Kitabı oku: «Le Médecin des Dames de Néans», sayfa 11
Elle le reprit, de ses gestes de chatte, et réengloutit sa pensée dans l'ivresse qui se répandait d'elle. Il jouit terriblement de son amour menacé; cette sorte d'espace béant à la place d'un lendemain languide de caresses, donna à son ravissement une intensité aiguë. Ces deux bras, se disait-il, se referment sur moi comme un tombeau… il n'y a plus rien, plus rien au monde que cette minute de paradis. Et il croyait sentir son être se centupler pour une inimaginable extase, durant la douce perte de sa conscience alarmée.
Il avait de naïves surprises, chaque réveil, que cela durât encore. Ce qu'il faisait lui semblait si énorme, si insolite, qu'il ne concevait pas un instant que cela pût se perpétuer impunément. Il y avait une allure assez chevaleresque en son inexpérience, car il comptait payer de sa vie, pour le moins, son extraordinaire témérité. Et la rupture, par le fait de l'abbé, lui semblait misérable au prix de telle autre qui la précéderait sans nul doute.
– Nous vivons! nous vivons! lui disait-il tout à coup, je te baise et on ne vient pas; il ne tonne pas; la maison ne s'est pas effondrée!.. Alors ça va être pour tout à l'heure… dans combien de temps? Toi, combien crois-tu?.. Et après; c'est le creux, c'est le rien, pas? Qu'est-ce que ça me fait, de n'être plus, si tu n'es plus; on nous tuera tous deux; oh! tous deux, ensemble, comme cela, dis? Qu'est-ce que ça fait?
Elle lui fermait la bouche, ne voulant pas entendre parler de ces choses, et devant l'insistance de cette manie mortuaire d'amoureux éperdu, elle entr'ouvrait parfois ses yeux au fond desquels un peu d'effroi glacé et de répugnance apparaissait pour ces visions qu'il évoquait, lui, avec une si jolie insouciance sereine. Comme une Vénus tout nouvellement issue des eaux, elle était la vie radieuse, éprise de beauté, de plaisir et d'amour. Lui il était l'amour.
Et il mêlait des enfantillages pleins de gaieté à la tournure tragique de son esprit. Il jouait à cent petites choses puériles gracieusement accolées aux caresses amoureuses; un reste d'enfance qui venait embaumer, enguirlander ses premières heures viriles. Il voulait, par exemple, qu'elle s'assît et, qu'agenouillé devant elle, il lui baisât les genoux à cause d'une envie qu'il avait eue, tout petit, vis-à-vis d'une dame jolie comme elle, et qui lui faisait dire sa prière.
Chose curieuse: autant elle avait de mignardises en ses façons de la vie coutumière, autant elle était grave en ces heures d'intimité passionnée. Elle ne riait point; elle gardait le spécial sourire découvrant comme une pure raie de lait entre les lèvres animées, et demeurait volontiers inerte, au repos, ondulant seulement ses bras comme des serpents lascifs.
Il la trouvait trop belle, en effet, pour le suivre en ses caprices; et se jugeant inepte, il en avait de vrais chagrins, lui en demandait pardon, les larmes aux yeux.
– Tout ça, c'est de t'aimer, soupirait-il; il faut que je t'aime, vois-tu, tout d'un coup, tout de suite et avec tout moi… qui suis, en partie, un gros bête.
Et il était pris d'attendrissements désolés, il avait toutes sortes de remords: il s'accusait, se déclarait indigne, immonde… Le pli religieux réapparaissait, l'accoutumance à la contrition, avec un besoin de se meurtrir, de s'abîmer; il voulait se cogner la tête contre les murs. Il avait péché contre elle; en quoi? en mille endroits! il ne l'adorait pas suffisamment; il se rappela quelques passages de la lettre où il avait parlé d'elle avec une légèreté irrévérencieuse; il allait le lui avouer, le lui confesser.
– Je m'en vais! je m'en vais! dit-il; je ne mérite pas que tu me reçoives dans tes bras. Je ne suis qu'un misérable, qu'un rien du tout… Ah! je t'aime! je t'aime!..
Les larmes le suffoquaient tout à coup, et elles tombaient en gouttelettes pressées sur le sein de la jeune femme. Elle lui essuyait les yeux, l'embrassait, le berçait en l'appelant: «Petit fou! petit fou! petit fou!..»
