Kitabı oku: «Histoire des Musulmans d'Espagne, t. 4», sayfa 11
Après ce qui venait de se passer, les princes andalous auraient été bien excusables, s’ils avaient rompu tout de suite avec Yousof. Cependant ils ne le firent pas; au contraire, Motamid et Motawakkil se rendirent à Grenade pour féliciter l’Almoravide, et Motacim y envoya à sa place son fils Obaidallâh. Chose étrange! l’aveuglement de Motamid était tel qu’il se flattait de l’espoir que Yousof voudrait céder Grenade à son fils Râdhî en dédommagement d’Algéziras qu’il lui avait enlevé! Il connaissait donc bien peu l’Africain, puisqu’il le supposait capable de céder un royaume! Au reste, Yousof le tira bientôt de son erreur. Il fut pour les émirs d’une froideur glaciale, ne répondit rien à l’insinuation de Motamid à propos de Grenade, et fit jeter le fils de Motacim en prison. Une telle conduite devait dessiller les yeux aux princes. Aussi Motamid conçut-il des inquiétudes très-vives. «Nous avons commis une faute bien grave en appelant cet homme dans notre pays, dit-il à Motawakkil; il nous donnera à boire le calice qu’Abdallâh a été obligé d’avaler.» Puis, prétextant d’avoir reçu l’avis que les Castillans menaçaient de nouveau les frontières, les deux princes demandèrent à Yousof la permission de le quitter, et l’ayant obtenue, ils se hâtèrent de retourner dans leurs Etats; après quoi ils proposèrent aux autres émirs qui régnaient en Espagne de prendre ensemble les mesures nécessaires afin de pouvoir se défendre contre l’Almoravide dont les projets n’étaient plus un secret pour personne. Cette démarche fut couronnée de succès. Les émirs s’engagèrent l’un envers l’autre à ne fournir aux Almoravides ni troupes ni approvisionnements, et ils résolurent de conclure une alliance avec Alphonse218.
De son côté, Yousof se rendit à Algéziras, car il avait l’intention de se rembarquer et de laisser à ses généraux la tâche odieuse de détrôner les princes andalous. Chemin faisant, il ôta la petite principauté de Malaga à Temîm, le frère d’Abdallâh, prince tout à fait insignifiant, et fit avertir les faquis que, le moment décisif étant venu, il attendait d’eux un fetfa très-explicite. Ils s’empressèrent de répondre à son désir. Ils déclarèrent donc que les princes andalous étaient des libertins, des débauchés, des impies; que, par leur mauvais exemple, ils avaient corrompu les peuples et les avaient rendus indifférents aux choses sacrées, témoin le peu d’empressement que l’on mettait à assister au service divin; qu’ils avaient levé des contributions illégales, et que, bien que sommés par Yousof de les abolir, ils les avaient maintenues; que, pour mettre le comble à leurs forfaits, ils venaient de conclure une alliance avec le roi de Castille, c’est-à-dire avec l’ennemi le plus implacable de la vraie religion; que, par conséquent, ils s’étaient rendus indignes de régner plus longtemps sur des musulmans; que Yousof était délié de tous les engagements qu’il pourrait avoir pris envers eux, et qu’il était non-seulement de son droit, mais de son devoir de les détrôner sans retard. «Nous prenons sur nous, disaient-ils en terminant, de répondre devant Dieu de cet acte. Si nous sommes dans l’erreur, nous consentons à porter dans la vie future la peine de notre conduite, et nous déclarons que vous, émir des musulmans, n’en êtes pas responsable; mais nous croyons fermement que les princes andalous, si vous les laissez en paix, livreront notre pays aux infidèles, et ce cas échéant, vous aurez à rendre compte à Dieu de votre inaction.»
Tel était le sens général de ce mémorable fetfa, qui contenait en outre des accusations dirigées contre certains princes en particulier. Il n’y avait pas jusqu’à Romaiquia qui n’y eût sa place; on l’accusait d’avoir entraîné son époux dans un tourbillon de plaisirs, et d’être la cause principale de la décadence du culte.
Ce fetfa était précieux pour Yousof, mais voulant lui donner une autorité encore plus grande, il le fit approuver par ses faquis africains, et l’envoya ensuite aux plus célèbres docteurs de l’Egypte et de l’Asie, afin qu’ils confirmassent l’opinion des docteurs de l’Ouest par la leur. Il eût été naturel qu’ils se déclarassent incompétents, puisqu’il s’agissait d’affaires qu’ils ne connaissaient pas; mais ils se gardèrent bien d’en agir ainsi; l’idée qu’il y avait quelque part un pays où des hommes de leur profession disposaient des trônes flattait agréablement leur orgueil, et les plus renommés d’entre eux, le grand Ghazzâlî en tête, n’hésitèrent pas à déclarer qu’ils approuvaient en tout point le décret des faquis andalous. Ils adressèrent en outre à Yousof des lettres de conseils et l’engagèrent de la manière la plus pressante à gouverner avec justice et à ne jamais s’écarter de la bonne voie, ce qui voulait dire qu’il devait constamment s’en tenir à l’opinion du clergé219.
XIV
On pouvait prévoir quel serait le caractère de la guerre qui allait commencer: ce serait une guerre de siéges et non de batailles. Aussi les deux partis se préparèrent-ils, l’un à attaquer les places fortes, l’autre à les défendre; et l’armée almoravide, dont Sîr ibn-abî-Becr, un parent de Yousof, était le général en chef, se divisa en plusieurs corps, dont un alla assiéger Almérie, tandis que les autres se portèrent vers les forteresses de Motamid. Parmi ces dernières, Tarifa succomba dès le mois de décembre 1090220. Peu de temps après, tant leurs progrès furent rapides, les soldats de Yousof avaient déjà commencé le siége de Cordoue, où commandait un fils de Motamid, à savoir Fath, surnommé Mamoun. L’ancienne capitale du califat n’opposa pas une longue résistance: ses propres habitants la livrèrent aux Almoravides. Fath essaya encore de se frayer une route avec son épée au travers des ennemis et des traîtres, mais il succomba sous le nombre. On lui trancha la tête, que l’on mit au bout d’une pique et que l’on promena en triomphe (26 mars 1091)221. Carmona fut prise le 10 mai222, et alors on put commencer le siége de Séville. Deux armées marchèrent contre cette cité; l’une s’établit à l’est, l’autre à l’ouest. Le Guadalquivir séparait cette dernière de la ville, qui, de ce côté-là, était défendue par la flotte.
La position de Motamid était donc devenue fort critique. Cependant un seul espoir lui restait: il comptait sur le secours d’Alphonse, auquel il avait fait les promesses les plus brillantes pour le cas où il voudrait l’aider. Alphonse s’était engagé à le faire, et il tint sa parole: il envoya Alvar Fañez vers l’Andalousie avec une grande armée. Malheureusement pour Motamid, Alvar Fañez fut battu près d’Almodovar par des troupes que Sîr avait envoyées à sa rencontre223. La nouvelle de ce désastre fut un coup de foudre pour le roi de Séville. Toutefois il ne désespérait pas encore; ce qui le soutenait, ce qui lui donnait des forces, c’étaient les prédictions, les rêves de son astrologue. Tant que les pronostics étaient favorables, il croyait qu’il serait sauvé par je ne sais quel miracle; mais quand ils devinrent mauvais, quand ils parlèrent d’une fin qui approchait, d’un lion qui saisit sa proie, il tomba dans un morne abattement et abandonna à son fils Rachîd le soin de la défense.
Cependant les mécontents qui voulaient livrer la ville à l’ennemi, s’agitaient, conspiraient et s’efforçaient de faire éclater une sédition. Motamid les connaissait, et s’il l’avait voulu, il aurait pu les mettre à mort, comme on le lui conseillait; mais répugnant à l’idée de terminer son règne par un acte aussi rigoureux, il se contenta de les faire observer. Il paraît cependant que la surveillance qu’on exerçait sur eux n’était pas assez active, car ils trouvèrent le moyen de communiquer avec les assiégeants, les aidèrent à faire une brèche, et le mardi 2 septembre, quelques Almoravides pénétrèrent par cette brèche dans la ville. A peine averti de ce qui se passait, Motamid saisit un sabre; puis, sans se donner le temps de prendre un bouclier ou une cuirasse, il se jette à cheval et se précipite sur les agresseurs, entouré de quelques soldats dévoués. Un cavalier almoravide lui lance un javelot. L’arme passe sous son bras et effleure sa tunique. Prenant alors son sabre à deux mains, il fend le cavalier en deux morceaux, repousse les autres ennemis et les force à chercher leur salut dans une fuite précipitée. La brèche fut réparée sur-le-champ; mais le péril, écarté pour un instant, ne tarda pas à renaître. Dans l’après-midi les Almoravides réussirent à brûler la flotte, ce qui causa une grande consternation parmi les assiégés, car ils savaient qu’après la destruction des vaisseaux la ville n’était plus tenable, et ils n’ignoraient pas non plus que, pour aller à l’assaut, les ennemis n’attendaient que l’arrivée de Sîr, qui devait leur amener des renforts. Aussi l’effroi fut tel que les habitants ne songèrent qu’à sauver leur vie. Quelques-uns se jetèrent dans le fleuve en tâchant de le traverser à la nage, d’autres se précipitèrent du haut des murailles; il y en eut même qui se glissèrent par les cloaques. Sîr arriva sur ces entrefaites, et le dimanche 7 septembre, il fit livrer l’assaut. Les soldats postés sur les remparts se défendirent bravement, mais ils furent accablés par le nombre, et alors les Almoravides pénétrèrent dans la ville, la pillèrent et y commirent toutes sortes d’excès. Leur rapacité fut telle qu’ils enlevèrent aux Sévillans jusqu’à leur dernier vêtement.
Motamid était encore dans le château. Ses femmes pleuraient, ses amis le conjuraient de se rendre. Il ne le voulut point, car il entrevoyait avec horreur, non pas la mort qu’il était trop habitué à braver pour la craindre, mais un supplice infâme, et ce qu’il pensait à cette occasion, il l’a exprimé dans ces vers:
Quand mes pleurs cessèrent enfin de couler et qu’un peu de calme rentra dans mon cœur déchiré: «Rendez-vous, me dit-on, ce sera le parti le plus sage.» Ah! répondis-je, un poison me semblerait plus doux à avaler qu’une telle honte! Que les barbares m’enlèvent mon royaume et que mes soldats m’abandonnent: mon courage, ma fierté ne m’abandonnent pas. Le jour où je fondis sur les ennemis, je ne voulais pas d’une cuirasse; j’allai à leur rencontre sans autre vêtement qu’une tunique, et, espérant trouver la mort, je me jetai au plus fort de la mêlée; mais mon heure, hélas! n’était pas venue!
Résolu à chercher une fois encore la mort qui semblait le fuir, il réunit ses soldats; puis il se jeta en désespéré sur un bataillon almoravide qui avait pénétré dans la cour du château, le chassa et le culbuta dans la rivière. Son fils Mâlic perdit la vie à cette occasion; mais lui ne reçut pas même de blessure. Rentré dans le château, il eut un instant l’idée de se donner la mort; mais croyant que ce serait offenser Dieu, il renonça à ce projet et se décida enfin à se rendre. La nuit venue, il envoya donc son fils Rachîd auprès de Sîr, car il espérait encore obtenir des conditions. Cet espoir fut déçu. Rachîd demanda en vain une audience, et on lui donna à entendre que son père devait se rendre à discrétion. N’ayant plus le choix des partis, Motamid se résigna à prendre le seul qui lui restât. Il dit donc adieu à sa famille, à ses compagnons d’armes qui pleuraient et gémissaient, et se remit avec Rachîd entre les mains des Almoravides. Le château fut pillé comme la ville l’avait été, et l’on annonça à Motamid que lui et sa famille n’auraient la vie sauve, qu’à la condition qu’il enverrait à ses deux fils, Râdhî et Motadd, qui commandaient l’un à Ronda, l’autre à Mertola, l’ordre de se rendre sans retard aux corps almoravides qui les assiégeaient. Motamid consentit à le faire; mais comme il savait que ses deux fils avaient l’âme aussi fière que lui, il les conjura dans les termes les plus touchants d’obéir à ses volontés, la vie de leur mère, de leurs frères, de leurs sœurs ne pouvant être sauvée qu’à ce prix. Romaiquia joignit ses instances aux siennes; elle aussi craignait que ses fils ne refusassent de se soumettre, et cette crainte était fondée. Râdhî surtout, si touché qu’il fût du sort qui attendait sa famille au cas où il continuerait à se défendre, eut bien de la peine à se résoudre à obéir, car Ronda pouvait tenir très-longtemps encore. Le général Guerour, qui avait été chargé de l’assiéger, se tenait à distance; il n’osait approcher de ce nid d’aigle perché sur le sommet d’une montagne escarpée, et il n’avait aucun espoir de s’en emparer par la force des armes. A la fin, toutefois, le sentiment filial l’emporta dans le cœur de Râdhî; il consentit à traiter, et, ayant obtenu une capitulation honorable, il ouvrit aux Almoravides les portes de sa forteresse. Mais Guerour eut l’infamie de manquer à sa parole, et pour punir Râdhî d’avoir hésité si longtemps, il le fit assassiner. Motadd, qui s’était décidé plus vite, eut un sort moins dur; cependant la capitulation qu’il avait conclue fut violée aussi, car on lui enleva tous ses biens, quoiqu’on se fût engagé à les lui laisser224.
La prise de Séville hâta la reddition d’Almérie. Sur son lit de mort, Motacim avait conseillé à son fils aîné, Izz-ad-daula, d’aller chercher un refuge à la cour des seigneurs de Bougie, aussitôt qu’il aurait appris que Séville avait dû se rendre. Cet événement ayant eu lieu, Izz-ad-daula obéit aux dernières volontés de son père, et alors les Almoravides entrèrent dans Almérie, tambour battant et enseignes déployées225. Peu de temps après, ils prirent Murcie, Dénia, Xativa226. Puis ils tournèrent leurs armes contre le royaume de Badajoz. Lors du siége de Séville, Motawakkil avait cru échapper à sa ruine en concluant une alliance avec les Almoravides, et il les avait même aidés, dit-on, à s’emparer de la capitale de Motamid227; mais plus tard, quand ses soi-disant alliés eurent commencé à ravager ses frontières, il s’était jeté dans les bras d’Alphonse et avait acheté la protection de ce monarque en lui cédant Lisbonne, Cintra et Santarem228. Cette démarche avait mécontenté ses sujets, et ce furent eux qui appelèrent les Almoravides. Par conséquent, Sîr, qui avait été nommé gouverneur de Séville, envoya une armée contre Motawakkil au commencement de l’année 1094, et cette armée conquit le pays, sans en excepter la capitale, avec tant de facilité et de rapidité, qu’Alphonse n’eut pas le temps de venir au secours de son allié. Motawakkil tomba au pouvoir des ennemis, la citadelle de Badajoz, où il s’était retiré avec sa famille, ayant été prise d’assaut. A force de tortures, Sîr le contraignit à révéler les endroits où il avait caché ses trésors, après quoi il lui annonça qu’il le ferait conduire à Séville de même que ses deux fils, Fadhl et Abbâs. Telle, cependant, n’était pas son intention; au contraire, il avait résolu d’en finir avec ces princes; seulement, comme il craignait que leur exécution, si elle avait lieu dans la ville, n’y produisît un mauvais effet, il avait ordonné au capitaine qui commandait l’escorte, de les mettre à mort dès qu’on serait hors de vue. A quelque distance de Badajoz, le capitaine annonça donc à Motawakkil que lui et ses fils devaient se préparer à mourir. Le prince infortuné ne tâcha pas de fléchir ses bourreaux, il savait que ce serait inutile; il les pria seulement de commencer par ses fils, car, selon les idées musulmanes, on peut racheter par les souffrances les péchés qu’on a commis. Sa demande lui fut accordée, et quand il eut vu tomber les têtes de ses deux enfants, il s’agenouilla pour faire une dernière prière. Les soldats ne lui laissèrent pas le temps de l’achever: ils le tuèrent à coups de lance229.
En 1102, les Almoravides prirent possession de Valence, ville dont le Cid s’était emparé huit ans auparavant. Tant qu’il vécut, les Almoravides tâchèrent en vain de la lui enlever, et après sa mort (1099), sa veuve Chimène s’y maintint encore pendant plus de deux années; mais Alphonse, qu’elle avait appelé à son secours et qui croyait Valence trop éloignée de ses Etats pour qu’il pût la disputer longtemps aux Sarrasins, l’engagea à l’abandonner. C’est ce qui eut lieu; mais ne voulant laisser aux Almoravides que des décombres, les Castillans incendièrent la ville au moment de leur départ.
Il ne restait donc dans l’Espagne musulmane que deux Etats qui n’eussent pas encore été incorporés à l’empire des Almoravides: c’étaient Saragosse, où régnait Mostaîn, de la famille des Beni-Houd, et la Sahla, qui appartenait aux Beni-Razîn. Ces derniers avaient reconnu la souveraineté de Yousof; néanmoins ils furent déposés230. Plus heureux, Mostaîn, qui avait su gagner la faveur des Almoravides par les riches présents qu’il leur envoyait, conserva son trône tant qu’il vécut; mais à sa mort, arrivée le 24 janvier 1110, les choses changèrent de face. Son fils Imâd-ad-daula lui succéda; mais les habitants de Saragosse ne voulurent le reconnaître qu’à condition qu’il s’engagerait à licencier les soldats chrétiens qui servaient dans l’armée. C’était une condition bien dure à remplir, car depuis un siècle les chrétiens étaient les meilleures troupes de l’armée de Saragosse; ils étaient les plus sûrs appuis du trône, et si Imâd-ad-daula les congédiait, il était évident qu’il ne tarderait pas à succomber, attendu que ses sujets ne demandaient pas mieux que de se donner aux Almoravides. Malgré qu’il en eût, le prince consentit cependant à faire la promesse qu’on exigeait de lui; mais quand il l’eut remplie, ses sujets se hâtèrent de se mettre en rapport avec Alî, le fils de Yousof, qui régnait alors, son père étant mort trois ans auparavant, et de lui dire que, les chrétiens ayant été écartés, il lui serait facile de s’emparer du royaume. Informé de leurs menées, Imâd-ad-daula enrôla de nouveau des chrétiens. Cette mesure mit le comble au mécontentement de ses sujets. Ils informèrent Alî de ce qui s’était passé, et le supplièrent de les secourir. Alî demanda aux faquis de Maroc s’il avait le droit de céder à leur prière, et en ayant reçu une réponse affirmative, il fit parvenir au gouverneur de Valence l’ordre d’aller prendre possession de Saragosse. Cet ordre s’exécuta sans obstacle, car Imâd-ad-daula, qui ne se croyait plus en sûreté dans sa capitale, l’avait évacuée pour se jeter dans la forteresse de Rueda. Avant son départ, il avait encore écrit à Alî une lettre fort touchante, où il le conjurait, par l’amitié qui avait existé entre leurs pères, de lui laisser ses Etats, puisqu’il n’avait fait rien qui put motiver de la part d’Alî une démarche hostile. Cette lettre fit de l’impression sur Alî, d’autant plus que son père lui avait recommandé, sur son lit de mort, de vivre en paix avec les Beni-Houd; aussi envoya-t-il un contre-ordre au gouverneur de Valence; mais ce contre-ordre arriva trop lard; les Almoravides étaient déjà entrés dans Saragosse231.
Toute l’Espagne musulmane était donc réunie sous le sceptre du roi de Maroc; ce que le peuple et les faquis avaient désiré s’était accompli, et les faquis du moins n’eurent pas à se repentir d’avoir coopéré de la manière la plus active au succès de la révolution. Il faudrait remonter jusqu’au temps des Visigoths pour trouver un second exemple d’un clergé aussi puissant que le clergé musulman l’était sous le règne des Almoravides. Les trois princes de cette maison qui régnèrent successivement sur l’Andalousie, Yousof, Alî (1106-1143) et Téchoufîn (1143-1145), étaient tous extrêmement dévots; ils entouraient tous les faquis de respects et d’hommages, ils ne faisaient rien sans avoir obtenu leur approbation. Cependant, c’est à Alî qu’il faut décerner la palme. Le hasard s’était trompé en faisant naître cet homme sur les marches d’un trône; la nature l’avait destiné pour une vie de repos et de pieuse méditation, pour le cloître, pour un ermitage dans le Désert. Sa vie durant, il ne fit que prier et jeûner. Naturellement les faquis n’eurent qu’à s’en applaudir: ils maniaient le monarque comme ils voulaient, gouvernaient l’Etat, disposaient de tous les postes et de toutes les faveurs, amassaient d’immenses richesses232; en un mot, ils recueillaient les fruits qu’ils s’étaient promis de la domination almoravide, et peut-être la moisson dépassait leurs espérances. Mais si l’événement avait justifié leur attente, il avait aussi justifié les craintes de ceux qui n’avaient voulu ni de la domination du clergé ni de celle des barbares soldats du Sahara et du Maroc. Les hommes de lettres, les poètes, les philosophes avaient de grands sujets de plainte. Il est vrai que plusieurs littérateurs qui avaient servi dans les chancelleries des princes andalous obtinrent des emplois dans celle du nouveau maître; mais ils se trouvaient déplacés et mal à l’aise au milieu de prêtres fanatiques et de rudes officiers; l’entourage des princes andalous avait été tout autre. Même chez ceux qui, pour gagner le pain du jour, flattaient les seigneurs almoravides et leur dédiaient des livres, on remarque une certaine tristesse mêlée à une grande admiration pour les princes lettrés qui avaient régné autrefois sur l’Andalousie. Il y en eut aussi qui éprouvaient parfois le besoin impérieux de décharger leur bile, comme ce secrétaire qui, lorsqu’il eut reçu l’ordre d’adresser, au nom du monarque, quelques reproches à l’armée de Valence, laquelle s’était laissé battre par le roi d’Aragon, céda à son antipathie jusqu’à placer dans sa lettre des phrases telles que celles-ci: «Lâches, infâmes, vous prenez donc tous la fuite à la vue d’un seul cavalier? Au lieu de chevaux à monter, nous devrions vous donner des brebis à traire. Il est temps que nous vous punissions sévèrement, que nous purgions de vous la Péninsule et que nous vous renvoyions dans le Sahara.» Un tel langage, il est à peine besoin de le dire, ne plut nullement au monarque, et le secrétaire fut destitué233. Quant aux poètes, ne trouvant plus de patrons, ils déploraient la décadence du goût et maudissaient la barbarie qui avait envahi leur pays234. Quelques-uns d’entre eux subsistaient péniblement en composant des odes en l’honneur des faquis, car, si dévots qu’ils fussent, ceux-ci n’étaient pas exempts de vanité, et leur chef Ibn-Hamdîn, le cadi de Cordoue, en avait même beaucoup. Il prétendait appartenir à la noblesse arabe, il tranchait du prince, et entre autres vers il se fit adresser ceux-ci: «Ne parle pas de la splendeur de Bagdad, ni de la beauté de la Chine ou de la Perse: – sur toute la terre il n’y a point de ville qui puisse se comparer à Cordoue, point d’homme qui puisse se mesurer avec Ibn-Hamdîn235.» Mais les faquis, sans en excepter Ibn-Hamdîn, qui était cependant l’homme le plus riche de Cordoue236, payaient fort mal237, et d’ailleurs les poètes qui avaient le respect d’eux-mêmes et de leur art n’aimaient pas à les chanter. La pauvreté fut donc leur sort. Ibn-Bakî, un charmant poète, l’un des meilleurs que l’Andalousie ait eus, errait comme un vagabond de ville en ville et manquait de pain238. «Auprès de vous, mes compatriotes, disait-il dans un de ses poèmes, je suis dans la pauvreté et la misère, et si je méritais le nom d’homme libre et fier, je serais déjà parti. Votre jardin ne produit pas de fruits, votre ciel ne donne pas une goutte de pluie. J’ai du mérite cependant, et si l’Andalousie ne veut pas de moi, l’Irâc me recevra à bras ouverts. Ici ce serait une folie que de vouloir subsister par ses talents, car ici on ne trouve que de stupides et avares parvenus239.» Une seule consolation restait aux poètes: ils pouvaient persifler les puissants du jour, écrire des satires pleines de fiel contre les faquis, «ces hypocrites, ces loups qui rampent dans les ténèbres et qui dévorent pieusement tous les biens d’ici-bas240;» mais il était dangereux d’exhaler sa colère de cette façon, car les faquis savaient punir les audacieux qui se moquaient d’eux. La philosophie, il est à peine besoin de le dire, était une science prohibée. Mâlic ibn-Wohaib, de Séville, eut l’imprudence de s’en occuper; mais voyant qu’il risquait sa vie, il y renonça pour se livrer entièrement à l’étude de la théologie et du droit canon. Il n’eut pas à s’en repentir, car il devint l’ami et le confident du monarque; cependant on ne lui pardonna jamais tout à fait la faute qu’il avait commise dans sa jeunesse, et un de ses ennemis composa contre lui ces vers: «La cour d’Alî, le petit-fils de Téchoufîn, serait pure de toute souillure, si le démon n’avait trouvé le moyen d’y faire admettre Mâlic ibn-Wohaib241.» L’intolérance des faquis dépassait toutes les bornes, et leurs vues étaient fort étroites. Peu versés dans l’étude du Coran et des traditions relatives au Prophète, ils ne connaissaient que les écrits des disciples de Mâlic, qu’ils regardaient comme des autorités infaillibles et dont il n’était pas permis de s’écarter. Leur théologie, à vrai dire, n’était autre chose qu’une connaissance minutieuse du droit canon. En vain des théologiens un peu plus éclairés s’élevaient contre leur goût exclusif pour des questions et des livres, en réalité secondaires: on leur répondait par la persécution, on les traitait d’hétérodoxes, de schismatiques, d’impies. Le livre que le célèbre Ghazzâlî avait publié en Orient sous le titre de Vivification des sciences religieuses, causa en Andalousie un grand scandale. Ce n’était pas, cependant, un livre hétérodoxe. Ghazzâlî, qu’aucun système philosophique n’avait satisfait, avait d’abord conclu au scepticisme; puis, le scepticisme n’ayant pu le retenir, il s’était précipité dans l’ascèse, et dès lors il était devenu l’ennemi juré de la philosophie242. Aussi affirme-t-il, dans sa Vivification des sciences religieuses, que la métaphysique ne doit servir qu’à défendre la religion révélée contre les novateurs et les hérétiques; dans un temps de foi vraie et vive, déclare-t-il, elle serait superflue; et quant à l’étude de la nature, il veut que l’on s’en abstienne absolument, si l’on s’aperçoit qu’elle pourrait ébranler la foi243. Mais il prêchait une religion intime, fervente, passionnée, une religion du cœur, et il blâmait énergiquement les théologiens de son temps, qui, s’arrêtant à l’écorce, ne s’occupaient que de questions de droit, utiles seulement pour terminer les insignifiantes querelles de la vile populace244. C’était attaquer les faquis andalous dans leur faible; aussi se récrièrent-ils d’indignation. Le cadi de Cordoue, Ibn-Hamdîn, déclara que tous ceux qui avaient lu le livre de Ghazzâlî étaient des mécréants, des damnés, et il dressa un fetfa où il disait que tous les exemplaires devaient en être livrés au feu. Ce fetfa, signé par les faquis de Cordoue, fut présenté au roi Alî, qui l’approuva. Par conséquent, le livre de Ghazzâlî fut brûlé à Cordoue et dans toutes les autres villes de l’empire, et l’on défendit à tout le monde, sous peine de mort et de confiscation des biens, d’en avoir un exemplaire245.
On comprend que sous un tel régime le sort de ceux qui étaient en dehors de la religion musulmane était intolérable. Voici, par exemple, ce qui arriva aux juifs. Un faqui de Cordoue crut avoir trouvé un excellent moyen pour les forcer à embrasser l’islamisme. Il prétendit avoir rencontré parmi les papiers d’Ibn-Masarra une tradition qui disait que les juifs s’étaient engagés envers Mahomet à se faire musulmans à la fin du cinquième siècle de l’Hégire, si le Messie qu’ils attendaient n’avait pas paru dans cet intervalle. Evidemment ce faqui n’était pas très-fort sur l’histoire littéraire; s’il l’eût été, il se serait bien gardé de dire qu’il avait trouvé cette tradition dans les papiers d’Ibn-Masarra, car on sait que l’orthodoxie de ce savant était plus que suspecte246. Mais on n’y regarda pas de si près, et le roi Yousof, qui se trouvait alors en Espagne, se rendit à Lucéna (la ville exclusivement juive, car aucun musulman ne pouvait y habiter) afin de sommer les juifs d’exécuter la promesse faite par leurs ancêtres. Grande consternation parmi les juifs de Lucéna; heureusement pour eux, il leur restait un moyen pour se tirer d’affaire. Au fond, ce n’était pas à leur conscience, à leur foi, qu’on en voulait, mais à leur or; ils passaient pour les juifs les plus riches du monde musulman, et le gouvernement comptait sur eux pour combler le déficit créé dans le trésor par l’abolition des contributions illégales. C’est ce qu’ils n’ignoraient pas; en conséquence, ils s’adressèrent au cadi de Cordoue Ibn-Hamdîn, en le suppliant de vouloir bien intercéder pour eux auprès du souverain. Le cadi ne se montra pas inaccessible à leurs prières; il promit de parler en leur faveur, et il le fit. Nous n’oserions affirmer qu’il leur ait rendu ce service pour rien; mais en tout cas, il persuada au roi de se contenter d’une somme d’argent. Cette somme, il est vrai, était énorme; mais dans les circonstances données, les juifs durent s’estimer heureux d’en être quittes pour un sacrifice pécuniaire247.
Les chrétiens, les Mozarabes comme on les appelait, eurent à souffrir bien davantage; la haine que les faquis et la populace nourrissaient contre eux était plus forte et plus envenimée. Dans beaucoup d’endroits ils ne formaient plus qu’une petite communauté; mais ils étaient encore nombreux dans la province de Grenade, et tout près de la capitale de cette province ils possédaient une belle église qui avait été bâtie, vers l’an 600, par un seigneur goth nommé Gudila. Cette église offusquait les faquis. Se fondant probablement sur l’autorité du calife Omar II qui avait voulu qu’on ne laissât debout nulle part ni églises ni chapelles, qu’elles fussent nouvelles ou anciennes248, ils donnèrent un fetfa qui ordonnait de la détruire; et ce fetfa ayant reçu l’approbation de Yousof, l’édifice sacré fut démoli de fond en comble (1099). Selon toute apparence, d’autres églises eurent le même sort; il est certain du moins que les faquis abreuvèrent les Mozarabes de tant de vexations, que ceux-ci supplièrent enfin le roi d’Aragon, Alphonse le Batailleur, de venir les délivrer du joug intolérable qui pesait sur eux. Alphonse céda à leurs prières. En septembre 1125, il se mit en marche avec quatre mille chevaliers, lesquels étaient suivis de leurs gens d’armes et qui tous avaient juré sur l’Evangile de ne pas s’abandonner l’un l’autre. Son expédition, toutefois, n’eut pas le résultat qu’il s’en était promis. Il est vrai qu’il ravagea l’Andalousie pendant plus d’une année, qu’il poussa jusqu’aux portes de Cordoue et qu’il remporta une grande victoire à Arnisol près de Lucéna; mais il était venu pour prendre Grenade, et il n’y réussit pas. L’armée aragonaise partie, les musulmans punirent les Mozarabes de la manière la plus cruelle. Dix mille d’entre eux s’étaient déjà soustraits à leur fureur; connaissant le sort qui les attendait, ils avaient obtenu d’Alphonse la permission de s’établir dans ses Etats; mais il en restait encore beaucoup, et ceux-ci furent privés de leurs biens, maltraités de toutes les manières, jetés en prison ou mis à mort. La plupart, cependant, furent transportés en Afrique en butte à d’insupportables souffrances, et on les établit dans les environs de Salé et de Miquenès (1126). Tout cela se fit en vertu d’un décret d’Alî, que le cadi Ibn-Rochd (le grand-père du célèbre philosophe Averroès) avait provoqué249. Onze ans plus tard eut lieu une seconde déportation de Mozarabes250, de sorte qu’en Andalousie il n’en resta que bien peu.