Kitabı oku: «Le Médecin des Dames de Néans», sayfa 12
XXIII
La fin de la journée fut orageuse. De lourds nuages s'amoncelèrent sur la vallée du Bourget, et là-dessous, la ville d'Aix aplatie, entre ses montagnes, semblait suffoquer, à demi asphyxiée.
M. de Prébendes et Septime firent leurs malles sous cette menace du ciel. De tristes va-et-vient eurent lieu dans l'escalier et les corridors. Rechercher un pardessus, un chapeau au porte-manteau commun, parmi les chapeaux de jardin et les mantilles de madame Durosay, et les larges houppelandes du docteur Grandier; reprendre sa canne ou son parapluie qui touchaient des ombrelles et des petites pommes d'argent plusieurs fois baisées, était pour Septime un navrant crève-cœur. Il agissait comme un automate, s'étonnant à chaque geste de voir ses organes obéir à quelque chose d'intrus qui avait pris la place de sa volonté morte. Dans la valise où il enfouissait un à un les menus objets de sa vie enchantée, il croyait peu à peu s'enterrer soi-même comme en un caveau. Il assistait, les yeux séchés, à cette opération étrange, longue, et sans doute voluptueusement agaçante, car, lorsqu'il eut terminé, il eût aimé que cela durât encore. Il fouilla d'un œil désappointé l'armoire grande ouverte et les tiroirs béants de la commode. Tout était vide, désespérément, et la vue de ces intérieurs de bois luisant, une seconde, l'affecta comme l'aspect d'un être vivant dépouillé, mis à vif. Des papiers chiffonnés, une courroie brisée, gisaient, lamentables. Il se défendait d'aller au balcon à cause de la narration vivante de son amour, en tout le paysage. Cependant, il s'y trouva malgré lui, mais la douleur qu'il y éprouva fut imprévue, car elle était toute de colère sombre, éloignée de l'attendrissement qu'il avait craint. Et quand il revint répandre sur le contenu de la malle achevée, comme des fleurs sur une tombe, les lambeaux du mouchoir de dentelle qui restaient épars sur le lit, il avait un petit méchant rire à cause du maniéré féminin et romanesque de son geste. Même il se regarda, dans la glace, l'accomplir; mais il se fit peur. Aucun massacre extérieur, encore hurlant et grimaçant, ne se pouvait exprimer avec plus d'intensité que par la grâce affectée de ce menu fait.
Tout le monde souffrait d'un grand accablement. M. l'abbé ayant fait dire qu'il ne descendait point pour le dîner, Grandier proposa d'aller voir s'il y avait de l'air à la Villa-des-Fleurs. Septime préférait demeurer enfermé. Madame Durosay passa devant lui, le regarda et lui dit:
– Venez.
Il la suivit.
Autour des petites tables aux abat-jour de couleur, il y avait, ce soir, une pesanteur sur les conversations, et le babillage habituel des jardins en était réduit à quelques exclamations courtes; à quelques phrases alanguies; ici et là, à quelque rire nerveux. Les lèvres trempées dans les boissons frappées et dans la chair humide des fruits, demeuraient tendues et comme offertes à on ne sait quoi qui toujours flotte en ces atmosphères lourdes. Un peu de sans-façon amollissait la raideur habituelle des attitudes, et les appétits très lents laissaient errer les yeux.
On osa causer à peine, on voulait éviter de parler de ce départ précipité que M. Durosay jugeait stupide en affirmant que ce pauvre abbé avait le cerveau malade, et que M. Grandier déplorait, manquant de renseignements certains sur les événements des jours derniers, et craignant de voir son roman avorté. Septime était décomposé. La jeune femme seule conservait sa beauté radieuse, un feu sombre dans les prunelles, les yeux molestés alentour, d'un bistre naturel qui en avivait l'éclat tout en donnant l'idée d'une perpétuelle et exténuante caresse. Les hommes la regardaient: elle en était gênée, et hésitait à soulever les paupières: mais ils venaient irrésistiblement comme les noctuelles à la lumière. Grandier lui-même en trembla sur sa chaise; c'était la première fois qu'il la voyait si étrangement séduisante; et il fut presque épouvanté de l'avoir amenée jusqu'à troubler sa vieille carcasse démodée.
M. Durosay fut frappé avant la fin de son potage par les appas d'une personne de belle entournure qui dînait, à une table voisine, en face d'une femme aux cheveux roux, dont le dos était magnifique. Ces dames avaient la tenue décente des courtisanes qui soupent seules. Elles parlaient aussi peu que si elles eussent manqué de conversation et leurs regards se permettaient, avec de la discrétion et de la dextérité, de faire le tour de l'assistance.
Bien que la chaleur eût décolleté toutes les femmes, madame Durosay était en robe montante et noire.
Septime s'efforçait d'anéantir toute pensée. La journée terrible l'avait harassé. Il marchait à son exécution, à la façon d'un condamné, sans pouvoir plus regarder en arrière et s'étant seulement demandé s'il n'abrégerait pas le chemin. On le pouvait traîner, secouer comme un paquet. Ainsi d'un regard et d'un mot, elle l'avait amené là. Mais il n'avait de goût à rien. Cependant, il avait eu celui d'obéir en venant jusque-là? Non! non! il n'en avait plus aucun! Non! il avait menti à l'abbé avec tous ses beaux désirs d'absorber le monde et la nature en soi, de se mêler à tout, de sentir l'ivresse, de se fondre en tout. Tout cela, c'était d'autrefois, c'était du temps qu'il sentait possible l'amour d'une femme. On est capable d'ébranler le monde quand on a seulement l'envie d'embrasser une épaule! Mais à présent!
Elle le regarda deux ou trois fois, avec ses beaux yeux brûlants et fatigués, et l'on en était environ à la moitié du repas quand l'idée vint à Septime de se demander pourquoi il avait empoisonné cette journée, précipité les événements, gâché toute sa vie peut-être… Ainsi, mille choses de l'existence se gonflent tout à coup et prennent des proportions telles que le point initial en disparaît presque complètement. Quoi! C'était pour un mot qu'il n'avait même pas pris le temps d'analyser et sur lequel il était d'un coup parti en campagne! Y avait-il vraiment eu une corrélation entre la question qu'il lui avait adressée à brûle-pourpoint et les mots qu'elle avait prononcés, peut-être dans la terreur légitime du jour, du jour qui réellement naissait et pouvait compromettre sa sortie de la chambre? «Allez-vous-en! voici le jour, allez-vous-en!» Quoi de tragique à cela? avait-elle seulement entendu sa question? ou lui-même avait-il compris ses yeux? n'en avait-il pas travesti l'expression, avec ses terreurs peut-être imaginaires?
Elle le soulevait tout entier à chacun de ses regards. Il restait attaché à ses lèvres et regoûtait ses baisers. Ces regards qu'il avait tant implorés aux heures d'amour! Mais était-il possible qu'elle les lui eût refusés? n'était-ce pas plutôt sa faiblesse, à lui, qui ne les avait pu supporter? n'en avait-il pas été ébloui? En ce moment-ci encore, et combien d'autres fois, devant le monde, il ne les avait pu soutenir et s'était senti trembler de tous ses membres.
Ô faiblesse! folie! extravagances de sa passion débordante, il avait failli se tuer pour une sottise!
Et ces messieurs étant visiblement occupés du côté de la table voisine, quelque chose s'éleva des deux amants, de farouche, de fauve, de brutal, quelque chose fait d'orage, de fièvre, d'une grande quantité de désirs épars, d'une rage, de dépit, de désespérance et de dernière heure venue qui les fit braver tout, risquer tout sans crainte et sans vergogne; ils se levèrent tout simplement et partirent.
