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Kitabı oku: «Leçons d'histoire», sayfa 17

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LETTRES A M. LE CTE LANJUINAIS,
SUR L'ANTIQUITÉ DE L'ALPHABET PHÉNICIEN

PREMIÈRE LETTRE
A M. LE COMTE LANJUINAIS,
SUR L'ANTIQUITÉ DE L'ALPHABET PHÉNICIEN

MON CHER COLLÈGUE,

EN composant mon livre de l'Alphabet européen, dont vous approuvez les principes; en méditant sur la nature et les éléments de l'alphabet en général, je suis naturellement arrivé à me demander quels ont pu être les premiers motifs de cette invention vraiment singulière, quelle série d'idées a pu y conduire l'esprit du premier auteur; et de suite le nom de Kadmus s'est offert à ma pensée. Je n'ai pas eu besoin de beaucoup de réflexions pour me convaincre, malgré le dire des poëtes et des historiens, que jamais un tel personnage n'exista comme homme: il suffit d'avoir lu l'extravagante légende de ses actions, pour y reconnaître une de ces fables sacrées, de ces énigmes cabalistiques que les anciens astrologues se firent un devoir et un plaisir malin de composer, pour dérober au vulgaire profane les secrets de leur science, ainsi qu'ont fait depuis eux, et sur leurs traces, les chercheurs d'or par la science d'alchymie; mais le soupçon me vint que quelque date chronologique aurait pu se glisser dans ces fictions, et pourrait s'en extraire par analyse: j'ai donc relu la fable de Kadmus dans les anciens mythologues, et dans leur ingénieux interprète moderne79. Par un cas bizarre, tandis que je cherche un objet qui m'échappe, un autre, que je ne cherche pas, s'offre à moi, et stimule ma curiosité: ce sont des auteurs grecs qui me parlent, et leurs récits sont mêlés de mots et de noms barbares qu'ils n'entendent pas; j'analyse ces mots, et j'en trouve un nombre de pur langage phénicien, ayant un sens tout-à-fait convenable au sujet: ce cas n'est pas neuf, on l'a déja remarqué, vous le savez, dans plusieurs fables mythologiques; mais ici, comme là, il donne lieu à des inductions qui me semblent neuves et dignes d'intéresser les amateurs de l'antiquité.

Avec eux, mon cher collègue, vous m'accorderez que l'idiome phénicien a été, comme l'hébreu, le chaldéen, le syrien, l'un des nombreux dialectes de cet antique et vaste langage arabique qui, de temps immémorial, règne dans la région sud-ouest de l'Asie: par cette raison, l'on a déja dit: «Kadm-os signifie orient, oriental.» Il est vrai; mais j'observe d'abord que pour la Grèce, un homme venu de Tyr et de Thèbes d'Égypte, eût été un méridional et non un oriental, surtout lorsque sa peau noire l'eût classé parmi les Africains, si différents des naturels de l'Asie mineure; ensuite, on ne peut me nier que ce même Kadm-os ne signifie tout ce qui marche en tête, qui précède, qui annonce, qui est héraut, tous sens spécialement appropriés à Mercure, héraut des dieux, chef de la grande procession égyptienne (décrite par Clément d'Alexandrie, etc.). Or, comme Mercure, sous ses noms d'Hermès, Thaut, etc., est chez les anciens, même dans Sanchoniathon, l'inventeur des lettres, il y a lieu de croire qu'ici Kadmus n'est que l'une de ses formes, l'un de ses équivalents. Toujours est-il vrai que le mot est phénicien; et, en ce moment, cela suffit à mon but.

Kadm-os est fils d'Agenor, roi de Tyr. En grec, Agenor est le fort, qualité spéciale d'Hercule bien reconnu pour être le soleil, et aussi pour être le dieu qui régnait à Tyr. En phénicien, nour est la lumière; ag n'offre pas de sens connu; mais il a pu en avoir un qui s'y adaptait.

Kadm-os a pour sœur Europe: cette prétendue femme est enlevée par un taureau blanc (comme la lumière), lequel est une métamorphose de Jupiter-Soleil, à l'équinoxe du printemps. Le taureau ravisseur traverse rapidement la Méditerranée, et porte sur son dos la princesse Europe aux contrées du couchant qui en prennent leur nom.

L'on est d'accord qu'Europe est la lune; j'ajoute spécialement cette lune, qui, à l'époque où le taureau fut le signe équinoxial du printemps, formait avec lui une conjonction d'un caractère particulier. Dans la même année où le soleil au printemps s'était levé dans le signe du taureau, il se couchait à l'automne, dans celui de la balance: alors la lune du mois arrivait à son plein, se levait le soir dans le signe du taureau, placée comme sur son cou ou sur son dos: c'était une importante affaire pour les astrologues et pour le peuple astrolâtre. Toute la nuit on voyait la navigation aérienne de ce couple de dieux qui, arrivés à l'horizon du couchant, étaient censés aux confins de la Méditerranée. En phoenico-hébreu, m'arab est le couchant; le radical (àrab,) qui est ici en régime, a pu être substantif, et former précisément oroub. Nous allons voir un autre sens.

Ce taureau équinoxial, qui ouvrit l'année avant le belier aries, depuis l'an 4600 jusqu'à l'an 2428, a joué le plus grand rôle chez les anciens. Au Japon, son image subsiste, ouvrant l'œuf du monde avec ses cornes d'or. En Italie, les poëtes ont dit, à la vérité bien hors de date80: Candidus auratis aperit cum cornibus annum. Ce taureau fut le bœuf osyr-is, prononcé osour par les Grecs; et en phénicien, héſour81 est le taureau. Il fut aussi le bœuf bacchus, qui, en ce moment, est le nôtre. On n'a point expliqué ce nom (bacchus); Plutarque nous dit que les femmes grecques d'Élis chantant ses hymnes antiques, en terminaient les strophes par les mots répétés digne taureau, digne taureau. Ce digne est une épithète singulière: en phénico-hébreu, digne se dit ïâh; le grec, qui n'admet pas l'h, y substitue le x, qui est une autre aspiration plus forte, et dit ἱακΧος qui est le latin iacchus; mais, si l'u et l'i latins se sont quelquefois échangés, comme dans optimus, maximus, on aura pu prononcer uacche, υαχΧι; et, vu la fraternité de ue et de be, l'on voit éclore bacchus. N'est-il pas singulier que son féminin signifie la vache; bacca, vacca? De manière que ce mot, vieux latin, serait venu de l'étranger avec la religion même.

Une épithète constante de Bacchus-Soleil est pater, père, ïaô-piter; en phénicien, père se dit abou. Or, comme b devient aussi facilement que a devient é, le fameux nom d'évôé n'a pu être que ebou-i, mon père.—Et pourquoi toujours liber (pater)? Je réfléchis, et je trouve que libre est synonyme de dégagé de liens, même de vêtements; or, en phénicien, un même mot radical (nàtàr) signifie à la fois danser, être dégagé de vêtements, être libre de ses membres: solutus vestibus; or, dans un pays chaud, la danse, en temps de vendange, même la nuit, a exigé des membres libres: nunc est saltandum, nunc pede libero pulsanda tellus. De ces idées et de ces expressions physiques est venu notre mot abstrait dissolu: solutus.

Mais pourquoi un bœuf symbole et dieu des vendanges? Parce qu'à cette ancienne époque séculaire, lorsque le soleil du printemps s'était levé dans le taureau qu'il masquait, le soleil d'automne, couché dans la balance pendant trente jours, livrait le ciel nocturne à ce même taureau, dont les brillantes et nombreuses étoiles semblaient présider aux jeux d'un peuple qui se délassait de la chaleur du jour, par le repos ou la danse, à la fraîcheur de la nuit. En un tel climat, on sent que la lune d'un tel mois dut être une divinité douce, gracieuse, propice. Or, le mot phénicien ăreb ou ŏrob, d'où doit venir Europe, a ces divers sens, et de plus celui de passer la soirée. Ici se trouve le point de parenté de la princesse Europe avec la vache ïo enlevée aussi par le taureau de ïupiter; car, ce mot ïo n'est que le phénicien ïah signifiant digne, convenable, beau (la belle lune conjointe au taureau; donc sa femme, donc une vache).

Voilà donc sans cesse et de tous côtés des mots phéniciens. Ce n'est pas tout: Kadmus, courant (dans le ciel) après Europe, arrive à un antre, à une caverne, appelés ărimé, où l'impie Typhon a surpris et détient la foudre de ïu-piter désarmé. Pour ravir à Typhon cette foudre, le dieu concerte avec Kadmus une ruse pour l'exécution de laquelle celui-ci se dépouille, se met nu, et prend d'autres vêtements. La ruse réussit: mais il en résulte un fracas terrible dans la nature. Or, en phénicien, le mot ărimé par aïn signifie ruse, nudité: si le grec en supprime, selon sa coutume, un h initial (l'h dur), ce serait haram ou harim, qui signifie lieu d'anathèmes, de destruction, de dévastation; cela convient également: le poète phénicien a pu jouer sur ces homonymes.

Après avoir établi l'ordre ou l'harmonie, dont on fait une déesse, Kadmus, qui l'épouse, veut immoler une vache (devenue inutile: elle a fini le mois); il a besoin d'eau pour le sacrifice82: il la cherche à la fontaine Dirkê, laquelle est défendue ou gardée par le dragon du pôle. En grec, dirkê signifie fontaine: pourquoi ce pléonasme, la fontaine fontaine? Ne serait-ce pas que dirkê serait un mot propre conservé du poème original phénicien? Je trouve en phénicien le mot irk, qui, mis en régime génitif, prend le d syriaque et devient dirkê: or, irk signifie à la fois cuisse, fût de colonne et de chandelier, gond de porte et de plus le pôle; car l'hiérophante Jérémie, parlant des Scythes venus du nord au temps de Josias et de Kyaxares, dit en propres termes: Un peuple est venu de Safoun (le nord); une grande nation est éclose des cuisses de la terre83. Une telle figure semble bizarre dans nos mœurs; mais si l'on considère que la forme de la cuisse est celle d'un fût légèrement conique, en pain de sucre; que cette forme fut celle de l'essieu dans les chars anciens; que dans le ciel le point polaire a toujours été pris pour un essieu autour duquel tournent diverses constellations comme des roues (septem triones, char de David): on reconnaîtra qu'ici, comme partout, l'expression et l'idée de l'hébreu sont tirées de la simple et grossière observation de la nature. Toujours est-il vrai que nous avons coïncidence absolue de mots et de choses. Et vous-même, mon cher collègue, n'allez-vous pas, à mon appui, observer que dans l'antique idiome du sanskrit, dans cette langue d'un peuple scythe que l'Égyptien même reconnut pour légitime rival d'antiquité84, n'allez-vous pas observer que cette fameuse montagne Mêrou n'est autre que la cuisse et le pôle du nord?

Ce n'est pas tout; nous avons ici la clef d'une autre énigme que personne n'a encore résolue. Selon les mythologues, ïupiter cacha dans sa cuisse le jeune Bacchus, né ayant terme (au début du 7e mois): supposons que parmi les douze maîtresses de ïupiter, c'est-à-dire parmi les douze lunes que le soleil visite chaque année, celle du solstice d'été ait conçu un génie-solaire destiné à quelque rôle astrologique; ce génie, arrivé au solstice d'hiver, n'a encore que six mois de gestation, et cependant, comme tout soleil, il est censé faire ici une naissance qui commence sa carrière annuelle. Le poète n'a-t-il pas pu feindre qu'étant alors comme caché dans le pôle (austral), il a été caché dans la cuisse du ciel (ïou-piter), et cela pendant les trois mois qui lui restaient pour atteindre l'équinoxe du printemps où naît le Bacchus au pied de bœuf? Ce Bacchus est ici fils de Sémélé, fille de Kadmus: né près d'un serpent, il prend le nom de Dio-nusios. En phénicien, nahf et nuhf signifie serpent (dieu du serpent). Selon Dupuis, Kadmus n'est autre chose que la constellation du serpentaire, où est peint un génie tenant un long serpent, d'où lui vient en grec son nom Ophiuchos. Mais ceci vient de plus loin que du grec; car, si ophis, en cette langue, signifie serpent, le phénicien ăphă et ŏphè a le même sens, et a dû l'avoir antérieurement.

Un autre nom du serpent en général est, en phénicien, rmſ ou remeſ. Si on lui joint l'article he (le), on a hermeſ (le serpent), qui est le nom de Mercure, en grec, où il n'a aucune racine, et Mercure-Hermès, qui tient un caducée formé de deux serpents, et qui est l'inventeur des lettres, se trouve encore identique à Kadmus-Serpentaire.

Celui-ci, continuant ses courses (célestes), arrive au sommet d'une haute montagne; il y bâtit Thèbes l'Égyptienne, selon les uns; la Béotienne, selon les autres; ni l'un ni l'autre, selon le narrateur lui-même: car le poète Nonnus, copiste des ancients85, indique clairement que cette ville est le ciel quand il dit que sa forme est ronde; qu'elle a pour porte sept stations qui ont les noms des sept planètes; et pour distributions quatre grandes rues qui se terminent aux quatre points cardinaux, etc. Mais qu'est-ce que ce nom Thèbes qui, en grec, ne signifie rien? J'observe qu'il est toujours au pluriel Thèbai, Thebæ, jamais au singulier. Le th répond à plusieurs lettres phéniciennes, entre autres au tsade, ou sâd, et au schin. Le mot phénicien sabâ signifie tout ce qui brille, comme les étoiles, dans la nuit, comme les armes, dans le champ de bataille: les Sabiens, adorateurs des étoiles, en tirent leur nom; ce serait donc la ville des Luminaires; la ville des étoiles.

D'autre part, ſebă (par schin) et ſebăï signifie sept, et s'entend spécialement des sept planètes et sept sphères: ce serait donc la ville des planètes (la Céleste), nom essentiellement pluriel, et tout-à-fait dans les mœurs des anciens astrolâtres. Cette Thèbes du ciel aurait été le modèle des Thèbes terrestres distribuées à son imitation, comme le fut plus tard l'idéale Jérusalem des prophètes. Je me hâte d'achever.

Selon nos Phéniciens, Kadmus combat le dragon populaire, le tue, lui ôte les dents qu'il sème en des sillons (labourés par le bœuf): ces dents deviennent des hommes armés qui d'abord l'accompagnent, puis s'entre-tuent, excepté cinq qui survivent. D'autres disent que «ces êtres, nés des sillons, sont des serpents que lui-même moissonne à mesure qu'ils naissent.» On sent bien que ces folies sont un logogriphe donné à deviner. La clef consiste en ce que les mots phéniciens ont habituellement plusieurs sens dont le poëte a fait des équivoques, de vrais calembours. Ainsi, sen, dent, signifie aussi année, seneh:—[)a]wnah; silon, au pluriel awnaut, est de la famille de [)a]wn, le temps; de [)a]ïn, tout ce qui est rond, œil, fontaine, soleil, cercle, d'où est venu le latin ann-us, annulus, anneau. Le sens précis n'est pas clair; mais l'on aperçoit que les dents du dragon sont les jours de l'année, qui s'entre-tuent ou qui sont tués à mesuré qu'ils naissent, excepté cinq qui sont les cinq épagomènes, placés hors du nombre trois cent soixante dont se composa l'année ancienne. Si Kadmus combat, vainc, tue le dragon polaire, c'est que vaincre signifie surmonter, être au-dessus; que tuer c'est mettre à sa fin, terminer; choses qui arrivaient dans le cours de l'année de la part de l'une des constellations sur l'autre. L'essentiel pour mon but est que nous reconnaissions sans cesse des mots phéniciens; et l'on voit qu'ils abondent de toutes parts.

Fort bien, me dites-vous, mon cher collègue; mais quel est le rapport final de tout ceci à l'alphabet? Le voici.

S'il est prouvé que les fables et drames mytho-astrologiques, à nous transmis par les Grecs, sont remplis de mots appartenants au langage de la Basse-Asie, chaldéo-phénico-arabe; que ces mots donnent habituellement des sens explicatifs et appropriés au sujet; que les lieux et les personnages de ces drames appartiennent le plus souvent à ces mêmes contrées: n'a-t-on pas droit de conclure que primitivement les fables et drames ont été composés en langue phénico-arabe; 2º qu'ils y ont formé des poëmes plus où-moins réguliers du genre des pouranas, chez les Indiens; 3º que les plus anciens Grecs connus, tels qu'Orphée, Musée, etc., n'ont été que des traducteurs ou compilateurs de ces poëmes, que les échos de ces compositions dont ils ont pu quelquefois ne pas bien saisir le sens; 4º que de la part des Asiatiques, l'existence de ces poëmes phéniciens-syriens-chaldéens, en indiquant un degré de civilisation très-avancé, prouvé en même temps, d'une manière positive, l'usage déja ancien de l'alphabet, attendu que les hiéroglyphes sont incapables d'exprimer la pensée dans ces minutieux et pourtant indispensables détails grammaticaux?—Maintenant, ajoutez que la contexture de ces récits poétiques suppose des observations et des notions astronomiques compliquées, lesquelles de leur côté supposent l'existence non interrompue d'une ou de plusieurs nations agricoles qui ont été conduites et presque forcées à ce genre d'études par le puissant motif de leurs besoins de subsistance et de richesse.—De ceci résulte pour nous un intéressant problème à résoudre: savoir, «à quelles époques ont pu être composés ces récits poétiques, ces pouranas chaldéo-phéniciens.» Il me semble que l'on pourrait arriver à cette connaissance par l'examen des positions respectives des astres et des planètes que décrivent avec détail les auteurs. Par exemple, dans ce poëme de Kadmus, il est clair que le taureau est placé signe équinoxial: ce qui déja porte la date au-delà de 2428 ans avant notre ère. Ensuite, si l'on suppose que la projection du taureau, dans les trente degrés de son signe, ait été jadis la même qu'aujourd'hui (ce dont je doute)86, il en résultera que pour obtenir les conjonctions de la pleine lune sur son dos, telles qu'elles sont citées, il faut remonter dans le signe au moins dix degrés; ce qui produit environ 700 ans, et nous mène à 3100 ans pour le moins.—Je sais que l'on peut faire beaucoup d'objections à mon hypothèse; mais, si elles ne se fondaient elles-mêmes que sur d'autres hypothèses, la question serait renvoyée au tribunal du bon sens, qui la déciderait par le calcul des probabilités les plus naturelles. Je suis loin de penser, comme Pline, que les lettres syriennes ou assyriennes existent de toute éternité; mais je suis également loin de les croire aussi récentes que le prétend une école moderne. Si mes rêveries sur ces matières vous semblent dignes d'intérêt, je pourrai vous exposer, un autre jour, par quels motifs je suis porté à croire que l'alphabet phénicien a pu être, sinon inventé, du moins rédigé en système, entre les quarante et quarante-cinquième siècles avant notre ère; qu'il a dû être répandu chez les Pélasges et chez les Grecs plus de dix-huit générations avant le siége de Troie, par conséquent bien avant le faux Kadmus, du quatorzième siècle; enfin qu'il a dû être précédé de systèmes d'écriture fondés sur des principes différents, tels que les hiéroglyphes et les caractères du genre chinois.

Paris, 15 juin 1819.

C.-F. VOLNEY.

SECONDE LETTRE
A M. LE COMTE LANJUINAIS,
SUR L'ANTIQUITÉ DE L'ALPHABET PHÉNICIEN

Contenant diverses questions historiques, proposées comme problèmes à résoudre

MON CHER ET HONORÉ COLLÈGUE,

Dans ma précédente, j'ai dit qu'en étudiant l'histoire des alphabets, je trouve des raisons de croire que le phénicien, qui me semble leur souche commune, n'a pas dû être inventé plus tôt que le quarante ou le quarante-cinquième siècle avant notre ère. Je n'ai pas de preuves directes de mon hypothèse, (notez, je vous prie, qu'en histoire je n'ai que des hypothèses): comment citerais-je des témoins? quand l'écriture alphabétique n'existait pas, quel moyen eût pu noter qu'elle venait de naître? Me dira-t-on que l'hiéroglyphique existait? Je le crois; mais l'hiéroglyphe ne précise aucun fait, n'analyse aucune idée: ses tableaux complexes, pour s'expliquer, veulent la parole.—Me dira-t-on que l'écriture alphabétique naquit subitement? cela est contre nature; et de plus une telle invention si brusque eût été repoussée par des habitudes régnantes; n'est-ce pas le sort de toute nouveauté? n'est-ce pas la nature de l'homme? Le vieillard, las et paresseux, l'adulte, orgueilleux et passionné, changent-ils subitement leurs idées pour se rendre écoliers de doctrines nouvelles?

Quand j'examine l'histoire des innovations, je trouve qu'elles s'établissent dans le monde flot à flot de génération. Une opinion naît, la génération mûre la repousse: la génération naissante, non imbue de préjugés, l'examine et l'accueille; il y a fluctuation et combat dans ce premier degré: quand la génération mûre est éteinte, la nouvelle opinion règne jusqu'à ce qu'une suivante vienne l'attaquer. Quant à sa formation, c'est le besoin qui invente; c'est l'utilité ou l'usage qui consolide. Cette gradation a dû être celle de l'écriture alphabétique. Vouloir qu'un art si subtil en sa théorie, si compliqué, si lent en sa pratique, se soit établi en peu d'années, ne peut être qu'une hypothèse de collége: sans doute, pour concevoir l'idée élémentaire de représenter le son de la parole, par de petits traits fixés sur un corps solide, il n'a fallu qu'un instant, qu'une heureuse inspiration; mais, de cet élément à ses conséquences, quelle série d'opérations, et d'idées graduelles et successives!—Étudier chaque son en particulier, distinguer la voyelle de la consonne, classer l'aspiration, définir et constituer la syllabe!… Il faut s'être occupé soi-même de la chose pour en sentir toutes les difficultés, surtout alors qu'aucun maître antécédent ne servait de guide sur cette matière: combien de tâtonnements, avant d'avoir rien établi de fixe!

Supposons que l'inventeur se soit fait une première esquisse de système, un premier essai d'alphabet, que de temps pour s'en inculquer l'habitude! Voyez le temps qu'il faut à nos enfants, seulement pour l'apprendre! Lorsque cet homme a eu des disciples, que de temps encore pour les habituer! Oui, pour établir cet art, pour le divulguer, pour l'amener à une usuelle pratique, il a fallu un laps de temps capable de faire perdre de vue ses auteurs. Voyez ce qui est arrivé pour l'art de l'imprimerie, qui, comparativement, n'est qu'un mécanisme simple et grossier; combien de recherches n'a-t-il pas fallu, de nos jours, pour acquérir des notions claires ou approximatives sur son berceau!

C'est en calculant toutes ces données que je raisonne sur l'époque de l'apparition de l'alphabet et de l'art d'écrire; je me dis: «Si, avant l'écriture alphabétique, il n'a existé aucun moyen de fixer, de conserver la mémoire précise et détaillée d'aucun fait historique ou physique, ne s'ensuit-il pas que, remontant dans l'échelle de l'antiquité, là où nous cesserons de trouver aucun récit de ce caractère, nous aurons le droit de dire que l'écriture n'était pas encore usitée? Or, si nous trouvons que dans les récits astronomiques déguisés sous les formes de la mythologie, aucun récit précis et détaillé ne remonte au delà de l'époque où le taureau était signe équinoxial du printemps, n'avons nous pas le droit de dire que l'alphabet phénicien n'a pas été inventé avant cette époque, c'est-à-dire, plus tôt que le quarante ou quarante-cinquième siècle avant notre ère?»

Cette opinion aurait besoin, sans doute, de beaucoup de développements; il ne peuvent trouver ici leur place; mais ils sont devenus dans ma pensée le sujet d'un travail de longue haleine dont j'ai déja distribué les chapitres: et parce que ce premier aperçu de mes idées peut en faire naître d'autres encore plus justes chez les savants qui se livrent à ce genre d'étude, je prends cette occasion de les déposer ici en forme de questions, comme autant de sujets de dissertation:

1º Si, comme nous l'apprennent les anciens savants, par l'organe de Strabon87, le langage de tous les peuples de la presqu'île arabe jusqu'aux confins de la Perse et de l'Arménie, ne fut qu'un même langage88, modifié en dialectes, «lequel de ces dialectes doit-on considérer comme le plus ancien, comme le plus voisin de la souche originelle?»—(Cette identité posée par Strabon décide la question secondaire entre l'arabe, l'hébreu, le syriaque, le chaldaïque, le phénicien, etc.)

2º Sur ce terrain, grand comme les deux tiers de l'Europe, comment tant de peuplades diverses, les unes sédentaires, agricoles, les autres errantes, partie sauvages, partie pastorales, la plupart ennemies et souvent en guerre, comment ont-elles pu s'entendre à parler un même langage, construit sur les mêmes principes, composé des mêmes éléments?

3º Si, comme il est vrai, cette identité indique un foyer primitif et unique de population, dont la surabondance aurait formé des colonies émigrantes, des essaims successivement conquérants,—où doit-on placer ce foyer primitif?

4º Si, comme il est vrai, la formation et surtout le développement du langage ne peuvent avoir lieu que dans une société dont les membres sont en contact particulier, en communication habituelle d'idées et d'actions;—un tel état de choses peut-il avoir eu lieu ailleurs que chez un peuple agricole, qui progressivement se compose un édifice de besoins, d'arts, de sciences, d'idées en tout genre, et par conséquent l'accompagne d'autant de signes parlés nécessaires à tout exprimer?

5º Peut-on admettre que des peuplades errantes d'hommes chasseurs ou pêcheurs, ou même pâtres, qui, par la nature de leurs habitudes, sont bornés à un cercle étroit d'actions, d'idées et de besoins, chez qui les divisions, les dispersions sont faciles à raison des guerres, et par conséquent les interruptions de lignées et de traditions; peut-on admettre que de telles peuplades aient eu la capacité, la possibilité d'inventer et de construire un système de langage, dont la construction nous présente un système d'idées à la fois étendu et régulier?

6º Admettant que de premiers et simples rudiments de langage aient été formes par une famille sauvage qui a prospéré, et qui, fixée sur un sol fécond, y est devenue une nation agricole, populeuse et puissante, en quelle contrée de l'Iemen, de la Syrie ou de la Chaldée, doit-on placer cette nation originelle, ce foyer premier?

7º Supposons que ce soit la presqu'île du Tigre et de l'Euphrate, cette contrée babylonique qu'Hérodote compare pour la fertilité et la population au Delta d'Égypte; alors qu'une société nombreuse et civilisée y eut un langage développé, même savant, n'éprouva-t-elle pas chaque jour le besoin d'un moyen quelconque de fixer ses souvenirs, de conserver, de transmettre ses idées?—quel a pu être ce moyen le plus simple, le plus naturellement présenté à l'esprit? a-t-telle procédé par la méthode hiéroglyphique qui est la représentation des idées par images et figures, ou par la méthode alphabétique qui est la représentation des sons par des traits conventionnels, du genre algébrique?

8º Si, dans l'action de parler, chaque mot fait apparaître à l'esprit l'image d'un objet; si, pour deux hommes de langage différent et qui ne s'entendent point, le premier moyen est de dessiner l'un devant l'autre la figure des objets dont ils veulent parler, ne s'ensuit-il pas que l'écriture dite hiéroglyphique a été ce premier moyen naturel? Et lorsqu'on la trouve employée également chez les Égyptiens, les Mexicains, les Chinois et divers sauvages, ce fait général n'est-il pas une preuve et une confirmation de cette opinion?

9º En quelle circonstance a pu naître l'écriture alphabétique, si différente de l'hiéroglyphique, puisqu'au lieu des idées elle peint les sons? Si les inventions compliquées et abstraites ne sont le produit que des besoins habituels chaque jour plus sentis, par quelle classe d'hommes a été plus senti le besoin de peindre la parole, de fixer le son qui retrace les idées?

10º Supposons une classe d'hommes livrée au négoce, obligée de traiter avec des peuplades diverses, dont, au premier abord, elle n'entend point le langage; cette classe d'hommes marchands n'aura-t-elle pas le besoin journalier et pressant de retenir plus ou moins de mots de ces langues, pour s'en faire expliquer le sens, quelquefois très-important à sa sûreté, et pour s'en servir elle-même à l'occasion?—Or, comme pour ces marchands voyageurs, les sons étrangers, les mots barbares ne portent avec eux d'abord aucune valeur, n'expriment aucune idée, leur attention ne sera-t-elle pas spécialement fixée sur le matériel de la parole, sur le mécanisme du son et de la prononciation? L'écriture alphabétique aura donc été inventée par des marchands voyageurs?

11º Cela posé, le témoignage de l'histoire ne vient-il pas se joindre à la logique du raisonnement pour attribuer l'invention de l'écriture alphabétique aux Phéniciens, essentiellement marchands et négociants, par navigation et par caravane, et cela de temps immémorial?

12º Étant admis que l'invention de l'écriture alphabétique appartienne aux Phéniciens, alors que le langage de ces Phéniciens dérive de la grande souche arabico-chaldéo-syrienne, l'adoption et la propagation de l'alphabet chez tous les peuples parents, n'est-elle pas devenue une conséquence naturelle de son invention? et alors cette race d'hommes, cette masse de peuples n'a-t-elle pas acquis un moyen spécial de faire des progrès dans les sciences et la civilisation?

13º Étant donné un premier voyageur ingénieux, qui conçut l'idée-mère d'attribuer des signes matériels aux sons élémentaires de la parole, comment procéda-t-il pour établir la forme des lettres? Par exemple, pour peindre le son A, n'a-t-il pas dû prendre un mot de sa langue où ce son fût employé, et dire: La figure que voici représente le son A, tel qu'il est prononcé dans tel mot, par exemple, dans Alef?

14º Maintenant, si le nom de chaque lettre de l'alphabet phénicien commencé par la lettre qui sert à l'épeler; par exemple Alef pour A, Beit pour B, Dalet pour D, Mim pour M, Ras pour R, etc., n'est-il pas apparent que l'auteur s'en est fait une règle générale qui réellement est naturelle et commode?

15º Si les vingt-deux mots appellatifs des vingt-deux lettres de l'alphabet phénicien désignent chacun un objet physique déterminé et palpable, tel que bœuf, maison ou tente, porte, chameau, tête, etc., ne peut-on pas soupçonner que la figure primitive de chaque lettre a été celle de l'objet désigné, réduite à ses lignes principales? Et si ce soupçon trouve son appui dans la figure de plusieurs lettres, telles que celle de Ain, qui est un rond, trait principal de l'œil, dans celle de Alef qui paraît avoir été une tête de taureau, dans celle de Dalet qui est la porte triangulaire d'une tente, dans celle de Mim qui peint l'ondulation des flots, ne peut-on pas croire que les autres figures ont été altérées par le laps du temps, de même que les lettres phéniciennes à nous connues se sont altérées en devenant lettres grecques et latines dans l'Occident, lettres chaldéennes, palmyréniennes, syriennes carrées ou estranguelo, et enfin arabes actuelles?

79.Voyez le livre de Dupuis, table des matières, au mot Cadmus, où sont les renvois appropriés à chacun des deux formats, l'in-4º. et l'in-8º.
80.Nos poètes ne célèbrent-ils pas encore le belier, qui est hors de signe depuis plus de 2,200 ans?
81.Le ſ représente la lettre schin.
82.Voyez Dupuis, tome III, in-4º, page 40.
83.Ici, comme en tant d'autres passages, aucune traduction n'a été fidèle.
84.Voyez Hérod., lib. II.
85.Voyez Dupuis, in-4º, tome. 3, page 40.
86.Il a plu à nos modernes faiseurs de planisphères de placer le taureau et le belier tête contre tête. Le fait est précisément l'opposé chez les anciens qui placent ces deux figures dos à dos. Cependant, comme aucun de leurs atlas n'a été fait plus de 400 ans avant notre ère, j'ai des raisons de croire que jadis la tête du belier fut où ils ont placé sa queue.
87.Geogr., lib. I, page 41 et 42; édition de Casaubon.
88.Ce que les Allemands appellent langue semitique, quoique Kanàan et Kush en fassent partie.
Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
30 haziran 2018
Hacim:
332 s. 4 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain