Kitabı oku: «Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Volume 2», sayfa 11
CHAPITRE XIV.
1659-1660
La Fronde finit comme une pièce dramatique bien combinée.—Mariage du roi.—Rentrée de Condé.—Mort de Gaston.—Le cardinal de Retz est dans l'impuissance de nuire.—Pompes de la rentrée du roi.—La cour avait été obligée de faire de longues absences hors de la capitale pendant que se traitait l'affaire de la paix.—La noblesse alors resta à Paris.—Le théâtre devint pour ses divertissements sa principale ressource.—Une grande distance séparait la noblesse de la bourgeoisie.—La noblesse protégeait les acteurs.—Ceux-ci tenaient une conduite honorable.—Plusieurs étaient hommes de lettres.—Les auteurs dramatiques les ménageaient.—Ils accordent l'entrée de leurs théâtres à tous les membres de l'Académie Française.—Leur fréquentation avec les gens de cour et les grands leur donnait, sous le rapport des manières, une grande supériorité sur la bourgeoisie de la capitale et sur la noblesse de province.—Quelques-uns étaient gentils-hommes, et ne perdaient point leurs priviléges en devenant acteurs.—Molière n'éprouva aucun obstacle pour l'établissement de son nouveau théâtre.—Sa troupe, inférieure à celle des deux autres théâtres.—Son génie était son seul moyen de succès.—Succès du Dépit amoureux.—Vogue prodigieuse des Précieuses ridicules.—La raillerie était en honneur à la cour de Louis XIV.—Les véritables précieuses et leurs amis furent les premiers à rire de la pièce de Molière.—Toute la famille de Mme de Rambouillet se trouvait à la représentation de cette pièce.—Motifs qui font présumer que Mme de Sévigné y était aussi.—La preuve qu'elle était alors à Paris résulte du récit de Tallemant sur l'affaire du marquis de Langey.—Réflexions sur cette affaire.
La Fronde se termina comme un poëme dramatique bien combiné: toutes les intrigues qu'elle avait enfantées se dénouèrent par un mariage; presque tous les principaux acteurs se réconcilièrent, et celui qui toujours et sans cesse avait été occupé à tout brouiller fut écarté de la scène. Louis XIV épousa l'infante Marie-Thérèse; le traité des Pyrénées fut conclu; deux grandes monarchies, qui se faisaient la guerre depuis vingt-cinq ans, devinrent alliées; les frontières de la France furent reculées au nord, à l'est et au sud277. Condé fit sa soumission, et ramena avec lui cette courageuse noblesse qui avait suivi sa destinée278; le duc de Lorraine, retenu depuis six ans dans les prisons d'Espagne, à cause de ses liaisons avec la France, en sortit279; Retz, condamné à l'exil, forcé de fuir et de se cacher, ne fut plus à craindre280; l'indécis et faible Gaston, qui se défiait de tout le monde et de lui-même, qui ne s'intéressait à personne et auquel personne ne s'intéressait, mourut peu après281.
Le faste et l'éclat qui avaient accompagné la demande de l'infante; les galanteries chevaleresques et les attentions du jeune roi pour sa femme282; la pompe triomphale de leur entrée dans Paris; la magnificence des réjouissances publiques qui la suivit, tout contribua à répandre un aspect de bonheur et un air de grandeur sur les commencements d'un règne qui s'annonçait d'une manière si brillante283. Le royaume entier semblait renouvelé et rajeuni par son monarque284.
