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Kitabı oku: «David Copperfield – Tome II», sayfa 32

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– Micawber, repartit mistress Micawber, je vous le répète, vous avez tort; vous ne savez pas vous-même de quoi vous êtes capable, Micawber; c'est là-dessus que je compte pour fortifier, même en vous éloignant de votre patrie, le lien qui vous unit à Albion.»

M. Micawber s'assit dans son fauteuil, les sourcils légèrement froncés; il avait l'air de n'admettre qu'à demi les idées de mistress Micawber, à mesure qu'elle les énonçait, bien qu'il fût profondément pénétré de la perspective qu'elle ouvrait devant lui.

«Mon cher monsieur Copperfield, dit mistress Micawber, je désire que M. Micawber comprenne sa position. Il me paraît extrêmement important, qu'à dater du jour de son embarquement, M. Micawber comprenne sa position. Vous me connaissez assez, mon cher monsieur Copperfield, pour savoir que je n'ai pas la vivacité d'humeur de M. Micawber. Moi, je suis, qu'il me soit permis de le dire, une femme éminemment pratique. Je sais que nous allons entreprendre un long voyage; je sais que nous aurons à supporter bien des difficultés et bien des privations, c'est une vérité trop claire; mais je sais aussi ce qu'est M. Micawber, je sais mieux que lui ce dont il est capable. Voilà pourquoi je regarde comme extrêmement important que M. Micawber comprenne sa position.

– Mon amour, répondit-il; permettez-moi de vous faire observer qu'il m'est impossible de comprendre ma position dans le moment présent.

– Je ne suis pas de cet avis, Micawber, reprit-elle; pas complètement du moins. Mon cher monsieur Copperfield, la situation de M. Micawber n'est pas comme celle de tout le monde; M. Micawber se rend dans un pays éloigné, précisément pour se faire enfin connaître et apprécier pour la première fois de sa vie. Je désire que M. Micawber se place sur la proue de ce vaisseau, et qu'il dise d'une voix assurée: «Je viens conquérir ce pays! Avez-vous des honneurs? avez-vous des richesses? avez-vous des fonctions largement rétribuées? qu'on me les apporte; elles sont à moi!»

M. Micawber nous lança un regard qui voulait dire: Il y a ma foi! beaucoup de bon dans ce qu'elle dit là.

«En un mot, dit mistress Micawber, du ton le plus décisif, je veux que M. Micawber soit le César de sa fortune. Voilà comment j'envisage la véritable position de M. Micawber, mon cher monsieur Copperfield. Je désire qu'à partir du premier jour de ce voyage, M. Micawber se place sur la proue du vaisseau, pour dire: «Assez de retard comme cela, assez de désappointement, assez de gêne; c'était bon dans notre ancienne patrie, mais voici la patrie nouvelle; vous me devez une réparation! apportez-la-moi.»

M. Micawber se croisa les bras d'un air résolu, comme s'il était déjà debout, dominant la figure qui décorait la proue du navire.

«Et s'il comprend sa position, dit mistress Micawber, n'ai-je pas raison de dire que M. Micawber fortifiera le lien qui l'unit à la Grande-Bretagne, bien loin de l'affaiblir? Prétendra-t-on qu'on ne ressentira pas jusques dans la mère patrie, l'influence de l'homme important, dont l'astre se lèvera sur un autre hémisphère? Aurais- je la faiblesse de croire qu'une fois en possession du sceptre de la fortune et du génie en Australie, M. Micawber ne sera rien en Angleterre? Je ne suis qu'une femme, mais je serais indigne de moi-même et de papa, si j'avais à me reprocher cette absurde faiblesse!»

Dans sa profonde conviction qu'il n'y avait rien à répondre à ces arguments, mistress Micawber avait donné à son ton une élévation morale que je ne lui avais jamais connue auparavant.