Elle avait ouvert les yeux, en le tenant pressé contre sa poitrine, et regardait dans le vide. Quand les sanglots s'apaisèrent, il tourna doucement la tête, la nuque appuyée sur son épaule et soutenu d'un de ses bras. Il vit son profil; sa bouche entr'ouverte, son nez délicat, ses longs cils relevés. La veilleuse lui caressait le visage de mille lueurs tremblotantes. Pas une ligne ne remuait. La moiteur de la peau, seule, animait cette figure adorable et immobile, figée en une de ces inerties d'instinctifs abandonnés, voués au bercement des hasards, et quasi aveugles à leur douleur comme à leur enchantement. Il se leva peu à peu, voulut, une fois! lui voir les yeux, en recevoir enfin la caresse plus chère que toutes. Il se haussait, se haussait. Il vit le bleu humide de ses yeux, fixes, noyés dans quel rêve? Oui! oui! il eût renoncé à tout le reste d'elle pour, se sentir une minute baigné dans le regard de ces yeux-là, pour en mourir… Il repoussait ses bras, sa gorge, son corps et ses baisers: il voulait cette chose innommable, ce délire, ce vertige mortel qui était là suspendu et perdu, qui pouvait d'un instant à l'autre osciller, le toucher, l'entraîner ivre, comme une ronde mélodieuse de sirènes en son abîme. Les yeux demeuraient pareils à deux citernes sans fond.
Soudain une obsession le prit; un besoin irrésistible de dire une chose quelconque, une chose sans à-propos, une de ces choses qui s'élèvent dans le champ de l'imagination comme un nuage perceptible à peine, mais que l'œil ne peut souffrir un instant, qu'il veut voir disparaître ou crever aussitôt en tempête, de ces choses enfin dont on n'est pas maître et qu'il faut dire, dire sur-le-champ, malgré toutes les raisons du monde:
– Dites, est-ce décidé que ce monsieur viendra à Néans, avec sa voiture?
Alors et tout à coup elle le regarda. Pourtant, il était sûr qu'elle ne le voyait pas. Dans son visage immobile, le regard semblait descendu brusquement à une surprise profonde. Il se rappela son regard un peu analogue, un soir, dans une loge, au cercle, durant qu'un violoncelle chantait. Il lui sembla que quelque chose se mouvait au fond des citernes aux eaux bleues; et ce quelque chose monta. Ce fut lent, comme un seau au bout de sa corde qui affleure en vacillant. Et quand cela approcha, il sentit qu'elle le regardait maintenant, il crut qu'elle l'examinait, le toisait, le jugeait, avec son bel air grave de déesse superbe. Elle raidit ses bras et dit seulement:
– Allez-vous-en! Voilà le jour, vite, vite, allez-vous-en!
Après cela, il ne sut plus rien de ce qui arriva; n'eut plus que la sensation de marcher, marcher devant lui, toujours, sur une route inégale dans le petit jour froid de l'aube. L'immense glace du Lac où une montagne couleur de roses se mirait, où toutes sortes de gaîtés matinales jouaient, le repoussa. Il erra parmi la tendresse des verdures, parmi les buissons emperlés de roses et les lointains aimables des rochers des montagnes léchés par l'aurore. Cette fête lui souleva le cœur, lui parut abominablement navrante. Il voulait se cacher, s'enfouir en quelque trou obscur. Où aller? Ses jambes étaient rompues, il s'affaissait. Rentrer? Non, non! il ne rentrerait pas!
XXII
Septime ayant laissé choir sa tristesse au bord de la route de Chambéry, où il s'était endormi, harassé, comme un pauvre chemineau, pouvait y être recueilli, par n'importe qui, d'abord; ou par quelque fiacre revenant à vide, et par plusieurs personnes dépêchées tout exprès en différentes directions, de la Villa Julie où l'on se rongeait d'inquiétude. Mais il le fut par M. Lureau-Vélin.
Rien ne lui pouvait répugner davantage que d'être redevable de quoi que ce fût à cet homme. Retourner à Aix, à son côté, était un comble.
M. Lureau-Vélin revenait, en voiture à pétrole, de visiter les Charmettes, au delà de Chambéry. En reconnaissant le jeune homme, il stoppa. Il eut l'extrême clairvoyance de ne pas s'étonner le moins du monde de le trouver ainsi défait, et dans la posture d'un vagabond, et vint lui chatouiller le nez avec toute la grâce familière et taquine d'un frère aîné. Il lui parla aussitôt comme s'il le rencontrait au Cercle et eut une façon si attrayante de faire revivre les épisodes du roman de Rousseau dont il venait de voir l'aimable cadre, que le pauvre garçon en faillit oublier ses malheurs. Il tint à le reconduire jusqu'à la grille de la Villa Julie, de sorte qu'il eut sa part de la fête qui éclata dans les esprits pour le retour de l'enfant prodigue et, voyant que l'on comblait celui-ci de questions, répondit pour lui avec simplicité:
– Mais nous avons été faire un petit tour ensemble.