Mais les négociations qui avaient précédé ce moment avaient été longues et difficiles285; et plus on désirait les voir se terminer heureusement, plus on se trouvait agité par la crainte et par l'espérance, selon qu'on apprenait qu'elles avançaient vers leur terme, ou qu'elles étaient sur le point d'être rompues. Tout le monde paraissait pressé d'en finir, excepté les négociateurs eux-mêmes, Jules Mazarin et Louis de Haro, qui, sur leur petite île de la Bidassoa, combattaient ensemble de ruses et de finesses dans leurs interminables conférences. Ces délais, cette longue attente, les absences prolongées du roi, de la reine, du cardinal et de tous ceux de leurs maisons, avaient en quelque sorte dérouté les habitudes du grand monde de la capitale. La cour se trouvait partagée en deux, parce qu'une partie seulement avait pu être du voyage de Lyon; l'autre était restée à Paris. Le roi n'y revint qu'en février; Mazarin en repartit vers le milieu de l'été, pour se rendre à Saint-Jean de Luz286; et le roi, la reine et leur suite nombreuse allèrent peu après rejoindre le ministre et voyager dans le midi, en attendant le terme des négociations. Tout ce qui n'était point du voyage n'eut aucune envie de quitter Paris, où l'on s'attendait de jour en jour à voir revenir ceux dont on s'était séparé avec tant de regret: de fréquents courriers apportaient de leurs nouvelles, et instruisaient de tout ce qui préoccupait si fortement les esprits. Comme l'ouverture des négociations avait suspendu les opérations de la guerre, nul ne se trouvait forcé de s'absenter. La capitale était donc pourvue d'un plus grand nombre de personnes de la haute noblesse, ou de personnes riches et vivant noblement, qu'elle n'avait coutume de l'être dans cette saison. Mais comme les ballets royaux, les fêtes et les cercles de la cour, les bals et les mascarades, n'avaient plus lieu, on eut plus de loisir pour suivre les représentations théâtrales, et elles tinrent le premier rang parmi les jouissances de cette année.
Nous avons vu qu'indépendamment des deux troupes d'acteurs de l'hôtel de Bourgogne et du Marais, une troisième troupe (c'était celle de Molière) avait obtenu la permission de s'établir à Paris, et jouait sur le théâtre du Petit-Bourbon.
Il ne faut pas oublier l'inégalité des rangs qui existait à cette époque, et les effets qu'elle produisait. Un intervalle considérable séparait le bourgeois le plus riche d'un noble, d'un grand seigneur. Celui-ci donnait du lustre et de l'importance à tous ceux qu'il admettait à l'honneur de sa familiarité ou aux bienfaits de sa protection. Les grands choisissaient de préférence pour clients ceux qui pouvaient rehausser l'éclat de leur rang ou contribuer à leurs plaisirs. De là cette faveur dont jouissaient auprès d'eux les artistes, les gens de lettres, les chanteurs et les acteurs287. La condition de ces derniers, du moins dans la capitale, n'était point ravalée au-dessous de celle de la bourgeoisie, comme cela a lieu depuis que leur nombre s'est multiplié si extraordinairement avec celui des théâtres, et encore plus depuis que les lois ont voulu promener leur niveau sur tous les rangs, sur toutes les professions. Les lois peuvent bien contraindre les actions de l'homme, mais ne peuvent rien sur ses opinions: les lois veulent en vain établir en toute chose une parfaite égalité, rendre semblable ce qui diffère, rapprocher ce qui se repousse; l'opinion, qui exerce sur les lois mêmes son empire absolu, élève aussitôt ce qu'elles ont abaissé, abaisse ce qu'elles ont élevé, prononce ses incompatibilités et établit ses distinctions.
A l'époque dont nous parlons, les princes et les grands, qui, à l'exemple du monarque, aimaient à s'exercer dans l'art théâtral, et associaient à leurs divertissements les acteurs, ne laissaient échapper aucune occasion de manifester à ceux-ci l'intérêt qu'ils leur portaient, et le cas qu'ils faisaient de leurs talents. Ils les aidaient à maintenir l'ordre dans leurs représentations; ils n'hésitaient pas, pour les mettre à l'abri des insultes de la foule, à leur prêter le secours de leurs propres gardes ou de leurs nombreux valets, et souvent ils ne dédaignaient pas d'intervenir en personne, lorsque les circonstances l'exigeaient. Plus honorés, les acteurs tenaient aussi une conduite plus honorable. Ils maintenaient dans leurs petites républiques une police excellente288. Liés entre eux par un même intérêt et par les rapports continuels de leurs communs travaux, ils se secouraient mutuellement, et ne souffraient jamais qu'aucun d'eux, qu'elle que fût son infortune, tombât à la charge de la charité publique. Ce qui ajoutait encore à la considération dont jouissaient particulièrement les acteurs des deux théâtres royaux de l'hôtel de Bourgogne et du Marais, c'est que plusieurs étaient hommes de lettres, et composaient des pièces dans lesquelles ils jouaient. Dans ce nombre étaient Hauteroche, Villiers, Poisson, Champmeslé, la Thorillière: par ceux-ci, la nuance qui séparait les acteurs des gens de lettres faisant profession de travailler uniquement pour la scène était faible et peu marquée; car ces derniers étaient obligés de fréquenter les acteurs, de faire société avec eux; ils avaient besoin de leur appui, et semblaient appartenir à leur théâtre et faire partie de leur troupe. Les acteurs, de leur côté, se montraient dignes, par leur générosité, d'une telle confraternité. Ils avaient accordé à tous les membres de l'Académie Française le droit d'entrer à leur spectacle sans payer. Ainsi les acteurs, par leur liaison avec les beaux esprits, par la nature même de leur profession, possédaient toujours ce genre d'instruction qui contribue le plus aux agréments de la conversation, et leur fréquentation avec les grands leur donnait cette élégance dans les manières, cette pureté dans le langage, cette politesse naturelle, et toutes les qualités brillantes de l'homme du monde, alors si inégalement réparties, auxquelles la bourgeoisie était entièrement étrangère, et qu'on ne trouvait même pas parmi la noblesse de province: elles semblaient être l'apanage presque exclusif de la cour, des cercles et des ruelles de la capitale. C'était donc un immense avantage que de les posséder, et les acteurs y trouvaient pour l'exercice de leur profession un élément de succès: ils s'étudiaient continuellement à les acquérir, et parvenaient sous ce rapport à égaler leurs modèles. Enfin, la plupart d'entre eux étaient sortis de la bourgeoisie, et quelques-uns même de la noblesse. Ces derniers ne dérogeaient pas alors en montant sur les planches. Floridor, le meilleur acteur de cette époque, était de ce nombre. Le fisc voulut lui contester son titre, et le priver des priviléges et exemptions qu'il tenait de sa naissance; mais la justice prononça en sa faveur289, et le rétablit dans ses droits, sans que pour cela il fût obligé de renoncer au théâtre. Plus tard, Le Noir de La Thorillière quitta la glorieuse profession des armes, et le grade de capitaine de cavalerie, pour se faire acteur; et ce fut avec le consentement et l'approbation du roi qu'eut lieu ce changement d'état290.