«C'est pourquoi, dit-elle; je souhaite d'autant plus que nous puissions revenir habiter un jour le sol natal; M. Micawber sera peut-être, je ne saurais me dissimuler que cela est très-probable, M. Micawber sera un grand nom dans le Livre de l'histoire, et ce sera le moment, pour lui, de reparaître glorieux dans le pays qui lui avait donné naissance, et qui n'avait pas su employer ses grandes facultés.

– Mon amour, repartit M. Micawber, il m'est impossible de ne pas être touché de votre affection; je suis toujours prêt à m'en rapporter à votre bon jugement. Ce qui sera, sera! Le ciel me préserve de jamais vouloir dérober à ma terre natale la moindre part des richesses qui pourront, un jour, s'accumuler sur nos descendants!

– C'est bien, dit ma tante, en se tournant vers M. Peggotty; et je bois à votre santé à tous; que toute sorte de bénédictions et de succès vous accompagnent!»

M. Peggotty mit par terre les deux enfants qu'il tenait sur ses genoux, et se joignit à M. et à mistress Micawber pour boire, en retour, à notre santé; puis les Micawber et lui se serrèrent cordialement la main, et en voyant un sourire venir illuminer son visage bronzé, je sentis qu'il saurait bien se tirer d'affaire, établir sa bonne renommée, et se faire aimer partout où il irait.

Les enfants eurent eux-mêmes la permission de tremper leur cuiller de bois dans le pot de M. Micawber, pour s'associer au voeu général; après quoi ma tante et Agnès se levèrent et prirent congé des émigrants. Ce fut un douloureux moment. Tout le monde pleurait; les enfants s'accrochaient à la robe d'Agnès, et nous laissâmes le pauvre M. Micawber dans un violent désespoir, pleurant et sanglotant à la lueur d'une seule bougie, dont la simple clarté, vue de la Tamise, devait donner à sa chambre l'apparence d'un pauvre fanal.

Le lendemain matin, j'allai m'assurer qu'ils étaient partis. Ils étaient montés dans la chaloupe à cinq heures du matin. Je compris quel vide laissent de tels adieux, en trouvant à la misérable petite auberge, où je ne les avais vus qu'une seule fois, un air triste et désert, maintenant qu'ils en étaient partis.

Le surlendemain, dans l'après-midi, nous nous rendîmes à Gravesend, ma vieille bonne et moi; nous trouvâmes le vaisseau environné d'une foule de barques, au milieu de la rivière. Le vent était bon, le signal du départ flottait au haut du mât. Je louai immédiatement une barque, et nous pénétrâmes à bord, à travers la confusion étourdissante à laquelle le navire était en proie.

M. Peggotty nous attendait sur le pont. Il me dit que M. Micawber venait d'être arrêté de nouveau (et pour la dernière fois), à la requête de M. Heep, et que, d'après mes instructions, il avait payé le montant de la dette, que je lui rendis aussitôt. Puis il nous fit descendre dans l'entre-pont, et là, se dissipèrent les craintes que j'avais pu concevoir, qu'il ne vint à savoir ce qui s'était passé à Yarmouth. M. Micawber s'approcha de lui, lui prit le bras d'un air d'amitié et de protection, et me dit à voix basse que, depuis l'avant-veille, il ne l'avait pas quitté.

C'était pour moi un spectacle si étrange, l'obscurité me semblait si grande, et l'espace si resserré, qu'au premier abord, je ne pus me rendre compte de rien; mais peu à peu mes yeux s'habituèrent à ces ténèbres, et je me crus au centre d'un tableau de Van Ostade. On apercevait au milieu des poutres, des agrès, des ralingues du navire, les hamacs, les malles, les caisses, les barils composant le bagage des émigrants; quelques lanternes éclairaient la scène; plus loin, la pâle lueur du jour pénétrait par une écoutille ou une manche à vent. Des groupes divers se pressaient en foule; on faisait de nouveaux amis, on prenait congé des anciens, on parlait, on riait, on pleurait, on mangeait et on buvait; les uns, déjà installés dans les quelques pieds de parquet qui leur étaient assignés, s'occupaient à disposer leurs effets, et plaçaient de petits enfants sur des tabourets ou dans leurs petites chaises; d'autres, ne sachant où se caser, erraient d'un air désolé. Il y avait des enfants qui ne connaissaient encore la vie que depuis huit jours, et des vieillards voûtés qui semblaient ne plus avoir que huit jours à la connaître; des laboureurs qui emportaient avec leurs bottes quelque motte du sol natal, et des forgerons, dont la peau allait donner au nouveau-monde un échantillon de la suie et de la fumée de l'Angleterre; dans l'espace étroit de l'entre-pont, on avait trouvé moyen d'entasser des spécimens de tous les âges et de tous les états.

En jetant autour de moi un coup d'oeil, je crus voir, assise à côté d'un des petits Micawber, une femme dont la tournure me rappelait Émilie. Une autre femme se pencha vers elle pour l'embrasser, puis s'éloigna rapidement à travers la foule, me laissant un vague souvenir d'Agnès. Mais au milieu de la confusion universelle, et du désordre de mes pensées, je la perdis bientôt de vue; je ne vis plus qu'une chose, c'est qu'on donnait le signal de quitter le pont à tous ceux qui ne partaient pas; que ma vieille bonne pleurait à côté de moi, et que mistress Gummidge s'occupait activement d'arranger les effets de M. Peggotty, avec l'assistance d'une jeune femme, vêtue de noir, qui me tournait le dos.

«Avez-vous encore quelque chose à me dire, maître Davy? me demanda M. Peggotty; n'auriez-vous pas quelque question à me faire pendant que nous sommes encore là?

«Une seule, lui dis-je. Marthe…»

Il toucha le bras de la jeune femme que j'avais vue près de lui, elle se retourna, c'était Marthe.

«Que Dieu vous bénisse, excellent homme que vous êtes! m'écriai- je; vous l'emmenez avec vous?»

Elle me répondit pour lui, en fondant en larmes. Il me fut impossible de dire un mot, mais je serrai la main de M. Peggotty; et si jamais j'ai estimé et aimé un homme au monde, c'est bien celui-là.

Les étrangers évacuaient le navire. Mon plus pénible devoir restait encore à accomplir. Je lui dis ce que j'avais été chargé de lui répéter, au moment de son départ, par le noble coeur qui avait cessé de battre. Il en fut profondément ému. Mais, lorsqu'à son tour, il me chargea de ses compliments d'affection et de regret pour celui qui ne pouvait plus les entendre, je fus bien plus ému encore que lui.

Le moment était venu. Je l'embrassai. Je pris le bras de ma vieille bonne tante en pleurs, nous remontâmes sur le pont. Je pris congé de la pauvre mistress Micawber. Elle attendait toujours sa famille d'un air inquiet; et ses dernières paroles furent pour me dire qu'elle n'abandonnerait jamais M. Micawber.

Nous redescendîmes dans notre barque; à une petite distance, nous nous arrêtâmes pour voir le vaisseau prendre son élan. Le soleil se couchait. Le navire flottait entre nous et le ciel rougeâtre: on distinguait le plus mince de ses espars et de ses cordages sur ce fond éclatant. C'était si beau, si triste, et en même temps si encourageant, de voir ce glorieux vaisseau immobile encore sur l'onde doucement agitée, avec tout son équipage, tous ses passagers, rassemblés en foule sur le pont, silencieux et tête nue, que je n'avais jamais rien vu de pareil.

Le silence ne dura qu'un moment. Le vent souleva les voiles, le vaisseau s'ébranla; trois hourrahs retentissants, partis de toutes les barques, et répétés à bord vinrent d'écho en écho mourir sur le rivage. Le coeur me faillit à ce bruit, à la vue des mouchoirs et des chapeaux qu'on agitait en signe d'adieu, et c'est alors que je la vis.