Ce qui parut à tout le monde naturel.
Septime, en le remerciant, se retint de lui cracher à la face et en lui donnant la main, sentit, pour la première fois, qu'il haïssait quelqu'un.
Il se retira dans sa chambre, sous le prétexte d'une migraine, et la figure de cet homme séduisant et fort lui tint la compagnie d'un cauchemar inextricable. Il le revit en chacun des moments où il lui était apparu depuis ce jour où lui-même venant de découvrir sa fièvre amoureuse et brûlant d'une activité extraordinaire qu'il courait dépenser il ne savait où, avait heurté son élan contre cette voiture bruyante et cet homme à belle barbe. Et depuis lors, pas un répit, pas une heure qui ne fût occupée par lui, où l'on n'eût vu poindre quelque part son grand torse élégant, son geste sobre et poli, ou que l'on n'eût entendu sa voix un peu lente, au beau timbre et dont il semblait n'user que comme d'un instrument à charmer. À peine lui avait-on échappé lors de l'aventure du Revard, et encore n'était-ce pas lui qui en avait donné l'idée, un soir qu'il en redescendait avec une ribambelle de cocottes! Le pis était que cet être étrange, par une coïncidence bizarre, avait eu plutôt une influence heureuse sur son idylle, oui, une influence matérielle et morale. Il n'eût pas agi autrement s'il eût voulu qu'elle réussît; et il fallait constater que de l'exemple de cet homme parfait, une certaine force lui était venue en son rôle d'amant novice. Il pestait de lui être, malgré lui, redevable, et cette puissance de séduction, à laquelle lui-même était soumis, le faisait piétiner de rage.
Qui donc pouvait y échapper? M. Grandier ne jurait plus que par M. Lureau-Vélin; M. Durosay le voulait installer à Néans et M. l'abbé lui-même était conquis par sa politesse. M. Lureau-Vélin eût consenti plutôt à avoir une ride au visage qu'à ne point abonder dans le sens de chacun et eût éprouvé, de sa vie, le premier mouvement d'humeur à ne pouvoir, par hasard, improviser un terrain anodin où tout le monde se trouvât d'accord. Il avait au plus haut degré le sens de l'équilibre. Il mesurait sa nourriture au déploiement d'activité de la journée; on eût compté les kilomètres au nombre des bouchées qu'il mangeait, et l'on pouvait trouver de l'indécence à quelques-uns de ses écarts d'appétit. Il était en tous points un organisme admirable. Septime rêvait de le souffleter pour lui voir au moins le visage ému.
Et, retombant en sa mélancolie, il pensait: cela même ne serait point pour lui déplaire, et la galerie rirait de mon enfantillage! Car tous ces gens me paraissent un peu faits à son image, et ne se point émouvoir me semble la vertu première d'un homme bien élevé.
Ne pas s'émouvoir! Ainsi on arrivait à cela! Une chose devenait la préoccupation de millions d'êtres pensants: l'hygiène. L'hygiène! Tenir son cœur en bonne forme comme ses biceps; contenir sa cervelle comme son cœur. Tailler, rogner son enthousiasme; avoir des répugnances, des haines et des colères civiles et bien vêtues! Parmi les actes et les pensées chaotiques des hommes, se mouvoir alerte et souriant, comme un valseur parmi les coudes; au jour comme à la nuit montrer un charmant visage!
«Eh bien! moi, je te hais! je t'exècre, en dépit de l'hygiène qu'on ne m'a point enseignée. Je me trouble pour ta maudite belle face immuable; mon pouls bat; mon cœur se disloque et j'ai tout le corps et l'âme rompus pour avoir prononcé ton nom qui est «Sérénité». Je ne suis pas habile, moi, ni fort, ni beau, sans doute! Je me cogne et je me fais mal; je crie au mépris de toute bienséance! Je meurs d'envie de faire quelque acte digne des temps de la sauvagerie évidemment, puisque je voudrais te retourner dans ton sang calme un de ces poignards dont le nom même est usé, tout en poussant des exclamations emphatiques. Je te hais! Je te hais! Ah! je suis bien mal élevé!»
Il s'était soulevé sur le coude, le sang à la tête, et il vociférait en lui-même, les yeux hagards et la bouche toute desséchée de fièvre.