Ainsi Poquelin, ce fils d'un tapissier du roi sous les Piliers des halles291, n'avait pas, autant qu'on l'a cru, trompé l'espoir de sa famille en mettant de côté la soutane du séminariste292 et la robe d'avocat, pour devenir acteur et chef de troupe, surtout depuis que, par la protection du prince de Conti et de MONSIEUR, il eut obtenu la permission de s'établir dans la capitale. Sa profession ne parut nullement incompatible avec la charge de valet de chambre du roi, qu'il tenait de son père, et avec l'honneur qu'il avait, lorsqu'il était de service, de faire quelquefois le lit de Sa Majesté293. Mais si Molière était favorisé par l'opinion, les mœurs et les besoins de son temps294 pour l'établissement d'un nouveau théâtre à Paris, il trouvait de grands obstacles dans les deux autres théâtres, qui depuis longtemps étaient en possession d'attirer la foule. Les acteurs qui y jouaient, déjà en faveur auprès du public, avaient une grande supériorité sur ceux du sien; aucun auteur en réputation ne voulait consentir à confier ses pièces à ces comédiens de province, si peu habiles. Tous moyens de succès leur étaient donc ravis, hors un seul: le génie de celui qui était leur chef. Instruits par lui, inspirés par lui, les camarades de Molière, médiocres dans les pièces des autres, jouaient les siennes avec un ensemble, une verve, un naturel, qui ne laissaient rien à désirer. Pour que la nouvelle troupe réussît et l'emportât sur les deux autres, il fallait donc que Molière composât des pièces pour elle, et que ces pièces fussent supérieures à celles que l'on jouait aux autres théâtres: c'est ce qu'il fit, du moins pour les comédies. Déjà les Étourdis et le Dépit amoureux avaient commencé à attirer le public à son théâtre, et lui avaient fait entrevoir la possibilité de réussir; lorsqu'une simple farce en prose, en un seul acte, composée en quelques jours, dont l'intrigue ou la conduite, misérable en elle-même, ne lui appartenait pas295, lui procura un succès prodigieux296, et lui acquit tout à coup une réputation qui ne fit que s'accroître depuis, mais que les deux comédies en cinq actes et en vers qu'il avait déjà fait jouer n'avaient pu lui faire obtenir. Dans cette parade bouffonne, Molière faisait ressortir les ridicules du langage affecté et des manières composées de la haute classe, en montrant ce qu'ils devenaient lorsqu'ils étaient singés par la bourgeoisie et les gens de bas étage. Ces ridicules avaient déjà été signalés, mais personne n'avait soupçonné qu'ils fussent aussi comiques. Ces scènes sans liaison étaient une suite de peintures admirables par cet air de vérité auquel l'exagération même donne plus de relief; c'était une satire mordante, spirituelle et comique des folies les plus extravagantes, et des travers les plus saillants, de la société de cette époque. Personne ne put s'empêcher d'en rire; les plus grandes précieuses et leurs sectateurs s'en amusèrent comme les autres, tant était contagieuse cette verve de gaieté qui animait les dialogues dans les endroits où l'auteur avait placé ses traits les plus malins. «Qui ne sait pas supporter la raillerie, dit Loménie de Brienne dans ses mémoires, ne doit point vivre à la cour297.» La raillerie fut à cette époque même le sujet d'un ballet, où le roi représenta le principal personnage298; la cour de Louis XIV était essentiellement railleuse et moqueuse, et cette disposition générale des esprits contribua beaucoup au succès de Molière et aux allures franches et hardies de son génie. Non-seulement on ne lui en voulut point de ses piquants sarcasmes sur les ruelles de la capitale et sur celles des provinces, mais on lui en sut gré. C'est en vain que quelques envieux cherchèrent à animer contre lui les courtisans, les grands seigneurs et les grandes dames qu'il avait eu, disaient-ils, l'audace de traduire sur le théâtre299; personne ne s'avisa de réclamer le privilége d'être sot et ridicule par droit de naissance. Nous savons qu'à la réserve de M. et de madame de Montausier, qui étaient dans leur gouvernement d'Angoumois, toute la famille de madame de Rambouillet se trouvait à la première représentation des Précieuses de Molière; Ménage y vit madame la marquise de Rambouillet, mademoiselle de Rambouillet, sa fille, madame la marquise de Grignan, son autre fille, le marquis de Grignan, son gendre, et leurs nombreux amis. Tous applaudirent à ces réjouissantes caricatures, à ces scènes d'un comique si vrai, si spirituel, si original surtout, et qui ne rappelaient en rien les imitations des pièces anciennes ou des pièces espagnoles, dont on était rassasié. On connaît le mot de Ménage et son espèce de palinodie: «Dès cette première représentation, dit-il, on revint du galimatias et du style forcé300.» On connaît l'exclamation énergique d'un vieil amateur: «Courage, Molière! voilà de la bonne comédie.» Mais ce qui est ignoré, ce qui importe à notre objet, c'est que probablement madame de Sévigné se trouvait aussi à cette première représentation des Précieuses ridicules. Du moins est-il certain qu'elle était alors à Paris: nous en avons la preuve par le récit de Tallemant des Réaux sur l'affaire du marquis de Langey, dans lequel madame de Sévigné figure au nombre des jeunes femmes vives et légères qui ne voyaient que le côté plaisant de cette cause singulière, devenue le sujet de tous les entretiens. Elle partageait l'attention publique au point de faire oublier les succès prodigieux de la comédie des Précieuses ridicules et de la tragédie de Bélisaire du sieur de la Calprenède, et même les négociations de Saint-Jean du Luz301. L'étrange et scandaleuse accusation d'une jeune femme contre un mari, si opposée à la réputation d'homme à bonnes fortunes qu'il s'était acquise, avait forcément monté toutes les conversations sur un tel ton de licence dans l'expression, qu'on doit peu s'étonner du propos que Tallemant des Réaux dit avoir été tenu par madame de Sévigné au marquis de Langey302, pour exprimer à celui-ci qu'elle ne doutait nullement des moyens victorieux qu'il avait de gagner sa cause.
