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Kitabı oku: «Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Volume 2», sayfa 16

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Il fallait que la crainte de voir condamner à mort le surintendant eût été bien forte et bien générale, pour que madame de Sévigné donnât l'épithète d'admirable à un arrêt qui consommait la ruine totale de l'accusé et le condamnait à un exil perpétuel. Tous ceux qui à la cour lui étaient attachés dans son malheur s'efforçaient de lire sur le visage du monarque l'espérance d'un meilleur avenir. Mais madame de Sévigné, à qui Louis XIV n'adressa jamais que des paroles agréables et flatteuses, nous prouve, par ce qu'elle dit de lui à ce sujet, qu'il eut dès sa jeunesse cet air digne et réservé qui ne permettait pas de pouvoir deviner aucune des pensées qui l'occupaient ou des sentiments dont il était agité, et qu'il conservait même au milieu des fêtes et des plaisirs cet aspect sévère qui imposait à tous ceux qui l'approchaient. Après avoir raconté à de Pomponne les détails qu'elle a appris sur le voyage de Fouquet à sa prison de Pignerol, d'où il ne devait plus sortir, elle parle ensuite des égards que d'Artagnan, chargé de le conduire, avait pour lui. «On espère toujours des adoucissements à son sort; je les espère aussi. L'espérance m'a trop bien servie pour l'abandonner. Ce n'est pas que toutes les fois qu'à nos ballets je regarde notre maître, ces deux vers du Tasse ne me reviennent en mémoire:

 
Goffredo ascolta, e in rigida sembianza
Porge più di timor che di speranza469
 

Louis XIV avait trop de grandeur d'âme et un cœur trop généreux pour conserver du ressentiment contre ceux qui s'étaient montrés sensibles à l'amitié et étaient restés fidèles à l'infortune. Les amis et les parents de Fouquet rentrèrent en grâce auprès du jeune monarque; plusieurs même jouirent de toute sa faveur, et firent un chemin rapide; mais il ne se relâcha en rien de ses rigueurs contre le prisonnier de Pignerol. Le temps travaille vite pour ceux qui sont heureux. Bientôt Fouquet, avec lequel il était devenu impossible de communiquer, pour lequel il était défendu de solliciter, fut oublié. Ceux même qui l'avaient chéri le plus, qui lui avaient donné les plus grandes preuves de dévouement, satisfaits d'avoir, par la courageuse conduite qu'ils avaient tenue au moment du procès, contribué à lui sauver la vie, n'en parlèrent plus. De nouveaux événements, plus importants, se succédèrent avec rapidité, et attirèrent l'attention publique. Madame de Sévigné, dans une lettre écrite à sa fille huit ans après le jugement rendu contre Fouquet, nous apprend qu'il supportait héroïquement sa prison470, et qu'il espérait de voir alléger sa peine. Mais la manière dont elle en parle prouve bien que, même chez elle, le souvenir de cet ami de sa jeunesse s'était affaibli avec les années, et qu'entièrement livrée à d'autres intérêts et d'autres affections, elle en était peu préoccupée. Les espérances qu'avait alors Fouquet de voir se relâcher les rigueurs de sa captivité furent encore longues à se réaliser; car ce ne fut que dix ans après qu'il lui fut permis de s'entretenir avec sa femme471. C'était l'époque où Lauzun fut aussi enfermé à Pignerol472. Les chambres des deux prisonniers étaient l'une au-dessous de l'autre. Par un trou que Lauzun pratiqua, il parvint à communiquer avec Fouquet473. Quelle fut la surprise de celui-ci, qui depuis quinze ans avait été tenu au secret, et dans une ignorance complète de tout ce qui s'était passé dans le monde, de voir ce Puiguilhem, ce cadet de Gascogne, qu'il avait laissé jeune homme, pointant à peine à la cour, lui raconter comment il avait été fait général des dragons, capitaine des gardes du corps, général d'armée; puis lui donner les détails des dispositions prises pour son mariage avec la grande MADEMOISELLE, mariage qui devait se faire avec le consentement du roi! Fouquet crut que Puiguilhem était devenu fou, et n'était enfermé que pour cette cause; sa surprise fut au comble lorsqu'on lui assura que M. de Lauzun n'avait rien dit qui ne fût vrai474. Enfin la captivité de Fouquet devint moins sévère; il put voir sa famille, et même les officiers et les habitants de la ville de Pignerol475. Il paraît qu'on finit alors par lui accorder la permission de sortir de sa prison, pour aller aux eaux de Bourbonne y rétablir sa santé. Si cette permission fut accordée, elle parvint trop tard à Pignerol; Fouquet n'était déjà plus. Dans une lettre datée du 3 avril 1680, madame de Sévigné exprime en deux ou trois lignes le chagrin que lui cause l'annonce de cette mort; mais elle paraît en même temps bien plus affectée de légères altérations qu'éprouvait alors la santé de madame de Grignan, que de la perte de cet ami de sa jeunesse476.

Ainsi, cet homme dont l'existence avait eu tant de splendeur et d'éclat, et qui pendant les neuf dernières années de sa prospérité avait été entouré de tant de clients, de protégés, de partisans et de flatteurs; qui avait eu si souvent pour hôtes, à sa table, des rois et des reines; qui, avide de toutes les jouissances des sens et de l'esprit, s'était saturé de toutes les délices de la vie, après une captivité qui dura dix-neuf ans, disparut du monde, tellement oublié, tellement délaissé, obscur, inaperçu, que ce fut un problème, même parmi ses amis d'autrefois, de savoir s'il était mort en prison, ou quelques jours après avoir recouvré sa pleine et entière liberté477.

Voltaire lui-même ayant paru incertain sur le lieu où mourut Fouquet, on a, selon l'usage, cherché à fonder sur ce doute les plus étranges romans. On a fait du surintendant un ermite des Cévennes, et on a voulu trouver en lui l'Homme au masque de fer. Aujourd'hui aucun doute sur ce sujet n'est permis pour qui sait apprécier la valeur des preuves historiques, et dégager leur lumière vive et pure des brouillards dont la crédulité et l'amour du merveilleux se plaisent souvent à l'envelopper. Des actes authentiques et notariés et la correspondance de Louvois avec Saint-Mars démontrent que Fouquet est mort à Pignerol, où alors se trouvaient présents sa femme et un de ses fils, auxquels son corps fut livré pour être inhumé selon leur volonté478. Cette mort presque subite contraria les généreuses intentions de Louis XIV et de ses ministres, qui depuis longtemps avaient résolu de donner la liberté au surintendant479. A cette époque (en 1680) les ministres savaient que Fouquet n'était plus à craindre pour eux; qu'il ne pouvait plus participer aux affaires, ni rentrer en grâce auprès du monarque. Le temps avait diminué l'importance des secrets d'État qui avaient forcé Louis XIV à faire subir à Fouquet une si longue et si dure incarcération. Les événements qui s'étaient passés avaient cessé d'en faire craindre la divulgation. La mort de Fouquet enleva à Louis XIV tout le fruit de sa tardive clémence, et vint donner à une juste punition ce caractère d'implacable cruauté, qui eût disparu si ce grand coupable, devenu un homme sage et pieux, eût passé les restes d'une vie qui pouvait encore longtemps se prolonger, auprès de son héroïque femme et dans le sein de sa famille, encore riche, heureuse et puissante, par les bienfaits du monarque. Les graves délits du surintendant furent oubliés; on ne se souvint plus que de ses talents, de sa prospérité, de sa chute et de ses souffrances. Sa mort, qui sembla prématurée, fit même soupçonner un crime; et le procès qui lui fut fait est devenu le canevas banal sur lequel aiment à broder ceux qui s'imposent la tâche facile d'émouvoir la sensibilité des lecteurs vulgaires, et qui ne voient dans les actes du pouvoir que des motifs de haine, de vengeance, et d'odieuse tyrannie; et dans ceux qu'il est obligé de frapper, que des héros du malheur et des victimes innocentes.