M. l'abbé poussa doucement la porte. C'était un autre malade, une autre fièvre! Depuis l'ascension nocturne du Revard, ce pauvre M. l'abbé ne sortait pas des mortifications, et il n'en était pas de cruelle qu'il n'inventât et ne s'imposât comme à plaisir. Il ne faisait plus qu'un repas par jour, et priait à genoux et tout haut dans sa chambre. Même, sa psalmodie portait sur les nerfs de tous. Le reste du temps, il prenait peu de part à la conversation, sinon pour parler d'indulgence ou de suprême pitié, car au saint courroux de son âme, une grande bonté surnageait. Impuissant contre les événements, il espérait et attendait l'intervention divine.
Il fut atterré dès l'aspect de la figure de Septime et crut que le sol allait s'entr'ouvrir, dès sa première parole.
– Monsieur l'abbé, prononça-t-il aussitôt, vous ne valez rien contre mon mal puisque vous saviez qu'il allait venir et ne m'y avez pas préparé. Ne me parlez pas! Outre que je sais d'avance votre refrain monotone, j'ai perdu ma jeunesse à l'écouter et à me laisser, par son miel, attendrir le cœur. À quelle besogne infernale travailliez-vous donc au nom de Dieu, pour m'entraîner jour par jour avec des mots et des caresses, avec des simulacres d'embrassades divines, à cette explosion passionnée que vous venez combattre aujourd'hui? Oui! oui! tous les mots qui me viennent à la bouche en même temps que la soif des baisers, c'est dans vos livres et dans vous que je les ai puisés, j'y mets quelquefois et malgré moi l'intonation de votre voix!.. Ah! vous ne m'avez pas, vous, inculqué la bienséance impassible qui est le secret de la vie, comme je le vois! Vous m'avez appris à tripoter des mannequins, à les couvrir de caresses, d'embrassements, à les assourdir d'expressions éperdues, à les imaginer pâmés d'aise à mes agenouillements et à mes pâmoisons, et vous venez me tomber sus à l'instant où surgit l'être à qui tout cela s'adapte naturellement! J'ai été à une école de tendresse et d'exaltation en même temps que de mépris pour les choses de la vie. Et voici que je m'attendris et m'exalte pour ce que tout mon être m'avertit valoir plus que la vie; oh! je la sacrifie, allez! je l'immole, selon vos termes, à la divinité que quelque chose de plus fort que moi me pousse à adorer. Mais il faut que votre méthode soit mauvaise jusqu'au bout, puisque je me rends compte que ceux qui n'ont fréquenté que l'école de l'adresse et de la prestidigitation ont plus que nous d'agrément!.. De sorte que je vous hais tous, oui, excusez-moi, mais je vous hais tous tant que vous êtes: et ceux qui vous façonnent un cœur et une âme pour un appassionnement au-dessus de la vie; et ceux de la vie qui ne la veulent pas passionnée… Où voulez-vous que j'aille? de quel côté voulez-vous que je me tourne, si ma folie est ridicule et si je ne vois de goût à rien hormis à ma folie?
– Mon pauvre enfant! mon pauvre enfant! s'écria l'abbé en s'affaissant sur une chaise.
– Hélas! monsieur l'abbé, je crois bien qu'il n'y a plus d'enfant ici. Ah! parbleu! vous n'avez que ce mot à la bouche! Vous êtes de bien excellentes nourrices et il fait bon bégayer au bout de votre lisière! Mais quand vient le goût de parler franc, vous ne savez nous répondre encore que par des ânonnements et des chansons à dormir. Vous le voyez bien, puisque les mots, les vrais mots de la langue humaine vous font peur et je vais vous faire tomber les bras rien qu'à vous en prononcer; tenez: j'aime! j'aime! j'aime une femme, toute une femme, son corps, sa chair, sa peau, sa bouche et ses cheveux!.. Ah! ha! ha! je m'en doutais que vous vous cacheriez la figure! Ça vous étonne donc, ça? Vous n'aviez jamais prévu que ça m'arriverait, ça? C'est donc bien exceptionnel, bien extraordinaire? Il serait donc superflu d'être prévenu un peu que ça peut vous tomber un beau jour, comme une tuile ou une maladie, et d'être instruit de la manière que ça tombe?
– Septime, vous vous échauffez, mon malheureux enfant, vous n'êtes pas en état d'entendre la parole de Dieu, mais laissez-moi vous dire que vous n'avez pas prié: vous avez manqué de foi…
– C'est comme si vous me disiez que j'ai manqué de m'enfermer dans un cercueil à la taille de mes dix ans et que c'est pour cela que j'ai grandi…
– Insensé! ne vous ai-je pas prévenu que l'ennemi veille et que Dieu seul rend fort contre lui? Êtes-vous donc grossier et obtus et fallait-il que notre langage s'égarât, comme aujourd'hui le vôtre, dans la brutale description du maudit et de ses parties?..
– L'ennemi! le maudit!.. Mais la force nouvelle qui m'est descendue dans le poignet autrefois débile, elle m'est ennemie? Mais le goût qui m'est venu tout à coup de vivre, de me réjouir du ciel, de la terre et de toutes les choses de Dieu, il est maudit? Tout ce par quoi je me sens me prolonger, m'augmenter, me mêler, avec une joie nouvelle, à je ne sais quoi d'universel qui m'attire, tout cela est ennemi, est maudit? Mais la nouvelle chose qui me torture, je l'adore! tout ce dont je souffre, je ne l'échangerais pas pour aucune éternité céleste, monsieur l'abbé!
– Vous blasphémez, taisez-vous!
– Eh! au diable les opinions décentes et celles qui ne le sont pas! Je me moque de vos canons comme de ce qui va à leur encontre! Je vous préviens que je suis aveugle et sourd à tout sauf à la chose qui me fait l'âme gonflée au point que je m'imagine y contenir et y embrasser le monde. Je ne sais en vérité pas si c'est du ciel ou de l'enfer que viennent les voix que j'y entends chanter et les cris qui par moments me feraient presque dresser les cheveux sur la tête. Mais je suis ivre de ce tumulte; je veux m'y mouvoir, m'y distendre, m'y étourdir et m'y briser! Le calme seul m'épouvante. Je veux me rompre les os et me déchirer les membres contre de la chair de femme, être étouffé dans des bras, écrasé sur un ventre et un sein! Je veux, au risque de faire rire tous les messieurs Lureau-Vélin du monde, aller, comme les chèvres, lécher les hautes falaises qui sentent la brise de la mer; je veux mâcher des fleurs; me rouler dans les herbes et dans le sable; et quand je serai complètement grisé, complètement saoul de cet amour de tout, rouler dans un beau fleuve comme une chose achevée, usée, un détritus.
– Malheureux! que le Seigneur ait pitié de vous! dit l'abbé qui était tenté de s'enfuir. Et, s'arrêtant un instant près de la porte, il ajouta:
– Mais, petit égoïste, n'avez-vous donc à songer qu'à votre belle passion qui, vous le voyez vous-même, vous aura promptement desséché et mis au rebut? Ne vous a-t-on donné aucune idée de vos semblables, de la société, du rôle qu'y doit jouer un honnête homme, de la réserve de forces nécessaire à s'en acquitter comme il faut! Êtes-vous seul au monde, n'y connaissez-vous nulle sainte cause à défendre?
– Le monde, la société, les causes saintes! Mais on m'a élevé comme si je devais être un baron du temps de saint Louis; on m'a armé tout juste pour défendre un saint sépulcre ou une bannière, et je m'aperçois qu'il n'y a plus l'ombre de l'un ni de l'autre! Qu'est-ce que je vais faire sous un régime que j'ai appris à exécrer, parmi des gens que l'on m'a signalés comme ennemis? À ce que je vois, rien ne se passe comme si Dieu gouvernait. Il me semble que j'ai tété du lait à de vieilles outres sous des catacombes, et que je parais tout à coup à la lumière du jour. Je n'y sais plus ni parler, ni marcher, ni même me tenir debout… Eh bien! tant pis si je me déchausse brutalement, si je vous envoie par le nez mes défroques inutiles… Mais laissez-moi acheter tout seul maintenant les défroques qui conviennent au soleil où je dois vivre désormais. Que l'on me laisse me débrouiller, prendre le vent!.. Ah! vous voyez bien que toutes mes plaies sont à vif et qu'il ne faut pas me toucher.
– Je vais prier pour vous, et je vous reconduis demain à monsieur votre père!
L'abbé était pâle et défait et deux grosses larmes coulaient sur ses pauvres joues maigries. Sa maladie de cœur le faisait souffrir et, la main appliquée sur le côté gauche de la poitrine, il soupirait:
– Mon Dieu, donnez-moi la force de le sortir d'ici!
Septime fit quelques pas dans la chambre. Une réaction devait se faire après sa colère. Il éprouva une violente douleur de massacrer ainsi tout ce qu'il avait aimé, vénéré. L'abbé venait de disparaître; il se fût peut-être jeté à son cou. Mais faute d'un objet, son attendrissement fut suspendu, et il se sentait encore un besoin de rage. Subitement, il ouvrit l'armoire, et dans une petite boîte prit un mouchoir de dentelle parfumé, et, des mains et des dents, il le déchira. Il en roulait les morceaux dans sa main. Puis il tomba sur le lit et baisa tous les petits lambeaux en pleurant comme un enfant ou comme un homme…