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Kitabı oku: «David Copperfield – Tome II», sayfa 31

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CHAPITRE XXVI
La nouvelle et l'ancienne blessure

Vous n'aviez pas besoin, ô Steerforth, de me dire le jour où je vous vis pour la dernière fois, ce jour que je ne croyais guère celui de nos derniers adieux; non, vous n'aviez plus besoin de me dire «quand vous penserez à moi, que ce soit avec indulgence!» Je l'avais toujours fait; et ce n'est pas à la vue d'un tel spectacle que je pouvais changer.

On apporta une civière, on l'étendit dessus, on le couvrit d'un pavillon, on le porta dans la ville. Tous les hommes qui lui rendaient ce triste devoir l'avaient connu, ils avaient navigué avec lui, ils l'avaient vu joyeux et hardi. Ils le transportèrent, au bruit des vagues, au bruit des cris tumultueux qu'on entendait sur leur passage, jusqu'à la chaumière où l'autre corps était déjà.

Mais, quand ils eurent déposé la civière sur le seuil, ils se regardèrent, puis se tournèrent vers moi, en parlant à voix basse. Je compris pourquoi ils sentaient qu'on ne pouvait les placer côte à côte dans le même lieu de repos.

Nous entrâmes dans la ville, pour le porter à l'hôtel. Aussitôt que je pus recueillir mes pensées, j'envoyai chercher Joram, pour le prier de me procurer une voiture funèbre, qui pût l'emporter à Londres cette nuit même. Je savais que moi seul je pouvais m'acquitter de ce soin et remplir le douloureux devoir d'annoncer à sa mère l'affreuse nouvelle, et je voulais remplir avec fidélité ce devoir pénible.

Je choisis la nuit pour mon voyage, afin d'échapper à la curiosité de toute la ville au moment du départ. Mais, bien qu'il fût près de minuit quand je partis de l'hôtel, dans ma chaise de poste, suivi par derrière de mon précieux dépôt, il y avait beaucoup de monde qui attendait. Tout le long des rues, et même à une certaine distance sur la route, je vis des groupes nombreux; mais enfin je n'aperçus plus que la nuit sombre, la campagne paisible, et les cendres d'une amitié qui avait fait les délices de mon enfance.

Par un beau jour d'automne, à peu près vers midi, lorsque le sol était déjà parfumé de feuilles tombées, tandis que les autres, nombreuses encore, avec leurs teintes nuancées de jaune, de rouge et de violet, toujours suspendues à leurs rameaux, laissaient briller le soleil au travers, j'arrivai à Highgate. J'achevai le dernier mille à pied, songeant en chemin à ce que je devais faire, et laissant derrière moi la voiture qui m'avait suivi toute la nuit, en attendant que je lui fisse donner l'ordre d'avancer.

Lorsque j'arrivai devant la maison, je la revis telle que je l'avais quittée. Tous les stores étaient baissés, pas un signe de vie dans la petite cour pavée, avec sa galerie couverte qui conduisait à une porte depuis longtemps inutile. Le vent s'était apaisé, tout était silencieux et immobile.

Je n'eus pas d'abord le courage de sonner à la porte; et lorsque je m'y décidai, il me sembla que la sonnette même, par son bruit lamentable, devait annoncer le triste message dont j'étais porteur. La petite servante vint m'ouvrir, et me regardant d'un air inquiet, tandis qu'elle me faisait passer devant elle, elle me dit:

«Pardon, monsieur, seriez-vous malade?

– Non, c'est que j'ai été très-agité, et je suis fatigué.

– Est-ce qu'il y a quelque chose, monsieur? Monsieur James?

– Chut! lui dis-je. Oui, il est arrivé quelque chose, que j'ai à annoncer à mistress Steerforth. Est-elle chez elle?»

La jeune fille répondit d'un air inquiet que sa maîtresse sortait très-rarement à présent, même en voiture; qu'elle gardait la chambre, et ne voyait personne, mais qu'elle me recevrait. Sa maîtresse était dans sa chambre, ajouta-t-elle, et miss Dartle était près d'elle. «Que voulez-vous que je monte leur dire de votre part?»

Je lui recommandai de s'observer pour ne pas les effrayer, de remettre seulement ma carte et de dire que j'attendais en bas. Puis je m'arrêtai dans le salon, je pris un fauteuil. Le salon n'avait plus cet air animé qu'il avait autrefois, et les volets étaient à demi fermés. La harpe n'avait pas servi depuis bien longtemps. Le portrait de Steerforth, enfant, était là. À côté, le secrétaire où sa mère serrait les lettres de son fils. Les relisait-elle jamais? les relirait-elle encore?

La maison était si calme, que j'entendis dans l'escalier le pas léger de la petite servante. Elle venait me dire que mistress Steerforth était trop malade pour descendre; mais, que si je voulais l'excuser et prendre la peine de monter, elle serait charmée de me voir. En un instant, je fus près d'elle.

Elle était dans la chambre de Steerforth; et non pas dans la sienne: je sentais qu'elle l'occupait, un souvenir de lui, et que c'était aussi pour la même raison qu'elle avait laissé là, à leur place accoutumée, une foule d'objets dont elle était entourée, souvenirs vivants des goûts et des talents de son fils. Elle murmura, en me disant bonjour, qu'elle avait quitté sa chambre, parce que, dans son état de santé, elle ne lui était pas commode, et prit un air imposant qui semblait repousser tout soupçon de la vérité.

Rosa Dartle se tenait, comme toujours, auprès de son fauteuil. Du moment où elle fixa sur moi ses yeux noirs, je vis qu'elle comprenait que j'apportais de mauvaises nouvelles. La cicatrice parut au même instant. Elle recula d'un pas, comme pour échapper à l'observation de mistress Steerforth, et m'épia d'un regard perçant et obstiné qui ne me quitta plus.

«Je regrette de voir que vous êtes en deuil, monsieur, me dit mistress Steerforth.

– J'ai eu le malheur de perdre ma femme, lui dis-je.

– Vous êtes bien jeune pour avoir éprouvé un si grand chagrin, répondit-elle. Je suis fâchée, très-fâchée de cette nouvelle. J'espère que le temps vous apportera quelque soulagement.

– J'espère, dis-je en la regardant, que le temps nous apportera à tous quelque soulagement. Chère mistress Steerforth, c'est une espérance qu'il faut toujours nourrir, même au milieu de nos plus douloureuses épreuves.»

La gravité de mes paroles et les larmes qui remplissaient mes yeux l'alarmèrent. Ses idées parurent tout à coup s'arrêter, pour prendre un autre cours.

J'essayai de maîtriser mon émotion, quand je prononçai doucement le nom de son fils, mais ma voix tremblait. Elle se le répéta deux ou trois fois à elle-même à voix basse. Puis, se tournant vers moi, elle me dit, avec un calme affecté:

«Mon fils est malade?

– Très-malade.

– Vous l'avez vu?

– Je l'ai vu.

– Vous êtes réconciliés?»

Je ne pouvais pas dire oui, je ne pouvais pas dire non. Elle tourna légèrement la tête vers l'endroit où elle croyait retrouver à ses côtés Rosa Dartle, et je profitai de ce moment pour murmurer à Rosa, du bout des lèvres: «Il est mort.»

Pour que mistress Steerforth n'eût pas l'idée de regarder derrière elle et de lire sur le visage ému de Rosa la vérité qu'elle n'était pas encore préparée à savoir, je me hâtai de rencontrer son regard, car j'avais vu Rosa Dartle lever les mains au ciel avec une expression violente d'horreur et de désespoir, puis elle s'en était voilé la figure avec angoisse.

La belle et noble figure que celle de la mère… Ah! quelle ressemblance! quelle ressemblance!.. était tournée vers moi avec un regard fixe. Sa main se porta à son front. Je la suppliai d'être calme et de se préparer à entendre ce que j'avais à lui dire; j'aurais mieux fait de la conjurer de pleurer, car elle était là comme une statue.

«La dernière fois que je suis venu ici, repris-je d'une voix défaillante, miss Dartle m'a dit qu'il naviguait de côté et d'autre. L'avant-dernière nuit a été terrible sur mer. S'il était en mer cette nuit-là, et près d'une côte dangereuse, comme on le dit, et si le vaisseau qu'on a vu était bien celui qui…

– Rosa! dit mistress Steerforth, venez ici.»

