Kitabı oku: «Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Volume 2», sayfa 17
Louis XIV, non encore entièrement satisfait des honneurs qu'il avait répandus autour de lui par cette grande promotion des chevaliers des Ordres, imagina une nouvelle distinction tenant entièrement à sa personne, qu'il pouvait donner ou retirer à volonté; pour laquelle il n'était astreint à aucune règle, et qui, uniquement de mise à la cour, ne fût point un indice des services rendus à l'État, mais une marque de la bienveillance particulière du monarque et de sa faveur spéciale. Il donna, par brevet, la permission de se parer de justaucorps bleus absolument pareils à ceux qu'il portait lui-même. Ceux qui obtinrent de ces brevets contractaient l'obligation de se montrer assidus auprès de sa personne, et avaient seuls la permission de l'accompagner dans ses chasses et dans ses promenades à la campagne. Le grand Condé et les plus illustres guerriers sollicitèrent cette frivole faveur, et se montrèrent jaloux de porter cette livrée de courtisan504.
Les fêtes qui eurent lieu se ressentirent de la nouvelle splendeur de la cour. Louis XIV s'en occupait avec autant d'ardeur que s'il n'avait pas eu d'autres soins505. Il se montrait ambitieux de suffire à tout, de régler tout par lui-même. Ainsi qu'autrefois Clovis, qui, au milieu de l'embarras de ses conquêtes, avait écrit à Théodoric pour qu'il lui envoyât des musiciens italiens, Louis XIV, dans le même temps que les affaires de ses ambassadeurs l'obligeaient à multiplier les dépêches diplomatiques, écrivait au duc de Parme pour le prier de lui procurer un bon Arlequin, et au duc de Toscane, pour lui recommander de ne pas permettre qu'un virtuose qui se rendait en Italie excédât le congé qui lui avait été donné506. Louis aimait encore, comme par le passé, à paraître dans les ballets qu'il faisait composer; il figura dans celui qu'on donna cette année sous le titre d'Hercule amoureux. Le machiniste s'y surpassa par la magnificence des décorations; Benserade, par les louanges ingénieuses données au roi, et par la finesse des allusions aux jeunes seigneurs, et à toutes les beautés de la cour qui chantaient, jouaient et dansaient avec le roi507.
Puis vint ce célèbre carrousel qui a fait changer le nom de cette grande place des Tuileries où il fut exécuté. La reine était le prétexte de toute cette pompe vraiment étonnante; mais la belle La Vallière en était le motif secret. La reine semblait être celle à laquelle s'adressaient tous les hommages; La Vallière était la divinité invisible et cachée de celui qui avait tout ordonné: vers celle-ci se reportaient souvent les regards du souverain, comme pour l'assurer que c'était l'amour qu'elle inspirait, que c'était l'admiration de ses charmes qui mettait en mouvement ces héros si magnifiquement parés, ces superbes coursiers, et cette foule immense rassemblée pour jouir du plus magnifique spectacle qu'on eût encore contemplé: car ce n'était point cette fois une fête pour la cour, c'était une fête pour la capitale, pour la France, pour l'Europe. Par le grand nombre des étrangers qu'elle attira dans Paris, le fisc recueillit des sommes plus fortes que celles que le trésor avait dépensées pour en faire les apprêts; ce qui ne doit point étonner. Les frais les plus considérables ne furent pas à la charge de l'État, mais tombèrent principalement sur les princes et les grands seigneurs qui y figurèrent, et qui cherchèrent à se surpasser mutuellement par la richesse de leurs costumes, l'éclat de leurs armes et la beauté de leurs coursiers. Tous firent à cette occasion508 des dépenses considérables; et plusieurs, pour y subvenir, furent obligés de s'endetter. Ce fut un avantage pour le roi, qui voyait ainsi cette noblesse naguère si fière, si turbulente, se placer d'elle-même, de plus en plus, sous sa dépendance, par une folle vanité et par des prodigalités que lui-même lui suggérait.
Cependant Louis XIV ne cessait de tenir toujours hautes et fermes les rênes de son vaste gouvernement. Il se montrait vigilant, prompt et décisif pour les grandes affaires, laborieux et infatigable dans les détails. On avait renoncé à le conduire, en lui inspirant le goût de l'indolence et de l'oisiveté, qu'on regardait comme inhérent au titre de roi; mais l'ambition crut pouvoir mettre à profit, pour ses desseins et ses intérêts particuliers, le penchant immodéré pour les femmes qui se manifestait dans Louis avec plus de violence encore que dans son aïeul Henri IV, parce qu'il était monté plus jeune sur le trône. Les licences qu'il se permettait dans ce genre, il ne pouvait prétendre à les réprimer dans les jeunes courtisans qui l'entouraient; et l'on vit toute la cour, à l'imitation du monarque, remplie d'intrigues amoureuses. Le détail de celles qui eurent lieu cette année remplirait un volume, en retranchant les additions romanesques ou niaises dont on les a surchargées. Il suffira, pour notre but, de rappeler ici celles qui peuvent servir à éclairer la correspondance de madame de Sévigné, et à faire connaître les personnages avec lesquels elle fut liée.
La comtesse de Soissons (Olympe Mancini) avait en vain cherché à rallumer dans le cœur du roi une passion depuis longtemps éteinte; mais par son esprit, par cette liberté de paroles qu'on ne peut refuser à une ancienne intimité, par l'effet de l'habitude et des souvenirs, Louis XIV se plaisait dans sa société509, et il allait souvent la voir: elle ne désespéra pas de reprendre sur lui assez de son ancienne influence pour satisfaire son orgueil et de faire réussir ses ambitieux projets. Profondément corrompue, elle se rendit la confidente de ses amours et l'entremetteuse de ses plaisirs. Elle l'encourageait dans ses goûts de volupté; et ses conseils flatteurs avaient d'autant plus de succès sur son esprit, qu'il pensait que si la politique et le bien de ses sujets avaient exigé qu'il se fît violence et qu'il sacrifiât les sentiments les plus chers à son cœur, il avait aussi, par là, acquis le droit de se livrer aux inclinations plus ou moins durables qui pouvaient le distraire des soucis de la royauté510. La comtesse de Soissons favorisa les visites nocturnes du roi à l'appartement des filles d'honneur de la reine, où Louis XIV allait s'entretenir tête à tête avec l'une d'elles, la belle La Mothe-Houdancourt. La comtesse de Soissons haïssait La Vallière, uniquement parce que celle-ci aimait trop sincèrement le roi pour le tromper, et qu'elle avait pour se prêter à des intrigues trop de simplicité et de vertu. Tout sentiment pur et désintéressé est vertueux, quoique, par la faiblesse de notre nature, il puisse nous conduire à des actions que condamne la morale et que les lois sociales réprouvent. Louis XIV parut assez captivé par les charmes de sa nouvelle maîtresse, pour que la sensible La Vallière essayât d'aller ensevelir pour toujours dans le couvent des Filles-Sainte-Marie de Chaillot sa douleur et son amour. Sa fuite réveilla toute la passion que le roi avait pour elle. Il alla lui-même se faire ouvrir les portes de la sainte retraite qu'elle avait choisie, et l'arracha, tout éplorée, à son repentir et à son Dieu511.
La comtesse de Soissons n'ayant pu réussir à se délivrer de La Vallière par l'inconstance du roi, chercha à exciter contre elle le ressentiment de la reine, et, par ce moyen, à la faire expulser des Tuileries. Elle crut y parvenir en faisant remettre à Marie-Thérèse une fausse lettre de son père, le roi d'Espagne. L'écriture de cette lettre avait été habilement imitée; le style et les expressions, en langue espagnole, étaient conformes à ce qui émanait ordinairement de la plume de ce roi. Mais cette noire trame, ourdie par des moyens si coupables, auxquels se mêlèrent les intrigues de MADAME et de son amant, le comte de Guiche, celles de Marsillac, de Vardes, de la duchesse de Châtillon et du chevalier de Gramont, n'aboutit qu'à rendre Louis XIV plus amoureux de La Vallière; qu'à faire expulser de la cour la comtesse de Soissons, le comte de Guiche, le chevalier de Gramont512; et à faire renfermer dans un couvent mademoiselle de Montalais, une des filles d'honneur de MADAME, qui, amie de La Vallière, avait abusé de sa confiance, et s'était rendue la confidente et l'agent le plus actif de toutes ces perfidies513.
Tous ces événements eurent lieu pendant cette année (1662); mais ils eurent des suites qui produisirent quelque temps après la disgrâce de la duchesse de Navailles et de son mari, victimes de la calomnie et de leur attachement à ce que le devoir et l'honneur leur prescrivaient514. Puis l'on vit plus tard le long exil du marquis de Vardes, le plus coupable de tous, dont les fourberies furent enfin démasquées; et aussi le renvoi définitif du comte de Guiche, ainsi que beaucoup d'autres révolutions de cour, produites par la même cause.
Corbinelli, que nous avons déjà fait connaître comme ami intime de madame de Sévigné, l'était aussi de mademoiselle de Montalais. Celle-ci avait déposé toutes les lettres qui lui avaient été personnellement adressées entre les mains de son amant Malicorne et de Corbinelli. Dans le nombre de ces lettres étaient celles que le comte de Guiche, amant de MADAME, lui avait écrites. Malicorne et Corbinelli, voyant avec peine mademoiselle de Montalais oubliée dans sa captivité par les personnages puissants qu'elle avait servis, voulurent les forcer à s'occuper de ses intérêts et à employer leur crédit et leur influence pour lui faire recouvrer sa liberté. Ils y parvinrent en profitant de l'important dépôt dont ils étaient nantis. La mère du comte de la Fayette, supérieure du couvent de Chaillot, cette ancienne fille d'honneur d'Anne d'Autriche, qui avait été l'objet des froides et pudiques amours de Louis XIII, intervint dans cette affaire. Le maréchal duc de Gramont, père du comte de Guiche, le courtisan le plus délié et le plus recherché à la cour, s'y employa d'une manière active; et de Vardes, amoureux aussi de MADAME, fit tous ses efforts pour que Corbinelli lui remît les lettres du comte de Guiche, dont il était dépositaire515. L'étroite liaison que Corbinelli contracta à cette époque avec le marquis de Vardes fut un des principaux obstacles qui s'opposèrent par suite à sa fortune516.
Il ne nous reste malheureusement aucune lettre de madame de Sévigné pendant toute la durée de cette année, si pleine d'événements qui devaient l'intéresser vivement. Nous n'avons pu découvrir aucune pièce, aucun document qui se rattache à elle, et qui nous apprenne d'une manière certaine où elle séjournait en 1662, si ce fut à Bourbilly, aux Rochers, ou dans son hôtel à Paris. Mais tout fait présumer qu'elle ne quitta pas la capitale pendant la durée des fêtes; qu'elle assista au carrousel, à la représentation des ballets royaux; et que si elle alla visiter une de ses terres pendant la belle saison, elle connut en partie tout ce qui agitait en secret la cour, par la correspondance qu'elle entretenait alors avec son amie la plus intime, madame de La Fayette. Celle-ci avait formé avec le duc de La Rochefoucauld une union si constante que la mort seule put la dissoudre. Madame de La Fayette était très-avant dans la faveur de MADAME, dont elle a écrit la vie; et elle la suivait partout, quoiqu'elle n'eût aucune charge dans sa maison. Elle connut peut-être mieux, et plus promptement que tout autre, les intrigues compliquées dont les sombres allées, les voûtes de verdure et les ruelles de Fontainebleau, de Saint-Germain, de Versailles, de Saint-Cloud, furent successivement le théâtre. Longtemps après, les récits plus ou moins véridiques qu'on a faits les ont rendues publiques; mais alors c'étaient encore des mystères que des voiles impénétrables dérobaient aux regards curieux ou intéressés des courtisans517.
Un des motifs qui doivent faire croire que madame de Sévigné séjourna à Paris dans cette année 1662, et qu'elle s'y trouvait du moins encore au milieu d'avril, c'est qu'alors on célébra dans l'église des Filles de Sainte-Marie la béatification de François de Sales; et, par la liaison qui avait existé entre ce saint évêque et la pieuse Chantal518, cette cérémonie était en quelque sorte une fête de famille pour madame de Sévigné. Plusieurs de ses lettres nous démontrent combien elle avait d'attachement pour les filles de Sainte-Marie, combien elle aimait à aller les visiter dans leurs couvents. Il est probable que ce fut à elles qu'elle confia pendant quelque temps l'éducation de sa fille chérie, dont elle eût, dit-elle, la barbarie de se séparer. Elle la mit au couvent un peu avant l'époque dont nous traitons, probablement pour mieux la préparer à l'accomplissement du plus grand des devoirs religieux519.
Ce qui confirme toutes nos conjectures relativement au séjour de madame de Sévigné dans la capitale pendant la plus grande partie de cette année, ou peut-être pendant toute cette année, c'est qu'elle paraît avoir été occupée à instruire sa fille pour la produire dans le monde. Nous apprenons par des vers de Saint-Pavin adressés à mademoiselle Marguerite-Françoise de Sévigné, à l'époque où elle devait être âgée de quatorze ans, que la jeune Manon, comme on avait coutume de l'appeler, s'offensait déjà qu'on lui donnât ce nom; qu'elle commençait à faire le charme de la société de sa mère, où on ne l'appelait que la belle Madelonne; qu'abandonnant les oiseaux et les poupées, elle avait pris goût au jeu de reversi520. Ce fut pendant l'hiver qui termina cette année et qui commença l'année 1663 que madame de Sévigné présenta521 pour la première fois sa fille à la cour, où nous la verrons figurer dans les ballets royaux. A cette époque, madame de Sévigné n'avait point de motif pour rechercher la solitude; elle se trouvait portée par sa position, comme elle l'était par ses inclinations, à se répandre dans le monde. Nous avons des preuves qu'on s'y occupait beaucoup d'elle. Quoique Corbinelli fût, à Paris, membre d'une académie italienne, qu'il avait contribué à former522, cependant nous apprenons par le Grand Dictionnaire des Précieuses, publié alors, que Corbinelli devait la plus grande partie de sa célébrité à un portrait de madame de Sévigné qu'on disait avoir été écrit par lui, et aussi à l'avantage qu'il avait d'être compté au nombre des amis de notre belle veuve. De Somaize, dans son dictionnaire, n'a pas manqué de donner un article sur madame de Sévigné, qu'il désigne sous le nom de Sophronie; et un autre plus court sur Corbinelli, qu'il nomme Corbulon523. Nous citerons ces deux articles, qui, quoique d'un médiocre écrivain, acquièrent cependant de l'importance par la date de leur publication. La plus simple esquisse, tracée d'après nature, vaut mieux, pour la ressemblance, que la peinture la plus savamment élaborée loin de l'objet qu'on a voulu représenter, ou longtemps après qu'il a disparu.
«SOPHRONIE (la marquise de Sévigné).
«Sophronie est une veuve de qualité; le mérite de cette précieuse est égal à sa naissance; son esprit est vif et enjoué, et elle est plus propre à la joie qu'au chagrin. Cependant il est aisé de juger par sa conduite que la joie chez elle ne produit pas l'amour; car elle n'en a que pour celles de son sexe, et se contente de donner son estime aux hommes; encore ne la donne-t-elle pas aisément. Elle a une promptitude d'esprit la plus grande du monde à connaître les choses et à en juger. Elle est blonde, et a une blancheur qui répond admirablement à la beauté de ses cheveux. Les traits de son visage sont déliés, son teint est uni; et tout cela ensemble compose une des plus agréables femmes d'Athènes [Paris]. Mais si son visage attire les regards, son esprit charme les oreilles, et engage tous ceux qui l'entendent ou lisent ce qu'elle écrit. Les plus habiles font vanité d'avoir son approbation. Ménandre [Ménage] a chanté dans ses vers les louanges de cette illustre personne. Cresante [Chapelain] est un de ceux qui la visitent le plus souvent. Elle aime la musique et hait mortellement la satire. Elle loge au quartier de Léolie [le Marais du Temple].»