Oui, je la vis à côté de son oncle, toute tremblante contre son épaule. Il nous montrait à sa nièce, elle nous vit à son tour, et m'envoya de la main un dernier adieu. Allez, pauvre Émilie! belle et frêle plante battue par l'orage! Attachez-vous à lui comme le lierre, avec toute la confiance que vous laisse votre coeur brisé, car il s'est attaché à vous avec toute la force de son puissant amour.

Au milieu des teintes roses du ciel, elle, appuyée sur lui, et lui la soutenant dans ses bras, ils passèrent majestueusement et disparurent. Quand nous tournâmes nos rames vers le rivage, la nuit était tombée sur les collines du Kent… Elle était aussi tombée sur moi, bien ténébreuse.

CHAPITRE XXVIII
Absence

Oh! oui, une nuit bien longue et bien ténébreuse, troublée par tant d'espérances déçues, tant de chers souvenirs, tant d'erreurs passées, tant de chagrins stériles, tant de regrets amers qui venaient la hanter comme des spectres nocturnes.

Je quittai l'Angleterre, sans bien comprendre encore toute la force du coup que j'avais à supporter. Je quittai tous ceux qui m'étaient chers et je m'en allai; je croyais que j'en étais quitte, et que tout était fini comme cela. De même que, sur un champ de bataille, un soldat vient de recevoir une balle mortelle sans savoir seulement qu'il est blessé; de même, laissé seul avec mon coeur indiscipliné, je ne me doutais pas non plus de la profonde blessure contre laquelle il allait avoir à lutter.

Je le compris enfin, mais non point tout d'un coup; ce ne fut que petit à petit et comme brin à brin. Le sentiment de désolation que j'emportais en m'éloignant ne fit que devenir plus vif et plus profond d'heure en heure. Ce n'était d'abord qu'un sentiment vague et pénible de chagrin et d'isolement. Mais il se transforma, par degrés imperceptibles, en un regret sans espoir de tout ce que j'avais perdu, amour, amitié, intérêt: de tout ce que l'amour avait brisé dans mes mains; une première foi, une première affection, le rêve entier de ma vie. Que me restait-il désormais? un vaste désert qui s'étendait autour de moi sans interruption, presque sans horizon.

Si ma douleur était égoïste, je ne m'en rendais pas compte. Je pleurais sur ma femme-enfant, enlevée si jeune, à la fleur de son avenir. Je pleurais sur celui qui aurait pu gagner l'amitié et l'admiration de tous, comme jadis il avait su gagner la mienne. Je pleurais sur le coeur brisé qui avait trouvé le repos dans la mer orageuse; je pleurais sur les débris épars de cette vieille demeure, où j'avais entendu souffler le vent du soir, quand je n'étais encore qu'un enfant.

Je ne voyais aucune issue à cet abîme de tristesse où j'étais tombé. J'errais de lieu en lieu, portant partout mon fardeau avec moi. J'en sentais tout le poids, je pliais sous le faix, et je me disais dans mon coeur que jamais il ne pourrait être allégé.

Dans ces moments de crise et de découragement, je croyais que j'allais mourir. Parfois je me disais que je voulais mourir au moins près des miens, et je revenais sur mes pas, pour être plutôt avec eux. D'autrefois, je continuais mon chemin, j'allais de ville en ville, poursuivant je ne sais quoi devant moi, et voulant laisser derrière moi je ne sais quoi non plus.