Les vers énergiques de Boileau, l'absurde contradiction de deux jugements contraires rendus pour et contre un seul homme, et le plaidoyer de Lamoignon303, amenèrent dans notre législation, à l'égard du mariage, un changement qui, considéré sous le point de vue religieux, n'était pas aussi fondé en raison que le pensent ceux qui n'ont fait attention qu'aux circonstances scandaleuses de cette affaire304.
CHAPITRE XV.
1661
Mort de Mazarin.—Une nouvelle ère commence pour la France.—La cour ne se sépare plus.—Elle part tout entière pour Fontainebleau.—Les divertissements sont interrompus à Paris dans la belle saison.—Plaisirs de Fontainebleau.—Intrigues amoureuses du roi avec mademoiselle de La Vallière;—de MADAME avec le comte de Buckingham et le comte de Guiche;—de la duchesse de Toscane avec le duc de Lorraine.—Les personnes qui à Paris étaient invitées à la cour ne se trouvaient plus dans la même position à Fontainebleau.—Elles étaient obligées dans ce séjour à de grandes dépenses.—Madame de Sévigné se retire à sa terre des Rochers pendant l'été.—Durant l'hiver elle participe aux plaisirs de Paris.—Plusieurs mariages brillants y donnent lieu à des fêtes nombreuses.—On redonne aux théâtres les chefs-d'œuvre de Corneille.—Il compose la Toison d'Or, le premier opéra allégorique.—Molière s'essaye dans le genre héroïque; il y réussit peu, et revient à la comédie.—Toutes ces pièces furent jouées successivement à Paris, à Fontainebleau, et chez Fouquet à Vaux et à Saint-Mandé.—Madame de Sévigné, quand elle était à Paris, était de toutes les fêtes; elle ne se trouva point à la plus somptueuse de toutes.—Elle quitte sa terre pour faire un voyage au mont Saint-Michel.—Ce qu'elle écrit à sa fille trente ans après, au sujet de ce voyage.—Citation d'une lettre d'un conseiller au parlement, au sujet de madame de Sévigné et de sa fille, à l'époque de ce voyage.
Mazarin n'était plus: sa mort avait presque aussitôt suivi la paix qu'il avait conclue, et une nouvelle ère commença pour la France305. La haute société prit une nouvelle forme; elle se trouva forcée de changer les habitudes qu'elle avait contractées depuis longtemps. Pendant toute la durée de la guerre, une portion de ceux qui la composaient, appelée à l'armée, que suivaient le roi, la reine mère et son ministre, s'absentait régulièrement de Paris pendant la belle saison; l'autre portion, au contraire, restait dans la capitale, parce que là on se trouvait plus à portée d'être bien instruit des événements, de communiquer avec les amis, les parents que l'on avait à la cour, foyer ambulant de toutes les intrigues et de toutes les ambitions. Ainsi les cercles, les divertissements n'éprouvaient point d'interruption; et c'est alors qu'en l'absence du monarque et du premier ministre, MADEMOISELLE, le surintendant Fouquet, ou d'autres personnages moins considérables, étalaient le luxe de leur grande fortune, et comblaient le vide produit par l'absence du souverain.
Pour la première fois depuis vingt-quatre ans, cet ordre de choses fut changé. Toute la cour partit dès le mois d'avril pour Fontainebleau, avec les reines, le roi, et son frère MONSIEUR, qui emmenait avec lui l'aimable fille du roi d'Angleterre, devenue sa femme. Deux reines mères, celle de France et celle d'Angleterre; un jeune monarque; une jeune reine déjà enceinte306; plusieurs princesses nouvellement mariées; un essaim de beautés empressées à plaire; de jeunes seigneurs, guerriers déjà illustrés par nombre d'actes de valeur; la sécurité qu'on ressentait en voyant les Condé, les Beaufort, ces redoutables héros de la Fronde, devenus d'assidus courtisans307; le soulagement que l'on éprouvait d'être délivré d'un ministre avare, rusé, quinteux, sous lequel on s'était vu forcé de ployer, après l'avoir outragé et proscrit308; l'espérance qui surgissait de voir appelé à lui succéder309 ce surintendant si poli, si aimable envers tous, si insinuant, si serviable envers la richesse, si généreux, si prodigue même envers la haute noblesse, le talent, la faveur ou la beauté; enfin le printemps, un ciel pur, les eaux du fleuve, les ombrages de la forêt, tout contribua à exalter la joie générale, à imprimer un élan vers les plaisirs, qui se manifesta avec encore plus de force et d'éclat que dans les années précédentes. Les ballets, la comédie, les concerts, les navigations sur le canal, les bains de rivière, les cavalcades, les carrousels, les promenades en calèche, les chasses, les repas en plein air, les jeux folâtres, les mascarades, les parties nocturnes, les illuminations, les feux d'artifice, donnèrent pendant plusieurs mois à Fontainebleau et à toutes les campagnes des environs un aspect de fêtes toujours varié, toujours plus ravissant310. Favorisées par toutes les circonstances des lieux et des temps, les intrigues amoureuses se développèrent rapidement parmi cette brillante jeunesse, dont la joie était exaltée par des plaisirs sans cesse renaissants. Il semblait que la volupté s'empressât d'entourer de ses guirlandes, et de couvrir de ses fleurs, ce trône qu'elle se montrait jalouse de disputer à la gloire. Là se formèrent des liaisons qui devaient tenir une si grande place dans les événements de ce règne; là se développèrent des passions qui devaient exercer une si puissante influence sur les mœurs et les destinées du monde311. L'amour du roi pour mademoiselle de La Vallière312, celui de MADAME pour Buckingham313, et ensuite pour le comte de Guiche, favori de son mari314; celui de la duchesse de Toscane, fille de Gaston, pour le duc Charles de Lorraine315, cessèrent d'être un mystère pour des courtisans, si intéressés à pénétrer les secrets de leurs maîtres, et empressés à justifier leurs excès par de tels exemples. Aussi, à la réserve de la chaste épouse de Louis XIV, asservie, ainsi que la reine sa belle-mère, à une piété sévère, il n'y eut peut-être pas dans toute cette cour, si nombreuse en jeunes femmes, une seule qui ne fût alors, soit pour elle-même, soit pour une autre, engagée dans quelque intrigue amoureuse. Le récit des aventures galantes qui eurent lieu alors, et dans cette seule saison, a rempli plusieurs volumes, qui sont loin d'avoir épuisé la matière316.
Cette translation et ce séjour du monarque à Fontainebleau produisirent un changement dans l'existence des personnes qu'on voyait habituellement à la cour, ou qui se trouvaient à ces divertissements sans qu'elles fussent obligées d'y être, sans qu'elles possédassent aucune charge ou eussent aucun emploi auprès du monarque, ou auprès des princes. Dans la capitale, ces personnes avaient avec la cour des points de contact et des jouissances communes à tous, par le moyen des promenades publiques, des théâtres, et des foires, alors très-fréquentées par la haute société. Lorsqu'elles se rendaient aux invitations du monarque, des reines ou des ministres, pour ajouter aux agréments ou à la pompe des ballets, des carrousels, des banquets, elles ne changeaient en rien leur genre de vie habituel. Elles n'abandonnaient point leurs somptueux hôtels, où plusieurs rendaient aussi à la cour les repas et les fêtes qu'elles en avaient reçus. Ces personnes semblaient ainsi plutôt consentir à être de la cour, que demander à en être: elles n'aliénaient pas leur liberté, leur indépendance. Mais, en quittant leur domicile pour se transporter à Fontainebleau, elles se mettaient à la suite de la cour; elles montraient l'intention de solliciter l'honneur d'y être admises, de participer à l'éclat des fêtes qui s'y donnaient et aux plaisirs qu'on y goûtait; elles manifestaient la volonté de parcourir la carrière d'ambition et d'intrigues qui y était ouverte. Elles se trouvaient alors nécessairement entraînées à supporter toutes les charges d'une telle existence: le gros jeu, les somptueux équipages, un grand luxe de maison, devenaient nécessaires.
Madame de Sévigné, que l'éducation de sa fille occupait alors fortement, était trop raisonnable, trop économe, pour se placer dans une telle situation. D'ailleurs, tout le fracas des fêtes et des intrigues de Fontainebleau ne convenait nullement à ses habitudes, à ses projets, à la pureté, à la délicatesse de ses sentiments. Aussi pendant ce temps se retira-t-elle à sa terre des Rochers. Une lettre d'un conseiller au parlement, que nous aurons bientôt occasion de citer, nous prouve qu'elle s'y était rendue au commencement du printemps, et au moment même du départ de la cour pour Fontainebleau: deux lettres d'elle, l'une à Ménage317 et l'autre à Pomponne, nous démontrent qu'elle s'y trouvait encore au mois d'octobre.
Mais il est probable qu'elle séjourna dans la capitale durant l'hiver qui précéda ce voyage de Fontainebleau, et celui qui le suivit. A la vérité, nous n'en avons d'autre preuve que son genre de vie pendant plusieurs des précédentes années, où nous la voyons assez empressée à saisir les occasions de s'associer aux plaisirs de la cour. Ils furent très-actifs et très-brillants pendant ces deux hivers, signalés par les négociations et la conclusion de la paix, la naissance d'un Dauphin318; les mariages du duc d'Anjou avec Henriette d'Angleterre319; de mademoiselle d'Orléans, l'une des filles de Gaston et de Marguerite de Lorraine320, avec le grand-duc de Toscane; celui de Marie de Mancini avec le connétable de Colonne321; celui de sa sœur la belle Hortense avec Armand de La Porte, qui prit le nom de duc de Mazarin322. Pendant l'un et l'autre carnaval, la joie se manifesta par des actions hors de toute prudence, hors de toute convenance. La passion pour le jeu et les mascarades alla toujours en croissant. On risqua des sommes énormes sur une seule carte323; des personnages de haute distinction coururent les rues, déguisés en poissardes, en Scaramouches, en Trivelins324. Durant ces deux années aussi, le théâtre jeta un grand éclat. Je ne veux point parler de la magnificence des ballets royaux325, mais de la splendeur, bien préférable, que la scène reçut des chefs-d'œuvre dramatiques qui furent représentés alors. Le génie du vieux Corneille sembla se ranimer, et reprendre une nouvelle forme pour faire luire un dernier rayon sur ce nouveau règne. Corneille avait donné le premier modèle de la comédie dans le Menteur, composé le premier chef-d'œuvre de tragédie dans le Cid; dans la Toison d'Or il offrit le premier l'exemple d'une pièce à machines, également propre à être déclamée ou chantée, écrite avec noblesse, conduite avec régularité; enfin le premier exemple d'un bon opéra. On remit aussi alors au théâtre toutes les pièces qui avaient fait la gloire de ce créateur de la scène française, et elles excitèrent le même enthousiasme que dans la nouveauté. Son frère, uni avec lui d'intérêt, de fortune et de renommée, fit une pièce de circonstance intitulée Camma, dont le sujet avait été fourni par Fouquet. Le succès fut complet. Ainsi, cette époque, favorable pour la gloire et la prospérité de la France, le fut aussi pour son grand poëte326. Molière, trop sensible aux reproches que lui faisaient ses Aristarques et ses ennemis, de ne réussir que dans la farce, voulut habiller en grande dame et assujettir aux belles manières sa muse joyeuse, énergique, un peu dévergondée, mais vive, franche, naturelle, et habituée à marcher librement et à visage découvert. Il fit Don Garcie de Navarre, pièce dans le genre noble, qui n'eut point de succès et n'en méritait pas. Mais celui qu'il obtint presque aussitôt après, par son École des Maris, dut lui prouver qu'il vaut mieux supporter les défauts de son génie que de le contraindre dans son allure. La troupe de Molière était la troupe en vogue, celle que préféraient le monarque et le public, parce que c'était la plus réjouissante, et la seule à qui il fût permis de jouer les pièces de son directeur. On lui accorda le théâtre du Palais-Royal, et elle jouait alternativement sur ce théâtre et devant la cour, au Louvre ou à Fontainebleau, et chez Fouquet, à Vaux ou à Saint-Mandé327.
Fouquet donnait encore plus fréquemment des fêtes que dans les années précédentes; et nous avons déjà exposé les motifs qui doivent faire penser que madame de Sévigné se trouvait à toutes ces fêtes. Cependant elle n'était pas présente à celle qui surpassa toutes les autres, à celle que Louis XIV avait demandée, à celle où Molière fit jouer pour la première fois la comédie des Fâcheux, à celle qui fut la dernière où Vaux resplendit d'une magnificence toute royale, à celle qui précéda de si peu de temps la chute du malheureux surintendant.
Lorsque fut donnée cette fête, qui amusa tant le bon La Fontaine, et dont il nous a laissé une si charmante description328, madame de Sévigné était retirée aux Rochers, car c'était l'époque où la cour se trouvait à Fontainebleau: on était au mois d'août, et tant que dura la belle saison madame de Sévigné ne quitta sa terre que pour faire un petit voyage, qui ne dut pas lui coûter une bien longue absence ni lui occasionner beaucoup de fatigue. Accompagnée de sa fille, elle se rendit au mont Saint-Michel. L'isolement de ce mont, sur une vaste plage couverte deux fois par jour des eaux de la mer; son double sommet, son château, son église, son abbaye; la salle où se rassemblaient les chevaliers de l'ordre formé sous l'invocation de l'archange dont il porte le nom; les prisonniers d'État renfermés dans ses sombres cachots; les superstitions, les pèlerinages dont il fut l'objet, lui ont donné depuis longtemps une grande célébrité329. Pour s'y rendre, en partant des Rochers, madame de Sévigné n'eut qu'un trajet de quinze à dix-huit lieues à faire; et dans sa route elle traversait Fougères, où son mari avait été gouverneur, et dont les environs sont si riants et si fertiles. C'est à cette époque de sa vie que madame de Sévigné faisait allusion, trente ans après, lorsqu'elle écrivait de Dol à madame de Grignan: «Je voyais de ma chambre la mer et le mont Saint-Michel, ce mont si orgueilleux que vous avez vu si fier, et qui vous a vue si belle; je me suis souvenue avec tendresse de ce voyage330.»