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Kitabı oku: «Histoire des Musulmans d'Espagne, t. 4», sayfa 12

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Pour beaucoup de gens ce gouvernement était donc bien dur, bien tyrannique. Cependant les chrétiens, les juifs, les théologiens musulmans de l’école libérale, les philosophes, les poètes, les hommes de lettres ne formaient, même pris ensemble, qu’une minorité. C’était sans contredit une minorité fort considérable et dont il était impossible de ne pas tenir compte, car presque tous les hommes de talent en faisaient partie; mais enfin, ce n’était pas la masse de la population. Ce que celle-ci attendait du nouveau gouvernement pouvait se formuler ainsi: l’ordre au dedans, la protection contre l’ennemi du dehors, la diminution des impôts et l’accroissement de la prospérité publique. Ces vœux furent-ils remplis? On peut dire qu’ils le furent pendant le règne de Yousof et dans les premières années de celui de son successeur. Dans ce temps-là l’ordre ne fut point troublé; les routes étaient sûres251; les Castillans furent si bien tenus en respect, qu’ils ne songèrent plus à venir ravager l’intérieur de l’Andalousie252, et dans l’origine du moins, le gouvernement ne leva point de contributions illicites; c’étaient les juifs, comme nous l’avons vu, qui devaient payer pour les musulmans quand le trésor se trouvait à sec. Cependant nous n’oserions affirmer, comme le fait un chroniqueur253, qu’il n’y eut aucune contribution extraordinaire, car il est certain qu’une fois, du moins, Yousof essaya de lever une contribution de guerre, une maouna (aide) comme on disait. Les Almériens, qui n’avaient jamais montré une bien grande partialité pour les Almoravides, refusèrent de la payer, et le cadi de cette ville, Abou-Abdallâh ibn-al-Farrâ, répondit en ces termes aux réprimandes de Yousof: «Vous me blâmez, seigneur, parce que je n’ai pas voulu contraindre mes concitoyens à payer la maouna, et vous dites qu’elle doit être payée, attendu que tous les cadis et faquis du Maroc et de l’Andalousie l’ont décrété ainsi en se fondant sur l’exemple d’Omar, le compagnon du Prophète, qui a été inhumé à côté de celui-ci et dont la justice n’a jamais été révoquée en doute. Voici ma réponse, émir des musulmans: vous n’êtes pas le compagnon du Prophète, vous ne serez pas inhumé à ses côtés, je ne sache pas que votre justice n’ait jamais été révoquée en doute, et si les cadis et les faquis vous mettent sur la même ligne qu’Omar, ils auront à répondre devant Dieu de cette opinion téméraire. Omar, d’ailleurs, n’a demandé la contribution dont il s’agit qu’après avoir juré dans la mosquée qu’il ne restait pas un seul dirhem dans le trésor; si vous pouvez en faire de même, vous aurez le droit de demander une contribution extraordinaire; sinon, non. Salut254!» Ce fier langage eut-il pour effet que Yousof renonça à son dessein, ou bien y persista-t-il? Nous ne saurions le dire; mais nous serions porté à croire que, sous le règne d’Alî, les contributions illégales furent rétablies, du moins en partie, car en parlant des Roum (chrétiens) auxquels ce prince donna des emplois, un chroniqueur255 dit qu’ils furent chargés aussi de percevoir les maghram, et ordinairement on entend sous ce mot des impôts qui n’ont pas été prescrits par le Coran. Toutefois, la population fut taxée moins haut que sous les princes andalous, et il est naturel que, grâce à cette circonstance et au repos dont on jouissait, la prospérité s’accrût. Elle fut en effet très-grande; la preuve en est que le pain se vendait à bon marché et qu’on pouvait se procurer des légumes presque pour rien256.

En général, le peuple ne fut donc pas désappointé; seulement il s’était trompé s’il avait cru que les Almoravides remporteraient sur les chrétiens des victoires décisives et rendraient à l’Espagne musulmane la grandeur et la puissance qu’elle avait eues du temps d’Abdérame III, de Hacam II, d’Almanzor. Les circonstances étaient cependant favorables, car après la mort d’Alphonse VI (1109), l’Espagne chrétienne fut longtemps en proie à la discorde et à la guerre civile; mais les Almoravides ne surent pas en profiter. Tous leurs efforts pour reprendre Tolède demeurèrent inutiles; ils s’emparèrent, il est vrai, de quelques villes moins importantes, mais les succès qu’ils obtinrent furent contre-balancés par la perte de Saragosse (1118).