Il me serait impossible de retracer une à une toutes les phases douloureuses que j'eus à traverser dans ma détresse. Il y a de ces rêves qu'on ne saurait décrire que d'une manière vague et imparfaite; et quand je prends sur moi de me rappeler cette époque de ma vie, il me semble que c'est un de ces rêves-là qui me reviennent à l'esprit. Je revois, en passant, des villes inconnues, des palais, des cathédrales, des temples, des tableaux, des châteaux et des tombes, des rues fantastiques, tous les vieux monuments de l'histoire et de l'imagination. Mais non, je ne les revois pas, je les rêve, portant toujours partout mon fardeau pénible, et ne reconnaissant qu'à peine les objets qui passent et disparaissent dans cette fantasmagorie de mon esprit. Ne rien voir, ne rien entendre, uniquement absorbé dans le sentiment de ma douleur, voilà la nuit qui tomba sur mon coeur indiscipliné, mais sortons-en… comme je finis par en sortir, Dieu merci!.. Il est temps de secouer ce long et triste rêve, et de quitter les ténèbres pour une nouvelle aurore.

Pendant plusieurs mois je voyageai ainsi, avec ce nuage obscur sur l'esprit. Des raisons mystérieuses semblaient m'empêcher de reprendre le chemin de mon pays natal, et m'engager à poursuivre mon pèlerinage. Tantôt je prenais ma course de pays en pays, sans me reposer, sans m'arrêter nulle part. Tantôt je restais longtemps au même endroit, sans savoir pourquoi. Je n'avais ni but, ni mobile.

J'étais en Suisse. Je revenais d'Italie, par un des grands passages à travers les Alpes, où j'errais, avec un guide, dans les sentiers écartés des montagnes. Si ces solitudes majestueuses parlaient à mon coeur, je n'en savais en vérité rien. J'avais trouvé quelque chose de merveilleux et de sublime dans ces hauteurs prodigieuses, dans ces précipices horribles, dans ces torrents mugissants, dans ces chaos de neige et de glace, mais c'était tout ce que j'y avais vu.

Un soir, je descendais, avant le coucher du soleil, au fond d'une vallée où je devais passer la nuit. À mesure que je suivais le sentier autour de la montagne d'où je venais de voir l'astre du jour bien au-dessus de moi, je crus sentir le goût du beau et l'instinct d'un bonheur tranquille s'éveiller chez moi, sous la douce influence de ce spectacle paisible, et ranimer dans mon coeur une faible lueur de ces émotions depuis longtemps inconnues. Je me souviens que je m'arrêtai dans ma marche avec une espèce de chagrin dans l'âme qui ne ressemblait plus à l'accablement et au désespoir. Je me souviens que je fus tenté d'espérer qu'il n'était pas impossible qu'il vînt à s'opérer en moi quelque bienheureux changement.

Je descendis dans la vallée au moment où le soleil du soir dorait les cimes couvertes de neige qui allaient le masquer comme d'un nuage éternel. La base de la montagne qui formait la gorge où se trouvait situé le petit village, était d'une riche verdure; au- dessus de cette joyeuse végétation croissaient de sombres forêts de sapins, qui fendaient ces masses de neige comme un coin, et soutenaient l'avalanche. Plus haut, on voyait des rochers grisâtres, des sentiers raboteux, des glaçons et de petites oasis de pâturage qui allaient se perdre dans la neige dont la cime des monts était couronnée. Ça et là, sur le revers de la montagne, quelques points sur la neige, et chaque point était une maison. Tous ces chalets solitaires, écrasés par la grandeur sublime des cimes gigantesques qui les dominaient, paraissaient trop petits, en comparaison, pour des jouets d'enfant. Il en était de même du village, groupé dans la vallée, avec son pont de bois jeté sur le ruisseau qui tombait en cascade sur les rochers brisés, et courait à grand bruit au milieu des arbres. On entendait au loin, dans le calme du soir, une espèce de chant; c'étaient les voix des bergers, et en voyant un nuage, éclatant des feux du soleil couchant, flotter à mi-côte sur le flanc de la montagne, je croyais presque entendre sortir de son sein les accents de cette musique sereine qui n'appartenait pas à la terre. Tout d'un coup, au milieu de cette grandeur imposante, la voix, la grande voix de la nature me parla; docile à son influence secrète, je posai sur le gazon ma tête fatiguée, je pleurai comme je n'avais pas pleuré encore depuis la mort de Dora.

J'avais trouvé quelques instants auparavant un paquet de lettres qui m'attendait, et j'étais sorti du village pour les lire pendant qu'on préparait mon souper. D'autres paquets s'étaient égarés, et je n'en avais pas reçu depuis longtemps. Sauf une ligne ou deux, pour dire que j'étais bien et que j'étais arrivé à cet endroit, je n'avais eu ni le courage ni la force d'écrire une seule lettre depuis mon départ.

Le paquet était entre mes mains. Je l'ouvris, et je reconnus l'écriture d'Agnès.

Elle était heureuse, comme elle nous l'avait dit, de se sentir utile. Elle réussissait dans ses efforts, comme elle l'avait espéré. C'était tout ce qu'elle me disait sur son propre compte. Le reste avait rapport à moi.

Elle ne me donnait pas de conseils; elle ne me parlait pas de mes devoirs; elle me disait seulement, avec sa ferveur accoutumée, qu'elle avait confiance en moi. Elle savait, disait-elle, qu'avec mon caractère je ne manquerais pas de tirer une leçon salutaire du chagrin même qui m'avait frappé. Elle savait que les épreuves et la douleur ne feraient qu'élever et fortifier mon âme. Elle était sûre que je donnerais à tous mes travaux un but plus noble et plus ferme, après le malheur que j'avais eu à souffrir. Elle qui se réjouissait tant du nom que je m'étais déjà fait, et qui attendait avec tant d'impatience les succès qui devaient l'illustrer encore, elle savait bien que je continuerais à travailler. Elle savait que dans mon coeur, comme dans tous les coeurs vraiment bons et élevés, l'affliction donne de la force et non de la faiblesse… De même que les souffrances de mon enfance avaient contribué à faire de moi ce que j'étais devenu; de même des malheurs plus grands, en aiguisant mon courage, me rendraient meilleur encore, pour que je pusse transmettre aux autres, dans mes écrits, l'enseignement que j'en avais reçu moi-même. Elle me remettait entre les mains de Dieu, de celui qui avait recueilli dans son repos mon innocent trésor; elle me répétait qu'elle m'aimait toujours comme une soeur, et que sa pensée me suivait partout, fière de ce que j'avais fait, mais infiniment plus fière encore de ce que j'étais destiné à faire un jour.

Je serrai sa lettre sur mon coeur, je pensai à ce que j'étais une heure auparavant, lorsque j'écoutais les voix qui expiraient dans le lointain: et en voyant les nuages vaporeux du soir prendre une teinte plus sombre, toutes les couleurs nuancées de la vallée s'effacer; la neige dorée sur la cime des montagnes se confondre avec le ciel pâle de la nuit, je sentis la nuit de mon âme passer et s'évanouir avec ces ombres et ces ténèbres. Il n'y avait pas de nom pour l'amour que j'éprouvais pour elle, plus chère désormais à mon coeur qu'elle ne l'avait jamais été.

Je relus bien des fois sa lettre, je lui écrivis avant de me coucher. Je lui dis que j'avais eu grand besoin de son aide, que sans elle je ne serais pas, je n'aurais jamais été ce qu'elle croyait, mais qu'elle me donnait l'ambition de l'être, et le courage de l'essayer.

Je l'essayai en effet. Encore trois mois, et il y aurait un an que j'avais été si douloureusement frappé. Je résolus de ne prendre aucune résolution avant l'expiration de ce terme, mais d'essayer seulement de répondre à l'estime d'Agnès. Je passai tout ce temps- là dans la petite vallée où j'étais et dans les environs.

Les trois mois écoulés, je résolus de rester encore quelque temps loin de mon pays; de m'établir pour le moment dans la Suisse, qui m'était devenue chère par le souvenir de cette soirée; de reprendre une plume, de me remettre au travail.

Je me conformai humblement aux conseils d'Agnès; j'interrogeai la nature, qu'on n'interroge jamais en vain; je ne repoussai plus loin de moi les affections humaines. Bientôt j'eus presque autant d'amis dans la vallée, que j'en avais jadis à Yarmouth, et quand je les quittai à l'automne pour aller à Genève, ou que je vins les retrouver au printemps, leurs regrets et leur accueil affectueux m'allaient au coeur, comme s'ils me les adressaient dans la langue de mon pays.

Je travaillais ferme et dur; je commençais de bonne heure et je finissais tard. J'écrivais une nouvelle dont je choisis le sujet en rapport avec mes peines récentes; je l'envoyai à Traddles, qui s'entremit pour la publication, d'une façon très-avantageuse à mes intérêts; et le bruit de ma réputation croissante fut porté jusqu'à moi par le flot de voyageurs que je rencontrais sur mon chemin. Après avoir pris un peu de repos et de distraction, je me remis à l'oeuvre avec mon ardeur d'autrefois, sur un nouveau sujet d'imagination, qui me plaisait infiniment. À mesure que j'avançais dans l'accomplissement de cette tâche, je m'y attachais de plus en plus, et je mettais toute mon énergie à y réussir. C'était mon troisième essai en ce genre. J'en avais écrit à peu près la moitié, quand je songeai, dans un intervalle de repos, à retourner en Angleterre.

Depuis longtemps, sans nuire à mon travail patient et à mes études incessantes, je m'étais habitué à des exercices robustes. Ma santé, gravement altérée lorsque j'avais quitté l'Angleterre, s'était entièrement rétablie. J'avais beaucoup vu; j'avais beaucoup voyagé, et j'espère que j'avais appris quelque chose dans mes voyages.

J'ai raconté maintenant tout ce qu'il me paraissait utile de dire sur cette longue absence… Cependant, j'ai fait une réserve. Si je l'ai faite, ce n'est pas que j'eusse l'intention de taire une seule de mes pensées, car, je l'ai déjà dit, ce récit est ma mémoire écrite. J'ai voulu garder pour la fin ce secret enseveli au fond de mon âme. J'y arrive à présent.

Je ne puis sonder assez avant ce secret de mon propre coeur pour pouvoir dire à quel moment je commençai à penser que j'aurais pu jadis faire d'Agnès l'objet de mes premières et de mes plus chères espérances. Je ne puis dire à quelle époque de mon chagrin j'en vins à songer que, dans mon insouciante jeunesse, j'avais rejeté loin de moi le trésor de son amour. Peut-être avais-je recueilli quelque murmure de cette lointaine pensée chaque fois que j'avais eu le malheur de sentir la perte ou le besoin de ce quelque chose qui ne devait jamais se réaliser et qui manquait à mon bonheur. Mais c'est une pensée que je n'avais voulu accueillir, quand elle s'était présentée, que comme un regret mêlé de reproche pour moi- même lorsque la mort de Dora me laissa triste et seul dans le monde.

Si, à cette époque, je m'étais trouvé souvent près d'Agnès peut- être, dans ma faiblesse, eussé-je trahi ce sentiment intime. Ce fut là la crainte vague qui me poussa d'abord à rester loin de mon pays. Je n'aurais pu me résigner à perdre la plus petite part de son affection de soeur, et, mon secret une fois échappé, j'aurais mis entre nous deux une barrière jusque-là inconnue.

Je ne pouvais pas oublier que le genre d'affection qu'elle avait maintenant pour moi était mon oeuvre; que, si jamais elle m'avait aimé d'un autre amour, et parfois je me disais que cela avait peut-être existé dans son coeur, je l'avais repoussé. Quand nous n'étions que des enfants, je m'étais habitué à le regarder comme une chimère. J'avais donné tout mon amour à une autre femme; je n'avais pas fait ce que j'aurais pu faire; et si Agnès était aujourd'hui pour moi ce qu'elle était, une soeur, et non pas une amante, c'était moi qui l'avais voulu: son noble coeur avait fait le reste.

Lorsque je commençai à me remettre, à me reconnaître et à m'observer, je songeai qu'un jour peut-être, après une longue attente, je pourrais réparer les fautes du passé; que je pourrais avoir le bonheur indicible de l'épouser. Mais en s'écoulant, le temps emporta cette lointaine espérance. Si elle m'avait jamais aimé, elle ne devait m'en être que plus sacrée; n'avait-elle pas toutes mes confidences? Ne l'avais-je pas mise au courant de toutes mes faiblesses? Ne s'était-elle pas immolée jusqu'à devenir ma soeur et mon amie? Cruel triomphe sur elle-même! Si au contraire elle ne m'avait jamais aimé, pouvais-je croire qu'elle m'aimerait à présent?

Je m'étais toujours senti si faible en comparaison de sa persévérance et de son courage! maintenant je le sentais encore davantage. Quoique j'eusse pu être pour elle, ou elle pour moi, si j'avais été autrefois plus digne d'elle, ce temps était passé. Je l'avais laissé fuir loin de moi. J'avais mérité de la perdre.

Je souffris beaucoup dans cette lutte; mon coeur était plein de tristesse et de remous, et pourtant je sentais que l'honneur et le devoir m'obligeaient à ne pas venir faire offrande à cette personne si chère, de mes espérances évanouies, moi qui, par un caprice frivole, étais allé en porter l'hommage ailleurs, quand elles étaient dans toute leur fraîcheur de jeunesse. Je ne cherchais pas à me cacher que je l'aimais, que je lui étais dévoué pour la vie, mais je me répétais qu'il était trop tard, à présent, pour rien changer à la nature de nos relations convenues.

J'avais souvent réfléchi à ce que me disait ma Dora quand elle me parlait, à ses derniers moments, de ce qui nous serait arrivé dans notre ménage, si nous avions eu de plus longs jours à passer ensemble; j'avais compris que bien souvent les choses qui ne nous arrivent pas ont sur nous autant d'effet en réalité que celles qui s'accomplissent. Cet avenir dont elle s'effrayait pour moi, c'était maintenant une réalité que le destin m'avait envoyée pour me punir, comme elle l'aurait fait tôt ou tard, même auprès d'elle, si la mort ne nous avait pas séparés auparavant. J'essayai de songer à tous les heureux effets qu'aurait pu exercer sur moi l'influence d'Agnès, pour devenir plus courageux, moins égoïste, plus attentif à veiller sur mes défauts et à corriger mes erreurs. Et c'est ainsi qu'à force de penser à ce qui aurait pu être, j'arrivai à la conviction sincère que cela ne serait jamais.

Voilà quel était le sable mouvant de mes pensées; voilà dans quel accès de perplexités et de doutes je passai les trois ans qui s'écoulèrent depuis mon départ, jusqu'au jour où je repris le chemin de ma patrie. Oui, il y avait trois ans que le vaisseau, chargé d'émigrants, avait mis à la voile; et c'était trois ans après qu'au même endroit, à la même heure, au toucher du soleil, j'étais debout sur le pont du paquebot qui me ramenait en Angleterre, les yeux fixés sur l'onde aux teintes roses, où j'avais vu réfléchir l'image de ce vaisseau.

Trois ans! c'est bien long dans son ensemble, quoique ce soit bien court en détail! Et mon pays m'était bien cher, et Agnès aussi!.. Mais elle n'était pas à moi… jamais elle ne serait à moi… Cela aurait pu être autrefois, mais c'était passé!..

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
28 eylül 2017
Hacim:
670 s. 1 illüstrasyon
Tercüman:
Telif hakkı:
Public Domain
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