Kitabı oku: «Le Suicide: Etude de Sociologie», sayfa 25
I
Aussitôt que les sociétés chrétiennes furent constituées, le suicide y fut formellement proscrit. Dès 452, le concile d'Arles déclara que le suicide était un crime et ne pouvait être reflet que d'une fureur diabolique. Mais c'est seulement au siècle suivant, en 563, au concile de Prague, que cette prescription reçut une sanction pénale. Il y fut décidé que les suicidés ne seraient «honorés d'aucune commémoration dans le saint sacrifice de la messe, et que le chant des psaumes n'accompagnerait pas leur corps au tombeau». La législation civile s'inspira du droit canon, en ajoutant aux peines religieuses des peines matérielles. Un chapitre des établissements de saint Louis réglemente spécialement la matière; un procès était fait au cadavre du suicidé par devant les autorités qui eussent été compétentes pour le cas d'homicide d'autrui; les biens du décédé échappaient aux héritiers ordinaires et revenaient au baron. Un grand nombre de coutumes ne se contentaient pas de la confiscation, mais prescrivaient en outre différents supplices. «À Bordeaux, le cadavre était pendu par les pieds; à Abbeville, on le traînait sur une claie par les rues; à Lille, si c'était un homme, le cadavre, traîné aux fourches, était pendu; si c'était une femme, brûlé[311]». La folie n'était même pas toujours considérée comme une excuse. L'ordonnance criminelle, publiée par Louis XIV en 1670, codifia ces usages sans beaucoup les atténuer. Une condamnation régulière était prononcée ad perpetuam rei memoriam; le corps, traîné sur une claie, face contre terre, par les rues et les carrefours, était ensuite pendu ou jeté à la voirie. Les biens étaient confisqués. Les nobles encouraient la déchéance et étaient déclarés roturiers; on coupait leurs bois, on démolissait leur château, on brisait leurs armoiries. Nous avons encore un arrêt du Parlement de Paris, rendu le 31 janvier 1749, conformément à cette législation.
Par une brusque réaction, la révolution de 1789 abolit toutes ces mesures répressives et raya le suicide de la liste des crimes légaux. Mais toutes les religions auxquelles appartiennent les Français continuent à le prohiber; et à le punir, et la morale commune le réprouve. Il inspire encore à la conscience populaire un éloignement qui s'étend aux lieux où le suicidé a accompli sa résolution et à toutes les personnes qui lui touchent de près. Il constitue une tare morale, quoique l'opinion semble avoir une tendance à devenir sur ce point plus indulgente qu'autrefois. Il n'est pas, d'ailleurs, sans avoir conservé quelque chose de son ancien caractère criminologique. D'après la jurisprudence la plus générale, le complice du suicide est poursuivi comme homicide. Il n'en serait pas ainsi si le suicide était considéré comme un acte moralement indifférent.
On retrouve cette même législation chez tous les peuples chrétiens et elle est restée presque partout plus sévère qu'en France. En Angleterre, dès le Xe siècle, le roi Edgard, dans un des Canons publiés par lui, assimilait les suicidés aux voleurs, aux assassins, aux criminels de tout genre. Jusqu'en 1823, ce fut l'usage de traîner le corps du suicidé dans les rues avec un bâton passé au travers et de l'enterrer sur un grand chemin, sans aucune cérémonie. Aujourd'hui encore, l'ensevelissement a lieu à part. Le suicidé était déclaré félon (felo de se) et ses biens étaient acquis à la Couronne. C'est seulement en 1870 que cette disposition fut abolie, en même temps que toutes les confiscations pour cause de félonie. Il est vrai que l'exagération de la peine l'avait, depuis longtemps, rendue inapplicable; le jury tournait la loi en déclarant le plus souvent que le suicidé avait agi dans un moment de folie et, par conséquent, était irresponsable. Mais l'acte reste qualifié crime; il est, chaque fois qu'il est commis, l'objet d'une instruction régulière et d'un jugement et, en principe, la tentative est punie. D'après Ferri[312], il y aurait encore eu, en 1889, 106 procédures intentées pour ce délit et 84 condamnations, dans la seule Angleterre. À plus forte raison, en est-il ainsi de la complicité.
