées d'importance, et il parlait beaucoup trop fort. Je pensais: "Il ne parlera pas plus haut, tout à l'heure, quand il annoncera mon concert!.." Et il ne l'annonçait point, ni haut ni bas! On n'en avait que pour l'architecte. Moi, je maudissais cet intrus qui venait là, par une coïncidence vraiment désolante, me couper mon effet. Que nous faisait cet Achille Serpe? Est-ce que quelqu'un d'entre nous avait un château Renaissance, ou s'en voulait faire construire un?.. car cet Achille Serpe vous bâtissait, disait-on, en vingt-huit mois, avec la pierre du pays et l'ardoise d'Angers, un "petit Chenonceau," un "Hôtel Goüin," ou un "Azay en miniature…" C'était un homme ni beau ni laid, encore jeune, assez grand, avec des cheveux lustrés et plats, et des favoris courts rejoignant la moustache, le menton rasé, tel qu'on a représenté longtemps les agents de change, les hommes de Bourse. – On parlait tant de lui, qu'il fallait bien le détailler un peu!.. – Et je me disais, en l'observant: "Va-t-il s'en aller?.. C'est un étranger, et M. Segoing n'est pas des habitués des dimanches: leur visite ne saurait être longue…" Après tout, M. Vaufrenard aurait bien pu, devant eux, dire un mot de mon concert!.. Un moment, comme on passait en revue les monuments de la Renaissance dans la région, on nomma l'Hôtel Pincé, à Angers… Je ne connaissais point l'Hôtel Pincé, mais au nom d'Angers, mon cœur sauta; mon œil s'aviva plus encore et je regardais M. Vaufrenard, à le suggestionner! M. Vaufrenard se souciait bien de mon regard enflammé!.. et l'on abandonna la ville d'Angers sans accorder un mot ni à M. Topfer ni à la musique…
La musique!.. Ah! ce fut ce M. Achille Serpe qui en parla, et à moi-même, et de quelle façon, Seigneur!
– J'ai entendu dire, mademoiselle, que vous êtes excellente musicienne…
– Oh!.. monsieur!
Et je regardais M. Vaufrenard: "Hardi donc! mais parlez donc!.. voilà l'occasion à vous de répondre pour moi: "Musicienne?.. elle va tout simplement se faire entendre au mois de juin, devant quinze cents personnes!.." Et le satané M. Vaufrenard ne disait rien du tout et me laissait sur mon stupide: "Oh!.. monsieur!.." qui n'était pas moins banal, je le reconnais, que la question de l'architecte Achille Serpe.
Je ne me suis jamais rappelé ce que me dit de nouveau ce M. Achille Serpe pour me tirer d'embarras; il m'en tira, en tous cas, et trouva moyen de me faire parler; car, ne voilà-t-il pas qu'il s'occupait de moi, maintenant, après avoir paru faire à peine attention à moi au début de sa visite! Je le trouvais ordinaire, et je ne me mettais pas en frais. En outre, je ne lui pardonnais pas mon mécompte. Tout à coup, je pensai: "Mais, ne se pourrait-il pas que M. Vaufrenard ignorât l'affaire du concert?.." Et je vous lâche mon Achille Serpe pour aller m'asseoir sur le tabouret de piano qui était en promenade loin de son instrument et que le maître de la maison, tout en causant, s'amusait à faire tourner sur sa vis. Et je dis à l'oreille de M. Vaufrenard:
– Eh bien!.. et ce concert d'Angers?
Il fit, exactement, comme s'il n'avait pas entendu ma question.
"Ah! ah! me dis-je, qu'est-ce qui se passe?.." Peut-être aussi, ma grand'mère avait-elle correspondu avec lui depuis le jeudi précédent, et avait-elle décidé qu'il ne serait jamais question de cette "exhibition publique," comme elle disait?
Quelques minutes plus tard, on me priait de me mettre au piano, M. Vaufrenard disposait lui-même la partition; nous nous trouvions un peu isolés, lui et moi, devant le clavier; je me hasardai à lui demander:
– Vous n'avez donc pas reçu un mot de M. Topfer?
Il me dit, tous bas, d'un ton bourru:
– Tais-toi, petite sotte! tais-toi donc!
Ah! bien, je vous jure que j'étais en bonne disposition pour exécuter mon morceau, après cela!.. M. Achille Serpe aurait une belle impression de mon talent!..
Il écouta patiemment et m'adressa force compliments. Ce n'est ni le nombre ni la chaleur des compliments qui vous touche. M. Vaufrenard dit:
– Ah! monsieur, vous allez voir une jeune fille pleine de confusion!
L'architecte ne me vit point du tout pleine de confusion: ses compliments ne me troublaient pas le moins du monde.
Et il ne s'en allait toujours pas!
Il parla des jeunes filles de Paris qui, à son dire, ne se distinguaient des femmes que par une hypocrisie plus soignée, plus constante: "hommage, dit-il, qu'elles rendent à la vertu traditionnelle qu'exigent d'elles les épouseurs."
M. Achille Serpe n'en avait pas fini avec ses jeunes filles de Paris! Je crois même qu'il en fit une étude trop vive et trop "appuyée," car ces dames se trémoussèrent, toussotèrent, et il comprit aussitôt qu'il dépassait la limite de perception de nos oreilles susceptibles. Je ne fus pas choquée, moi, de ses excès, parce que le fait même d'exprimer en termes voilés des choses que l'on n'abordait point dans nos conversations, me paraissait une supériorité. Cela n'était certes pas le signe chez moi d'une grande maturité d'esprit, mais je déclare mes impressions telles qu'elles furent, et peut-être peuvent-elles contribuer à expliquer le prestige, sur la province, de la plus futile sottise pourvu qu'elle vienne de Paris.
– Moi? dit-il à quelqu'un qui l'interrogeait, plutôt que d'épouser une de ces petites coquines, j'aimerais mieux me faire moine, et bénédictin!
Cette profession de foi ou la forme qu'il lui donna fut jugée très spirituelle; toutes les personnes présentes rirent à gorge déployée. Moi, je ne trouvais pas cela drôle, mais c'était ainsi. Ce M. Achille Serpe était jugé un homme charmant.
Mais pourquoi étais-je une "petite sotte," moi, de vouloir parler de mon concert?..
Car enfin, toutes les grâces de M. Achille Serpe ne me laissaient point oublier que je vivais depuis le jeudi précédent dans l'attente de cette après-midi, où l'opinion de M. Vaufrenard sur le concert devait décider, non seulement de cette première audition en public, mais de mon avenir…
On goûta. Le conseiller général et l'architecte goûtèrent. Ils étaient là comme chez eux; ils n'avaient pas mieux à faire que de passer la journée là. Un domestique tenait le cheval à la grille, et toutes les personnes qui entraient faisaient force compliments du cheval et de la charrette anglaise.
Il y avait là trois jeunes filles moins âgées que moi de quatre ou cinq ans, et que je rencontrais chaque dimanche. Une d'elles, Mlle Bouquet, passait pour jolie, et riche.
"Eh bien! me disais-je, mon M. Achille Serpe, en voilà des jeunes filles qui ne sont pas de Paris!.. hardi donc!.." Mais M. Achille Serpe se montrait très réservé; il ne recherchait pas, c'était évident, la société des jeunes filles; il semblait fort sérieux. Ce n'était pas non plus, il faut le dire, un homme de toute première fraîcheur: il avait bien trente-sept ans sonnés. Je pensais que, parce qu'il m'avait vue la première, parce qu'il m'avait entendue au piano et félicitée, il était assez naturel qu'il causât avec moi plutôt qu'avec les autres, mais il n'avait point l'air de se soucier des autres. Je n'en étais pas intimement flattée, parce que ce M. Achille Serpe m'était très indifférent, mais la rivalité entre femmes est une chose si naturelle que je n'étais pas fâchée, malgré tout, qu'il s'occupât de moi, et si ce n'avait été l'énigme de mon concert, qui me tourmentait, je ne me serais pas trop ennuyée ce jour-là.
Une des jeunes filles, la petite de Gouffier, me dit, après le goûter, et sur un drôle de ton:
– Les arts s'assemblent!
Je souris, bénévolement, comme on fait souvent, par contenance provisoire, quand on n'a pas compris ce qu'une personne vient de vous dire. Puis je pensai que l'allégorie était maligne et Mlle de Gouffier jalouse!.. "Les arts: " la musique et l'architecture!.. "s'assemblent: " M. Achille Serpe avait fait plus attention à moi qu'à elle.
Le groupe des trois jeunes filles me regardait de loin et parlait de moi. J'allai tout droit à Mlle de Gouffier et je l'assurai que je n'avais pas compris tout à l'heure son apologue, et qu'en avoir souri était trop bête. Mlle de Gouffier ne dit rien; les deux autres s'écrièrent:
– Mais, pourquoi donc serait-ce bête?
– Mais, ce n'est pas bête du tout!
Mlle de Gouffier leur avait rapporté son apologue et mon sourire d'acquiescement!.. Je fus horriblement vexée. J'aurais volontiers envoyé au diable l'architecte. Du moment qu'on interprétait comme un flirt trois ou quatre paroles échangées avec cet homme dont je ne me souciais pas et qui ne me plaisait point, je le prenais en horreur. Je l'évitai le plus que je pus, le reste de l'après-midi.
Quand il fut parti, enfin, je demandai, à part, à M. Vaufrenard:
– M. Topfer…
– Il s'agit bien de M. Topfer!.. – me fit-il avec la brusquerie qu'il avait encore plus dans les bons jours que dans les mauvais, – laisse-nous tranquilles avec M. Topfer!.. J'ai à parler avec ta grand'mère.
Et il alla parler à ma grand'mère, à qui je vis ouvrir des yeux, ronds, stupéfaits.
"Ah! me dis-je, est-ce que l'architecte voudrait m'épouser, sans dot, en haine des jeunes filles de Paris?.."
C'était cela! J'avais deviné juste. Ma grand'mère ne m'en avertit pas ce jour-là; mais je la surpris, dans la soirée et les jours suivants, à chuchoter avec son mari ou avec maman, et puis je voyais bien les figures!
Il paraît que ce n'était point la première fois que ce M. Serpe venait à Chinon, ni la première fois qu'il me voyait. Depuis trois semaines qu'il travaillait à Bel-Ebat, il s'était fait conduire à Chinon, chaque dimanche, à la messe. Tout le monde se souvint, plus tard, d'avoir aperçu la charrette anglaise et un étranger avec le petit groom de M. Segoing. Il venait à la messe pour y voir les jeunes filles, et c'était sur moi qu'il avait jeté son dévolu. Par les Vaufrenard qu'il avait déjà vus, il apprenait qui j'étais et ma situation de fortune peu brillante, et celle de mon frère, menace perpétuelle pour la famille. Peu lui importaient ces détails, il gagnait beaucoup d'argent. Il voulait se marier, et il n'avait qu'un souci; il le dit; et c'était d'épouser une jeune fille bien élevée.
Et que je devinsse la femme de M. Achille Serpe, architecte, cela était donc, aux yeux de M. Vaufrenard, d'une telle importance, que cette musique, qu'il mettait au-dessus de tout, que nos beaux et hardis projets de Conservatoire, que mon concert d'Angers, passaient du coup au second plan, que dis-je? ne semblaient seulement pas dignes d'être pris en considération?
Comment! cette belle passion musicale que l'on m'avait insufflée, cet avenir d'artiste qu'on avait fait étinceler à mes yeux, cette autre religion dont on m'avait tant pénétrée, ce n'était donc qu'un pis aller?.. On ne me poussait à cela que parce qu'on me savait sans fortune et parce qu'on croyait pour moi tout mariage impossible! Pour un amateur qui s'offrait, un si splendide échafaudage ne tenait plus debout, on s'en détournait avec dédain, on l'abattait d'un coup de pied: "Laisse-nous tranquilles avec ton M. Topfer!.. Il s'agit bien de M. Topfer!.." Un monsieur nommé Achille Serpe, architecte, de vingt ans plus âgé que moi, peu séduisant d'ailleurs, voulait bien de moi, et tout devait baisser pavillon devant M. Achille Serpe!..
Ah! quelle leçon sur l'importance du mariage!
"Mais, me dis-je alors, il y a M. Topfer! Celui-là est vraiment dévoué à son art; celui-là a vraiment la passion de la musique, et celui-là sait aussi ce que c'est que le mariage! Son opinion me ferait du bien." Je résolus de la lui demander même avant que je ne connusse rien de précis sur la demande de M. Achille Serpe. C'était un principe général que je voulais obtenir de lui, une réponse à une question comme celle-ci, par exemple: "Au cas où… etc.?.. Si M. Vaufrenard lui-même me conseillait de?.. etc. Quel serait votre avis à vous?" Et, pour m'excuser de ne point répondre à sa lettre avant la quinzaine écoulée, je lui écrivis et lui posai le problème. Ma lettre était achevée quand l'idée me vint que M. Topfer serait fort embarrassé pour me répondre avec franchise, puisque sa lettre pourrait être lue par ma famille. "Sotte!.. ah! oui, sotte!.." me dis-je sur tous les tons.
Ma lettre à M. Topfer demeura là, je l'enfermai dans mon tiroir. Mon intention n'était certainement pas d'accepter jamais la main de M. Achille Serpe, si elle m'était offerte; mais je me promis de ne me décider à aucun mariage avant la période des vacances, où je pourrais interroger de vive voix M. Topfer.
La demande fut faite positivement dans la quinzaine qui suivit. Ma grand'mère, jusque-là, n'avait été que pressentie. Pourquoi ne m'avait-elle point pressentie, moi, que l'affaire concernait un peu, on l'avouera? Je n'en sais rien. Je crois qu'elle redoutait surtout, de ma part, quelque mouvement irréparable, et elle n'eût pu user de son autorité tant que la demande officielle n'était pas faite, car enfin, si par hasard celle-ci ne se fût pas produite, de quoi la pauvre grand'mère eût-elle eu l'air? Enfin on m'informa quand il en fut temps.
Je répondis à ma grand'mère que je n'aimais point ce M. Serpe, et que je ne voyais rien en lui qui pût me faire croire que je l'aimerais un jour.
Ma grand'mère me répliqua qu'il eût en effet été bien extraordinaire que je tombasse amoureuse d'un monsieur que j'avais vu deux heures en tout et pour tout.
– Ce que sollicite ce monsieur, – qu'entre parenthèses, tout le monde a trouvé extrêmement bien, sous tous les rapports, – c'est de se faire, sinon aimer, du moins agréer de toi. Il ne nous met pas marché en main, il souhaite se faire connaître et apprécier de toi, et comme ses travaux le retiendront à Bel-Ebat quelque temps et l'obligeront à y revenir souvent, pendant de longs mois encore, il désire être autorisé à te faire sa cour… Tu le jugeras, et tu diras oui quand bon te semblera.
Je pensais: "Eh bien! que ne vient-il tout simplement chez les Vaufrenard et que ne cherche-t-il à se faire aimer de moi sans en avertir la ville et la banlieue!.. Mais c'est qu'il sent que jamais je n'aurai l'idée de l'aimer, donc il faut parler de cela d'abord… Ah! comme c'est disgracieux et choquant!.." Je n'avais pourtant point lu de littérature romanesque; mais les débuts de l'amour, cela me paraissait être une période infiniment délicate, composée de silences plutôt que de paroles, ou tout au moins composée de paroles incertaines, et que l'on devine après des impatiences, des angoisses, des supplices charmants! Que l'imprécision, dans ce cas-là, est délicieuse, l'imprécision qu'on voit se dissiper comme un brouillard, et qui découvre alors la certitude éclatante!.. Et, au lieu de cela, voilà un monsieur qui vient vous demander, en présence de vos parents et amis, la permission de se faire aimer de vous dans un temps donné!.. Ah! si l'amour est fait en grande partie d'imagination, voilà quelque chose qui est propre à vous la fouetter, l'imagination! Sans compter que, tout inexpérimentée que je fusse, je soupçonnais très bien que la question "amour" n'était là qu'à titre de concession aux niaises exigences de l'esprit d'une jeune fille, et que si l'"amour" ne se déclarait pas, en moi, malgré la cour assidue de M. Achille Serpe, mes parents et mes amis n'auraient qu'une voix pour me dire: "Qu'à cela ne tienne!.. l'amour? mais il vient plus tard… les mariages de raison sont les meilleurs!"
J'assemblai tout ce que j'avais de courage et, la première fois que je rencontrai M. Serpe chez les Vaufrenard, je lui dis:
– Monsieur, je suis très flattée de l'attention que vous avez bien voulu m'accorder, mais je vous dois un aveu: à la place du cœur, savez-vous ce que j'ai?.. un caillou!
Je croyais, par cette phrase apprise, et que j'avais martelée pendant des nuits, le faire fuir à trente pas. Point du tout. Ma franchise lui plaisait au contraire et, que je n'aie point de cœur, cela ne semblait pas l'effrayer le moins du monde. Il était tout prêt à s'en passer; non qu'il en eût pour deux, lui, – oh! ce n'était pas cela! – mais que je n'eusse point de cœur, cela encore faisait son affaire. Comment? pourquoi?.. Ce n'est pas encore à ce moment que je le sus… Par exemple cela me déplut, en lui, ferme. Et je fus avec lui d'un bourru!
Mlle de Gouffier me dit:
– Vous êtes bien fière, Madeleine!..
Lui, il ne se rebutait point. C'était une "entreprise" qu'il avait adoptée; il s'y donnait malgré les difficultés, en homme d'affaires: il avait l'habitude; n'ai-je pas appris plus tard tout ce qu'un architecte doit supporter de la part des clients à lubies?.. et M. Serpe disait déjà: "Quand nous construisons une maison sur la glaise, les travaux de fondations peuvent être retardés de plusieurs mois, jusqu'à ce que nous touchions le sable… Nous creusons des puits…" Il creusait des puits, il cherchait le sable… Mais il travaillait à cela, malheureusement, en architecte, non en homme tout simple, et ce n'est pas la bonne manière.
Avec tout cela, comme je n'avais pas pu m'opposer à ce que cet architecte me fît la cour, je me sentais, non sans effroi, prise dans une sorte d'engrenage. Cela n'avait eu l'air de rien tout d'abord, chacun s'était ingénié à me présenter comme tout à fait dénuée de signification cette simple condescendance de ma part; mais c'est dans l'opinion, sinon entre l'architecte et moi, que la chose prenait consistance; tout le monde en parlait; pour tout le monde, avant six mois, je serais mariée à "l'architecte de Paris!"
Et mon concert?.. Ah! mon malheureux concert!.. Il avait bien fallu que M. Vaufrenard fût à ce propos plus explicite que le premier jour. Il m'avait dit:
– J'ai écrit à Topfer, ne parlons pas de cela; M. Serpe serait très péniblement affecté!.. Non! ne parlons pas de cela, en ce moment.
"M. Serpe serait très péniblement affecté!.." Je dépendais déjà de M. Serpe!
M. Serpe ne souffrirait pas que sa femme jouât en public!.. Eh! mais… je ne tardai pas à m'apercevoir que, le dimanche, chez les Vaufrenard, on me priait moins souvent de m'asseoir au piano!.. Tout d'abord j'avais trouvé cela ridicule: c'était afin que j'eusse plus de temps pour causer avec M. Serpe! Mais peu à peu l'idée me vint que M. Serpe n'aimait pas beaucoup que je me fisse trop applaudir. M. Serpe était en cela de l'avis de ma grand'mère: un petit talent était bien suffisant!
Je lui dis un jour:
– Un petit talent, n'est-ce pas, comme dit ma grand'mère, est bien suffisant?..
– Oh! certainement! dit-il.
Il n'avait pas remarqué que je me moquais de lui. De tout ce qui m'éloignait de lui, voilà ce qui me repoussa le plus loin. Je lui eusse pardonné de n'aimer pas que l'on m'applaudisse, mais non de ne pas s'apercevoir que je me moquais de lui.
Il venait tous les dimanches chez les Vaufrenard; puis il dut retourner à Paris et aller en Bretagne où il restaurait une aile du château de Plouhinec! Ah! le château de Plouhinec, en entendîmes-nous parler, quand M. Serpe fut de retour! Et du duc et de la duchesse, et du jeune prince de ceci et de la baronne de cela! On eût juré qu'il était à tu et à toi avec ce beau monde; il en tirait grande vanité, et il avait raison, car, pour la plupart des esprits, cela le revêtait d'un prestige. Je crois que mon grand-père et moi fûmes les seuls à n'en être pas éblouis, moi pour des raisons personnelles sans doute, lui par un certain bon sens qui le tenait éloigné des snobismes. Comme on parlait un soir à table, entre nous, des chasses de Plouhinec, racontées par l'architecte, et de l'équipage et des pièces au tableau, mon grand-père ne put s'empêcher de dire:
– Mais, pendant ces chasses, lui, voyons! il était sur son échafaudage, au milieu des maçons!..
Ma grand'mère lui lança un regard foudroyant. Je n'osai pas rire.
Lorsque M. Serpe me parlait, c'était de sa clientèle, des châteaux qui semblaient son œuvre et des plaisirs de Paris. C'était par là qu'il pensait me conquérir. Il affectionnait une phrase qui, à son sens, je suppose, était d'un effet assuré: "Avant cinq ans, je le veux, ma femme aura sa voiture." Il la plaçait en s'adressant à moi, en s'adressant à d'autres, à n'importe qui. Cette phrase, en effet, avait grand air. Mlle de Gouffier en ouvrait la bouche, et ses beaux yeux semblaient suivre cette voiture au Bois, aux magasins, à l'Opéra… Mon Dieu! je ne suis pas plus qu'une autre inaccessible aux avantages du bien-être, mais, d'abord, celui-ci était un peu problématique, et puis, à cet avantage, j'aurais préféré aimer mon mari.
Ah! si, au lieu de parler des ducs, des princes, des chasses et de la voiture, il avait dit, une pauvre petite fois, un de ces mots, un rien, mais qui traverse l'imagination d'une femme; s'il avait eu un geste, un sourire, une moue, une intonation de voix, un mouvement instinctif amusant, spontané, que sais-je?.. Il n'en faut pas plus pour nous gagner! Mais rien de cela; c'était un architecte, très correct, qui avait une brillante clientèle et dont la femme "avant cinq ans aurait sa voiture;" ce n'était ni plus ni moins.
Je le connaissais depuis trois mois et je n'étais pas plus avancée qu'au premier jour. Il m'avait donné, dès la première entrevue, l'impression que dix entrevues avaient confirmée. Il ne me séduisait nullement, mais je continuais à être flattée, au milieu de notre petit monde, qu'un homme que presque tous, autour de moi, jugeaient supérieur, m'accordât une attention si particulière et persistât à me l'accorder. Le temps avait donc tout au moins mis en relief une vertu chez cet homme: la constance. Quant à mon cœur, je ne cachais pas à mon prétendant lui-même son état:
– Vous avez, là, lui disais-je, un silex, décidément!
Ah! que j'aurais voulu qu'il sourît, au moins, qu'il plaisantât un peu, qu'il se moquât même de moi!.. J'avais envie de lui dire: "Mais riez donc!.." Quelle misère c'est de n'avoir pas un grain de fantaisie dans l'esprit!
Les travaux de Bel-Ebat allaient être terminés; je crois même qu'on les traînait en longueur. Je voyais approcher, avec terreur, le moment où il faudrait dire oui ou non. Dire non, c'était déjà à peu près impossible: ne l'aurais-je pas dû dire plus tôt? Mais tant que "oui" n'est pas dit, "non" est comme un soleil qui n'est pas tout à fait couché encore.
Et mon gredin de frère qui se conduisait à présent comme un ange! On n'entendait plus parler de lui; on le trouvait à son bureau chez Bizienne. Une bonne vingtaine de mille francs de dettes, d'un coup, aurait peut-être ouvert à M. Achille Serpe une perspective alarmante!.. Mais point. Paul semblait converti. Et M. Achille Serpe qui l'avait vu, disait: "Mais c'est un garçon à qui on ferait une jolie situation!.." Que j'épouse M. Achille Serpe, et son avenir était peut-être assuré, et mes grands-parents achevaient leur vieillesse, tranquilles…