«Corbulon est illustre dans l'empire des précieuses, pour avoir fait le portrait de Sophronie, où il a parfaitement réussi, et pour être de plus son lecteur. Il est natif de l'Étrurie, et fort noble; il a l'esprit fin et beaucoup de douceur. Il aime fort la musique, et loge au quartier de Léolie [le Marais du Temple].»
CHAPITRE XXI.
1663-1666
Réflexions sur les sentiments maternels.—Amour de madame de Sévigné pour ses enfants, et particulièrement pour sa fille.—Constance et durée de son affection pour elle.—Comment on doit désormais la considérer et la juger.—La tendresse de madame de Sévigné pour sa fille nous a valu ses Lettres.—Elles sont des mémoires curieux du siècle de Louis XIV.—Chaque année ajoute à la splendeur de ce règne.—Louis XIV envoie de puissants secours à l'empereur d'Allemagne.—Soins que Louis XIV se donnait pour maintenir la discipline, pour régler l'intérieur.—Circulaire envoyée par ses ordres aux intendants.—Travaux entrepris au Louvre et à Versailles.—Jonction des deux mers par un canal.—Encouragements donnés aux génies qui surgissent à cette époque.—Boileau fait paraître son Discours au roi et ses premières Satires.—La Fontaine, ses Contes.—Molière fait jouer les trois première actes de son Tartufe.—De Molière et de Lulli.—De Boileau, de La Fontaine et de Racine.—Les fêtes de Louis XIV étalent données pour mademoiselle de La Vallière.—Sa liaison avec le roi devient publique.—La reine mère voulut en vain s'y opposer.—Elle tombe malade.—Soins de Louis XIV pour sa mère.—Témoignage que lui rend madame de Motteville.—Louis XIV exige que les dames de la cour suivent mademoiselle de La Vallière.
Les sentiments énergiques et durables se rencontrent rarement: des désirs modérés, des volontés faibles ou changeantes, sont le partage du plus grand nombre. C'est là un des bienfaits de la nature. Si une vive et forte sensibilité, quand elle est satisfaite, exalte l'âme jusqu'au plus haut degré de félicité auquel l'humanité puisse parvenir, elle la plonge aussi dans le plus profond abîme de douleur et d'amertume quand elle est dépouillée de ses illusions ou déchue de ses espérances. Cependant comment se fait-il que le vulgaire se complaise dans la peinture des passions les plus délirantes, qu'il n'éprouva jamais, qu'il n'est pas même susceptible d'éprouver? C'est que ces passions, qui ne sont toujours au fond que l'amour ou l'ambition différemment modifiés, se rattachent aux plus impérieux besoins de notre nature, à nos penchants les plus universels, les plus irrésistibles; à cette sympathie qui entraîne les deux sexes l'un vers l'autre, ou à cette aversion pour toute contrainte, à ce désir de domination, à cette avidité pour les richesses, à ces jouissances de luxe, à ces émotions de haine, à ces désirs de vengeance, à ces mouvements d'orgueil et de vanité, que tous conçoivent parce que tous les ont éprouvés ou les éprouvent plus ou moins fortement. Mais, par la même raison, les passions qui sont les résultats de circonstances moins générales, ou qui naissent de notre organisation ou des facultés qui nous sont particulières, rencontrent moins de sympathie, ou n'en rencontrent point du tout; et dans ce dernier cas ceux qui en sont les témoins, ne pouvant les concevoir, en rejettent l'existence, et considèrent comme de simples apparences, ou comme des émotions factices, tout ce qui émane de sentiments étrangers à leur nature, et selon eux à toute nature humaine. Cependant il est de violents penchants dont personne ne conteste la réalité, quoiqu'il n'y ait qu'une certaine classe d'individus qui soient appelés à les partager. La nature nous en fournit des exemples journaliers, et qu'il nous est impossible de méconnaître sans cesser d'obéir à cette loi de notre raison qui veut que des effets toujours semblables nous paraissent produits par des causes semblables. L'amour maternel est dans le genre de ces passions exceptionnelles que tout le monde conçoit, sans qu'on se sente capable de les éprouver. Par une sage disposition de la Providence, cette passion n'a jamais plus de force chez les femmes que lorsque leurs enfants, en bas âge, réclament plus de soins, plus de vigilance, une protection plus constante. Aussi toutes les faiblesses, toutes les douleurs, toutes les anxiétés d'une mère pour son jeune enfant, émeuvent les personnes même qui ne sont pas destinées à éprouver le sentiment qui les fait naître; dès expériences journalières leur ont démontré la présence de ce sentiment dans le cœur de toutes les mères, et cette conviction leur suffit pour sympathiser avec toutes celles qui l'éprouvent. L'affection qui unit une mère à son enfant devenu grand, qui la surpasse par les forces du corps ou de l'intelligence, qui n'a plus besoin de ses soins, qui a pris son essor, a formé d'autres liens, qui n'est plus identifié avec elle par ses désirs et son amour, se conçoit bien encore comme un sentiment tendre, calme, réglé par la raison et avoué par elle, mais nullement comme une passion, parce qu'habituellement la tendresse maternelle n'a point alors cette force entraînante, irrésistible, qui caractérise la passion. Cependant il peut arriver que cet instinct, que ce besoin qui unit d'une manière si intime une mère à l'innocence au berceau, s'accroisse encore par les charmes attirants de l'adolescence, par l'éclatante beauté de la jeunesse, par les talents brillants, les qualités aimables et les hautes vertus d'un âge plus avancé; qu'ainsi l'amour maternel, au lieu de diminuer avec le temps, ne fasse que s'augmenter et se développer avec une chaleur et une énergie toujours croissantes; et qu'enfin dans le cœur d'une mère exempte de tout autre attachement il prenne le caractère d'une de ces passions ardentes qui absorbent une vie tout entière. Mais comme une telle passion doit être aussi rare que la réunion des circonstances qui peuvent la faire naître, comme elle contredit l'expérience journalière, elle ne sera pas toujours comprise, et trouvera beaucoup d'incrédules.
Tel a été le sort de madame de Sévigné. Toutes les affections, toute la sensibilité de cette âme aimante s'étaient concentrées sur ses enfants, et plus particulièrement sur sa fille. L'admiration qui se joignait à la tendresse qu'elle avait pour elle lui faisait toujours croire qu'elle ne pouvait jamais la chérir et la louer assez, et toujours craindre de n'en être pas assez aimée. Il est difficile que l'expression si souvent répétée d'un sentiment qui par sa force et sa durée est une sorte de phénomène ne fatigue pas promptement; aussi a-t-on reproché aux lettres de madame de Sévigné ces éloges continuels donnés à sa fille, ces regrets sans cesse renouvelés, et ces répétitions fréquentes sur la douleur qu'elle éprouve d'en être séparée. On a cru qu'il y avait chez elle à cet égard défaut de sincérité, ou tout au moins exagération; et il devait en être ainsi, d'après les raisons que nous venons d'exposer.
Par les réflexions qui précèdent, je ne prétends pas que l'on doive se plaire à la lecture de toutes les lettres où madame de Sévigné a répandu avec tant de profusion, et sous des formes toujours variées, ses vives émotions; qu'on doive trouver les expressions de sa tendresse aussi naturelles que si elles étaient celles d'un amant à sa maîtresse, quoique cependant elles soient aussi tendres, aussi passionnées, quoiqu'elles soient les indices d'un sentiment aussi vrai et plus durable: j'ai voulu seulement avertir mes lecteurs que, parvenu à l'époque où madame de Sévigné a présenté sa fille dans le monde, c'est en qualité de mère que nous aurons à les entretenir de cette femme célèbre. Ils doivent encore être prévenus que ce n'est point seulement d'une mère tendre, affectionnée, dont il s'agira désormais dans cet ouvrage, mais d'une mère dont le cœur était frappé d'une véritable passion, et que cette passion ne différait de celle à laquelle on a donné trop exclusivement le nom d'amour, qu'en ce qu'au lieu de diminuer, comme elle, par l'effet du temps, de l'âge et de l'absence, elle croissait toujours en force par toutes ces causes. Ce n'est point là un éloge que nous voulons faire de madame de Sévigné, c'est simplement un fait que nous voulons signaler: parce qu'il est nécessaire que nos lecteurs le connaissent, pour bien saisir le but déguisé ou avoué, secret ou patent, de toutes ses actions, de toutes ses pensées, pendant les années de sa vie qui nous restent à parcourir. Ce fait fut de bonne heure reconnu par ses contemporains. Le grand Arnauld reprochait à madame de Sévigné qu'elle faisait de sa fille son idole, et il l'avait surnommée la jolie païenne. Au reste, pardonnons-lui ce besoin qu'elle éprouvait de s'occuper toujours de celle qu'elle chérissait, de lui écrire sans cesse lorsqu'elle en était séparée, de chercher à lui plaire, à la distraire, à l'intéresser par des traits d'esprit, d'imagination, des réflexions sérieuses des nouvelles plaisantes; pardonnons-lui ses écarts, ses redites, ses divagations, ses faiblesses, ces susceptibilités d'un cœur trop sensible, et les désirs insatiables de cette amitié goulue, comme dit Molière525; pardonnons-lui tout cela, puisque c'est à cela que nous devons les mémoires les plus amusants, les mieux écrits, les particularités les plus curieuses de l'histoire du règne de Louis XIV.
De ce règne chaque année accroissait l'éclat. La France était en paix avec toute l'Europe; mais le jeune roi avait envoyé un puissant secours à l'empereur d'Allemagne contre les Turcs. Les nombreuses lettres qu'il écrivit à Coligny, auquel il avait confié le commandement de cette petite armée, nous prouvent combien il avait à cœur l'honneur des armes françaises, la bonne discipline des troupes; combien il se donnait de peines et de soins pour récompenser les belles actions. Ces lettres sont des instructions particulières propres à Louis XIV, lettres confidentielles, et indépendantes de celles que ses ministres écrivaient en son nom pour les besoins du service526. Il nous reste encore de lui d'autres lettres, écrites alors à La Feuillade, parti pour la même expédition à la tête d'un bon nombre de gentils-hommes volontaires, où nous voyons comme ce jeune roi savait surveiller ses généraux527, et se faire instruire par plus d'une voie de la conduite de chacun. La même sagesse, la même sollicitude se font voir dans les lettres adressées au duc de Beaufort528 et à Vivonne, relativement à l'expédition de Gigeri en Afrique, et dans celles qu'il écrivit au marquis de Tracy, qui commandait dans les colonies529. A cette époque Louis XIV n'employait les forces de la France que pour protéger la civilisation et la chrétienté contre la barbarie du mahométisme, et délivrer les mers de la tyrannie et de la cruauté des pirates530. En même temps que par tous ses actes il imprimait au dehors le respect et la crainte531, tout était par lui au dedans assujetti à des formes régulières, à des améliorations rapides et successives. Il terminait le Louvre et commençait Versailles532; il ordonnait que le projet de canal conçu pour la jonction des deux mers fût exécuté533; il donnait, par la construction des routes, une nouvelle vie au commerce intérieur; il faisait renaître le commerce maritime, en encourageant l'esprit d'association et en autorisant l'établissement d'une Compagnie des Indes orientales534; il enrichissait les artistes en leur confiant d'importants travaux; il acquérait pour son compte la manufacture des Gobelins535, pour placer ensuite à la tête de cet établissement le peintre Le Brun; et la musique, la danse, l'art du décorateur, étaient naturalisés en France, avec des conditions de perfectionnement toujours croissantes par la fondation de l'Opéra536. Lorsqu'il voyageait, le jeune roi avait soin de faire prévenir les autorités de tous les lieux où il devait se rendre, afin qu'elles avertissent les habitants des campagnes et des villes du jour et de l'heure de son passage, et que tous ceux qui auraient à former des plaintes ou des demandes pussent les lui présenter en personne537. En même temps Colbert, par ses ordres, envoyait à tous les intendants du royaume une circulaire qui contenait un système entier et complet d'instruction, pour les recherches à faire sur toutes les branches de l'administration de la France538.
Par une rencontre heureuse, des génies d'un ordre supérieur se développaient à la même époque pour célébrer les merveilles du nouveau règne, et en augmenter le nombre par leurs immortels chefs-d'œuvre. Les derniers rayons de la gloire du grand Corneille brillaient encore à l'aurore de celle de Louis XIV; et alors que Racine, encore inconnu, faisait entendre les premiers accents de sa muse harmonieuse539, les premiers vers de Boileau furent publiés dans un recueil, sans l'aveu de leur auteur. Dans le Discours au Roi, tous les genres de mérite qui distinguaient le jeune monarque et le recommandaient à l'amour du peuple y étaient dignement célébrés540. Le recueil qui contenait ce discours renfermait aussi les premières satires du jeune poëte, où Ménage et Chapelain541, ces hautes puissances littéraires, étaient attaqués sans ménagements, et où Molière était exalté et vengé de tous ses critiques. Racine venait de débuter au théâtre par une pièce assez faible, et La Fontaine avait mis en même temps au jour quelques-uns de ses Contes. Les écrits de ces quatre amis, qui se succédèrent rapidement, ne tardèrent pas à opérer une révolution dans le goût du public; et de tous les poëtes (trop prônés d'abord, trop dépréciés depuis) du règne de Richelieu, de la Fronde et de Mazarin, un seul resta debout, ce fut Corneille; semblable à un grand colosse qu'aurait entouré de ruines un tremblement de terre, sans pouvoir ébranler sa masse, et qui devient plus imposant et plus majestueux par les vieux débris couchés sur le sol et par les nouvelles constructions qu'on y a élevées.
Mais Molière était alors le seul des quatre nouveaux poëtes dont la réputation fût faite, dont le mérite fût reconnu542 et universellement apprécié; le seul qui fût en possession de la faveur du roi. Déjà, dans une de ces fêtes brillantes données à la cour, où il figurait toujours et comme auteur et comme acteur, on avait représenté les trois premiers actes (les seuls qui fussent achevés) de son plus étonnant chef-d'œuvre, le Tartufe. Pour Louis XIV, tout divertissement eût été incomplet sans l'esprit de Molière et la musique de Lulli: les sons mélodieux de ce dernier étaient fort bien assortis à ces ballets magnifiques où le jeune monarque aimait à développer ses talents pour la danse; et ils convenaient aux madrigaux, aux allégories ingénieuses et quelquefois graveleuses que composait Benserade; mais le génie de Molière n'avait aucune analogie avec ces brillantes fadaises. Il était difficile de comprendre comment la comédie maligne et moqueuse, avec son franc-parler, ses mordantes saillies, pouvait se mêler à toute cette pompe, à tout ce bruit, à tout ce mouvement, de manière à ne pas former un ensemble qui ne fût pas incohérent. N'importe, il le fallait; le roi demandait, et Molière se prêtait à tout pour lui plaire; de là l'Impromptu de Versailles, le Mariage forcé, la Princesse d'Élide543, compositions irrégulières, indéfinissables, dans lesquelles l'auteur, sachant faire ployer son art aux fantaisies du monarque, écrivait encore des scènes empreintes de naturel et de comique; et dans les efforts même qu'il faisait pour échapper aux difficultés qu'on lui imposait, mêlant ensemble la prose et les vers, des airs et du dialogue, du récitatif et des danses, des sujets sérieux et des jeux bouffons, il inventait de nouveaux genres de compositions scéniques, qui ont eu depuis leurs théâtres spéciaux, et ont contribué à varier les plaisirs des représentations théâtrales chez la nation qui a toujours montré pour elles le plus de prédilection et a su le mieux les apprécier.