À Zurich, raconte Michelet, le cadavre était autrefois soumis à un épouvantable traitement. Si l'homme s'était poignardé, on lui enfonçait près de la tête un morceau de bois dans lequel on plantait le couteau; s'il s'était noyé, on l'enterrait à cinq pieds de l'eau, dans le sable[313]. En Prusse, jusqu'au Code pénal de 1871, l'ensevelissement devait avoir lieu sans pompe aucune et sans cérémonies religieuses. Le nouveau Code pénal allemand punit encore la complicité de trois années d'emprisonnement (art. 216). En Autriche, les anciennes prescriptions canoniques sont maintenues presque intégralement.
Le droit russe est plus sévère. Si le suicidé ne paraît pas avoir agi sous l'influence d'un trouble mental, chronique ou passager, son testament est considéré comme nul ainsi que toutes les dispositions qu'il a pu prendre pour cause de mort. La sépulture chrétienne lui est refusée. La simple tentative est punie d'une amende que l'autorité ecclésiastique est chargée de fixer. Enfin, quiconque excite autrui à se tuer ou l'aide d'une manière quelconque à exécuter sa résolution, par exemple en lui fournissant les instruments nécessaires, est traité comme complice d'homicide prémédité[314]. Le Code espagnol, outre les peines religieuses et morales, prescrit la confiscation des biens et punit toute complicité[315].
Enfin, le Code pénal de l'État de New-York, qui pourtant est de date récente (1881), qualifie crime le suicide. Il est vrai que, malgré cette qualification, on a renoncé à le punir pour des raisons pratiques, la peine ne pouvant atteindre utilement le coupable. Mais la tentative peut entraîner une condamnation soit à un emprisonnement qui peut durer jusqu'à 2 ans, soit à une amende qui peut monter jusqu'à 200 dollars, soit à l'une et à l'autre peine à la fois. Le seul fait de conseiller le suicide ou d'en favoriser l'accomplissement est assimilé à la complicité de meurtre[316].
Les sociétés mahométanes ne prohibent pas moins énergiquement le suicide. «L'homme, dit Mahomet, ne meurt que par la volonté de Dieu d'après le livre qui fixe le terme de sa vie[317]». – «Lorsque le terme sera arrivé, ils ne sauront ni le retarder ni l'avancer d'un seul instant[318]». – «Nous avons arrêté que la mort vous frappe tour à tour et nul ne saurait prendre le pas sur nous[319]». – Rien, en effet, n'est plus contraire que le suicide à l'esprit général de la civilisation mahométane; car la vertu qui est mise au-dessus de toutes les autres, c'est la soumission absolue à la volonté divine, la résignation docile «qui fait supporter tout avec patience[320]». Acte d'insubordination et de révolte, le suicide ne pouvait donc être regardé que comme un manquement grave au devoir fondamental.
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Si, des sociétés modernes, nous passons à celles qui les ont précédées dans l'histoire, c'est-à-dire aux cités gréco-latines, nous y trouvons également une législation du suicide, mais qui ne repose pas tout à fait sur le même principe. Le suicide n'était regardé comme illégitime que s'il n'était pas autorisé par l’État. Ainsi, à Athènes, l'homme qui s'était tué était frappé d'[Grec: ἀτιμία] comme ayant commis une injustice à l'égard de la cité[321]; les honneurs de la sépulture régulière lui étaient refusés; de plus, la main du cadavre était coupée et enterrée à part[322]. Avec des variantes de détail, il en était de même à Thèbes, à Chypre[323]. À Sparte, la règle était si formelle qu'Aristodème la subit pour la manière dont il chercha et trouva la mort à la bataille de Platée. Mais ces peines ne s'appliquaient qu'au cas où l'individu se tuait sans avoir, au préalable, demandé la permission aux autorités compétentes. À Athènes, si, avant de se frapper, il demandait au Sénat de l'y autoriser, en faisant valoir les raisons qui lui rendaient la vie intolérable, et si sa demande lui était régulièrement accordée, le suicide était considéré comme un acte légitime. Libanius[324] nous rapporte sur ce sujet quelques préceptes dont il ne nous dit pas l'époque, mais qui furent réellement en vigueur, à Athènes; il fait, d'ailleurs, le plus grand éloge de ces lois et assure qu'elles ont eu les plus heureux effets. Elles s'exprimaient dans les termes suivants: «Que celui qui ne veut plus vivre plus longtemps expose ses raisons au Sénat et, après en avoir obtenu congé, quitte la vie. Si l'existence t'est odieuse, meurs; si tu es accablé par la fortune, bois la ciguë. Si tu es courbé sous la douleur, abandonne la vie. Que le malheureux raconte son infortune, que le magistrat lui fournisse le remède et sa misère prendra fin». On trouve la même loi à Céos[325]. Elle fut transportée à Marseille par les colons grecs qui fondèrent cette ville. Les magistrats tenaient en réserve du poison et ils en fournissaient la quantité nécessaire à tous ceux qui, après avoir soumis au conseil des Six-Cents les raisons qu'ils croyaient avoir de se tuer, obtenaient son autorisation[326].
Nous sommes moins bien renseignés sur les dispositions du droit romain primitif: les fragments de la loi des XII Tables qui nous sont parvenus ne nous parlent pas du suicide. Cependant, comme ce Code était fortement inspiré de la législation grecque, il est vraisemblable qu'il contenait des prescriptions analogues. En tout cas, Servius, dans son commentaire sur l'Enéide[327], nous apprend que, d'après les livres des pontifes, quiconque s'était pendu était privé de sépulture. Les statuts d'une confrérie religieuse de Lanuvium édictaient la même pénalité[328]. D'après l'annaliste Cassius Hermina, cité par Servius, Tarquin le Superbe, pour combattre une épidémie de suicides, aurait ordonné de mettre en croix les cadavres des suppliciés et de les abandonner en proie aux oiseaux et aux animaux sauvages[329]. L'usage de ne pas faire de funérailles aux suicidés semble avoir persisté, au moins en principe, car on lit au Digeste: Non solent autem lugeri suspendiosi nec qui manus sibi intulerunt, non tædio vitæ, sed mala conscientia[330].
Mais, d'après un texte de Quintilien[331], il y aurait eu à Rome, jusqu'à une époque assez tardive, une institution analogue à celle que nous venons d'observer en Grèce et destinée à tempérer les rigueurs des dispositions précédentes. Le citoyen qui voulait se tuer devait soumettre ses raisons au Sénat qui décidait si elles étaient acceptables et qui déterminait même le genre de mort. Ce qui permet de croire qu'une pratique de ce genre a réellement existé à Rome, c'est que, jusque sous les empereurs, il en survécut quelque chose à l'armée. Le soldat qui tentait de se tuer pour échapper au service était puni de mort; mais s'il pouvait établir qu'il avait été déterminé par quelque mobile excusable, il était seulement renvoyé de l'armée[332]. Si, enfin, son acte était dû aux remords que lui causait une faute militaire, son testament était annulé et ses biens revenaient au fisc[333]. Il n'est pas douteux du reste que, à Rome, la considération des motifs qui avaient inspiré le suicide a joué de tout temps un rôle prépondérant dans l'appréciation morale ou juridique qui en était faite. De là le précepte: «Et merito, si sine causa sibi manus intulit, puniendus est: qui enim sibi non pepercit, multo minus aliis parcet[334]». La conscience publique, tout en le blâmant en règle générale, se réservait le droit de l'autoriser dans certains cas. Un tel principe est proche parent de celui qui sert de base à l'institution dont parle Quintilien; et il était tellement fondamental dans la législation romaine du suicide qu'il se maintint jusque sous les empereurs. Seulement, avec le temps, la liste des excuses légitimes s'allongea. À la fin, il n'y eut plus guère qu'une seule causa injusta: le désir d'échapper aux suites d'une condamnation criminelle. Encore y eut-il un moment où la loi qui l'excluait des bénéfices de la tolérance semble être restée sans application[335].
Si, de la cité, on descend jusqu'à ces peuples primitifs où fleurit le suicide altruiste, il est difficile de rien affirmer de précis sur la législation qui peut y être en usage. Cependant, la complaisance avec laquelle le suicide y est considéré permet de croire qu'il n'y est pas formellement prohibé. Encore est-il possible qu'il ne soit pas absolument toléré dans tous les cas. Mais quoi qu'il en soit de ce point, il reste que, de toutes les sociétés qui ont dépassé ce stade inférieur, il n'en est pas de connues où le droit de se tuer ait été accordé sans réserves à l'individu. Il est vrai que, en Grèce comme en Italie, il y eut une période où les anciennes prescriptions relatives au suicide tombèrent presque totalement en désuétude. Mais ce fut seulement à l'époque où le régime de la cité entra lui-même en décadence. Cette tolérance tardive ne saurait donc être invoquée comme un exemple à imiter: car elle est évidemment solidaire de la grave perturbation que subissaient alors ces sociétés. C'est le symptôme d'un état morbide.
Une pareille généralité dans la réprobation, si l'on fait abstraction de ces cas de régression, est déjà par elle-même un fait instructif et qui devrait suffire à rendre hésitants les moralistes trop enclins à l'indulgence. Il faut qu'un auteur ait une singulière confiance dans la puissance de sa logique pour oser, au nom d'un système, s'insurger à ce point contre la conscience morale de l'humanité; ou bien si, jugeant cette prohibition fondée dans le passé, il n'en réclame l'abrogation que pour le présent immédiat, il lui faudrait, au préalable, prouver que, depuis des temps récents, quelque transformation profonde s'est produite dans les conditions fondamentales de la vie collective.
Mais une conclusion plus significative, et qui ne permet guère de croire que cette preuve soit possible, ressort de cet exposé. Si on laisse de côté les différences de détail que présentent les mesures répressives adoptées par les différents peuples, on voit que la législation du suicide a passé par deux phases principales. Dans la première, il est interdit à l'individu de se détruire de sa propre autorité; mais l'État peut l'autoriser à le faire. L'acte n'est immoral que quand il est tout entier le fait des particuliers et que les organes de la vie collective n'y ont pas collaboré. Dans des circonstances déterminées, la société se laisse désarmer, en quelque sorte, et consent à absoudre ce qu'elle réprouve en principe. Dans la seconde période, la condamnation est absolue et sans aucune exception. La faculté de disposer d'une existence humaine, sauf quand la mort est le châtiment d'un crime[336], est retirée non plus seulement au sujet intéressé, mais même à la société. C'est un droit soustrait désormais à l'arbitraire collectif aussi bien que privé. Le suicide est regardé comme immoral, en lui-même, pour lui-même, quels que soient ceux qui y participent. Ainsi, à mesure qu'on avance dans l'histoire, la prohibition, au lieu de se relâcher, ne fait que devenir plus radicale. Si donc, aujourd'hui, la conscience publique paraît moins ferme dans son jugement sur ce point, cet état d'ébranlement doit provenir de causes accidentelles et passagères; car il est contraire à toute vraisemblance que l'évolution morale, après s'être poursuivie dans le même sens pendant des siècles, revienne à ce point en arrière.
Et en effet, les idées qui lui ont imprimé cette direction sont toujours actuelles. On a dit quelquefois que, si le suicide est et mérite d'être prohibé, c'est parce que, en se tuant, l'homme se dérobe à ses obligations envers la société. Mais si nous n'étions mus que par cette considération, nous devrions, comme en Grèce, laisser la société libre de lever à sa guise une défense qui n'aurait été établie qu'à son profit. Si nous lui refusons cette faculté, c'est donc que nous ne voyons pas simplement dans le suicidé un mauvais débiteur dont elle serait créancière. Car un créancier peut toujours remettre la dette dont il est bénéficiaire. D'ailleurs, si la réprobation dont le suicide est l'objet n'avait pas d'autre origine, elle devrait être d'autant plus formelle que l'individu est plus étroitement subordonné à l’État; par conséquent, c'est dans les sociétés inférieures qu'elle atteindrait son apogée. Or, tout au contraire, elle prend plus de force à mesure que les droits de l'individu se développent en face de ceux de l’État. Si donc elle est devenue si formelle et si sévère dans les sociétés chrétiennes, la cause de ce changement doit se trouver, non dans la notion que ces peuples ont de l'État, mais dans la conception nouvelle qu'ils se sont faite de la personne humaine. Elle est devenue à leurs yeux une chose sacrée et même la chose sacrée par excellence, sur laquelle nul ne peut porter les mains. Sans doute, sous le régime de la cité, l'individu n'avait déjà plus une existence aussi effacée que dans les peuplades primitives. On lui reconnaissait dès lors une valeur sociale; mais on considérait que cette valeur appartenait toute à l'État. La cité pouvait donc disposer librement de lui sans qu'il eût sur lui-même les mêmes droits. Mais aujourd'hui, il a acquis une sorte de dignité qui le met au-dessus et de lui-même et de la société. Tant qu'il n'a pas démérité et perdu par sa conduite ses titres d'homme, il nous paraît participer en quelque manière à cette nature sui generis que toute religion prête à ses dieux et qui les rend intangibles à tout ce qui est mortel. Il s'est empreint de religiosité; l'homme est devenu un dieu pour les hommes. C'est pourquoi tout attentat dirigé contre lui nous fait l'effet d'un sacrilège. Or le suicide est l'un de ces attentats. Peu importe de quelles mains vient le coup; il nous scandalise par cela seul qu'il viole ce caractère sacro-saint qui est en nous, et que nous devons respecter chez nous comme chez autrui.
Le suicide est donc réprouvé parce qu'il déroge à ce culte pour la personne humaine sur lequel repose toute notre morale. Ce qui confirme cette explication, c'est que nous le considérons tout autrement que ne faisaient les nations de l'antiquité. Jadis, on n'y voyait qu'un simple tort civil commis envers l'État; la religion s'en désintéressait plus ou moins[337]. Au contraire, il est devenu un acte essentiellement religieux. Ce sont les conciles qui l'ont condamné, et les pouvoirs laïques, en le punissant, n'ont fait que suivre et qu'imiter l'autorité ecclésiastique. C'est parce que nous avons en nous une âme immortelle, parcelle de la divinité, que nous devons nous être sacrés à nous-mêmes. C'est parce que nous sommes quelque chose de Dieu que nous n'appartenons complètement à aucun être temporel.
Mais si telle est la raison qui a fait ranger le suicide parmi les actes illicites, ne faut-il pas conclure que cette condamnation est désormais sans fondement? Il semble, en effet, que la critique scientifique ne saurait accorder la moindre valeur à ces conceptions mystiques ni admettre qu'il y eût dans l'homme quelque chose de surhumain. C'est en raisonnant ainsi que Ferri, dans son Omicidio-suicidio, a cru pouvoir présenter toute prohibition du suicide comme une survivance du passé, destinée à disparaître. Considérant comme absurde au point de vue rationaliste que l'individu puisse avoir une fin en dehors de lui-même, il en déduit que nous restons toujours libres de renoncer aux avantages de la vie commune en renonçant à l'existence. Le droit de vivre lui paraît impliquer logiquement le droit de mourir.
Mais cette argumentation conclut prématurément de la forme au fond, de l'expression verbale par laquelle nous traduisons notre sentiment à ce sentiment lui-même. Sans doute, pris en eux-mêmes et dans l'abstrait, les symboles religieux, par lesquels nous nous expliquons le respect que nous inspire la personne humaine, ne sont pas adéquats au réel, et il est aisé de le prouver; mais il ne s'ensuit pas que ce respect lui-même soit sans raison. Le fait qu'il joue un rôle prépondérant dans notre droit et dans notre morale doit, au contraire, nous prémunir contre une semblable interprétation. Au lieu donc de nous en prendre à la lettre de cette conception, examinons-la en elle-même, cherchons comment elle s'est formée et nous verrons que, si la formule courante en est grossière, elle ne laisse pas d'avoir une valeur objective.
En effet, cette sorte de transcendance que nous prêtons à la personne humaine n'est pas un caractère qui lui soit spécial. On le rencontre ailleurs. C'est simplement la marque que laissent sur les objets auxquels ils se rapportent tous les sentiments collectifs de quelque intensité. Précisément parce qu'ils émanent de la collectivité, les fins vers lesquelles ils tournent nos activités ne peuvent être que collectives. Or la société a ses besoins qui ne sont pas les nôtres. Les actes qu'ils nous inspirent ne sont donc pas selon le sens de nos inclinations individuelles; ils n'ont pas pour but notre intérêt propre, mais consistent plutôt en sacrifices et en privations. Quand je jeûne, que je me mortifie pour plaire à la Divinité, quand, par respect pour une tradition dont j'ignore le plus souvent le sens et la portée, je m'impose quelque gêne, quand je paie mes impôts, quand je donne ma peine ou ma vie à l'État, je renonce à quelque chose de moi-même; et à la résistance que notre égoïsme oppose à ces renoncements, nous nous apercevons aisément qu'ils sont exigés de nous par une puissance à laquelle nous sommes soumis. Alors même que nous déférons joyeusement à ses ordres, nous avons conscience que notre conduite est déterminée par un sentiment de déférence pour quelque chose de plus grand que nous. Avec quelque spontanéité que nous obéissions à la voix qui nous dicte cette abnégation, nous sentons bien qu'elle nous parle sur un ton impératif qui n'est pas celui de l'instinct. C'est pourquoi, quoiqu'elle se fasse entendre à l'intérieur de nos consciences, nous ne pouvons sans contradiction la regarder comme nôtre. Mais nous l'aliénons, comme nous faisons pour nos sensations; nous la projetons au dehors, nous la rapportons à un être que nous concevons comme extérieur et supérieur à nous, puisqu'il nous commande et que nous nous conformons à ses injonctions. Naturellement, tout ce qui nous paraît venir de la même origine participe au même caractère. C'est ainsi que nous avons été nécessités à imaginer un monde au-dessus de celui-ci et à le peupler de réalités d'une autre nature.
Telle est l'origine de toutes ces idées de transcendance qui sont à la base des religions et des morales; car l'obligation morale est inexplicable autrement. Assurément, la forme concrète dont nous revêtons d'ordinaire ces idées est scientifiquement sans valeur. Que nous leur donnions comme fondement un être personnel d'une nature spéciale ou quelque force abstraite que nous hypostasions confusément sous le nom d'idéal moral, ce sont toujours représentations métaphoriques qui n'expriment pas adéquatement les faits. Mais le processus qu'elles symbolisent ne laisse pas d'être réel. Il reste vrai que, dans tous ces cas, nous sommes provoqués à agir par une autorité qui nous dépasse, à savoir la société, et que les fins auxquelles elle nous attache ainsi jouissent d'une véritable suprématie morale. S'il en est ainsi, toutes les objections que l'on pourra faire aux conceptions usuelles par lesquelles les hommes ont essayé de se représenter cette suprématie qu'ils sentaient, ne sauraient en diminuer la réalité. Cette critique est superficielle et n'atteint pas le fond des choses. Si donc on peut établir que l'exaltation de la personne humaine est une des fins que poursuivent et doivent poursuivre les sociétés modernes, toute la réglementation morale qui dérive de ce principe sera par cela même justifiée, quoique puisse valoir la façon dont on la justifie d'ordinaire. Si les raisons dont se contente le vulgaire sont critiquables, il suffira de les transposer en un autre langage pour leur donner toute leur portée.
Or, non seulement, en fait, ce but est bien un de ceux que poursuivent les sociétés modernes, mais c'est une loi de l'histoire que les peuples tendent de plus en plus à se déprendre de tout autre objectif. À l'origine, la société est tout, l'individu n'est rien. Par suite, les sentiments sociaux les plus intenses sont ceux qui attachent l'individu à la collectivité: elle est à elle-même sa propre fin. L'homme n'est considéré que comme un instrument entre ses mains; c'est d'elle qu'il paraît tenir tous ses droits et il n'a pas de prérogative contre elle parce qu'il n'y a rien au-dessus d'elle. Mais, peu à peu, les choses changent. À mesure que les sociétés deviennent plus volumineuses et plus denses, elles deviennent plus complexes, le travail se divise, les différences individuelles se multiplient[338], et l'on voit approcher le moment où il n'y aura plus rien de commun entre tous les membres d'un même groupe humain, si ce n'est que ce sont tous des hommes. Dans ces conditions, il est inévitable que la sensibilité collective s'attache de toutes ses forces à cet unique objet qui lui reste et qu'elle lui communique par cela même une valeur incomparable. Puisque la personne humaine est la seule chose qui touche unanimement tous les cœurs, puisque sa glorification est le seul but qui puisse être collectivement poursuivi, elle ne peut pas ne pas acquérir à tous les yeux une importance exceptionnelle. Elle s'élève ainsi bien au-dessus de toutes les fins humaines et prend un caractère religieux.
Ce culte de l'homme est donc tout autre chose que cet individualisme égoïste dont il a été précédemment parlé et qui conduit au suicide. Loin de détacher les individus de la société et de tout but qui les dépasse, il les unit dans une même pensée et en fait les serviteurs d'une même œuvre. Car l'homme qui est ainsi proposé à l'amour et au respect collectifs n'est pas l'individu sensible, empirique, qu'est chacun de nous; c'est l'homme en général, l'humanité idéale, telle que la conçoit chaque peuple à chaque moment de son histoire. Or, nul de nous ne l'incarne complètement, si nul de nous n'y est totalement étranger. Il s'agit donc, non de concentrer chaque sujet particulier sur lui-même et sur ses intérêts propres, mais de le subordonner aux intérêts généraux du genre humain. Une telle fin le tire hors de lui-même; impersonnelle et désintéressée, elle plane au-dessus de toutes les personnalités individuelles; comme tout idéal, elle ne peut être conçue que comme supérieure au réel et le dominant. Elle domine même les sociétés, puisqu'elle est le but auquel est suspendue toute l'activité sociale. Et c'est pourquoi il ne leur appartient plus d'en disposer. En reconnaissant qu'elles y ont, elles aussi, leur raison d'être, elles se sont mises sous sa dépendance et ont perdu le droit d'y manquer; à plus forte raison, d'autoriser les hommes à y manquer eux-mêmes. Notre dignité d'être moral a donc cessé d'être la chose de la cité; mais elle n'est pas, pour cela, devenue notre chose et nous n'avons pas acquis le droit d'en faire ce que nous voulons. D'où nous viendrait-il, en effet, si la société elle-même, cet être supérieur à nous, ne l'a pas?
Dans ces conditions, il est nécessaire que le suicide soit classé au nombre des actes immoraux; car il nie, dans son principe essentiel, cette religion de l'humanité. L'homme qui se tue ne fait, dit-on, de tort qu'à soi-même et la société n'a pas à intervenir, en vertu du vieil axiome Volenti non fit injuria. C'est une erreur. La société est lésée; parce que le sentiment sur lequel reposent aujourd'hui ses maximes morales les plus respectées, et qui sert presque d'unique lien entre ses membres, est offensé, et qu'il s'énerverait si cette offense pouvait se produire en toute liberté. Comment pourrait-il garder la moindre autorité si, quand il est violé, la conscience morale ne protestait pas? Du moment que la personne humaine est et doit être considérée comme une chose sacrée, dont ni l'individu ni le groupe n'ont la libre disposition, tout attentat contre elle doit être proscrit. Peu importe que le coupable et la victime ne fassent qu'un seul et même sujet: le mal social qui résulte de l'acte ne disparaît pas, par cela seul que celui qui en est l'auteur se trouve lui-même en souffrir. Si, en soi et d'une manière générale, le fait de détruire violemment une vie d'homme nous révolte comme un sacrilège, nous ne saurions le tolérer en aucun cas. Un sentiment collectif qui s'abandonnerait à ce point serait bientôt sans force.
Ce n'est pas à dire, toutefois, qu'il faille revenir aux peines féroces dont était frappé le suicide pendant les derniers siècles. Elles furent instituées à une époque où, sous l'influence de circonstances passagères, tout le système répressif fut renforcé avec une sévérité outrée. Mais il faut maintenir le principe, à savoir que l'homicide de soi-même doit être réprouvé. Reste à chercher par quels signes extérieurs cette réprobation doit se manifester. Des sanctions morales suffisent-elles ou en faut-il de juridiques, et lesquelles? C'est une question d'application qui sera traitée au chapitre suivant.