Elle y vint, mais de mauvaise grâce, avec peu de sympathie. Ses yeux étincelaient et lançaient des flammes, elle fit éclater un rire effrayant.

«Enfin, dit-elle, votre orgueil est-il apaisé, femme insensée? maintenant qu'il vous a donné satisfaction… par sa mort! Vous m'entendez? par sa mort!»

Mistress Steerforth était retombée roide sur son fauteuil: elle n'avait fait entendre qu'un long gémissement en fixant sur elle ses yeux tout grands ouverts.

«Oui! cria Rosa en se frappant violemment la poitrine, regardez- moi, pleurez et gémissez, et regardez-moi! Regardez! dit-elle en touchant du doigt sa cicatrice, regardez le beau chef-d'oeuvre de votre fils mort!»

Le gémissement que poussait de temps en temps la pauvre mère m'allait au coeur. Toujours le même, toujours inarticulé et étouffé, toujours accompagné d'un faible mouvement de tête, mais sans aucune altération dans les traits; toujours sortant d'une bouche pincée et de dents serrées comme si les mâchoires étaient fermées à clef et la figure gelée par la douleur.

«Vous rappelez-vous le jour où il a fait cela? continua Rosa. Vous rappelez-vous le jour où, trop fidèle au sang que vous lui avez mis dans les veines, dans un transport d'orgueil, trop caressé par sa mère, il m'a fait cela, il m'a défigurée pour la vie? Regardez- moi, je mourrai avec l'empreinte de son cruel déplaisir; et puis pleurez et gémissez sur votre oeuvre!

– Miss Dartle, dis-je d'un ton suppliant, au nom du ciel!

– Je veux parler! dit-elle en me regardant de ses yeux de flamme. Taisez-vous! Regardez-moi, vous dis-je; orgueilleuse mère d'un fils perfide et orgueilleux! Pleurez, car vous l'avez nourri; pleurez, car vous l'avez corrompu! pleurez sur lui pour vous et pour moi.»

Elle serrait convulsivement les mains; la passion semblait consumer à petit feu cette frêle et chétive créature.

«Quoi! c'est vous qui n'avez pu lui pardonner son esprit volontaire! s'écria-t-elle, c'est vous qui vous êtes offensée de son caractère hautain; c'est vous qui les avez combattus, en cheveux blancs, avec les mêmes armes que vous lui aviez données le jour de sa naissance! C'est vous, qui, après l'avoir dressé dès le berceau pour en faire ce qu'il est devenu, avez voulu étouffer le germe que vous aviez fait croître. Vous voilà bien payée maintenant de la peine que vous vous êtes donnée pendant tant d'années!

– Oh! miss Dartle, n'êtes-vous pas honteuse! quelle cruauté!

– Je vous dis, répondit-elle, que je veux lui parler. Rien au monde ne saurait m'en empêcher, tant que je resterai ici. Ai-je gardé le silence pondant des années, pour ne rien dire maintenant? Je l'aimais mieux que vous ne l'avez jamais aimé! dit-elle en la regardant d'un air féroce. J'aurais pu l'aimer, moi, sans lui demander de retour. Si j'avais été sa femme, j'aurais pu me faire l'esclave de ses caprices, pour un seul mot d'amour, une fois par an. Oui, vraiment, qui le sait mieux que moi? Mais vous, vous étiez exigeante, orgueilleuse, insensible, égoïste. Mon amour à moi aurait été dévoué… il aurait foulé aux pieds vos misérables rancunes.»

Les yeux ardents de colère, elle en simulait le geste en écrasant du pied le parquet.

«Regardez! dit-elle, en frappant encore sur sa cicatrice. Quand il fut d'âge à mieux comprendre ce qu'il avait fait, il l'a vu et il s'en est repenti. J'ai pu chanter pour lui faire plaisir, causer avec lui, lui montrer avec quelle ardeur je m'intéressais à tout ce qu'il faisait; j'ai pu, par ma persévérance, arriver à être assez instruite pour lui plaire, car j'ai cherché à lui plaire et j'y ai réussi. Quand son coeur était encore jeune et fidèle, il m'a aimée; oui, il m'a aimée. Bien des fois, quand il venait de vous humilier par un mot de mépris, il m'a serrée, moi, contre son coeur!»

Elle parlait avec une fierté insultante qui tenait de la frénésie, mais aussi avec un souvenir ardent et passionné, d'un amour dont les cendres assoupies laissaient jaillir quelque étincelle d'un feu plus doux.

«J'ai eu l'humiliation après… j'aurais dû m'y attendre, s'il ne m'avait pas fascinée par ses ardeurs d'enfant… j'ai eu l'humiliation de devenir pour lui un jouet, une poupée, bonne à servir de passe-temps à son oisiveté, à prendre et à quitter, pour s'en amuser, suivant l'inconstante humeur du moment. Quand il s'est lassé de moi, je me suis lassée aussi. Quand il n'a plus songé à moi, je n'ai pas cherché à regagner mon pouvoir sur lui; j'aurais autant pensé à l'épouser, si on l'avait forcé à me prendre pour femme. Nous nous sommes séparés l'un de l'autre sans un mot. Vous l'avez peut-être vu, et vous n'en avez pas été fâchée. Depuis ce jour, je n'ai plus été pour vous deux qu'un meuble insensible, qui n'avait ni yeux, ni oreilles, ni sentiment, ni souvenirs. Ah! vous pleurez? Pleurez sur ce que vous avez fait de lui. Ne pleurez pas sur votre amour. Je vous dis qu'il y a eu un temps où je l'aimais mieux que vous ne l'avez jamais aimé!»

Elle jetait un regard de colère sur cette figure immobile, dont les yeux ne bougeaient pas, et elle ne s'attendrissait pas plus sur les gémissements répétés de la mère, que s'ils sortaient de la bouche d'une statue.

«Miss Dartle, lui dis-je, s'il est possible que vous ayez le coeur assez dur pour ne pas plaindre cette malheureuse mère…

– Et moi, qui me plaindra? reprit-elle avec amertume. C'est elle qui a semé. Le vent récolte la tempête.

– Et si les défauts de son fils… continuai-je.

– Les défauts! s'écria-t-elle en fondant en larmes passionnées. Qui ose dire du mal de lui? Il valait dix mille fois mieux que les amis auxquels il avait fait l'honneur de les élever jusqu'à lui!

– Personne ne peut l'avoir aimé plus que moi, personne ne lui conserve un plus cher souvenir, répondis-je. Ce que je voulais dire, c'est que, lors même que vous n'auriez pas compassion de sa mère, lors même que les défauts du fils, car vous ne les avez pas ménagés vous-même…

– C'est faux, s'écria-t-elle en arrachant ses cheveux noirs, je l'aimais!

– Lors même, repris-je, que ses défauts ne pourraient, dans un pareil moment, être bannis de votre souvenir, vous devriez du moins regarder cette pauvre femme comme si vous ne l'aviez jamais vue auparavant, et lui porter secours.»

Mistress Steerforth n'avait pas bougé, pas fait un geste. Elle restait immobile, froide, le regard fixe; continuant à gémir de temps en temps, avec un faible mouvement de la tête, mais sans donner autrement signe de vie. Tout d'un coup, miss Dartle s'agenouilla devant elle, et commença à lui desserrer sa robe.

«Soyez maudit! dit-elle, en me regardant avec une expression de rage et de douleur réunies. Maudite soit l'heure où vous êtes jamais venu ici! Malédiction sur vous! sortez.»

Je quittai la chambre, mais je rentrai pour sonner, afin de prévenir les domestiques. Elle tenait dans ses bras, la forme impassible de mistress Steerforth, elle l'embrassait en pleurant, elle l'appelait, elle la pressait sur son sein comme si c'eût été son enfant. Elle redoublait de tendresse pour rappeler la vie dans cet être inanimé. Je ne redoutais plus de les laisser seules; je redescendis sans bruit, et je donnai l'alarme dans la maison, en sortant.

Je revins à une heure plus avancée de l'après-midi; nous couchâmes le fils sur un lit, dans la chambre de sa mère. On me dit qu'elle était toujours de même; miss Dartle ne la quittait pas; les médecins étaient auprès d'elle; on avait essayé de bien des remèdes, mais elle restait dans le même état, toujours comme une statue, faisant entendre seulement, de temps en temps, un gémissement plaintif.

Je parcourus cette maison funeste; je fermai tous les volets. Je finis par ceux de la chambre où il reposait. Je soulevai sa main glacée et je la plaçai sur mon coeur; le monde entier n'était pour moi que mort et silence. Seulement, par intervalles, j'entendais éclater le douloureux gémissement de la mère.

CHAPITRE XXVII
Les émigrants

J'avais encore une chose à faire avant de céder au choc de tant d'émotions. C'était de cacher à ceux qui allaient partir ce qui venait d'arriver, et de les laisser entreprendre leur voyage dans une heureuse ignorance. Pour cela, il n'y avait pas de temps à perdre.

Je pris M. Micawber à part ce soir-là, et je lui confiai le soin d'empêcher cette terrible nouvelle d'arriver jusqu'à M. Peggotty. Il s'en chargea volontiers et me promit d'intercepter tous les journaux, qui, sans cette précaution, pourraient la lui révéler.

«Avant d'arriver jusqu'à lui, monsieur, dit M. Micawber en se frappant la poitrine, il faudra plutôt que cette triste histoire me passe à travers le corps!»

M. Micawber avait pris, depuis qu'il était question pour lui de s'adapter à un nouvel état de société, des airs de boucanier aventureux, pas encore précisément en révolte avec la loi, mais sur le qui-vive, et le chapeau sur le coin de l'oreille. On aurait pu le prendre pour un enfant du désert, habitué depuis longtemps à vivre loin des confins de la civilisation, et sur le point de retourner dans ses solitudes natales.

Il s'était pourvu, entre autres choses, d'un habillement complet de toile cirée et d'un chapeau de paille, très-bas de forme, enduit à l'extérieur de poix ou de goudron. Dans ce costume grossier, un télescope commun de simple matelot sous le bras, tournant à chaque instant vers le ciel un oeil de connaisseur, comme s'il s'attendait à du mauvais temps, il avait un air bien plus nautique que M. Peggotty. Il avait, pour ainsi dire, donné le branle-bas dans toute sa famille. Je trouvai mistress Micawber coiffée du chapeau le plus hermétiquement fermé et le plus discret, solidement attaché sous le menton, et revêtue d'un châle qui l'entortillait, comme on m'avait entortillé chez ma tante, le jour où j'allai la voir pour la première fois, c'est-à-dire comme un paquet, avant de se consolider à la taille par un noeud robuste. Miss Micawber, à ce que je pus voir, ne s'était pas non plus oubliée pour parer au mauvais temps, quoiqu'elle n'eût rien de superflu dans sa toilette. Maître Micawber était à peine visible à l'oeil nu, dans sa vaste chemise bleue, et sous l'habillement de matelot le plus velu que j'aie jamais vu de ma vie. Quant aux enfants, on les avait emballés, comme des conserves, dans des étuis imperméables. M. Micawber et son fils aîné avaient retroussé leurs manches, pour montrer qu'ils étaient prêts à donner un coup de main n'importe où, à monter sur le pont et à chanter en choeur avec les autres pour lever l'ancre: «yeo, – démarre, – yeo,» au premier commandement.

C'est dans cet appareil que nous les trouvâmes tous, le soir, réunis sous l'escalier de bois qu'on appelait alors les marches de Hungerford; ils surveillaient le départ d'une barque qui emmenait une partie de leurs bagages. J'avais annoncé à Traddles le cruel événement qui l'avait douloureusement ému; mais il sentait comme moi qu'il fallait le tenir secret, et il venait m'aider à leur rendre ce dernier service. Ce fut là que j'emmenai M. Micawber à l'écart, et que j'obtins de lui la promesse en question.