Le peuple, au reste, n’eut pas à se féliciter longtemps de la révolution accomplie: gouvernement, généraux, soldats, tout se corrompit avec une étonnante rapidité.

Les généraux de Yousof, quand ils arrivèrent en Espagne, étaient illettrés, il est vrai, mais pieux, braves, probes, et accoutumés à la vie simple et frugale du Désert257. Enrichis par les trésors des princes andalous que Yousof leur avait prodigués, ils perdirent bien vite leurs vertus, et désormais ils ne songeaient plus qu’à jouir tranquillement des biens qu’ils avaient acquis258. La civilisation de l’Andalousie fut pour eux un spectacle tout à fait nouveau; ayant honte de leur barbarie, ils voulurent s’y initier et prirent pour modèles les princes qu’ils avaient détrônés. Malheureusement ils avaient l’épiderme trop dur pour pouvoir s’approprier la délicatesse, le tact, la finesse des Andalous. Tout portait chez eux le cachet d’une imitation servile et manquée. Ils se mirent à protéger les lettrés, à se faire réciter des poèmes et dédier des livres; mais tout cela, ils le faisaient gauchement, sans grâce et sans goût; quoi qu’ils fissent, ils restaient à demi sauvages et ne prenaient de la civilisation andalouse que son mauvais côté. Le beau-frère du roi Alî, Abou-Becr ibn-Ibrâhîm, qui fut quelque temps gouverneur de Saragosse après l’avoir été de Grenade, fut, pour ainsi dire, le type de ces généraux qui essayèrent, sans trop de succès, de s’andalousiser, s’il est permis de s’exprimer ainsi. Né dans le Sahara, il avait été élevé dans les principes rigides et austères de sa nation; mais à Saragosse il les oublia et se modela en tout sur l’exemple des Beni-Houd, les anciens rois du pays. Ceux-ci ayant été des bons vivants, il voulut l’être aussi; en conséquence, il s’entoura de viveurs, et quand il buvait avec eux, il portait une couronne et un manteau royal; puis, comme les Beni-Houd avaient été les patrons de la philosophie – deux d’entre eux, Moctadir et Moutamin, avaient même écrit sur cette science – il voulut l’être à son tour, et sans se demander ce que son beau-frère et les faquis en diraient, il choisit pour son ami, son confident, son premier ministre, un homme dont les fidèles ne prononçaient le nom qu’avec horreur, qui ne croyait pas au Coran, qui niait toute révélation, le célèbre philosophe Avempace en un mot259. Ses soldats en furent si indignés, qu’un grand nombre d’entre eux l’abandonna260. Cependant les soldats, quoique plus orthodoxes, ne valaient pas mieux que leurs chefs. Ce qui les caractérisait, c’était l’insolence envers les Andalous et la lâcheté devant l’ennemi. Leur lâcheté était en effet si grande, que le roi Alî fut obligé de vaincre son aversion pour les chrétiens et d’enrôler ceux que son amiral Ibn-Maimoun, qui faisait une véritable chasse aux hommes, lui amenait des côtes de la Galice, de la Catalogne, de l’Italie, de l’empire byzantin261; et quant à leur insolence, elle ne connaissait pas de bornes. Ils traitaient l’Andalousie en pays conquis; ils y prenaient tout ce qui leur plaisait, argent, biens, femmes. Le gouvernement les laissait faire, il n’y pouvait rien. Sa faiblesse faisait pitié à voir. Les faquis avaient dû céder le pouvoir aux femmes ou du moins le partager avec elles. Le roi Alî se laissait dominer par son épouse Camar; d’autres dames gouvernaient à leur gré les hauts dignitaires, et pour peu que l’on contentât leur cupidité, l’on pouvait se permettre tout ce que l’on voulait. Même les bandits avaient le droit de compter sur l’impunité, s’ils avaient les moyens d’acheter la protection de ces dames. C’étaient elles, d’ailleurs, qui donnaient les postes, et d’ordinaire elles les accordaient à des hommes tout à fait incapables. En un mot, le gouvernement devint méprisable et ridicule. L’armée et le peuple se moquaient de lui, parce qu’il révoquait le lendemain les ordres qu’il avait donnés la veille; les grands seigneurs visaient au trône, et on les entendait dire qu’ils gouverneraient bien mieux que le faible Alî, lequel ne savait que jeûner et prier262.

Pour comble de malheur, une terrible révolte éclata en Afrique (1121). Fanatisés par un prétendu réformateur, qui se donnait pour le Mahdî annoncé par Mahomet, les sauvages habitants de la chaîne de l’Atlas marocain, les Almohades (unitaires) comme ils s’appelaient, prirent les armes contre les Almoravides. Pour une dynastie déjà si faible et si chancelante, un tel coup devait être mortel. A l’exception des chrétiens, les soldats dont elle disposait étaient si mauvais, qu’ordinairement la vue seule de l’ennemi suffisait pour les mettre en déroute. Aussi le gouvernement aux abois ne savait que faire; pour prolonger de quelques instants sa triste existence, il dégarnissait l’Andalousie et en retirait les soldats, les armes, les munitions, les vivres263. Les chrétiens ne tardèrent pas à s’en apercevoir et à en profiter. En 1125, quatre ans après le commencement de la révolte des Almohades, Alphonse le Batailleur, roi d’Aragon, ravagea l’Andalousie, comme nous l’avons vu, pendant plus d’une année. En 1133, Alphonse VII de Castille, qui portait le titre d’empereur de même que son aïeul Alphonse VI, mit à feu et à sang les environs de Cordoue, de Séville, de Carmona, prit Xérès, qu’il pilla et brûla, et pénétra jusqu’à ce qu’on appelait alors la tour de Cadix, c’est-à-dire jusqu’aux colonnes d’Hercule264. Son aïeul n’avait pas fait pis du temps de Motamid. Cinq ans plus tard, il revint pour ravager les alentours de Jaën, de Baëza, d’Ubeda, d’Andujar. En 1143, ce fut de nouveau le tour de Cordoue, de Séville, de Carmona. L’année suivante, toute l’Andalousie fut pillée et brûlée depuis Calatrava jusqu’à Almérie265.

Après avoir joui de quelques années prospères, le peuple andalous avait donc gagné ceci à la révolution qu’il avait saluée avec tant d’enthousiasme: un gouvernement impuissant et corrompu; une soldatesque lâche, indisciplinée et brutale; une police pitoyable, car les villes regorgeaient de voleurs et les campagnes étaient infestées par une foule de brigands; la stagnation presque complète du commerce et de l’industrie; la cherté des vivres, pour ne pas dire la disette; enfin, des invasions plus fréquentes qu’elles ne l’avaient jamais été et qui malheureusement tendaient encore à se multiplier266. Toutes les espérances avaient été trompées, et l’on maudissait maintenant ces Almoravides dans lesquels on avait vu naguère les sauveurs du pays et de la religion. Dès l’année 1121, les Cordouans se soulevèrent contre la soldatesque qui tenait garnison dans leur ville et qui se livrait à toutes sortes d’excès, sans que le gouvernement l’en empêchât. Ces barbares furent expulsés, leurs demeures pillées. Alors le roi Alî arriva en Andalousie avec une nuée d’Africains; jamais encore une armée aussi considérable n’était débarquée en Espagne. Mais les Cordouans, poussés à bout, étaient déterminés à se défendre avec le courage que donne le désespoir; ils fermèrent leurs portes et barricadèrent leurs rues. Le combat, toutefois, eût été trop inégal, et les faquis s’interposèrent pour prévenir l’effusion du sang. Cette fois, malgré leur servilité habituelle, ils prirent parti pour leurs concitoyens et contre le pouvoir. Ils déclarèrent dans un fetfa que la révolte des Cordouans était juste et légitime, attendu qu’ils n’avaient pris les armes que pour défendre leurs biens, leurs femmes, leur vie. Alî céda, comme de coutume, aux faquis, et après quelques pourparlers, les Cordouans s’engagèrent à payer une amende en dédommagement de ce qu’ils avaient pillé et détruit267. Dans d’autres villes le mécontentement croissait toujours, et quoique le passé n’eût pas été brillant, on le regrettait et l’on voulait y revenir, tant le présent était sombre et insupportable. On peut s’en convaincre en lisant le message que les Sévillans envoyèrent en 1133 à Saif-ad-daula, le fils du dernier roi de Saragosse, qui se trouvait dans l’armée d’Alphonse VII, alors que celle-ci était devant les portes de leur ville. «Adressez-vous au roi des chrétiens, lui firent-ils dire; concertez-vous avec lui et faites en sorte que nous soyons délivrés du joug des Almoravides. Une fois libres, nous payerons au roi de Castille un tribut plus considérable que celui que nos pères payaient aux siens, et vous, vous régnerez sur nous, vous et vos fils268.» Onze ans après, la mesure étant comble et l’empire croulant de toutes parts, on se disait dans les rues et dans les mosquées: «Les Almoravides nous tirent jusqu’à la moelle des os; ils nous enlèvent nos biens, notre argent, nos femmes, nos enfants; soulevons-nous contre eux, chassons-les, tuons-les!» Et d’autres disaient: «Nous devons d’abord faire alliance avec l’empereur de Léon; nous lui payerons un tribut comme nos pères le faisaient. – Oui, oui, criait-on de toutes parts, tous les moyens sont bons pourvu que nous soyons délivrés des Almoravides.» Et l’on appelait la bénédiction du ciel sur les projets qu’on avait formés269; toute l’Andalousie se levait comme un seul homme pour massacrer ses oppresseurs, les cadis et les faquis en tête, car le clergé, on le sait, a rarement compté la reconnaissance au nombre de ses vertus.

Nous n’avons à raconter ni l’histoire de cette révolution, ni la conquête de l’Espagne par les Almohades qui avaient renversé les Almoravides dans le Maroc. La tâche que nous nous étions imposée était de retracer l’histoire de l’Andalousie indépendante, et si, en jetant un rapide coup d’œil sur la période où ce pays n’était plus qu’une province d’un autre empire, nous avons passé les bornes de notre sujet, nous l’avons fait parce que nous croyions de notre devoir de montrer que l’Andalousie, quand elle se fut donnée aux Almoravides, fut loin d’être heureuse, et qu’elle en vint même à regretter ses princes indigènes, qu’elle avait tant calomniés, qu’elle avait abandonnés et trahis à l’heure du danger.

Avant de terminer, un seul devoir nous reste à remplir: c’est de raconter l’histoire de Motamid pendant sa captivité.

XV

Quelles qu’aient été les vertus de Yousof – et les faquis affirmaient qu’il en avait beaucoup – la magnanimité envers les vaincus n’en faisait pas partie. Sa conduite à l’égard des princes andalous qu’il avait fait prisonniers, fut cruelle et odieuse. Il est vrai que les deux petits-fils de Bâdîs furent traités convenablement: ils recouvrèrent la liberté à condition qu’ils ne quitteraient pas le Maroc, et reçurent un traitement assez considérable, de sorte qu’Abdallâh put laisser une belle fortune à ses enfants. C’est que Yousof avait pour ces deux princes, qui étaient de sa nation, un certain faible; c’étaient en outre des hommes incapables dont il n’avait rien à craindre et qui le flattaient270. Quant aux autres princes, nous avons déjà vu quel fut le sort de Râdhî, de Motawakkil, de Fadhl, d’Abbâs; et celui de Motamid, quoiqu’on ne lui ôtât pas la vie, ne fut pas moins déplorable.

Après la prise de Séville, l’ordre avait été donné de le transporter à Tanger. Au moment où il s’embarquait avec ses femmes et plusieurs de ses enfants, une foule innombrable couvrait les rives du Guadalquivir pour lui dire un dernier adieu. Dans une de ses élégies, le poète Ibn-al-labbâna a décrit cette scène en ces termes:

Vaincus après une vaillante résistance, les princes furent poussés vers le navire. La foule encombrait les rives du fleuve; les femmes étaient sans voile et elles se déchiraient le visage de douleur. Au moment des adieux, que de cris, que de larmes! Que nous reste-t-il à présent? Pars d’ici, ô étranger! rassemble tes bagages et fais tes provisions, car la demeure de la générosité est désormais déserte. Et toi qui avais l’intention, de t’établir dans cette vallée, sache que la famille que tu cherchais n’y est plus et que la sécheresse a détruit notre moisson. Et toi, chevalier au superbe cortége, dépose tes armes qui ne te serviraient à rien, car le lion a déjà ouvert sa gueule pour te dévorer271.

Quand Motamid fut arrivé à Tanger, où il resta quelques jours, le poète Hoçrî qui y habitait et qui avait passé quelque temps à la cour de Séville, lui envoya des poèmes qu’il avait composés en son honneur. Parmi ces pièces une seule était nouvelle, et dans celle-là Hoçrî demandait un cadeau, quoiqu’il dût savoir que Motamid n’était plus en état d’en faire. En effet, l’ex-roi de Séville n’avait conservé de toutes ses richesses que trente-six ducats, qu’il avait cachés dans sa bottine et que ses pieds avaient empreints de leur sang; mais telle était sa générosité, qu’il n’hésita pas à sacrifier cette dernière ressource: il enveloppa les ducats dans un morceau de papier, et y ayant ajouté une pièce de vers dans laquelle il s’excusait de l’exiguïté de son cadeau, il les envoya à Hoçrî. Ce mendiant éhonté n’eut pas même la politesse de l’en remercier, et quand les autres rimeurs de Tanger et des environs eurent appris que Motamid faisait encore des cadeaux, ils survinrent en grand nombre pour lui présenter leurs vers. Hélas! il n’avait plus rien à donner, et à cette occasion il dit:

Les poètes de Tanger, de la Mauritanie entière, se sont évertués à faire des vers, et ils voudraient recevoir quelque chose du captif. Ce serait plutôt à lui de leur demander une aumône; quelle merveille, quelle merveille! Si la pudeur qui est au fond de son âme, si la fierté que lui ont léguée ses ancêtres ne l’en empêchaient pas, il rivaliserait avec eux, il mendierait, lui qui naguère, quand on faisait un appel à sa générosité, répandait l’or à pleines mains272.

De Tanger on le conduisit à Miquenès. En route il rencontra une procession qui allait implorer de la pluie, et à cette occasion il composa ces vers:

Voyant ces gens qui allaient implorer de la pluie: «Mes larmes, leur dis-je, vous en tiendront lieu. – Tu as raison, me répondirent-ils, tes larmes sont assez abondantes pour cela, mais elles sont mêlées de sang273

A Miquenès il resta plusieurs mois274, jusqu’à ce que Yousof ordonnât de le transporter à la ville d’Aghmât, non loin de Maroc. Pendant qu’on lui faisait faire ce trajet, son fils Rachîd, qu’il avait refusé de voir, parce que, pour un motif que nous ignorons, il était fâché contre lui, lui adressa ces vers pour l’apaiser:

Emule de la pluie bienfaisante, seigneur de la générosité, protecteur des hommes! la plus grande faveur que vous pourriez m’accorder, ce serait de me permettre de contempler un instant ton noble visage, qui, gai et brillant, pourrait nous tenir lieu, la nuit de flambeaux, le jour du soleil.

Motamid lui répondit par ceux-ci:

J’étais l’émule de la pluie bienfaisante, le seigneur de la générosité, le protecteur des hommes, alors que ma main droite prodiguait les dons le jour de la distribution des cadeaux, ou enlevait la vie aux ennemis le jour du combat, et que ma main gauche tenait la bride qui domptait le coursier effrayé par le bruit des lances. Mais à présent je suis au pouvoir de la captivité et de la misère; je ressemble à une chose sacrée qu’on a profanée, à un oiseau dont on a brisé les ailes. Je ne puis plus répondre à l’appel de l’opprimé ou du pauvre. La gaîté de mon visage, à laquelle tu étais accoutumé, s’est changée en une morne tristesse; les soucis ne me permettent plus de penser à la joie; aujourd’hui les regards se détournent de moi, au lieu qu’auparavant ils me cherchaient275.

A Aghmât il mena dans la prison une existence triste et douloureuse. Le gouvernement s’occupait de lui pour ordonner, tantôt qu’on lui mît des chaînes, tantôt qu’on les lui ôtât, mais au reste il ne prenait pas même soin de sa subsistance. Aussi vivait-il avec sa famille dans la dernière détresse. Pour subvenir à leurs besoins, son épouse et ses filles furent obligées de filer. C’est dans la poésie qu’il cherchait sa consolation. Ainsi, quand il eut aperçu de l’étroite fenêtre de son cachot une volée de ces oiseaux rapides auxquels les Arabes donnent le nom de catâ et qui sont une espèce de perdrix:

Je pleurais, dit-il, en voyant passer auprès de moi une compagnie de catâs; ils étaient libres, ils ne connaissaient ni prison ni chaîne. Ce n’était pas par jalousie que je pleurais, mais parce que j’aurais voulu être comme eux, car alors je pourrais aller où je voudrais, mon bonheur ne se serait pas évanoui, mon cœur ne serait pas rempli de douleur, je ne pleurerais pas la perte de mes enfants. Ils sont heureux: ils ne sont pas séparés l’un de l’autre, aucun d’entre eux n’éprouve la douleur d’être loin de sa famille, ils ne passent pas comme moi la nuit dans d’affreuses angoisses, alors que j’entends grincer la porte de la prison sur ses verrous ou dans sa serrure. Ah! que Dieu leur conserve leurs petits; quant aux miens, ils manquent d’eau et d’ombrage276!

Puis c’étaient des vers sur sa grandeur passée, sur les magnifiques palais qui naguère avaient été témoins de son bonheur, sur ses fils qui avaient été massacrés, et à l’occasion de la fête de la rupture du jeûne, il composa ceux-ci:

Autrefois les fêtes te rendaient joyeux, mais la fête qui te trouve captif à Aghmât te rend triste. Tu vois tes filles couvertes de haillons et mourant de faim; elles filent pour ceux qui les paient, car elles ne possèdent plus rien au monde. Elles viennent vers toi pour t’embrasser, fatiguées, brisées par le travail et les yeux baissés. Elles marchent nu-pieds dans la boue des rues, comme si elles n’eussent pas marché jadis sur du musc et du camphre277! Leurs joues creuses attestent la misère et les larmes les ont sillonnées… De même qu’à l’occasion de cette triste fête (Dieu veuille qu’elle ne revienne pas pour toi!) tu as rompu le jeûne, de même ton cœur a rompu le sien: ta douleur, longtemps contenue, a éclaté enfin. Jadis, quand tu commandais, tout le monde t’obéissait: à présent tu en es réduit à recevoir toi-même des ordres. Les rois qui se réjouissent de leur puissance se laissent abuser par un rêve278!

La malheureuse Romaiquia n’était pas faite pour une vie si dure: elle tomba dangereusement malade. Motamid en fut fort attristé, d’autant plus qu’il n’y avait à Aghmât personne à qui il osât confier le soin de la guérir. Heureusement le célèbre Abou-’l-Alâ Avenzoar279, qui, dans les dernières années de son règne, avait été le médecin de sa cour, et auquel il avait rendu les biens de son grand-père que Motadhid avait confisqués280, se trouvait alors à Maroc. Il lui écrivit pour le prier de vouloir bien se charger du traitement de la maladie de Romaiquia. Avenzoar lui promit de venir; mais comme dans sa lettre il avait souhaité à Motamid une longue vie, celui-ci lui envoya ces vers en le remerciant:

Tu me souhaites une longue vie; mais comment un prisonnier pourrait-il la désirer? La mort n’est-elle pas préférable à une vie qui apporte sans cesse de nouveaux tourments? D’autres peuvent former un tel souhait, car ils ont l’espoir de rencontrer le bonheur; mais le seul souhait que je puisse former, c’est de rencontrer la mort. Voudrais-je vivre pour voir mes filles manquer de vêtements et de souliers? Elles sont à présent les servantes de la fille d’un homme dont l’emploi était d’annoncer ma venue quand je me montrais en public, d’écarter les gens qui se pressaient sur mon passage, de les contenir quand ils encombraient la cour de mon palais, de galoper à ma droite et à ma gauche quand je passais mes troupes en revue, et de prendre soin qu’aucun soldat ne sortît des rangs281. Toutefois la prière que tu as faite dans une intention bienveillante m’a fait du bien. Dieu te récompense, Abou-’l-Alâ, tu es un homme de cœur! J’ignore quand le vœu que je forme sera rempli, mais je me console par la pensée que dans ce monde tout a un terme282.

Ce qui parfois lui apportait un soulagement momentané, c’étaient les lettres et les visites des poètes que jadis il avait comblés de ses bienfaits. Plusieurs d’entre eux firent le voyage d’Aghmât, Abou-Mohammed Hidjârî entre autres, qui, pour un seul poème, avait reçu de lui tant d’argent qu’il put ouvrir une maison de commerce et jouir d’une honnête aisance tant qu’il vécut. Motamid lui avoua qu’il avait eu tort d’appeler Yousof en Andalousie. «En le faisant, dit-il, j’ai creusé ma propre fosse.» Quand le poète vint lui dire adieu pour retourner à Almérie où il demeurait, Motamid voulut encore lui faire un cadeau, malgré l’exiguïté de ses moyens; mais Hidjârî eut la délicatesse de le refuser et improvisa ces deux vers:

Je jure que je n’accepterai rien de vous, à présent que la destinée vous a frappé d’une manière si cruelle et si injuste. Ce que vous m’avez donné autrefois est bien suffisant, quoique vous-même vous l’ayez oublié283.

Mais le plus fidèle et le plus assidu de ces amis, c’était Ibn-al-labbâna, et une fois qu’il arriva à Aghmât, il apporta de bonnes nouvelles d’Andalousie. Les esprits, disait-il, y étaient en émoi. Les patriciens, qui n’avaient jamais voulu de la domination de Yousof, s’agitaient et conspiraient pour replacer Motamid sur le trône284. Il disait vrai; le mécontentement était très-grand dans les classes éclairées, et le gouvernement ne tarda pas à en acquérir des preuves. Aussi prit-il des mesures de précaution; il fit arrêter plusieurs personnes suspectes, notamment à Malaga; mais les conjurés de cette ville, dont Ibn-Khalaf, un patricien très-considéré, était le chef, profitèrent de l’obscurité de la nuit pour s’échapper de prison, après quoi ils se rendirent maîtres du château de Montemayor285. Bientôt Abd-al-djabbâr, un fils de Motamid qui était resté en Andalousie avec sa mère et que le peuple prenait pour Râdhî (celui qui avait été assassiné à Ronda), se rendit auprès d’eux. Ils le nommèrent leur chef, et tout semblait aller selon leurs souhaits. Un navire de guerre marocain qui échoua dans le voisinage du château, leur fournit des vivres, des munitions, des armes. Algéziras se déclara pour eux de même qu’Arcos, et s’étant rendu dans cette dernière ville en 1095, Abd-al-djabbâr se mit à faire des razzias jusqu’aux portes de l’ancienne capitale du royaume de ses ancêtres286.

La première nouvelle de la révolte de son fils causa à Motamid une profonde douleur. La témérité de l’entreprise l’effrayait; il craignait pour Abd-al-djabbâr un sort aussi dur que celui qui avait déjà frappé plusieurs de ses fils. Mais ces sentiments firent bientôt place à l’espérance; il entrevoyait la possibilité de retourner dans son pays, de reconquérir son trône287, et devant ses amis il ne s’en cachait pas. Ecrivant, par exemple, au poète Ibn-Hamdîs, qui était retourné à Mahdia après lui avoir rendu visite, il lui envoya un poème qui commençait ainsi:

La chaire dans la mosquée et le trône dans le palais pleurent le captif que le destin a jeté sur la plage africaine, et dans lequel il disait:

Oh! je voudrais savoir si je reverrai mon jardin et mon lac dans ce noble pays où croissent les oliviers, où roucoulent les colombes, où les oiseaux font entendre leur doux ramage288.

Ibn-al-labbâna nourrissait ces espérances. A la veille de retourner en Andalousie, il avait reçu de Motamid vingt ducats et deux pièces d’étoffe: il lui renvoya ce cadeau et parmi les vers qu’il lui fit parvenir à cette occasion se trouvaient ceux-ci:

Un peu de patience encore! Bientôt tu me combleras de bonheur, car tu remonteras sur le trône. Le jour où tu rentreras dans ton palais, tu m’élèveras aux plus hautes dignités. Tu surpasseras alors le fils de Merwân en générosité, et moi, je surpasserai Djarîr en talent289. Prépare-toi à luire de nouveau: une éclipse de lune n’est pas de longue durée290.

Chargé de chaînes – car Yousof avait ordonné de les lui remettre; «le lionceau ayant rugi, dit un rhéteur de l’époque, on craignait un bond de la part du lion» – Motamid vivait ainsi d’espérance, et cette espérance n’était pas tout à fait sans fondement: le parti d’Abd-al-djabbâr était nombreux et il inspirait au gouvernement de graves inquiétudes; il sut se maintenir pendant plus de deux ans, et il n’était pas encore dompté au moment où Motamid mourut après une longue maladie291 (1095), à l’âge de cinquante-cinq ans292.

L’ex-roi de Séville fut inhumé dans le cimetière d’Aghmât. Quelque temps après, à l’occasion de la fête de la rupture du jeune, le poète andalous Ibn-Abd-aç-çamad fit sept fois le tour de son tombeau, à l’instar des pèlerins qui font le tour de la Caba; puis il s’agenouilla, baisa la terre qui couvrait les dépouilles mortelles de son bienfaiteur, et récita une élégie. Touchée par l’exemple qu’il lui avait donné, la foule fit aussi le tour du tombeau à la manière des pèlerins et en poussant de longs gémissements293.

«Tout le monde aime Motamid, dit un historien du XIIIe siècle, tout le monde a pitié de lui, et aujourd’hui encore on le pleure294.» En effet, il est devenu le plus populaire de tous les princes andalous. Sa générosité, sa bravoure, son caractère chevaleresque le rendaient cher aux hommes cultivés des générations suivantes; les âmes sensibles étaient touchées de son immense infortune; le vulgaire s’intéressait à ses aventures romanesques, et comme poète, il fut admiré même par les Bédouins qui, en fait de langage et de poésie, passaient pour des juges à la fois plus difficiles et plus compétents que les habitants des villes. Voici, par exemple, ce que l’on raconte à ce sujet:

Dans une des premières années du XIIe siècle, un Sévillan, qui voyageait dans le Désert, arriva à un campement de Bédouins Lakhmites. S’étant approché d’une tente et ayant demandé l’hospitalité à celui qui en était le maître, ce dernier, enchanté de pouvoir pratiquer une vertu que sa nation apprécie infiniment, l’accueillit avec une grande cordialité.

Le voyageur avait déjà passé deux ou trois jours auprès de son hôte, lorsque, une nuit, après avoir cherché en vain le sommeil, il sortit de la tente pour aller aspirer le souffle des zéphyrs.

Il faisait une nuit sereine et admirable, dont des brises douces et caressantes tempéraient la tiédeur. Dans un ciel d’azur, semé d’étoiles, la lune s’avançait, lente, majestueuse, éclairant de sa lumière le Désert auguste qu’elle faisait resplendir comme un miroir et qui présentait l’image la plus complète du silence et du repos. Ce spectacle rappela au Sévillan un poème que son ancien souverain avait composé, et il se mit à le réciter. Ce poème, c’était celui-ci:

251.Cartâs, p. 108.
252.Abd-al-wâhid, p. 114; Holal, fol. 52 r.; Chron. Lusit., p. 326.
253.Cité dans le Cartâs, p. 108.
254.Maccarî, t. II, p. 262, 263; Ibn-Khallicân, Fasc. XII, p. 17, 18. – Ce cadi d’Almérie fut tué dans la bataille de Cutanda (près de Daroca), livrée en 1120. Maccarî, t. II, p. 759.
255.Holal, fol. 35 r.
256.Cartâs, p. 108; Holal, fol. 33 v.
257.Holal, fol. 34 r.
258.Abd-al-wâhid, p. 148.
259.Avempace est une corruption d’Ibn-Bâddja.
260.Ibn-al-Khatîb, man. G., fol. 98 v. -100 r. (article sur Abou-Becr ibn-Ibrâhîm); Ibn-Khâcân, Calâgid, article sur Avempace.
261.Voyez sur ces Roum (qui, au fond, étaient ce qu’on appelait autrefois des Slaves) Chron. Adefonsi Imper., c. 45, 46, 94, Holal, fol. 35 r., 58 r., 62 v.
262.Abd-al-wâhid, p. 128, 133, 148; Holal, fol. 58 v., 59 r.
263.Holal, fol. 52 r.
264.Chron. Adefonsi Imper., c. 13-16. Sur la tour de Cadix ou colonnes d’Hercule, voyez mes Recherches, t. II, p. 328, et l’Appendice, nº XXXV.
265.Chron. Adef. Imp., c. 60, 82, 88.
266.Comparez le Holal, fol. 52 r.
267.Holal, fol. 35 v., 36 r.
268.Chron. Adefonsi Imper., c. 16.
269.Chron. Adef. Imper., c. 89.
270.Voyez Ibn-al-Khatîb, man. E., article sur Abdallâh ibn-Bologguîn.
271.Abbad., t. I, p. 59-61.
272.Abbad., t. I, p. 313, 314; t. II, p. 71, 175, 232; Abd-al-wâhid, p. 101, 102.
273.Abbad., t. I, p. 383.
274.Abd-al-wâhid, p. 102.
275.Abbad., t. II, p. 73, 74.
276.Abbad., t. I, p. 68.
277.Allusion à l’aventure que j’ai racontée plus haut, p. 142, 143.
278.Abbad., t. I, p. 63, 64.
279.Ibn-Zohr en arabe.
280.Voyez Maccarî, t. II, p. 293.
281.Parmi les femmes qui avaient apporté du lin à filer aux filles de Motamid, se trouvait la fille d’un arîf ou huissier de l’ex-roi de Séville.
282.Abd-al-wâhid, p. 109.
283.Abbad., t. II, p. 147-149.
284.Voyez le poème d’Ibn-al-labbâna, Abbad., t. I, p. 319, 320, et mon commentaire, ibid., p. 366 et suiv.
285.Montemayor, près de Marbella, est aujourd’hui ce que les Espagnols appellent un despoblado, un endroit inhabité.
286.Abbad., t. II, p. 228, 229; t. I, p. 64.
287.Abbad., t. I, p. 66.
288.Abbad., t. I, p. 63.
289.Djarîr était le poète favori du calife Abdalmélic, fils de Merwân.
290.Abbad., t. I, p. 310, 311.
291.Abbad., t. I, p. 306.
292.La révolte d’Abd-al-djabbâr commença en 1093; deux ans après, ce prince fit son entrée dans la ville d’Arcos. Il y fut assiégé par Sîr, le gouverneur de Séville. Lui-même fut tué par une flèche, mais ses partisans ne se rendirent que quelque temps après. Voyez Abbad., t. II, p. 228, et t. I, p. 64, 65.
293.Abbad., t. I, p. 71.
294.Ibn-al-Abbâr, Abbad., t. II, p. 63.
Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
11 ağustos 2017
Hacim:
274 s. 24 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain