Kitabı oku: «Les conteurs à la ronde», sayfa 7
Forcé de me suffire à moi-même, j'employais d'ordinaire une grande partie de la journée à lire dans un coin. Je faisais tout seul de grandes promenades sur la bruyère, tandis que les autres se promenaient ensemble dans les prairies ou sur les chemins. Mon père m'ordonnait souvent de faire comme les autres, et alors je changeais le lieu de mes excursions, mais je ne m'en isolais pas moins. Il y avait sur la bruyère un étang si semblable à celui dont j'ai parlé, que les mêmes idées m'étaient revenues; je m'asseyais des heures entières sur les bords de cet étang et j'y jetais des cailloux. Alors je commençai à m'imaginer que je serai plus heureux après mon retour chez le docteur Owen. C'était une idée très sotte puisque la maison même avait réellement désappointé mes espérances; mais tout le monde, je pense, espère toujours une chose ou une autre, et je ne voyais rien moi, à espérer… mais me voilà encore dans les tristesses, oubliant de parler de Charley.
Un jour, à l'heure où les grandes personnes songeaient elles-mêmes à aller se coucher, je descendis avec mes habits de nuit, marchant dans mon sommeil, les yeux grands ouverts. Les dalles de pierre de la salle, si froides pour mes pieds nus, me réveillèrent; mais alors même je ne pouvais être complètement éveillé, car j'entrai dans la cuisine au lieu de retourner dans mon lit, et je me rappelle fort peu ce qui se passa cette nuit. On dit que pendant tout le temps j'écarquillais les yeux devant les chandelles. Je me rappelle cependant que le docteur Robinson était là. Je me réveillais souvent en sursaut et je rêvais toujours; je rêvais de toutes sortes de musique, du vent qui soufflait, de gens qui parlaient de toutes les peines que j'éprouvais à ne pouvoir entendre personne. Beaucoup de mes rêves finissaient par une querelle avec Charley que je renversais à terre d'un coup de poing. Ma mère ne savait rien de cela; elle fut aussi effrayée de mon somnambulisme que si j'étais devenu fou. Le docteur Robinson conseilla de me renvoyer en pension pour un semestre et de voir comment j'irais après l'essai de quelques remèdes pour mes oreilles.
Charley arriva chez le docteur Owen deux heures après moi; il ne parut pas souhaiter de me serrer les mains et s'écarta à l'instant. Voyant bien qu'il n'avait plus l'intention «d'être amis,» je supposai qu'il regardait ma faute comme un affront pour la maison de son père; mais je ne sus, ni alors, ni quelque temps après, toutes les raisons qu'il avait de m'en vouloir. Quand plus tard, nous redevînmes camarades, j'appris que Catherine avait vu combien ses rires m'avaient offensé et que, fort affligée de m'avoir fait de la peine, elle était montée plusieurs fois pour frapper à la porte de ma chambre et pour me prier de lui pardonner ou du moins de lui parler. «Elle avait frappé si fort que j'avais dû certainement l'entendre,» disait-elle; mais je ne l'avais pas entendue du tout. Le second grief était ma fuite. Naturellement Charley ne pouvait me la pardonner; je n'avais pas maintenant de plus grand ennemi que lui. En classe, il me battait, cela va sans dire; tout le monde pouvait en faire autant, mais il me restait une chance dans les choses qui ne se faisaient pas en classe et où l'oreille n'était pour rien, dans la composition latine, par exemple, pour un prix que Charley tenait beaucoup à gagner; et il comptait bien l'avoir, quoique plus jeune, parce qu'il était bien avant moi dans la classe. J'obtins pourtant le prix. Alors quelques-uns des élèves crièrent à l'injustice; ils attribuaient mon succès à la faveur, et en apparence ils avaient raison, car j'étais devenu stupide; ils disaient cela et Charley le disait aussi. Charley me provoquait de toutes les manières, plutôt à cause de l'injure faite à Catherine, que pour la sienne propre, comme il me le dit plus tard. Un jour, il m'insulta tellement dans la cour de récréation, que je le renversai à terre d'un coup de poing. Je n'avais plus de raison pour ne pas le faire; car il avait beaucoup grandi; il était aussi fort que je l'avais jamais été, tandis que j'étais bien loin de l'être moi-même autant qu'avant cette époque et que je le suis redevenu depuis. Dès qu'il se fut relevé, il s'élança sur moi dans la plus grande rage qu'on puisse voir. J'étais comme lui, et nous nous fîmes du mal tous les deux, je vous assure, au point que mistress Owen vint nous voir dans nos chambres, car on nous avait donné des chambres séparées durant ce semestre. Nous n'avions pas besoin de rien dire à mistress Owen et nous n'aurions pas voulu avoir l'air de chercher à la mettre dans nos intérêts; mais elle s'aperçut bien de manière et d'autre que je me sentais très isolé et que j'étais bien malheureux. Ce fut, grâce à elle, j'en suis certain, que le cher et prudent docteur me manifesta tant d'amitié quand je retournai dans la classe, sans cesser d'être bienveillant pour Charley. Il me demanda même, une après-dînée, de faire une promenade avec lui dans son cabriolet, me donnant pour prétexte que ses affaires le conduisaient près de l'endroit où ils avaient été en classe ensemble, lui et mon père; mais c'était plutôt, je le crois, pour avoir une longue conversation avec moi sans être dérangé.
Nous parlâmes beaucoup de certains héros de l'antiquité et ensuite de plusieurs martyrs. Il dit et rien assurément n'est plus vrai, qu'il est avantageux pour l'homme de voir clairement, du commencement à la fin, en quoi doit consister son héroïsme, afin qu'il puisse s'armer de courage et de patience, se garantir des surprises, etc. Je commençai à penser à moi-même, sans toutefois supposer qu'il y pensât aussi; mais cela vint par degrés. À son avis, disait-il, la surdité et la cécité étaient peut-être de tous les fardeaux les plus lourds à porter.
Il les appelait des calamités. Je ne puis vous rapporter tout ce qu'il me dit, son intention n'était pas non plus que cela allât plus loin que nous; mais il me dit les plus tristes choses et il me les dit à dessein. Il ne me déguisa pas que mon mal était sans remède; il énuméra toutes les privations que me causerait mon infirmité; mais rien de tout cela, ajouta-t-il, ne pouvait m'empêcher d'être un héros, et, sous ce rapport, j'avais devant moi une large et belle carrière, non pour la renommée qui s'y attache, mais pour la chose en elle-même. Je m'étonnai de n'avoir pas plus tôt pensé à tout cela, mais je ne crois pas que je l'oublierai jamais.
À notre retour, je vis Charley rôdant autour de la porte et nous attendant, cela était clair. Il me demanda si je voulais être encore son ami; je n'avais plus, certainement, la moindre rancune. Comme on ne devait souper que dans une heure, nous allâmes nous asseoir sur le mur sous le grand poirier, et nous reparlâmes de tout ce qui s'était passé. J'entendais tout, bien qu'il ne criât pas. Il nous fut aisé de reconnaître que nous nous étions bien trompés tous les deux et qu'en réalité nous ne nous étions jamais haïs. Depuis lors je l'aime plus que je ne l'avais aimé, et ce n'est pas peu dire. Il ne triomphe plus de moi, et tous les jours il me dit cinquante choses auxquelles il ne pensait jamais; par exemple, que j'avais d'habitude, l'air de ne pas vouloir qu'on me parlât; mais je me suis merveilleusement défait de cet air-là. Je sais que bien des fois il a renoncé à la satisfaction de son amour-propre et à son plaisir pour me prêter son aide et rester près de moi. Il n'aura plus cette peine en classe, car je ne retournerai pas chez le docteur Owen; mais je sais comment cela ira cette fois dans la maison de Charley. Je le sais parce qu'il m'a dit que Catherine ne rirait plus jamais de moi. Du reste, elle pourrait le faire sans inconvénient. Je crois, du moins, que je saurais supporter désormais les rires de tout le monde. Mon père et ma mère savent, vous savez tous que tout est bien changé et que nous ne nous querellerons plus jamais Charley et moi. Je ne m'enfuirai plus de sa maison, ni d'aucune autre maison. Oh! il vaut bien mieux regarder les choses en face. Comme vous faites tous un signe de tête affirmatif comme vous êtes tous d'accord avec moi.
IX – HISTOIRE DE L'INVITÉ
Je fus placé, il y a vingt ans, comme clerc, pour faire mon noviciat de la profession légale, dans le petit port de mer de Muddleborough. Habitée en partie par des agriculteurs, en partie par des pêcheurs, cette petite ville a conservé quelques restes d'une contrebande autrefois lucrative et certaines réminiscences des courses heureuses de ses corsaires, auxquels la principale rue et plusieurs auberges doivent leur fondation. Le recteur, le banquier, le procureur, mon patron, qui tenait enfermées dans des boîtes en fer blanc les affaires litigieuses de la moitié du comté, et à qui une salle à manger poudreuse servait d'étude, le docteur et le propriétaire des deux bricks et du schooner, dont se composait la marine marchande du port, étaient sans conteste les sommités de l'endroit.
Du banquier ou de mon maître, le procureur, Lequel était le plus haut personnage entre tous? grande question restée obscure. Le banquier Isaac Scrawby passait pour immensément riche. Les banques provinciales par actions n'existaient pas encore, et il n'était pas un fermier ou un pécheur qui ne préférât les bons déchirés et crasseux de Scrawby aux billets les plus neufs de la banque d'Angleterre; son papier garnissait donc les petits sacs de toile à voile des pêcheurs, et les vieilles femmes le thésaurisaient dans leurs bas de laine, comme on le vit bien lorsque, forcé de suspendre ses paiements dans la première crise après le bill de Peel, il donna à ses créanciers trois shellings pour livre. Mais, d'un autre côté, le procureur Closeleigh, mon patron, outre qu'il pouvait faire prêter de l'argent à tout le monde, connaissait tous les secrets du comté et avait la main en toute chose, sauf pourtant les naissances, spécialité qu'il laissait au docteur.
Trois ou quatre clercs, sans me compter, faisaient cahin-caha la besogne de l'étude. Le vieux Closeleigh portait généralement un habit vert garni de boutons d'or à coquille, des culottes courtes et des bottes à retroussis. Rarement il s'asseyait ou prenait une plume, si ce n'est pour écrire une lettre à un client du premier ordre; mais il tenait audience les jours de marché, et dans les saisons des chasses il instrumentait aussi en plein air, dans les rendez-vous des chasseurs.
La forte prime payée pour mon apprentissage me donnait naturellement le droit de ne rien faire. Un effort fut bien tenté, quand j'étais tout à fait novice, par le vieux Foumart, le clerc plus spécialement chargé de la procédure, pour me décider à porter des assignations; mais, cette tentative ayant échoué, on me laissa prendre soin d'une des deux chambres de la maison déserte où nous avions notre office, et causer avec les clients tandis qu'ils attendaient leur tour.
La monotonie et la» respectabilité» étaient les traits caractéristiques de notre ville. Nous avions peu de pauvres, ou du moins nous n'en entendions guère parler. Les mêmes gens se livraient aux mêmes occupations, et se permettaient les mêmes amusements plus ou moins graves tout le long de l'année. Le commencement de la saison des pêches et la foire annuelle étaient nos seuls événements. Personne ne faisait fortune, et nul ne perdait celle qu'il pouvait avoir. La contrebande, sous l'empire des nouveaux règlements, était devenue trop hasardeuse et trop peu lucrative pour que des gens respectables voulussent s'y aventurer. On racontait pourtant de singulières histoires au sujet des risques courus en ce genre par les pères de la génération actuelle.
Chaque année, les jeunes hommes les plus remuants et les plus ambitieux de toutes les classes partaient comme un essaim pour des régions où l'industrie était plus active. En un mot, notre ville était bien la plus tranquille, la plus somnolente réunion imaginable de gens routiniers, économes, ennemis de toute spéculation. Leurs plus grands efforts collectifs aboutissaient à peine à entretenir la fontaine publique et la toiture de l'hôtel- de-ville; mais jamais on ne put les décider à faire les fonds nécessaires pour construire une jetée, bien qu'on en sentit l'impérieux besoin, ni à faire remise des droits d'octroi à un bateau à vapeur d'invention récente, qui passait devant notre port, pour le décider à s'y arrêter et à entrer en concurrence avec les lents caboteurs dont dépendent nos communications avec la ville voisine.
Dans ce recoin des domaines du Sommeil… arriva un jour par terre ou par mer, dans un bateau de pêcheur ou sur ses jambes nerveuses, on n'en sut jamais rien, un homme grand, maigre, pâle, bronzé, semblant être un ancien soldat, âgé de quarante à cinquante ans, n'ayant qu'une seule main, et pour remplacer l'autre un crochet de fer vissé dans un bloc de bois; pauvrement, salement vêtu, du reste, et dont l'accoutrement ne ressemblait pas mal à celui d'un garde-chasse.
Une compagnie composée du recteur, du docteur et de mon patron, maître Closeleigh, partait précisément pour aller chasser dans une réserve abondante de coqs de bruyère, et déplorait amèrement l'absence du vieux Phil Snare, le meilleur batteur du comté, quand le manchot offrit ses services d'une manière si convenable, si polie, si respectueuse, qu'ils furent acceptés malgré leur léger assaisonnement d'accent irlandais, mauvaise recommandation dans notre comté, où les fils de l'Irlande n'étaient pas en grande faveur. Une longue baguette de noisetier fut bientôt dans les mains du nouveau venu, et avant la fin de la journée, le manchot Peter était universellement reconnu pour le meilleur batteur et le drôle le plus amusant qu'aucun des chasseurs eût jamais connu. D'après son histoire, il jouissait d'une pension de retraite, et s'en allait rendre visite à un parent qu'il espérait trouver bien établi dans une autre ville, à cent milles au nord de Muddleborough. Un verre de grog achevant de délier sa langue, il raconta avec beaucoup de verve et de tact quelques-unes de ses aventures.
À dater de ce jour, Peter devint le factotum de la ville, et chacun de s'étonner qu'on eût pu se passer si longtemps d'un personnage si indispensable. Il portait les lettres; il nettoyait les fusils et fabriquait des mouches pour la pêche; il guérissait les chiens malades; il portait, dans une singulière enveloppe de son invention, les messages des femmes aux maris qui s'attardaient aux dîners du club; il suppléait au besoin l'aide du docteur et portait les assignations du procureur. En un mot, Peter était toujours à la disposition de tout le monde, avec son visage sérieux et ses réparties comiques. Jamais il ne semblait fatigué; rarement il avait l'air pressé. Il allait et venait dans toutes les maisons comme un chat familier, et il faisait d'opulentes affaires, comme tous les gens qui savent se rendre indispensables pour la solution de mille petites difficultés que chaque jour amène. En très peu de temps Peter sortit ainsi, comme un véritable papillon, de son cocon ou de sa chrysalide. La jaquette de chasse déguenillée fut mise à la réforme et remplacée par un habit vert d'ample dimension, garni d'une infinité de poches et assez pimpant pour être porté par le premier garde-chasse de milord Browse. Son gilet ouvert laissait voir un linge d'une blancheur irréprochable. De la tête aux pieds, il était un exemple de ce que l'on gagnait à être en crédit près des principaux marchands, et cependant il ne s'était pas donné de maître. Il commença même à ne plus se charger de simples commissions, excepté pour les gens de qualité. Un état- major de jeunes garçons manoeuvrait sous ses ordres; et lorsqu'il accompagnait une partie de chasse, pourvu lui-même d'un excellent fusil que lui prêtait un aubergiste chasseur, il avait tout l'air d'être là pour sa santé, pour prendre de l'exercice et se livrer au plaisir du sport. Rien ne rappelait en lui le pauvre diable dépenaillé et mourant de faim qui s'estimait trop heureux de coucher dans une grange et d'accepter une assiettée de débris de viande.
La faveur dont jouissait Peter n'était pas limitée à nos amateurs de sport. Il semblait également dans la confiance de personnes qui n'avaient jamais manié un fusil, ni jeté une mouche à une truite. S'il commença par les petits marchands, bientôt il devint indispensable aux boutiquiers les plus huppés. M. Tammy, le marchand de nouveautés de la place du Marché, M. Tammy qui portait toujours une cravate blanche et des escarpins, se promena un soir dans son jardin, pendant plus d'une heure, avec Peter; miss Spark le regardait par un trou de la porte; elle ne le perdit pas un seul instant de vue, et elle déclara à qui voulait l'entendre que Peter avait donné une petite tape sur l'épaule de Tammy en la quittant… à Tammy, élu marguillier pour l'année courante! Cette histoire trouva d'abord des incrédules; mais on ne put s'empêcher de remarquer que les progrès de la toilette de Peter, en fait de linge, dataient de cette promenade. Peu de temps après, Kinine, notre principal pharmacien et droguiste, grand orateur dans les meetings de la paroisse et première autorité scientifique de l'endroit, fut observé à son tour. Son garçon de pharmacie le vit étudier la géographie avec une vaste carte sous les yeux. Peter était souvent avec lui, et le crochet de fer voyageait rapidement sur la carte. À dater de ce moment, la ville entière sembla saisie d'une véritable rage, celle de rafraîchir ses études géographiques. L'Espagne et le Portugal étaient les localités spécialement en faveur. Tout le monde demandait au cabinet de lecture des livres sur la guerre de la Péninsule; et le libraire de la place du Marché reçut en une seule semaine l'ordre de faire venir plus de trois dictionnaires portugais.
Quant à Peter, il devint le lion de l'endroit. Il déjeunait avec Smoker, l'aubergiste, amateur de chasse, dînait avec Tiles, le cordonnier, prenait le thé avec Jolly, le boucher, soupait avec Kinine, le droguiste, et se livrait à de longues causeries avec le barbier et avec M. Closeleigh lui-même. On le priait de raconter l'histoire de ses campagnes, tâche dont il s'acquittait avec une grande onction. Chose assez étrange! les gens ne semblaient jamais se fatiguer d'entendre les marches et les contre-marches de Peter, les batailles livrées par Peter, et comment Peter avait perdu sa main. Seulement les curieux faisaient remarquer qu'à la fin de ces récits, Peter était toujours conduit avec mystère dans quelque arrière-salle ou dans le jardin, et que là il chuchotait une heure ou deux avec le maître de la maison en fumant une pipe et en buvant quelques verres de grog; jamais on n'avait vu Peter s'en trouver plus mal, ni s'en tenir moins d'aplomb. Il semblait au contraire s'imprégner de silence en sablant les liqueurs fortes.
Cependant, malgré les plus rigoureux efforts pour garder le mystère, on ne put l'empêcher de s'ébruiter; et on commençait à se dire à l'oreille que Peter possédait un inappréciable secret, concernant un trésor enterré durant les guerres. Les personnes qui n'étaient pas encore dans sa confidence affectaient un doute railleur; mais le nombre des amis de Peter croissait tous les jours.
Pour ma part, je n'étais pas encore arrivé à l'âge où l'on court après l'argent. Mon coeur appartenait tout entier aux chevaux, aux chiens, aux gilets brodés, aux toilettes de fantaisie, tout cela mêlé à des songes de Gulnares, de Medoras et de la jolie Anne Blondie, la fille du recteur. Un trésor caché m'eût fait bien moins désirer le patronage de Peter, que son habileté à fabriquer une mouche de mai; et ce fut, en effet, à ma passion pour la pêche que je dus d'être à mon tour initié au grand secret, qui depuis longtemps déjà courait les principales rues de la ville.
Par une belle soirée d'été, j'avais épuisé en pure perte toute ma science pour capturer une grande truite de quatre livres au moins, qui s'amusait à monter et à descendre nonchalamment à l'extrémité d'un étang profond, sous les racines d'un saule noueux à demi déterré; lorsque Peter se glissant sans bruit, avec ses grandes enjambées, à travers la prairie, fit soudain son apparition derrière mon coude:
«Voulez-vous me laisser essayer, master Charles, si je serais plus heureux que vous avec cette grosse friponne?»
Je ne demandais pas mieux: Peter jeta ou plutôt laissa tomber la mouche, une mouche de son invention, aussi légère que le duvet du chardon, juste derrière la grosse truite, qui la goba en un clin d'oeil; ce ne fut qu'un bond et un plongeon; mais dix minutes après, captive sous mon filet de débarquement, elle exhalait sa vie en palpitant dans l'herbe.
«Il faut toujours jeter la mouche derrière ces grosses truites, master Charles, si vous voulez qu'elles mordent. Jamais elles ne se donnent la peine de regarder une mouche placée devant leur museau.»
«C'est comme les gens riches!» ajouta Peter avec un gros éclat de rire.
La capture de la truite devint l'occasion d'une causerie sur l'herbe, et, petit à petit, nous arrivâmes aux campagnes de Peter en Espagne et en Portugal. Je ne saurais rendre la flatterie onctueuse du personnage, la sympathie qu'il exprimait pour un véritable gentleman et un véritable amateur de sport, comme moi, ne ressemblant en rien à ces mendiants de colporteurs et de boutiquiers. Il me fit aisément comprendre que j'étais homme à dépenser de l'argent dans le grand style, si j'avais cet argent; et, après m'avoir donné à entendre qu'une belle jeune dame du voisinage avait confié à Peter (tout le monde faisait des confidences à Peter) sa préférence pour master Charles, il me confia, non sans beaucoup de circonlocutions artificieuses, l'histoire suivante, clé de la faveur qu'il avait acquise dans les rangs de l'honnête population de Muddleborough.
Durant la retraite sur Torres-Vedras on lui avait confié, ainsi qu'à deux de ses camarades, un fourgon chargé de caisses pleines de doublons d'or; mais à la suite d'une vive escarmouche, ils avaient dû se replier sur un couvent dans le puits profond duquel il avait fallu jeter pour le soustraire à l'ennemi le chargement du fourgon, sauf une seule caisse. Le même jour tous les compagnons de Peter avaient été tués; Peter lui-même blessé et porté à l'hôpital. En cet endroit de son histoire, il me montra une terrible cicatrice dans son côté.
Le contenu de la dernière caisse avait été en partie divisé entre eux, en partie enterré. Après sa lente guérison, Peter était allé rejoindre son régiment, alors en marche sur les Pyrénées. C'est à Toulouse qu'il avait perdu sa main. À son arrivée en Angleterre, on lui avait donné son congé et une pension. Ici il produisit ses papiers. Après bien des épreuves, il était enfin parvenu à retourner en Portugal, où il avait trouvé le couvent déserté et le puits à demi comblé de décombres. Il avait découvert aussi les quelques rouleaux de doublons enterrés, mais il s'était bien convaincu que, sans l'influence et le concours de quelque véritable gentleman, il ne parviendrait jamais à sortir le trésor du puits et du pays. Arrivé à ce dernier chapitre de l'histoire, Peter tira d'une des profondeurs de ses vêtements, un véritable doublon d'or, enveloppé dans une infinité de chiffons.
Comment ne pas ajouter foi à une histoire aussi circonstanciée, avec de pareilles pièces à l'appui! Il poursuivit en me disant que l'aubergiste, le droguiste, le cordonnier, l'armurier et beaucoup d'autres notables habitants étaient désireux de s'associer avec lui et de partir pour le Portugal. Tammy, le marguillier, ne se montrait pas moins disposé à mettre une somme ronde dans une aussi bonne spéculation; mais lui, Peter, préférait avoir affaire à un jeune gentleman intelligent et entreprenant; et si je pouvais décider ma riche tante à avancer l'argent nécessaire au voyage, une bagatelle de deux cents livres sterlings, il était prêt à renoncer aux plus belles offres de Tammy, de Kinine, de Tiles, de Smoker et de tout la monde enfin pour partir avec moi tout seul et dévaliser cette nouvelle caverne d'Aladin,. Tous les plans étaient faits d'avance: nous devions louer un vignoble, dépendant des anciens domaines du couvent, et après avoir retiré le trésor du puits, le bien empaqueter dans des barriques de vin de Porto, à double fond, et revenir en Angleterre partager le butin. J'épouserais alors une belle lady; j'entretiendrais une meute et je serais à la tête des gentilshommes du comté; quant à Peter, il était plus modeste et il se contenterait d'avoir un cheval, un couple de chiens d'arrêt et de mener la vie d'un squire de campagne.
Le roman n'était pas mal agencé et Peter le racontait de la manière la plus insinuante; mais j'étais trop gai et trop plein de petits projets à moi, pour mordre à l'hameçon. Il était fort douteux d'ailleurs que ma tante Rebecca consentît à me donner deux cents livres sterlings, pour suivre en Portugal un Irlandais venu on ne savait d'où. L'idée d'abandonner Anne Blondie, ma favorite, aux soins exclusifs de mon rival, le jeune vicaire anglican, ne pouvait non plus me sourire. En conséquence, après avoir donné à Peter ma parole d'honneur de ne parler à âme qui vive d'un secret si important, je me séparai de lui à la Taverne du Pêcheur, où je lui payai quelques verres de grog et où je lui donnai pour le récompenser d'avoir contribué à la prise de la truite, l'unique demi-souverain dont j'aurais sans doute à disposer pendant toute la semaine.
Dans le cours du mois, Peter disparut. On observa que tous ceux qui l'avaient pris sous leur patronage, Smoker et Tiles, Jolly, Kinine, et Tammy, semblaient particulièrement charmés et prenaient un air mystérieux, quand ils entendaient le reste du public s'étonner de cette disparition sans tambour ni trompette.
Une semaine environ après le départ de Peter, mistress Jolly s'en vint trouver mistress Smoker pour lui demander si elle avait entendu parler de son mari. Mistress Smoker n'avait aucune nouvelle à donner, mais elle demanda à son tour à mistress Jolly si elle savait ce que pouvait être devenue cette brute de Smoker? Les deux femmes vérifièrent alors leur situation financière. Les deux maris avaient fait des ventes à leur insu et levé de l'argent. Smoker avait mis en loterie sa jument favorite Slap Bang, et Jolly non-content d'encaisser les plus grosses factures de la Saint-Jean avait encore enlevé le pot d'argent du grand-père de mistress Jolly. Tous les deux avaient emporté leurs habits des dimanches, leurs selles et leurs pistolets. Ce fut un terrible scandale et un cri de haro général que ne purent apaiser les lettres écrites par les deux maris disparus. L'une était datée de Londres, l'autre de Liverpool. Tous les deux disaient qu'ils avaient trouvé un moyen unique de faire fortune, sans courir de risque, et qu'ils seraient de retour dans trois mois. Les soupçons s'étaient un instant portés sur Peter: mais chose singulière! tous les deux demandaient précisément de ses nouvelles et priaient, l'un qu'on ne lui fît pas payer son verre d'ale quand il viendrait trinquer avec les buveurs, l'autre qu'on donnât un morceau de boeuf ou de mouton à son chien toutes les fois que cela lui serait agréable.
Au milieu du tollé général, Peter descendit un beau matin de l'impériale de la diligence de la ville voisine de Muddleborough, et se glissa à l'improviste dans le cercle des commères de la taverne du Cheval et du Jockey. Son histoire était courte cette fois et positive. Il ne s'était absenté que pour aller toucher sa pension. Il avait aperçu au Théâtre royal de Covent-Garden, Jolly dans un état complet d'ivresse, mais il s'était abstenu de lui parler. Moins d'une heure après son arrivée, Peter était enfermé avec Kinine dans le laboratoire du pharmacien et il passa la soirée entière avec Tammy, le marguillier.
La semaine d'ensuite on annonça que M. Kinine vendait sa pharmacie et quittait la ville pour n'y plus revenir. Les uns disaient qu'il allait étudier pour se faire recevoir médecin; d'autres qu'il avait fait un héritage; d'autres enfin qu'il était ruiné. Le fait est qu'il partit et qu'on ne le revit plus à Muddleborough. La dernière fois que j'entendis parler de lui, il faisait un cours public sur l'électro-biologie, ou sur toute autre chose, – entrée deux pence par personne.
Par une coïncidence assez bizarre, dans la même semaine où Kinine céda la place à son successeur Bluster, qui tient encore sa pharmacie, Tammy, le marguillier, partit pour Manchester, sous prétexte d'acheter des marchandises, mais ce n'était pas l'époque de ses achats annuels. Il laissa la direction du magasin au jeune Binks, qui devait plus tard épouser mistress Tammy. M. Tammy fut absent six mois. Durant ce temps, la pauvre mistress Tammy disait à qui voulait l'entendre qu'elle en avait perdu la tête; et quand il revint, il était «aussi maigre qu'une belette, aussi chauve qu'un vautour et aussi jaune qu'une guinée.» Ainsi le déclarait miss Spark; mais très peu de gens le virent, car il se mit au lit et mourut, ne parlant dans son délire que de fourgons, de trésor, de doublons d'Espagne et du traître Peter. Le jour de son enterrement, tout fut connu. Tammy était allé en Portugal avec Peter, qui, après l'avoir conduit au milieu du pays, l'avait dénoncé à la police comme un espion hérétique et était décampé avec les mules, le bagage et tout l'argent destiné à l'achat de la vigne, des barriques à double fond, des voitures et de tous les compléments de l'entreprise.
Le pauvre Tammy, après sa mise en liberté, s'était vu forcé de regagner Oporto à pied et presque en mendiant. Arrivé dans cette ville, la première personne dont il avait fait rencontre, au bureau de la police, était son compatriote Kinine en train de demander des renseignements sur ce coquin de Peter, qui, après une bombance à Londres, avait disparu avec ses malles et ses billets de banque, produits de la vente de son fond de commerce, pour rejoindre Tammy en Portugal.
Quand la pauvre mistress Tammy raconta cette triste histoire au déjeuner des funérailles, la bombe éclata. Peter avait pris pour dupe la ville tout entière; chacun, depuis le savetier jusqu'au recteur, avait placé des fonds sur le trésor portugais caché dans un puits. Smoker tomba en faillite; Jolly fui forcé de congédier son garçon boucher et de tuer ses bêtes lui-même. Tout le monde avait payé plus ou moins cher le plaisir d'écouter les histoires de Peter. Il avait escamoté les épargnes enfouies dans les bas des vieilles femmes, l'argent économisé par les jeunes servantes pour s'acheter des rubans; il avait reçu cinquante livres sterlings et plusieurs traités bibliques du recteur et deux fois autant, plus un fusil tout neuf, de M. Closeleigh, mon patron. Le banquier lui avait donné cent livres sterlings, en ses propres bons d'une livre chaque. Enfin le maître d'école du village voisin lui avait prêté ses seules et uniques cinq livres. Somme toute, Peter avait trouvé dans notre ville une véritable banque de crédulité et il l'avait mise à sec.