La famille Micawber logeait dans un sale petit cabaret borgne, tout à fait au pied des Marches de Hungerford, et dont les chambres à pans de bois s'avançaient en saillie sur la rivière. La famille des émigrants excitant assez de curiosité dans le quartier, nous fûmes charmés de pouvoir nous réfugier dans leur chambre. C'était justement une de ces chambres en bois sous lesquelles montait la marée. Ma tante et Agnès étaient là, fort occupées à confectionner quelques vêtements supplémentaires pour les enfants. Peggotty les aidait; sa vieille boîte à ouvrage était devant elle, avec son mètre, et ce petit morceau de cire qui avait traversé, sain et sauf, tant d'événements.

J'eus bien du mal à éluder ses questions; bien plus encore à insinuer tout bas, sans être remarqué, à M. Peggotty, qui venait d'arriver, que j'avais remis la lettre et que tout allait bien. Mais enfin, j'en vins à bout, et les pauvres gens étaient bien heureux. Je ne devais pas avoir l'air très-gai, mais j'avais assez souffert personnellement pour que personne ne pût s'en étonner.

«Et quand le vaisseau met-il à la voile, monsieur Micawber?» demanda ma tante.

M. Micawber jugea nécessaire de préparer par degrés ma tante, ou sa femme, à ce qu'il avait à leur apprendre, et dit que ce serait plus tôt qu'il ne s'y attendait la veille.

«Le bateau vous a prévenus, je suppose? dit ma tante.

– Oui, madame, répondit-il.

– Eh bien! dit ma tante, on met à la voile…

– Madame, répondit-il, je suis informé qu'il faut que nous soyons à bord, demain matin, avant sept heures.

– Eh! dit ma tante, c'est bien prompt. Est-ce un fait certain, monsieur Peggotty?

– Oui, madame. Le navire descendra la rivière avec la prochaine marée. Si maître Davy et ma soeur viennent à Gravesend avec nous, demain dans l'après-midi, ils nous feront leurs adieux.

– Vous pouvez en être sûr, lui dis-je.

– Jusque là, et jusqu'au moment où nous serons en mer, reprit M. Micawber en me lançant un regard d'intelligence, M. Peggotty et moi, nous surveillerons ensemble nos malles et nos effets. Emma, mon amour, dit M. Micawber en toussant avec sa majesté ordinaire, pour s'éclaircir la voix, mon ami M. Thomas Traddles a la bonté de me proposer tout bas de vouloir bien lui permettre de commander tous les ingrédients nécessaires à la composition d'une certaine boisson, qui s'associe naturellement dans nos coeurs, au rosbif de la vieille Angleterre; je veux dire… du punch. Dans d'autres circonstances, je n'oserais demander à miss Trotwood et à miss Wickfield… mais…

– Tout ce que je peux vous dire, répondit ma tante, c'est que, pour moi, je boirai à votre santé et à votre succès avec le plus grand plaisir, monsieur Micawber.

– Et moi aussi! dit Agnès, en souriant.»

M. Micawber descendit immédiatement au comptoir, et revint chargé d'une cruche fumante. Je ne pus m'empêcher de remarquer qu'il pelait les citrons avec son couteau poignard, qui avait, comme il convenait au couteau d'un planteur consommé, au moins un pied de long, et qu'il l'essuyait avec quelque ostentation sanguinaire, sur la manche de son habit. Mistress Micawber et les deux aînés de leurs enfants étaient munis aussi de ces formidables instruments; quant aux plus jeunes, on leur avait attaché à chacun, le long du corps, une cuiller de bois pendue à une bonne ficelle. De même aussi, pour prendre un avant-goût de la vie à bord, ou de leur existence future au milieu des forêts, M. Micawber se complut à offrir du punch à mistress Micawber et à sa fille, dans d'horribles petits pots d'étain, au lieu d'employer les verres dont il y avait une pleine tablette sur le buffet; quant à lui, il n'avait jamais été si ravi que de boire dans sa propre pinte d'étain, et de la remettre ensuite bien soigneusement dans sa poche, à la fin de la soirée.

«Nous abandonnons, dit M. Micawber, le luxe de notre ancienne patrie.» Et il semblait y renoncer avec la plus vive satisfaction. «Les citoyens des forêts ne peuvent naturellement pas s'attendre à retrouver là les raffinements de cette terre de liberté.»

Ici, un petit garçon vint dire qu'on demandait en bas M. Micawber.

«J'ai un pressentiment, dit mistress Micawber, en posant sur la table son pot d'étain, que c'est un membre de ma famille!

– S'il en est ainsi, ma chère, fit observer M. Micawber avec la vivacité qui lui était habituelle lorsqu'il abordait ce sujet, comme le membre de votre famille, quel qu'il puisse être, mâle ou femelle, nous a fait attendre fort longtemps, peut-être ce membre voudra-t-il bien attendre aussi que je sois prêt à le recevoir.

– Micawber, dit sa femme à voix basse, dans un moment comme celui-ci…

– Il n'y aurait pas de générosité, dit M. Micawber en se levant, à vouloir se venger de tant d'offenses! Emma, je sens mes torts.

– Et d'ailleurs, ce n'est pas vous qui en avez souffert, Micawber, c'est ma famille. Si ma famille sent enfin de quel bien elle s'est volontairement privée, si elle veut nous tendre maintenant la main de l'amitié, ne la repoussons pas.

– Ma chère, reprit-il, qu'il en soit ainsi!

– Si ce n'est pas pour eux, Micawber, que ce soit pour moi.

– Emma, répondit-il, je ne saurais résister à un pareil appel. Je ne peux pas, même en ce moment, vous promettre de sauter au cou de votre famille; mais le membre de votre famille, qui m'attend en bas, ne verra point son ardeur refroidie par un accueil glacial.»

M. Micawber disparut et resta quelque temps absent; mistress Micawber n'était pas sans quelque appréhension qu'il ne se fût élevé quelque discussion entre lui et le membre de sa famille. Enfin, le même petit garçon reparut, et me présenta un billet écrit au crayon avec l'en-tête officielle: «Heep contre Micawber.»

J'appris par ce document que M. Micawber, se voyant encore arrêté, était tombé dans le plus violent paroxysme de désespoir; il me conjurait de lui envoyer par le garçon son couteau poignard et sa pinte d'étain, qui pourraient lui être utiles dans sa prison, pendant les courts moments qu'il avait encore à vivre. Il me demandait aussi, comme dernière preuve d'amitié, de conduire sa famille à l'hospice de charité de la paroisse, et d'oublier qu'il eût jamais existé une créature de son nom.

Comme de raison, je lui répondis, en m'empressant de descendre pour payer sa dette; je le trouvai assis dans un coin, regardant d'un air sinistre l'agent de police qui s'était saisi de sa personne. Une fois relâché, il m'embrassa avec la plus vive tendresse, et se dépêcha d'inscrire cet item sur son carnet, avec quelques notes, où il eut bien soin, je me le rappelle, de porter un demi-penny que j'avais omis, par inadvertance, dans le total.

Cet important petit carnet lui remémora justement une autre transaction, comme il l'appelait. Quand nous fûmes remontés, il me dit que son absence avait été causée par des circonstances indépendantes de sa volonté; puis il tira de sa poche une grande feuille de papier, soigneusement pliée, et couverte d'une longue addition. Au premier coup-d'oeil que je jetai dessus, je me dis que je n'en avais jamais vu d'aussi monstrueuse sur un cahier d'arithmétique. C'était, à ce qu'il paraît, un calcul d'intérêt composé sur ce qu'il appelait «le total principal de quarante et une livres dix shillings onze pence et demi,» à des échéances diverses. Après avoir soigneusement examiné ses ressources et comparé les chiffres, il en était venu à établir la somme qui représentait le tout, intérêt et principal, pour deux années quinze mois et quatorze jours, à dater du moment présent. Il en avait souscrit, de sa plus belle main, un billet à ordre qu'il remit à Traddles, avec mille remercîments, pour acquit de sa dette intégrale (comme cela se doit d'homme à homme).

«C'est égal, j'ai toujours le pressentiment, dit mistress Micawber en secouant la tête d'un air pensif, que nous retrouverons ma famille à bord avant notre départ définitif.»

M. Micawber avait évidemment un autre pressentiment sur le même sujet, mais il le renfonça dans son pot d'étain, et avala le tout.

«Si vous avez, durant votre passage, quelque occasion d'écrire en Angleterre, mistress Micawber, dit ma tante; ne manquez pas de nous donner de vos nouvelles.

– Ma chère miss Trotwood, répondit-elle; je serai trop heureuse de penser qu'il y a quelqu'un qui tienne à entendre parler de nous; je ne manquerai pas de vous écrire. M. Copperfield, qui est depuis si longtemps notre ami, n'aura pas, j'espère, d'objection à recevoir, de temps à autre, quelque souvenir d'une personne qui l'a connu avant que les jumeaux eussent conscience de leur propre existence.»

Je répondis que je serais heureux d'avoir de ses nouvelles, toutes les fois qu'elle aurait l'occasion d'écrire.

«Les facilités ne nous manqueront pas, grâce à Dieu, dit M. Micawber; l'Océan n'est à présent qu'une grande flotte, et nous rencontrerons sûrement plus d'un vaisseau pendant la traversée. C'est une plaisanterie que ce voyage, dit M. Micawber, en prenant son lorgnon; une vraie plaisanterie. La distance est imaginaire.»

Quand j'y pense, je ne puis m'empêcher de sourire. C'était bien là M. Micawber… Autrefois, lorsqu'il allait de Londres à Canterbury, il en parlait comme d'un voyage au bout du monde; et maintenant qu'il quittait l'Angleterre pour l'Australie, il semblait qu'il partît pour traverser la Manche.

«Pendant le voyage, j'essayerai, dit M. Micawber, de leur faire prendre patience en leur défilant mon chapelet, et j'ai la confiance que, durant nos longues soirées, on ne sera pas fâché d'entendre les mélodies de mon fils Wilkins, autour du feu. Quand mistress Micawber aura le pied marin, et qu'elle ne se sentira plus mal au coeur (pardon de l'expression), elle leur chantera aussi sa petite chansonnette. Nous verrons, à chaque instant, passer près de nous, des marsouins et des dauphins; sur le bâbord comme sur le tribord, nous découvrirons à tout moment des objets pleins d'intérêt. En un mot, dit M. Micawber, avec son antique élégance, il est probable que nous aurons autour de nous tant de sujets de distraction, que, lorsque nous entendrons crier: «Terre,» en haut du grand mât, nous serons on ne peut pas plus étonnés!»

Là-dessus, il brandit victorieusement son petit pot d'étain, comme s'il avait déjà accompli le voyage, et qu'il vînt de passer un examen de première classe devant les autorités maritimes les plus compétentes.

«Pour moi, ce que j'espère surtout, mon cher monsieur Copperfield, dit mistress Micawber; c'est qu'un jour nous revivrons dans notre ancienne patrie, en la personne de quelques membres de notre famille. Ne froncez pas le sourcil, Micawber! ce n'est pas à ma propre famille que je veux faire allusion, c'est aux enfants de nos enfants. Quelque vigoureux que puisse être le rejeton transplanté, dit mistress Micawber en secouant la tête, je ne saurais oublier l'arbre d'où il sera sorti; et lorsque notre race sera parvenue à la grandeur et à la fortune, j'avoue que je serai bien aise de penser que cette fortune viendra refluer dans les coffres de la Grande-Bretagne.

«Ma chère, dit M. Micawber, que la Grande-Bretagne se tire de là comme elle pourra; je suis forcé de dire qu'elle n'a jamais fait grand'chose pour moi, et que je ne m'inquiète pas beaucoup de ce qu'elle deviendra.

– Micawber, continua mistress Micawber; vous avez tort. Quand vous partez, Micawber, pour un pays lointain, ce n'est pas pour affaiblir, c'est pour fortifier le lien qui nous unit à Albion.

– Le lien en question, ma chère amie, reprit M. Micawber, ne m'a pas, je le répète, chargé d'assez d'obligations personnelles, pour que je redoute le moins du monde d'en former d'autres.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
28 eylül 2017
Hacim:
670 s. 1 illüstrasyon
Tercüman:
Telif hakkı:
Public Domain
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