On dut croire à une plaisanterie, à un tour.
Dehors, ils sautèrent dans une voiture, et, traversant la ville, ils s'enlaçaient, les visages si confondus qu'ils pouvaient impunément braver toutes les rencontres. Ils ne dirent rien. Des éclairs les faisaient sauter. Quelques gouttes de pluie, larges et espacées, les mouillèrent. Arrivés à la villa, Septime entra au salon, alluma une bougie. Madame Durosay s'assit sur le canapé. Il s'approchait pour l'aider à se lever et monter: mais elle lui ouvrait les bras.
Leurs forces s'achevèrent avant leur extase, et ils s'endormirent là, insoucieux et simples l'un et l'autre, chacun à cause de sa franchise, elle de sensualité, lui, d'amour.
Le premier qui rentra, après eux, à la Villa Julie, fut M. Grandier. Il était tout près de trois heures du matin; un orage s'éloignait en grondant; le sol était trempé, et de grosses gouttes d'eau tombaient des arbres sur les épaules et dans le cou du docteur qui, n'ayant pas de clef particulière, se trouvait fort embarrassé à la petite porte du jardin. Frapper, faire du bruit, il n'y fallait pas songer, car il éveillerait toute la maison avant d'être entendu des domestiques qui logeaient sous le toit. Si Durosay était rentré avant lui, il eût bien dû songer à laisser la clef. Mais Durosay était-il rentré? Aussi, avait-on idée d'une fringale pareille? Il se traitait lui-même, et tout haut, de vaurien, de libertin! «Tonnerre! sacré mille tonnerres de!..»
Comme il achevait ces mots significatifs, une fenêtre du premier s'ouvrit, et le buste étroit de l'abbé parut:
– C'est vous, monsieur Grandier? prononça l'abbé d'une voix un peu étranglée.
– Comment, monsieur l'abbé, debout à cette heure?
– Le pasteur veille quand les brebis sont dehors, dit l'abbé en ouvrant la porte. Mais, comment! vous êtes seul, docteur! qu'avez-vous fait des autres? mon Dieu, qu'est-il arrivé?
– Monsieur Durosay ne serait pas rentré?
– Assurément! mais ni les autres, qu'avez-vous fait des autres?
Grandier dressa l'oreille; se souvint de la fugue des «chers petits», comme il les appelait à part lui, et dont M. Durosay ni lui ne s'étaient inquiétés, convoqués sur-le-champ à d'autres soucis, par la personne blonde de superbe entournure et sa compagne à cheveux roux, qui avait le dos magnifique.
– Personne, reprit l'abbé qui se mourait d'angoisse; personne n'est rentré, je vous le puis affirmer; toutes les chambres à coucher sont vides… j'ai commis l'indiscrétion…
Le docteur imagina un mensonge:
– Mais ils sont, pardieu! à la salle de jeu qui est ouverte la nuit! Mon cher abbé, ils jouent en ce moment leur fortune.
– Ah! Dieu le veuille! et qu'ils ne jouent que celle de ce monde, qui est misérable!..
– … À moins qu'ils ne gagnent aussi bien de quoi construire une basilique à Néans, ce qui vaut, ma foi, une nuit blanche!
– Ne plaisantons pas, monsieur Grandier! je vous en adresse la supplication. Il n'est déjà que trop triste de vous voir arriver vous-même en l'état où vous voici, mouillé, froissé comme une guenille; sans compter que l'on prend à vos lieux de plaisir une odeur qui pue le diable, monsieur Grandier! qui pue le diable outrageusement quand elle imprègne des cheveux blancs!
– Monsieur l'abbé, dit Grandier, le monde est fort mêlé: on y coudoie des anges et des démons à toute heure et l'on ne doit jamais sentir tout à fait bon au nez de Dieu… Mais, tenez! respirez-moi donc un peu l'odeur de cette terre que l'orage, tout à l'heure, a ébranlée et inondée d'eau tiède, hein! l'abbé…
Rorate cæli de super:
Et nubes pluant Justum!
»Peut-être bien que le diable mérite quelquefois le nom de Juste, et c'est mon avis; mais, en tout cas, c'est lui que pleuvent cette nuit les nuages. Oui, mon cher abbé, il y a des heures où il pleut du diable, littéralement. Cela n'arrive pas qu'ici! Souvenez-vous d'un soir, à Néans, sous votre parapluie de silésienne brune, en sortant de chez le notaire; c'était du diable qui tombait!
– Monsieur Grandier, il y a entre nous un abîme! prenons garde d'y faire tomber ceux qui s'accrochent à l'un et à l'autre de nous! Ah! Dieu fasse que le malheur ne soit déjà accompli!.. Je suis, pour le moment, monsieur, affligé de vertige; je vois trouble, ou bien je ne crois pas mes yeux, ayant la terreur de l'iniquité… Mais, pour Dieu! n'ajoutez pas le fiel exécrable de l'ironie à nos misères!
Ils allaient et venaient, sur la route bordée de villas, épiant le moindre bruit, Grandier lui-même ne pouvait se défendre d'une certaine inquiétude. Il voulait monter dans les chambres, s'informer par lui-même.
– Je vous affirme, dit l'abbé, qu'il n'y a pas âme qui vive à la maison.
– Les domestiques, au moins?
– Je vous confierai, dit l'abbé avec tristesse, que la cuisinière et la femme de chambre de madame Durosay ne couchent point ici, mais à côté, où il y a un valet de chambre et un cocher… Je sais cela parce que je prie longtemps le soir après que vous êtes au repos ou au plaisir du dehors… Rentrons donc, si vous voulez bien, voici la pluie qui recommence.
Ils erraient dans le corridor, à la lueur inégale d'une veilleuse, et l'abbé continuait, baissant la voix à cause de l'obscurité.
– Tout cela n'attire pas la bénédiction de Dieu sur cette maison, qui est de location, d'ailleurs, qui est une maison de hasard, mauvaise pour le foyer, monsieur Grandier. Avec vos villes d'eaux, vous ruinez la paix et la dignité de la maison; avec vos séjours improvisés dans les auberges ou dans de misérables chalets de bois, vous mènerez bientôt tous une vie de bohémiens, sans plus de solidité en les principes que l'on n'en sent aux quatre murs d'occasion qui vous abritent aujourd'hui, que vous verrez brûler demain avec indifférence!..
– Monsieur l'abbé, vous vous ferez mal et nous priverez trop tôt de vos conseils excellents, à vous échauffer de la sorte pour des maux chimériques. Qui donc va mal ici? Si les bonnes s'en vont passer la nuit contre les domestiques voisins, leur service n'a pas l'air d'en souffrir, avouez-le, ni elles non plus apparemment. Quant à ce qui est du reste, je ne vis jamais les signes d'une meilleure prospérité…
– Allez vous laver la barbe et les cheveux, monsieur Grandier! je vous en donne l'avis excellent, comme vous dites, au nom de Dieu. Car je vous jure que vous avez ramassé une odeur mauvaise qui me prend à la gorge et me donne envie de vomir.
La grande ombre de l'abbé s'éparpillait au plafond du corridor, en silhouettage de choses cassées, de débris croulants, et Grandier avait presque peur de ses gestes affaissés et de sa voix lugubre de prophète de malheur. Ce pauvre M. l'abbé véritablement suffoquait! il se démenait comme en quelque chose d'irrespirable. L'excès de sa pénitence, et la scène de la journée, avec Septime, l'avaient exalté outre mesure; les angoisses réitérées et la persuasion qu'il vivait au milieu du mal, entouré d'âmes plus pitoyables que les mauvaises, d'âmes en chemin de perdition, le bouleversaient jusque dans le physique; l'affection du cœur dont il souffrait lui faisait porter instinctivement la main à la poitrine comme pour en comprimer les battements désordonnés, et il avait la figure d'un visionnaire.
– Monsieur l'abbé, comme médecin, je vous supplie de vous aller reposer, ou de venir vous réconforter avec moi dans la salle à manger. Je m'aperçois que vous vous tuez, et, outre que j'en suis désolé, je pense que vous ne croyez pas vous-même en avoir le droit.
– Si je ne vaux rien contre l'iniquité, il est préférable que je me retire du monde!
Le docteur poussa la porte de la salle à manger, et il allait frotter une allumette quand il aperçut par la porte de communication du salon qu'il y avait de la lumière. Il eut si tôt le pressentiment que quelque chose de grave pouvait se passer par là, puisque l'abbé était descendu sans lumière, qu'il comprima une exclamation et fit seulement dans l'obscurité le geste de retenir l'abbé sans prendre le temps de se retourner.
Il poussa doucement la porte du salon, et fit malgré lui:
– Ha!
Ils dormaient; tranquilles et bienheureux. Elle avait la tête appuyée sur un coussin de soie brodée qu'elle avait fait d'un morceau de chasuble; les flots de ses cheveux noirs engloutissaient presque son visage. Le corsage découvrait à demi son épaule et les lèvres de Septime reposaient sur son sein.
Grandier redressa subitement sa haute taille; il fut empli d'une grande joie; il oublia l'abbé et tout le reste du monde; et il cherchait au fond de lui, les paroles de quelque chant d'allégresse qui pût traduire la nature de sa satisfaction. Mentalement, il transposait à son usage le cantique de Siméon: «Maintenant, Seigneur, vous pouvez renvoyer votre serviteur, car il a vu s'accomplir votre sublime œuvre d'amour!»
Il porta la main à sa nuque, où il avait senti un souffle brûlant; quelque chose lui frôla le dos; et l'abbé s'affaissa à ses pieds sur le parquet.
Grandier ferma avec précaution la porte du salon; alluma un bougeoir et souleva l'abbé. Il l'avait cru mort. Mais ce pauvre M. l'abbé reprit ses sens pour se mettre à pleurer comme un enfant, puis il prononça quelques paroles sans suite qui n'avaient trait que d'une manière allégorique à l'événement présent; les noms de Sodome et de Gomorrhe y revenaient assez mal à propos; et il voulut se mettre à genoux pour prier. Le docteur voulait, à tout prix, éviter d'éveiller les bienheureux. Il entraîna l'abbé dans le corridor et l'allait prendre dans ses bras pour le monter à sa chambre quand il entendit la clef tourner dans la porte d'entrée. D'un coup, ses muscles fléchirent et il prononça:
– Nous sommes f…!
M. Durosay arrivait avec le petit jour, souriant, guilleret, l'œil malin, et le cou baissé, cependant, de quelqu'un qui s'en vient de jouer une bonne farce, mais qui, tout de même, pourrait bien être battu. Son premier geste fut de taper sur le ventre de Grandier qui allait au-devant de lui, machinalement, instinctivement, comme en l'espoir chimérique de le repousser. Cependant, il lui adressa le premier la parole:
– J'aurais grand'honte, fit-il, d'un ton de bonne maman courroucée.
– Hé! hé! gredin! dit M. Durosay, je ne l'aurais pas tout seul à ce qu'il paraît!
Et apercevant l'abbé appuyé à la rampe de l'escalier.
– Quoi! l'abbé aussi! l'abbé est de nuit! ah! je le dirai à monsieur le curé doyen!..
L'abbé au fond du corridor, se cachait les yeux et jetait ses grands bras efflanqués vers le ciel:
– Lui aussi porte les traces de la débauche sur son visage, psalmodiait-il de sa voix épuisée; et il est infesté de l'odeur immonde du bouc qui emplit toute cette maison et la désigne à la malédiction du Seigneur!
– Oh là; je gage que l'abbé a mal dîné encore aujourd'hui, et il manque d'indulgence… L'abbé! Eh bien! puisque bouc il y a, je me charge des péchés du monde et de celui que je vous fais commettre demain en vous accommodant en gentilhomme et vous menant souper à la Villa-des-Fleurs! hé! hé!..
– Dieu tout-puissant! murmura l'abbé.
Le docteur ayant entendu un mouvement dans le salon, en eut froid, et il se résolvait à empoigner ces deux hommes de chacun de ses bras robustes et à les monter là-haut plutôt que de les voir faire un pas.
– Au lit! au lit! fit-il en les poussant l'un et l'autre.
Mais l'abbé, pour éviter le contact, rassembla dans un effort le reste de ses moyens, et monta. Ses grands pieds raidis et trébuchants frappaient les degrés sur un rythme fantomatique, en la pénombre tremblante où la veilleuse se mourait; et les débauchés emboîtèrent la marche du saint homme.
L'escalier craquait sous leur poids. M. Durosay leur toucha à l'un et à l'autre l'épaule:
– Je voudrais bien, dit-il, ne pas éveiller ma femme!
– Dieu! firent en un étrange unisson le docteur et l'abbé.
On entendit en bas que quelque chose se mouvait: heureusement que dans l'instant même, les domestiques rentraient; on les aperçut par la fenêtre du palier, qui s'engageaient dans l'escalier de service, regagnant les mansardes.
– Ce sont vos bonnes, monsieur Durosay, dit le docteur, qui, comme vous voyez, sont fort matinales.
– Eh bien! j'aime autant qu'elles ne nous aient pas vus… Bonsoir! bonsoir!
– L'ironie, dit le docteur en saluant l'abbé, ne vient ni de moi, ni des hommes…
Et il faisait, du doigt, le geste cher à l'homme de Dieu, désignant le ciel.
XXIV
M. de Prébendes eut le délire à l'issue de cette nuit mémorable. Dès sept heures, on l'entendit balbutier dans sa chambre, sur un ton qui n'était pas celui de ses patenôtres ordinaires. La femme de chambre en avertit M. Grandier qui vint, les paupières lourdes et l'esprit mal remis encore de l'émotion des dernières heures.
M. l'abbé ne s'était pas couché et il était seulement tombé de fatigue, assis sur le siège bas de son prie-Dieu. C'est là que le docteur le trouva, la tête dans les mains en la posture d'un Jérémie, les yeux troubles, le front brûlant, avec une forte fièvre. Il se souleva dès qu'il aperçut le médecin de Néans.
– Tiens! dit-il, vous êtes encore là, vous? Vous n'avez donc pas monté à la corde avec tous les autres? C'est étonnant!.. Ils y sont tous, mon bon monsieur, tous; il ne reste pas une âme à l'autel du bon Dieu, dans toute la paroisse de Néans… Mademoiselle Hubertine la Hotte est grimpée comme une enfant au mât de cocagne. Monsieur, c'est extraordinaire et bien nauséabond, mais le miracle est possible au démon et dans le sens de l'ignominie!.. Savez-vous où ils ont établi le repaire de leurs orgies, monsieur? Dans le clocher! dans le clocher de monsieur le curé doyen qui est à l'agonie. Mais vous le savez bien, vous en venez vous-même, cela se voit à votre figure de damné… Par où donc êtes-vous descendu? Moi, figurez-vous que j'ai lâché la corde, car ils m'entraînaient aussi, j'ai lâché la corde et je suis un peu rompu; j'ai les jambes cassées en deux ou trois morceaux; mais je voudrais bien savoir où est passé mon bréviaire…
Le docteur envoya aussitôt chercher une potion calmante et faire prévenir un confrère d'Aix-les-Bains. Il prit l'abbé à bras-le-corps pour le porter sur son lit, mais l'abbé opposa une résistance de fer, il fallut le laisser, et alors, il joignit les mains.
– Mon Dieu! dit-il, ma faiblesse est extrême vis-à-vis de la vaillance des saints, cependant vous m'avez laissé le pouvoir d'échapper au démon!
Dès lors, Grandier ne fut plus que l'homme suspendu à la corde, qui appelait tout Néans au mauvais lieu. Ce pauvre M. l'abbé avait rejoint dans sa fièvre le cauchemar d'antan qui fut d'abord un pressentiment singulier, et dans lequel, à présent, les choses de la réalité se trouvaient transposées en un mode fantasque.
L'abbé ne consentit à se soumettre que lorsque parut le médecin de la localité.
– J'aime voir, dit-il, des figures nouvelles parce qu'il y a quelque possibilité que celles-là ne soient pas corrompues…
Il se coucha, prit la potion et put enfin s'assoupir. Ces messieurs eurent, en bas, un colloque d'un quart d'heure, puis Grandier remonta au chevet de l'abbé et s'y installa, fort peu rassuré et incliné vers des réflexions.
Vers huit heures, on apporta une lettre à l'adresse de M. l'abbé Gatien de Prébendes. Le docteur, en examinant le timbre, reconnut qu'elle venait du père de Septime.
– Voici des nouvelles de monsieur de Jallais, prononça-t-il à part lui, qui courent risque de n'être plus fraîches quand ce pauvre monsieur l'abbé sera en état d'en prendre connaissance. Et il fit demander Septime.
Septime arriva, n'ayant pris le temps que de passer son pantalon; le col de la chemise ouvert sur son cou moite et blond, de longues mèches de cheveux pendant sur le front, et ses grands beaux yeux clairs affermis par quelque chose de si puissant sans doute que toute surprise étrangère semblait pouvoir surgir sans en entamer la sérénité.
Grandier ne put s'empêcher de l'admirer; sa vue lui donna plus d'émotion que le gisement du pauvre malade. «Voici de la vie, se dit-il, dans le moment qu'elle est adorable! Ce jeune homme vient de cueillir une émotion éternelle, car, vieillard, il s'attendrira encore au souvenir de cette nuit, et la larme qu'il pleurera en mourant sera peut-être du regret de l'heure qui vient de fuir.» Il gardait sur le visage une belle fatigue d'amour; dans sa langueur, une nouvelle énergie et de la virilité se mêlaient; mais ce qui charmait était de sentir qu'il voyait tout en beauté.
Grandier eut envie de l'arrêter avant qu'il eût pénétré dans la chambre et de lui dire! «Allez-vous-en à votre bonheur et à votre rêve que je ne veux pas troubler.» Il hésita un instant:
– Eh bien! mon enfant, voici notre monsieur l'abbé en un fâcheux état!
Septime parut tomber des nues. Quelqu'un était en mauvais état! Quelqu'un n'était pas le mieux du monde! M. l'abbé, c'était M. l'abbé qui n'allait pas bien! Il avait du mal à se mettre au point, étant saturé de la grande insouciance de l'état d'amour. Puis, subitement, il eut une clarté vive comme la lueur d'un éclair. Il vit que l'abbé qui était l'obstacle était aussi le lien, que l'abbé qui, vivant, voulait briser son amour, mort, le détruisait plus sûrement, car sans l'abbé plus de Néans, et sans Néans!.. grand Dieu!
Il n'avait jamais envisagé ceci. Puis, la foi reprit le dessus: Non! non! ce n'est pas possible, rien ne peut rompre ce qui est à présent; le monde entier est ouvert; il n'y a pas que Néans; il y fuirait, elle l'y suivrait. Puis la sympathie se raffermit là-dessus, et il fut très sincèrement affecté de ce que l'abbé fût malade. Et il apporta ce singulier visage où le Grandier psychologue lisait tout, lisait le premier plan de la sensibilité si fortement étayé que tout le reste des impressions d'arrière en recevait comme un équilibrement, en était garanti de toute violence excessive.
– Monsieur l'abbé a eu le délire toute la matinée, et il est profondément abattu.
– Ah! mon Dieu! mais aussi, avec ses mortifications, ses pénitences qu'on eût comprises s'il eût commis des crimes…
– C'est bien rarement pour soi que l'on s'abîme. La moitié de l'humanité s'exténue à cause de l'autre moitié sans que l'une ni l'autre ne se rende compte de ce qu'elle fait ou de ce qu'on fait pour elle. On dirait, la plupart du temps, qu'il n'y a aucune bonne raison à cela, mais le monde est ainsi, et les vraies raisons des choses nous échappent. Il y a là une lettre de monsieur votre père.
Septime, qui eût dû encore être remué violemment de l'arrivée de cette lettre, la considéra presque avec calme. Il avait une immense confiance en toutes choses.
– N'attendiez-vous pas précisément une lettre de monsieur de Jallais? dit le docteur.
– Mais oui, et il ne s'agissait de rien moins que d'être autorisé à rester ici.
– Monsieur l'abbé restera quelque temps ici, à ce que je vois, ce matin; ne vous préoccupez donc pas de ce chef. Mais vous auriez aimé, sans doute, avoir des nouvelles de papa? Monsieur l'abbé ne nous les communiquera pas d'ici plusieurs jours…
– C'est bien dommage, car je serais curieux de savoir ce que contient cette lettre…
– Nous allons soigner monsieur l'abbé, de façon qu'il nous le puisse dire au plus tôt.
– Tout de même, docteur, ne le mettez pas en état de faire sa valise… car si je dois le suivre…
– Gredin! fit Esculape.
On frappa à la porte. Madame Durosay, qui venait d'apprendre l'accident de l'abbé, arrivait offrir ses soins. Septime pâlit tout à coup et alla ouvrir doucement sur un signe du docteur. Elle sut tendre la main à Septime de la façon la plus aisée et l'on s'entretint à voix basse, près de la porte. Elle fut très affectée, pensa immédiatement à tout le nécessaire, à faire monter un double tapis sur le palier pour éviter le bruit; à se procurer une presse à viande pour dès le moment que l'abbé pourrait prendre quelque chose; à avoir des œufs frais et des raisins, une veilleuse pour la nuit prochaine: elle s'aperçut qu'on n'avait pas seulement mis un bout de christ dans la chambre de l'abbé: elle en avait un petit en argent, dans une de ses trousses de voyage, et elle vit la place où elle le ferait épingler. Elle conçut en une minute le plan d'une maison transformée par la présence d'un malade et accommodée aux mille exigences délicates que cela réclame. Et parmi tout cela, elle n'oubliait pas son inquiétude, sa douleur, très sincère; elle s'attendrit à de vieux souvenirs de l'abbé, du temps qu'il lui donnait de petites tapes sur la joue et de belles images, à l'issue des vêpres, au Sacré-Cœur du Mans. Puis elle parla de sa mère, madame de Ravaud, qui était une sainte femme; et, ce faisant, elle s'apprêtait à revêtir le tablier de garde-malade et à s'installer au chevet de ce pauvre M. l'abbé.
Grandier, qui avait présent aux yeux le spectacle de la nuit, dont trois ou quatre heures à peine les séparaient, était tenté de lui sauter au cou et de l'embrasser pour être si femme, si complètement femme. Il adora, un instant en elle, toute la femme en sa complexité infinie qu'il faut saisir entièrement, sous peine de quelles déplorables extravagances! Et il regardait l'abbé qui se mourait par elle; et il la regardait qui se tuerait pour l'abbé; et il aperçut dans la glace de l'armoire, où la jeune femme en cet instant prenait du linge, et qui lui apporta brusquement son image, qu'il souriait lui-même au milieu de tout cela…