CHAPITRE XX.
1662-1663

Louis XIV prend en main les rênes de son gouvernement.—Situation critique des affaires.—Ses réformes.—Ordre qu'il introduit dans les finances.—Il assure la préséance de ses ambassadeurs.—Sépare le pouvoir judiciaire du pouvoir administratif, et restreint la puissance des gouverneurs de place.—Nomination de Péréfixe à l'archevêché de Paris.—Prédications de Bossuet.—L'activité des esprits trouve un aliment dans les controverses religieuses.—Commencements des persécutions religieuses.—Mesures de Louis XIV contre le jansénisme et les protestants.—Zèle religieux du prince de Conti.—L'opposition politique ne se manifeste que par des vaudevilles et des épigrammes.—Goût de la nation pour la littérature dramatique.—Protection accordée par Louis XIV aux gens de lettres; bienfaits qu'il répand sur eux.—Corneille se remet à composer pour le théâtre, et donne Sertorius.—Il fait des vers à la louange du roi.—Libelle de l'abbé d'Aubignac contre Corneille.—Succès de l'École des Femmes.—Guerre littéraire qu'il occasionne.—Molière répond à ses ennemis par la Critique de l'École des Femmes.—Vers de Boileau à sa louange.—Boileau n'avait rien publié, mais ses premières Satires étaient connues.—Nouvelle génération d'écrivains qui fait la guerre aux coteries littéraires.—Vives attaques de Boileau.—Racine commence en province; il est lié avec La Fontaine.—Ces quatre poëtes jettent un vif éclat sur le règne de Louis XIV.—Ce roi, après avoir organisé l'État, s'occupe de régler sa cour.—Différence de la position des souverains de cette époque avec ceux d'aujourd'hui.—La cour renfermait alors en hommes tout ce qui faisait la gloire et la force du pays.—Molière ne put peindre impunément les ridicules que parce qu'il était protégé par le roi.—Boileau fut obligé de modérer l'âcreté de ses Satires.—Nominations de cordons bleus.—Condé est admis à en choisir un.—Il nomme Guitaut, ami de madame de Sévigné, son voisin en Bourgogne.—Fureur du comte de Coligny à ce sujet. Louis XIV institue les justaucorps bleus.—Privilége qu'il y attache.—Il s'occupe de ses fêtes aussi bien que de ses négociations.—Ballet d'Hercule amoureux.—Beau carrousel donné en 1662.—Louis XIV se laisse aller à son penchant pour les femmes.—La cour est remplie d'intrigues amoureuses.—La comtesse de Soissons est contre La Vallière.—Ne pouvant réussir auprès du roi, elle favorise ses amours avec La Mothe-Houdancourt.—La Vallière en conçoit un si grand chagrin, qu'elle se retire à Chaillot.—Le roi va la reprendre.—Intrigue coupable ourdie par la comtesse de Soissons, Vardes et mademoiselle Montalais, pour faire chasser La Vallière.—Intrigues de MADAME avec le comte de Guiche, de La Mothe-Houdancourt avec le comte de Gramont.—Toutes ces intrigues n'aboutissent qu'à faire expulser de la cour la comtesse de Soissons, le comte de Gramont, le comte de Guiche, et occasionnent la disgrâce, non méritée, du duc et de la duchesse de Navailles.—Corbinelli, l'ami de madame de Sévigné, mêlé dans l'affaire de mademoiselle Montalais et du comte de Guiche.—Point de lettres de madame de Sévigné pendant cette année; elle s'éloigne peu de la capitale.—Madame de La Fayette, pendant qu'elle en était absente, dut l'instruire de ce qui se passait à Fontainebleau, à Saint-Cloud, à Versailles.—Madame de Sévigné présente à la cour sa fille, qui figure dans les ballets royaux.—Liée avec les religieuses de Sainte-Marie, elle a dû assister au panégyrique de saint François de Sales.—Corbinelli est membre d'une académie italienne.—Le Grand Dictionnaire des Précieuses paraît.—Portrait que l'auteur fait de madame de Sévigné et de Corbinelli.

Revenons sur nos pas. Oublions Fouquet, Mazarin, la Fronde, l'hôtel de Rambouillet, et toutes les intrigues et tous les acteurs de ces temps: ils ne sont plus. Louis XIV règne; et, comme il le dit lui-même dans le premier conseil qu'il tint, «La face du théâtre change480». Elle change en effet, avec la rapidité qu'imprime toujours aux affaires et aux destinées d'un grand État l'homme qui, né pour commander aux autres, est appelé à exercer le pouvoir quand toutes les résistances ont cessé, et que tous les partis se sont mutuellement anéantis par leurs excès481. Dans cette première année, où il eut à lutter contre tous les embarras d'une disette482, Louis XIV licencia la plus grande partie de son armée, et rendit ainsi, sans trouble, une foule de bras à l'agriculture et à l'industrie; il établit l'ordre et l'économie dans toutes les parties de l'administration; réduisit le taux des impôts, qui était excessif, et cependant augmenta leurs produits par de fortes réductions dans les frais de perception, et par une répartition plus égale. Les habitants du Boulonais, se trouvant lésés par les mesures qu'il prit à cet effet, se révoltèrent; il les châtia sévèrement. «La coutume de nos voisins (dit-il dans ses Instructions au Dauphin, en parlant de cette révolte et de la promptitude qu'il mit à la réprimer) est d'attendre leurs ressources des révolutions de la France483.» Il régla toutes ses dépenses sur le pied de paix, et en même temps éleva son revenu sur le pied de guerre; imitant ainsi la politique des Romains, chez qui la guerre était toujours populaire, parce que pour y subvenir on répandait l'aisance parmi les citoyens, en dissipant les trésors amassés pendant la paix. Louis XIV dans cette même année acquit, par une cession, des droits sur la Lorraine et le Barrois484, et acheta Dunkerque au roi d'Angleterre. Il protégea le Portugal contre l'Espagne, l'empereur et Venise contre les Turcs, l'électeur de Mayence contre ses sujets, la Hollande contre l'Angleterre et contre l'évêque de Munster. A Londres et à Rome, il assura le rang de préséance à ses ambassadeurs, avec une fermeté et une hauteur qui étonnèrent l'Europe, accrurent la dignité de sa couronne, et imprimèrent un grand respect à son nom485. Il mit tous ses soins à régulariser l'action de la puissance royale, de manière à empêcher les factions de renaître. Il cassa des arrêts que le parlement avait rendus pour la libre circulation des grains. Par lui, le pouvoir judiciaire se trouva nettement séparé du pouvoir civil, et le pouvoir administratif de la force militaire. Afin de tenir celle-ci dans une dépendance plus étroite, il ne donna plus aux commandants des places de guerre et aux titulaires des grands gouvernements, des provisions que pour trois ans486.

Le cardinal de Retz fut amené à donner sa démission pure et simple de son archevêché de Paris; et Louis XIV, en nommant à ce premier siége du royaume Péréfixe, qui avait été son précepteur et lui était tout dévoué, ajoutait encore à la stabilité du trône par la sanction que la religion lui donne487. La puissance de la religion sur les esprits était grande alors. Le jeune Bossuet, par sa profonde doctrine, par son zèle de missionnaire, par sa chaleur d'apôtre, par son éloquence inégale, mais souvent sublime, donnait à cette époque un vif éclat à la chaire évangélique. Les excellents traités des solitaires de Port-Royal, et les lettres piquantes de Pascal, alors si répandues et si goûtées, donnaient aux prédicateurs un auditoire préparé à tout ce que la croyance catholique peut acquérir d'empire sur les esprits. Banni du domaine de la politique, le génie de la controverse, des cabales et des partis s'était réfugié dans les régions de la théologie. A cet égard le jeune roi se montra moins sage que Mazarin; il commença dès lors à s'engager dans la route qui contribua tant à rendre déplorable la fin de son règne, si lumineux à son matin, si éclatant à son midi. Il voulut employer la contrainte là où la contrainte ne peut rien. Il commença par de légères mais injustes persécutions contre les jansénistes et les protestants, quoique les premiers professassent, dans leurs déclarations du moins, la plus entière soumission au pape et à son autorité, et que le culte des seconds se trouvât sous la protection des édits rendus par les prédécesseurs de Louis XIV et confirmés par lui. Un grand nombre de temples protestants, qu'on prétendit avoir été ouverts contrairement aux ordonnances, furent fermés. Le prince de Conti, qui commandait en Languedoc, était devenu dévot; il fanatisait les peuples en envoyant de tous côtés d'ardents et intolérants missionnaires, et il expulsait les comédiens dans toute l'étendue de son gouvernement488.

Cependant le goût général de la nation, et de Louis XIV lui-même, pour les représentations théâtrales et la littérature dramatique, s'accroissait toujours. Une nouvelle troupe, après celle de Molière, s'était encore établie à Paris, sous la protection de MADEMOISELLE; elle était dirigée par un certain Dorimon, ainsi que Molière auteur et acteur, mais qui n'avait que ces points de ressemblance avec le grand comique. Aussi cette troupe ne put-elle se maintenir; le haut patronage qui la soutenait vint bientôt à lui manquer489. Louis XIV, qui voulait tout asservir aux besoins de sa politique, mécontent que sa cousine eût refusé d'épouser le roi de Portugal, l'exila de la cour, et la força de se retirer encore une fois à son château de Saint-Fargeau490. Mais les deux Corneille eurent part aux bienfaits que le jeune roi répandait alors sur les gens de lettres491; et quoique cette part fût modique, elle suffit pour les attirer à Paris, et ramener dans la carrière du théâtre le vieil auteur de Cinna et des Horaces; il produisit Sertorius, et ce fut son dernier chef-d'œuvre. De tous les poëtes du temps qui firent des vers à la louange de Louis XIV, en échange des dons qu'ils en avaient reçus, ce fut encore l'auteur du Cid qui sut faire entendre les accents les plus nobles et les plus harmonieux pour célébrer un monarque qui connaissait si bien

 
L'art de se faire craindre et de se faire aimer.....
Qui prévient l'espérance et surprend les souhaits.
 

Dans l'effusion de sa reconnaissance, le poëte termine en disant:

 
Commande, et j'entreprends; ordonne, et j'exécute492.
 

Les nouveaux succès de Corneille excitèrent encore l'envie contre ce grand homme: il fut attaqué par l'abbé d'Aubignac, et défendu par de Visé, mais beaucoup mieux encore par sa réputation et son génie493. Cependant cette guerre littéraire ne fut rien en comparaison de celle que fit naître contre Molière la réussite de l'École des Femmes. Depuis le Cid jamais pièce de théâtre n'avait eu une telle vogue; et aucune n'excita un si violent soulèvement, ni ne donna lieu contre son auteur à tant de virulentes attaques. Molière, fort de l'approbation du public, osa se venger de ses détracteurs en les traduisant tous sur la scène, dans la petite pièce intitulée la Critique de l'École des Femmes. Tous ceux qui avaient écrit contre la nouvelle comédie, ou qui la désapprouvaient par leurs discours, prétendaient que c'était une production médiocre, dépourvue de goût, de décence et de raison, et sans aucune connaissance des règles de l'art. A ces jugements iniques le jeune Boileau opposa le sien, qui fut celui de la postérité. Dans les stances qu'il adressa à ce sujet à l'auteur des Précieuses ridicules, il lui disait:

 
Ta muse avec utilité
Dit plaisamment la vérité;
Chacun profite à ton école:
Tout en est beau, tout en est bon,
Et ta plus burlesque parole
Est souvent un docte sermon494.
 

Boileau n'avait encore rien publié, et cependant nous voyons, par le libelle de l'abbé d'Aubignac contre Corneille, et par les lettres particulières de Racine, que déjà le suffrage de monsieur Despréaux faisait autorité495. C'est que déjà il avait composé trois de ses satires; qu'il en avait fait des lectures; et que ses vers précis, nombreux, élégants, abondants en saillies, s'étaient gravés dans la mémoire d'un grand nombre de personnes, et étaient cités avant d'avoir été rendus publics. Molière et Boileau se présentaient à la nouvelle génération, dont ils faisaient partie, pour accomplir une même mission. Leur talent était divers, leurs moyens différents, mais leur but était le même. Tous deux venaient faire une guerre implacable aux vices, aux ridicules et aux travers de la société de leur temps, et voulaient venger la raison et le bon goût, du pédantisme, de l'hypocrisie et du faux bel esprit. Tous deux, sans autre appui que leur génie, se déclaraient avec courage contre les coteries littéraires et les ruelles, qui, à l'imitation de l'hôtel de Rambouillet, avaient la prétention de servir de modèle au beau monde et de régler ses mœurs, ses manières, ses jugements et son langage. Boileau, plus jeune, indépendant, insouciant des richesses, sans ambition, sans fortune à conserver, sans fortune à faire, sans protecteurs à ménager, sans autre passion que celle des vers, mit dans ses attaques plus d'audace, de brusquerie et de rudesse. Dès son début, il inséra dans ses satires les noms des personnes qu'il voulait livrer à la risée ou au mépris public496. Chapelain lui-même, cet oracle de la littérature, dont le grand Corneille ne parlait qu'avec respect, ne fut pas à l'abri des atteintes du jeune et intrépide réformateur du Parnasse. Cependant Chapelain jouissait de la faveur et de la confiance du monarque, et il était pour les gens de lettres le distributeur des grâces du pouvoir. Le jeune Racine, qui, au sortir de la sévère discipline des solitaires de Port-Royal, ne s'était occupé qu'à faire des vers et des dettes, avait obtenu par Chapelain, pour une ode assez médiocre, une gratification du roi de 800 livres. Retiré en province chez un oncle dont il espérait un bénéfice, il étudiait avec dégoût la théologie, et avec délices les poëtes grecs et latins. Il tâchait de se consoler de son exil en entretenant une correspondance avec La Fontaine497. Celui-ci, moins inconnu alors que Racine, mais encore peu célèbre, après avoir partagé l'exil d'un de ses parents, ami du surintendant et enveloppé dans sa disgrâce, de retour dans sa ville natale, y cultivait les Muses pour ses amis et pour lui-même, sans prôneurs et sans ennemis. Encouragé, comme il l'avait été par Fouquet, par la plus aimable des nièces de Mazarin, Marianne Mancini, qui venait d'épouser le duc de Bouillon et de Château-Thierry498, La Fontaine, déjà lié avec Molière, le fut bientôt avec Boileau; et par lui Racine devint l'ami de tous les trois. Ces quatre hommes, depuis réunis à Paris, surent s'apprécier mutuellement, et opposèrent par leur union une force invincible à leurs antagonistes. Ils répandirent un grand éclat sur ce règne par des chefs-d'œuvre de genres très-différents, mais tous remarquables par le naturel, la grâce, le goût, la vigueur et les richesses d'un style toujours approprié au sujet.

Louis XIV ne crut pas sa tâche accomplie lorsqu'il eut réglé les finances, l'administration intérieure, la force militaire, la politique étrangère; lorsqu'il eut pourvu à ce qui concernait la religion, la justice, la prospérité des lettres et des arts. A lui, jeune roi, qui voulait dominer non-seulement par son rang, mais par sa volonté propre, sur tant de guerriers, d'hommes d'État, de courtisans habiles et spirituels, qui presque tous l'avaient vu naître ou ne l'avaient vu qu'enfant et adolescent, docile et soumis à sa mère ou au directeur de son éducation; à lui, dis-je, il importait avant tout de savoir imposer à tous et dans tous les instants. C'est dans ce but qu'il organisa sa cour; et il le fit de manière à la rendre un modèle pour les autres souverains de l'Europe. A cet égard Louis XIV ne fut en rien redevable aux leçons de Mazarin, il dut son succès à son caractère, à ses inclinations naturelles, qui le portaient vers ce qui avait de la dignité, de l'élévation, de la grandeur, de la magnificence; et aussi à cet orgueil qu'avait eu soin d'entretenir en lui l'éducation maternelle; orgueil qui ne ressemblait en rien à celui des autres hommes. C'était chez lui un sentiment infus avec la vie, tel seulement qu'il peut en naître un dans le cœur d'un enfant né roi; sentiment qui a commencé avec lui, grandi avec lui, que l'âge n'a cessé d'accroître et de renforcer en lui; devenu tellement naturel, que la conscience qu'il lui donnait de sa supériorité le faisait paraître à ceux qui l'approchaient un être supérieur. On s'est étonné que Louis XIV n'oubliât jamais ce qu'il était, et qu'il ne le laissât pas oublier aux autres, même dans la familiarité la plus intime, même dans le sein des plaisirs et dans le tumulte de la joie: c'est que, lors même qu'il l'eût voulu, cela lui eût été impossible: il eût fallu pour cela qu'il se dépouillât de son individualité.

Depuis que les progrès du commerce et de l'industrie ont réparti plus également les richesses; qu'elles ne sont plus exclusivement l'apanage du rang et de la naissance, depuis que l'instruction est plus généralement répandue; que le grand nombre de journaux et que la multiplicité des livres ont rendu tous les genres de connaissances accessibles à tous; que les communications entre les différents États sont devenues plus promptes et plus faciles; et que, par toutes ces causes, il s'est créé dans les masses, en dehors des souverains, une force qui leur est étrangère, les gouvernement se trouvent dans l'obligation de diriger cette force ou de la comprimer: sans quoi elle les entrave dans leurs fonctions, et les désordres qui s'introduisent dans les mouvements sociaux brisent bientôt le sceptre et l'épée de celui qui se montre impuissant à les diriger et à les régler. Partout, depuis que le système des emprunts et du crédit public a placé les gouvernements sous l'influence et presque sous la dépendance de cette force, une cour splendide, richement rétribuée, affaiblit plutôt qu'elle n'affermit le monarque; c'est de lui qu'elle reçoit tout, et elle ne lui donne rien. Ce n'est point par elle qu'elle agit sur le peuple; elle l'en sépare.

Mais il n'en était pas ainsi lorsqu'il existait encore des princes, des grands, qui, propriétaires d'immenses domaines, étaient revêtus de droits et de priviléges attachés à leurs possessions, à leurs titres, sources de puissance réelle. Sans doute les progrès successifs de l'autorité royale avaient fort réduit ces droits, ces priviléges; mais ils ne les avaient pas anéantis. Alors une cour avec son cérémonial, son étiquette, les devoirs qu'elle imposait, ralliait tous ces hommes à la personne du monarque: elle les plaçait sous sa dépendance et sans cesse sous ses yeux; elle donnait les moyens de s'en faire craindre, et, ce qui était mieux, de s'en faire aimer. Une cour n'était pas alors une cause de dépenses inutiles, une vaniteuse et nuisible superfétation de la dignité royale: c'était un moyen de gouvernement, un des ressorts les plus puissants du pouvoir.

Louis XIV le comprit; et en cela, comme dans tout le reste, il ne forma pas dès l'abord de combinaisons profondes, de plan prémédité de despotisme, comme l'a cru un écrivain ingénieux, mais systématique. De même que tous les véritables hommes d'État, il discerna les nécessités de sa position, et sut y pourvoir. C'est en cela que consiste le grand art de régner. Prétendre fonder des constitutions ou agir d'une manière efficace sur les destinées d'un peuple avec une autorité incertaine ou flottante, c'est entreprendre d'élever un édifice lorsqu'un tremblement de terre secoue le sol sur lequel on veut construire.

Les résultats prouvèrent combien Louis XIV eut raison de mettre une grande importance à rassembler autour de lui une cour nombreuse et splendide. Tout ce qui faisait la gloire et la richesse de l'État s'y centralisa; là se trouva réuni tout ce qu'il y avait de plus illustre dans la religion, les armes et la magistrature. Ce ne fut qu'en se mettant sous l'égide du monarque et de ses courtisans que les gens de lettres, cessant d'appartenir à des coteries puissantes, purent trouver quelque indépendance499. Ainsi Molière, en frondant des gens de cour dans sa comédie des Fâcheux, a grand soin de faire un pompeux éloge de la cour; et il renouvelle cet éloge dans ses autres pièces, toutes les fois qu'il en trouve l'occasion500. Boileau fut recherché, dès son début, par des hommes du plus haut rang, qui aimaient à lui entendre réciter ses satires; tous faisaient partie de la cour, et jouissaient d'une grande faveur auprès du monarque: il n'en fallut pas davantage pour que le poëte qui s'était proposé pour modèle le virulent Juvénal se rapprochât de la manière d'Horace, et retranchât, lorsqu'il la fit imprimer, les vers les plus énergiques de sa première satire501. Par une complaisance de courtisan, il adoucit la teinte trop sombre de ses tableaux, et se prit à diriger, de préférence, ses attaques contre le mauvais goût en littérature, plutôt que contre les mauvaises inclinations et les mauvaises mœurs. S'il attaqua quelquefois celles-ci, ce fut avec ménagement, et en évitant de lancer ces traits acérés qui auraient pu atteindre les puissants de la cour. Il fit la satire des ridicules de son siècle, et en épargna les vices. Les peintures trop fidèles et trop vives de ceux-ci eussent offensé le monarque, et démenti une partie des éloges que sa muse se plaisait à lui prodiguer.

Louis XIV trouva dans la réserve que s'était imposée Mazarin de ne nommer aucun chevalier des Ordres, un moyen de donner à sa cour un grand éclat. Il put, sans violer les statuts, faire en une seule fois une promotion de soixante et dix cordons bleus. Tout ce qu'il y avait de plus considérable et de plus respectable en France par le rang et l'influence, l'âge et les services, se trouva donc redevable au jeune monarque de la plus grande et de la plus enviée des distinctions honorifiques. A ce sujet, Louis XIV eut pour le prince de Condé une déférence qui flatta beaucoup le héros: il lui accorda le pouvoir de nommer, par désignation, un chevalier des Ordres502. Le choix de Condé tomba sur le comte de Guitaut, son premier gentil-homme, ami de madame de Sévigné et son voisin en Bourgogne, puisqu'il était, par sa femme, possesseur de la seigneurie d'Époisses, dont Bourbilly relevait comme fief. Cette préférence de Condé pour Guitaut mit en fureur un autre des zélés partisans et des serviteurs les plus courageux du prince, le comte de Coligny, qui l'abandonna depuis lors et resta brouillé avec lui. Coligny a exhalé sa haine en traçant de Condé, sur les marges d'un Psautier, un portrait hideux du héros, qui contient les révélations les plus singulières. Cette virulente diatribe, évidemment calomnieuse sur plusieurs points, a été décorée par plusieurs auteurs du titre de Mémoires de Jean de Coligny, et imprimée dans un recueil où on ne s'attendrait pas à la trouver503.

469.TASSO, Gerusalemme liberata, canto V, st. 35.
470.SÉVIGNÉ, Lettres, t. II, p. 369 (en date du 23 mars 1672).
471.Lettre de Louvois, du 18 octobre 1672, dans DELORT, Histoire de la Détention des Philosophes, etc., t. I, p. 40 et 195.
472.SÉVIGNÉ, Lettres, t. V, p. 394 (en date du 27 février 1679).—SAINT-SIMON, Œuvres, t. X, p. 137-138.
473.Lettre de Louvois, avril 1680.
474.Voyez les Lettres de Louvois, en date des 24 janvier et 18 avril 1680, dans DELORT, Histoire de la Détention des Philosophes et des Gens de lettres, t. I, p. 314 et 317.
475.Lettres de Louvois, 15 février, 6 mars et 10 mai 1679, dans DELORT, Histoire de la Détention des Philosophes et des Gens de lettres, t. I, p. 286.
476.SÉVIGNÉ, lettre du 3 avril 1680, t. VI, p. 217.
477.GOURVILLE, Mém., t. LII, p. 401.—SÉVIGNÉ, Lettres, 5, 6 avril 1680, t. VI, p. 223.—BUSSY, Lettres, t. IV, p. 428.—BAROLETTI, Notice sur la mort du surintendant Fouquet, Turin, 1812, in-4o.—Mercure de France, octobre 1754, p. 142 et 143.
478.Lettres de Louvois à Saint-Mars depuis les années 1672 à 1680, dans DELORT, Hist. de la détention de Fouquet, de Pellisson et Lauzun, t. I de l'Hist. de la Détention des Philosophes et des Gens de lettres, p. 195, 321.
479.PAROLETTI, Notice sur la mort du surintendant Fouquet, Turin, 1812, in-4o.—GOURVILLE, Mém., t. LII, p. 461.—BUSSY, Lettres, t. IV, p. 428.
480.LOMÉNIE DE BRIENNE, Mémoires inédits, t. II, p. 156 et 157.—GRAMONT, Mémoires, t. LVII, p. 90 et 430.
481.BUSSY, Mém., t. II, p. 56.
482.LORET, Muse historique, liv. XIII, p. 56, 58, 70.—COLLETET, Abrégé des Annales de Paris, 1664, in-12, p. 423.
483.LOUIS XIV, Instructions pour le Dauphin son fils, dans ses Œuvres, t. I, p. 211, 216, 227.
484.MONGLAT, Mém., t. LI, p. 126.
485.CHOISY, Mém., t. LXIII, p. 271.—JOLY, Mém., t. XLVII, p. 460.—MONGLAT, Mémoires, t. LI, p. 128.—LOUIS XIV, Œuvres, t. V, p. 110, 119; lettres au roi de Pologne, en date du 1er et du 9 février 1663.
486.LOUIS XIV, Instructions pour le Dauphin son fils, dans ses Œuvres, t. I, p. 197, 198.
487.LORET, liv. XIII, p. 35 (4 mars 1662); dans LOUIS XIV, Œuvres, t. I, p. 197; ibid., t. V, p. 81 (lettre en date du 17 mars 1662).—JOLY, Mém., t. XLVII, p. 454, 460 et 462.
488.LORET, Muse historique, liv. XIII, p. 52 (lettre du 1er avril 1662). Vingt-deux temples protestants furent fermés dans le seul pays de Gex.—RACINE, lettre à Vitart, en date du 25 juillet, p. 162 et 165, t. VI des Œuvres, dans l'édit. d'Aimé Martin.—GUY-PATIN, Lettres, t. V, p. 22 (en date du 14 juillet 1662).
489.Frères PARFAICT, Hist. du Theâtre françois, t. IX, p. 1 et 64.—LORET, Muse historique, liv. XIII, p. 165 (28 octobre, 7 janvier 1662).
490.MONTPENSIER, t. XLIII, p. 26, 28, 31.
491.LOUIS XIV, Œuvres, t. I, p. 223.
492.CORNEILLE, Remercîments au roi, t. XI, p. 95, édit. de Lefèvre, in-8o.
493.Deux dissertations concernant le poëme dramatique, en forme de remarques sur deux tragédies de M. Corneille, intitulées Sophonisbe et Sertorius, envoyées à madame la duchesse R*** (Richelieu); Paris, l'abbé D'AUBIGNAC, chez Jacques Dubreuil, 1663, petit in-12 de 104 pages.—VISÉ, Défence (sic) du Sertorius de M. Corneille, dédiée à M. de Guise, 1663, in-12.
494.BOILEAU, Œuvres, édition de Berriat Saint-Prix, 1830, in-8o, t. II, p. 436, ou de l'édit. de Saint-Surin, 1821, t. II, p. 523; édit. de Saint-Marc, 1747, p. 417.
495.RACINE, t. VII, p. 173, édit. de Geoffroy.
496.BOILEAU, Satire VII, édit. 1666, p. 68 et 69; édit. 1667, p. 4, et édit. 1669, p. 9.
497.RACINE, Œuvres, lettres à Vitart, t. VII, p. 107 de l'édit. 1808, in 8o, et t. I, p. 119.
498.LORET, liv. XIII, p. 58 (22 avril 1662).
499.LORET, liv. XI, p. 59, liv. XIII, p. 69, 130, 154, 199; 13 mars, 26 août, 7 octobre 1662, 17 avril 1660.
500.MOLIÈRE, Critique de l'École des Femmes, scène IV (VI par faute d'impression), p. 86 de la première édition, 1663, et aussi dans les Femmes savantes, acte IV, scène III.
501.Voyez Satires de B***, édit. de 1660, p. 4 et 5.
502.DESORMEAUX, Histoire de Louis II, prince de Condé, t. IV, p. 197, édit. in-12; Histoire de France en estampes, in-folio, année 1682, t. XXVIII (Bibliothèque royale).
503.Mémoires de Jean de Coligny, dans MUSSET-PATHAY, Contes historiques, 1826, in-8o, p. 234 et 237.—Lettres de SÉVIGNÉ, édit. de Monmerqué, t. I, p. 120, note a; t. II, p. 16, à la note de la lettre du 25 octobre 1673.—Depuis les Mémoires complets de Coligny ont été imprimés.
Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
30 haziran 2018
Hacim:
570 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain