Kitabı oku: «La corde au cou», sayfa 27
26. Comme presque tous les gens très fins…
Comme presque tous les gens très fins, le docteur Seignebos avait cette faiblesse d'attribuer aux autres une partie de sa clairvoyance.
M. Galpin-Daveline veillait assurément, mais non pas avec l'âpre attention qu'on eût dû attendre d'un tel ambitieux. Avisé le premier de la décision de la chambre des mises en accusation, il se sentit délivré des angoisses qui le torturaient. Il respira. De remords, il n'en eut pas l'ombre. Il n'eut pas un regret… Il ne songea pas que ce prévenu que la chambre renvoyait devant la cour d'assises avaitété son ami autrefois, et un ami dont ilétait fier, dont l'hospitalité l'enchantait, dont il avait sollicité l'alliance… Non! Ce qu'il se dit, c'est qu'ayant hasardé une partie scabreuse, dont son avenirétait l'enjeu, il venait de la gagner haut la main.
Évidemment, sa responsabilité était loin d'être dégagée, mais son rôle de magistrat instructeurétait terminé. Il n'avait pas à paraître aux débats. Quoi qu'il advînt, iléchappait, pensait-il, à la réprobation qui l'eût frappé si son enquête eût abouti à une ordonnance de non-lieu.
Il ne se dissimulait pas que jamais il ne serait vu d'un bonœilà Sauveterre, que ses relations y resteraient pénibles, que jamais volontiers une main ne serrerait la sienne! Il s'en inquiétait peu. Sauveterre, une misérable sous-préfecture de cinq milleâmes! Il espérait bien n'y plus moisir longtemps, et qu'un brillant avancement allait récompenser son audace et le délivrer des sottes récriminations… Ailleurs, dans la ville où il serait nommé – une grande ville, supposait-il —, l'éloignement atténuerait et effacerait même ce que sa conduite avait eu d'odieux. Il ne lui resterait du passé que la réputation d'un de ces magistratsétonnants, comme les dépeignent les formulaires, «qui sacrifient tout à l'intérêt sacré de la justice, qui placent l'inflexible devoir bien au-dessus de toutes ces considérations qui troublent etémeuvent le vulgaire, dont l'âme est comme un roc où viennent se briser, impuissantes, toutes les passions humaines». Et avec une telle réputation, son savoir-faire et son envie de parvenir, les occasions ne lui manqueraient plus de se produire, de montrer sa valeur, de se rendre utile, indispensable… Il se voyait escaladant l'échelle périlleuse des hautes situations. Il se voyait à Bordeaux, à Lyon, à Paris…
C'est dans les draps de pourpre d'un premier succès qu'il s'endormit ce soir-là. Et le lendemain, rien qu'à le voir traverser les rues, plus roide et plus hautain qu'à l'ordinaire, les lèvres pincées, le regard froid et dur, les bourgeois observateurs comprirent qu'il devait y avoir du nouveau.
Il faut que les affaires de M. de Boiscoran aillent bien mal, se dirent-ils, pour que M. Galpin-Daveline soit si fier.
C'est chez le procureur de la République qu'il se rendait. Le prétexte de sa visiteétait le besoin de quelques signatures, qu'en toute autre occasion il eût envoyé prendre par son greffier. La vérité est qu'il avait sur le cœur les sévères reproches de M. Daubigeon, et qu'il comptait savourer le régal d'une revanche.
Il trouva le vieux collectionneur au milieu de ses bouquins chéris, comme toujours, et plus que jamais d'une humeur massacrante. N'importe! Il lui soumit les pièces à signer, et, cette besogne faite, tout en replaçant les paperasses dans une serviette à son chiffre:
– Eh bien! cher procureur, demanda-t-il d'un ton dégagé, vous connaissez l'arrêt?… Qui de nous deux avait raison?
M. Daubigeon haussa lesépaules.
– C'est entendu, gronda-t-il, je ne suis plus qu'un vieil imbécile, un maniaque, je l'avoue, je me rends à l'évidence, et comme l'homme d'Horace, Stultum me fateor, liceat concedere veris, At que etiam insanum…
– Vous plaisantez… Que serait-il arrivé, pourtant, si je vous avaisécouté?
– Je ne tiens pas à le savoir.
– Monsieur de Boiscoran n'en eûtété ni plus ni moins renvoyé devant le jury.
– Peut-être…
– Tout autre que moi eût aussi bien recueilli les preuves quiétablissent irrévocablement sa culpabilité.
– C'est une question.
– Et j'aurais entravé ma carrière en me faisant la réputation d'un de ces magistrats timides qu'un rien arrête…
– C'est une réputation qui en vaut bien une autre, interrompit le procureur de la République.
Il s'était juré de ne rien répondre que par monosyllabes, mais la colère lui faisait oublier son serment.
– Un autre que vous, reprit-il d'un ton amer, ne se serait pas uniquement attaché à prouver que monsieur de Boiscoranétait le coupable…
– Je l'ai prouvé, c'est vrai.
– Un autre que vous eût cherché le mot de cetteénigme.
– Mais je l'ai, ce me semble.
D'un air ironique, M. Daubigeon s'inclina.
– Mes compliments, fit-il. On est heureux de si bien connaître la fin des choses, Felix qui potuit rerum cognoscere causas; seulement vous vous abusez peut-être. Vousêtes un juge d'instruction très fort, mais je suis plus vieux que vous dans le métier. Plus je réfléchis à cette affaire, moins je me l'explique. Si vous savez si bien tout, expliquez-moi donc le mobile du crime, car enfin on ne risque pas l'échafaud ou le bagne sans un intérêt considérable, positif, évident… Où est l'intérêt de Jacques? Vous allez me répondre qu'il haïssait monsieur de Claudieuse? Est-ce bien une réponse? Voyons, fouillez un peu votre conscience… Mais, baste! personne n'aime à descendre en soi-même, Nemi in sese tentat descendere…
M. Daveline enétait presque à regretter d'être venu. Il avait pensé trouver M. Daubigeon fort penaud, et voilà que pas du tout.
– La chambre des mises en accusation n'a pas eu vos scrupules, fit-il sèchement.
– Non, mais les jurés peuvent les avoir. Il en est d'intelligents quelquefois…
– Les jurés condamneront monsieur de Boiscoran sans hésitation.
– Je n'en mettrais pas la main au feu.
– Vous l'y mettriez si vous saviez qui prendra la parole.
– Oh!…
– L'accusation sera soutenue par monsieur Du Lopt de la Gransière lui-même…
– Malepeste!
– Prétendriez-vous nier son talent?
Visiblement, le juge d'instruction s'irritait, ses oreilles rougissaient, et par contre M. Daubigeon semblait recouvrer toute sa belle humeur.
– Dieu me garde, répondit-il, de nier l'éloquence de monsieur Du Lopt de la Gransière, c'est un homme très fort et qui rarement manque son homme. Seulement vous savez… il en est des réquisitoires comme des livres, ils ont leurs destinées, habent sua fata… Jacques sera bien défendu.
– Je ne crains guère maître Magloire.
– Mais l'autre, maître Folgat…
– Un jeune homme, sans autorité. Je redouterais bien autrement maître Lachaud.
– Connaissez-vous leur système de défense?
C'était bien là que le bât blessait M. Galpin-Daveline, mais loin d'en rien laisser paraître:
– Pas du tout, répondit-il, mais que m'importe! Les amis de monsieur de Boiscoran avaient d'abord songé à tirer parti de Cocoleu, ils y ont renoncé. Je suis sûr de ce fait. Le commissaire de police que j'avais chargé d'avoir l'œil de ce côté m'a assuré que le docteur Seignebos ne s'occupait même plus de ce pauvre idiot…
M. Daubigeon souriait d'un sourire ironique, et bien plus pour taquiner M. Daveline que parce qu'il le pensait réellement.
– Prenez garde, dit-il, ne vous fiez pas aux apparences; vous avez affaire à des gens très fins. Je vous l'ai toujours dit, Cocoleu est peut-être le nœud de l'affaire… Précisément parce que monsieur de la Gransière portera la parole, vous devez trembler. S'il allaitéchouer!… C'est à vous qu'il s'en prendrait de l'échec, et de sa vie il ne vous le pardonnerait. Or, il peutéchouer. Il y a loin de la coupe aux lèvres, Multa cadunt inter calicem supremaque labra, et je suis l'avis de mon vieux Villon, «Rien ne m'est seur que la chose incertaine…»
À l'accent du procureur de la République, M. Daveline comprit bien qu'il ne gagnerait rien à discuter davantage.
– Advienne que pourra! interrompit-il. L'approbation de ma conscience me suffit.
En se hâtant, de peur d'une réplique, d'expédier les formules de politesse, il sortit; et, tout en descendant l'escalier:
– C'est perdre son temps, grommelait-il, que de vouloir raisonner avec un bonhomme pour qui lesévénements ne sont plus que des prétextes à citations.
Mais il avait beau se débattre, c'enétait fait de sa belle assurance. M. Daubigeon venait de lui montrer un péril qu'il n'avait pas prévu. Et quel péril! La rancune d'un des personnages les plus influents de la magistrature, d'un de ces hommes bilieux et froids qui ne pardonnent pas.
M. Daveline avait bien songé à la possibilité d'unéchec, c'est- à-dire d'un acquittement. Mais il n'avait pas réfléchi aux conséquences de cetéchec. Qui en serait atteint? Le ministère public surtout, puisqu'en France le ministère public fait de l'accusation une question personnelle et s'estime offensé et humilié s'il manque son homme. Or, qu'adviendrait-il en ce cas? C'est que Du Lopt de la Gransière s'en prendrait au juge d'instruction. «C'est dans votre travail, lui dirait-il, que j'ai puisé leséléments de mon réquisitoire. Si je n'ai pas obtenu une condamnation, c'est que votre travailétait incomplet. On n'expose pas un homme comme moi à l'humiliation d'un acquittement, et surtout dans une affaire dont le retentissement doitêtre immense. Vous ne savez pas votre métier.»
Une telle paroleétait une disgrâce positive. C'était, au lieu de l'avancement tant rêvé, l'exil pour la vie, en Algérie ou en Corse…
M. Galpin-Daveline en frissonnait. Il se voyait enseveli sous les décombres de ses châteaux en Espagne. Et fatalement, il repassait une fois de plus tous les détails de l'instruction, analysant toutes les preuves qu'il avait fournies, pareil au soldat qui, à la veille d'une bataille, s'assure de l'état de ses armes.
Véritablement, il ne découvrait qu'une seule objection: celle du procureur de la République. Oùétait l'intérêt de Jacques à commettre un si grand crime?
là, évidemment, est le défaut de la cuirasse, pensait-il, et j'agirai sagement en en prévenant M. de la Gransière. Les défenseurs de Jacques sont fort capables de faire de cet argument le pivot de leurs plaidoiries.
Et quoi qu'il en eût dit à M. Daubigeon, il les craignait beaucoup, ces défenseurs. Il n'ignorait pas l'influenceénorme que maître Magloire devait à l'intégrité de sa vie et à son désintéressement. Il savait fort bien qu'il suffisait que maître Magloire se chargeât d'une affaire pour qu'on l'estimât bonne. On disait de lui: «Il peut se tromper, mais ce qu'il plaide, il le croit.»
Quelle action un tel homme ne devait-il pas avoir, non sur des magistrats qui arrivent à l'audience avec une opinion inébranlable, mais sur des jurés qui subissent l'impression du moment et se laissent enlever par un discours? Maître Magloire, c'est vrai, n'avait pas cetteéloquence dramatique qui fait vibrer les entrailles des foules, mais maître Folgat l'avait, lui.
M. Galpin-Daveline avait pris des informations, et un de ses amis de Paris lui avait répondu: «Se défier du Folgat. Logicien bien autrement dangereux que Lachaud, il possède à unégal degré l'art de troubler la conscience des jurés, de lesémouvoir, de leur tirer des larmes et de leur arracher un verdict d'acquittement. Redouter surtout avec lui les incidents d'audience, car il a toujours quelque surprise en réserve!»
Voilà mes adversaires, pensait M. Daveline. Quelle surprise me réservent-ils? Ont-ils véritablement renoncé à se servir de Cocoleu?
Il n'avait aucune raison de se défier de son commissaire de police, et cependant son inquiétude devint si grande qu'il se détourna de son chemin pour passer à l'hôpital.
La sœur supérieure, comme de raison, le reçut avec toutes les marques d'une profonde déférence, et dès qu'il s'informa de Cocoleu:
– Voulez-vous le voir, monsieur? lui demanda-t-elle.
– J'avoue, ma sœur, que j'en serais bien aise.
– Venez avec moi, alors.
C'est dans le jardin qu'elle le conduisit, et là, s'adressant à un jardinier:
– Où est l'idiot? interrogea-t-elle.
L'homme planta sa bêche en terre, et de ce respect doucereux qui est le trait distinctif de tous les employés des maisons religieuses:
– L'idiot est dans l'allée du fond, ma mère, à cette place qu'il a choisie, vous savez, et d'où on ne peut le faire partir…
Bientôt, en effet, M. Daveline et la supérieure l'aperçurent.
On lui avait retiré les haillons qu'il portait à son entrée, et on lui avait donné l'uniforme de l'hôpital, une grande capote grise et un bonnet de coton. Il n'en avait pas la mine plus intelligente, mais ilétait moins repoussant. Assis à terre, il jouait avec des cailloux.
– Eh bien! mon garçon, lui demanda M. Daveline, comment te trouves-tu ici?
Il leva sa face hébétée, arrêta sonœil morne sur la supérieure, mais ne répondit pas.
– Veux-tu revenir au Valpinson? continua le juge.
Il tressaillit, mais ne desserra pas les dents.
– Voyons, insista M. Daveline, réponds, et je te donnerai une pièce de dix sous.
Baste! Cocoleu s'était remis à jouer.
– Voilà comme il est toujours, monsieur, déclara la supérieure. Personne, depuis qu'il est ici, n'a pu lui tirer un mot. Promesses, menaces, rien n'y fait. Un jour, pour tenter une expérience, au lieu de lui donner son déjeuner, je lui ai dit: «Tu n'auras à manger que quand tu m'auras dit: "J'ai faim!…"»Au bout de vingt-quatre heures, j'ai dû lui rendre sa pitance; il se serait laissé périr d'inanition plutôt que d'articuler une syllabe…
– Qu'en pense monsieur Seignebos?
– Le docteur ne veut plus en entendre parler, répondit la supérieure. (Et levant les yeux au ciel): Ce qui prouve bien, ajouta-t-elle, que sans une intervention de la Providence, jamais ce malheureux n'eût dénoncé le crime dont il aété témoin… (Et tout de suite, revenant aux choses de la terre): Mais ne nous débarrassera-t-on pas bientôt de ce pauvre idiot qui est une lourde charge pour notre hôpital? Puisqu'il trouvait à vivre dans son village, pourquoi ne pas l'y renvoyer? Nos malades et nos vieillards sont nombreux, et nous avons peu de place.
– Il faut attendre, ma sœur, que le procès de monsieur de Boiscoran soit terminé, répondit le juge d'instruction.
La supérieure eut un geste résigné.
– C'est ce que le maire m'a déclaré, dit-elle, et c'est bien fâcheux. Je dois dire pourtant qu'on m'a permis de lui retirer la chambre où il avaitété d'abord consigné. Je l'ai relégué au quartier des fous. Nous appelons ainsi quatre petites loges entourées d'un mur où nous plaçons les pauvres insensés qu'on nous confie provisoirement…
Mais elle s'arrêta, le portier de l'hôpital, le sieur Vaudevin, s'avançait en saluant.
– Qu'est-ce? demanda-t-elle. Vaudevin lui tendit un billet.
– C'est un homme que vous amène un gendarme, répondit-il. Admission d'urgence…
La supérieure parcourait ce billet signé Seignebos.
– Épileptique, fit-elle, et un peu idiot, il ne nous manquait plus que cela!… Etétranger, par-dessus le marché! En vérité, monsieur Seignebos est trop facile. Que ne renvoie-t-il tous ces gens-là se faire soigner dans leur commune!
Et d'un pas assez leste pour sonâge, suivie du portier et de M. Daveline, elle se dirigea vers le parloir. C'est là qu'on avait fait entrer le nouveau malade et, affaissé sur un banc, il présentait l'image achevée du plus parfait abrutissement.
L'ayant examiné une minute:
– Qu'on le mette au quartier des fous, dit-elle, il tiendra compagnie à Cocoleu. Et qu'on prévienne la sœur pharmacienne. Mais non, j'y vais moi-même. Monsieur le juge m'excusera…
Et elle sortit, laissant M. Daveline un peu rassuré.
là n'est pas le danger, pensait-il en se retirant. Et si maître Folgat compte sur un incident d'audience, ce n'est pas Cocoleu qui le lui fournira.
27. À l'heure même où le juge d'instruction sortait de l'hôpital…
À l'heure même où le juge d'instruction sortait de l'hôpital, le docteur Seignebos et maître Folgat se séparaient, après un frugal déjeuner, l'un pour courir à ses malades, l'autre pour se rendre à la prison.
Le jeune avocatétait cruellement préoccupé, c'est la tête basse qu'il s'en allait le long des rues, et les diplomates bourgeois qui l'épiaient au passage, comparant sa mine sombre à l'air vainqueur de M. Daveline, se persuadaient que bien décidément Jacques de Boiscoranétait perdu.
En ce moment, c'était presque l'avis de maître Folgat. Il traversait une de ces phases de morne découragement dont ne savent pas se préserver les hommes les plusénergiques lorsqu'ils s'acharnent à la poursuite de quelque but incertain et passionnément désiré.
Les déclarations de la petite Marthe et de la femme de chambre lui avaient cassé bras et jambes. Après avoir cru bien tenir tous les fils de l'affaire, voilà que soudain l'écheveau se brouillait plus que jamais. Et c'était ainsi depuis le commencement. À chaque pas qu'il avait fait, le problème s'était compliqué de quelque circonstance inexplicable. À chacun de ses efforts, les ténèbres, au lieu de se dissiper, s'étaientépaissies. Ce n'était pas qu'il doutât plus qu'avant de l'innocence de Jacques. Non. Le soupçon qui avait traversé son esprit s'étaitévanoui comme l'éclair. Il admettait, avec le docteur Seignebos, la probabilité d'un complice, Cocoleu sans doute, chargé de l'exécution matérielle du crime.
Mais quel parti tirer pour la défense de cette hypothèse? Aucun.
Goudarétait un habile homme, et sa façon de s'introduire à l'hôpital et près de Cocoleu révélait un maître. Mais si subtil qu'il fût, et rompu à toutes les astuces de son métier, parviendrait-ilà confesser un gredin qui se retranchait imperturbablement derrière la feinte imbécillité?
Si encore il eût eu du temps devant soi! Mais les joursétaient comptés, et il allaitêtre forcé de brusquer ses manœuvres…
C'est à jeter le manche après la cognée, pensait le jeune avocat.
Cependant, il arrivait à la prison. Il sentit la nécessité de refouler toutes ses angoisses. Et tandis que Blangin le précédait à travers les corridors en faisant tinter ses clefs, il imposait à son visage l'expression de la confiance.
– Enfin, c'est vous! s'écria Jacques.
Il avaitévidemment souffert terriblement depuis la veille. La fièvre de l'inquiétude avait gonflé ses traits et injecté ses yeux de sang. Un tremblement nerveux le secouait.
Pourtant il attendit que le geôlier eût refermé la porte, et alors:
– Qu'a-t-elle dit? demanda-t-il d'une voix rauque.
Minutieusement, maître Folgat rendit compte de sa mission, rapportant presque textuellement les paroles de Mme de Claudieuse.
– Je la reconnais bien là! s'exclamait le prisonnier. Il me semble l'entendre… Quelle femme! me défier ainsi!…
Et dans sa colère, il serrait les poings jusqu'à s'enfoncer les ongles dans la chair.
– Vous le voyez, reprit le jeune avocat, il n'y a pas à essayer de sortir de notre cercle de défense. Toute nouvelle démarche serait inutile!…
– Non! interrompit Jacques, non, je n'en resterai pas là! (Et après quelques secondes de réflexion si toutefois ilétait enétat de réfléchir): Pardonnez-moi, mon cher maître, dit-il, de vous avoir exposé à de tels outrages. J'aurais dû les prévoir, ou, pour mieux dire, je les prévoyais… Je savais bien que ce n'était pas ainsi que je devais engager le combat! Mais j'aiété lâche, j'ai eu peur, j'ai reculé. Insensé!… Comme si je n'avais pas senti qu'il en faudrait toujours venir au suprême expédient!… Eh bien! j'y arrive aujourd'hui, et mon parti est pris…
– Que voulez-vous faire!
– Aller trouver la comtesse de Claudieuse, la voir, lui parler…
– Oh!…
– À moi, elle ne niera pas, peut-être! À moi, quand je la tiendrai sous mon regard, il faudra bien qu'elle avoue le crime dont je suis accusé…
Maître Folgat avait promis au docteur Seignebos de ne point parler des déclarations de Marthe et de sa bonne, mais il ne s'était pas interdit de s'en servir.
– Et si madame de Claudieuse n'était pas coupable? fit-il.
– Qui donc le serait?
– Si elle avait un complice?
– Eh bien! elle me le nommera, je l'exige, il le faut… Je ne veux pasêtre déshonoré, je suis innocent, je ne veux pas aller au bagne…
Essayer de faire entendre raison à Jacques, c'eûtété se montrer aussi fou que lui.
– Prenez garde, dit simplement le jeune avocat, notre défense est déjà difficile, ne la rendez pas impossible…
– Je serai prudent.
– Un scandale nous perd sans rémission.
– Soyez sans inquiétude.
Maître Folgat se tut. Comment Jacques s'y prendrait pour sortir de la prison, il le devinait. Et s'il ne lui demandait pas de détails, c'est que sa situation de défenseur lui faisait une loi d'ignorer – ou du moins de paraître ignorer – certaines choses.
– Maintenant, mon cher maître, reprit le prisonnier, un service, s'il vous plaît…
– Parlez.
– Je voudrais connaître aussi exactement que possible les dispositions de l'habitation de madame de Claudieuse.
Sans mot dire, maître Folgat prit une feuille de papier et traça le plan de ce qu'il connaissait de la maison de la rue Mautrec, du jardin, du vestibule et du salon.
– Et la chambre du comte, interrogea Jacques, où est-elle?
– Au premierétage.
– Vousêtes sûr qu'il ne peut pas se lever?
– Le docteur Seignebos me l'a dit.
Le prisonnier eut un mouvement de joie.
– Alors tout va bien, fit-il, et il ne me reste plus, mon cher défenseur, qu'à vous prier de dire à mademoiselle de Chandoré que j'ai besoin de la voir aujourd'hui, le plus tôt possible. Qu'elle vienne accompagnée seulement d'une des tantes Lavarande. Et, je vous en conjure, hâtez-vous…
Maître Folgat se hâta si bien que, vingt minutes plus tard, il arrivait rue de la Rampe.
Mlle Deniseétait dans sa chambre. Il la fit prier de descendre, et dès qu'il lui eut dit que Jacques l'attendait:
– Je pars, répondit-elle simplement. (Et, appelant une des demoiselles Lavarande): Vite, tante Élisabeth, commanda-t-elle, vite, ton châle et ton chapeau, je sors et tu viens avec moi.
Le prisonnier comptait si bien sur l'empressement de sa fiancée, que déjà il s'était fait conduire au parloir lorsqu'elle y arriva, tout essoufflée de la rapidité de sa course.
Il lui prit les mains, et les pressant contre ses lèvres:
– Ô mon amie, balbutia-t-il, comment vous remercier jamais de votre sublime fidélité au malheur! Sera-ce assez de toute ma vie, si je la sauve, pour vous témoigner ma reconnaissance!
Mais il se raidit contre l'attendrissement qui le gagnait, et s'adressant à la tante Élisabeth:
– Pardonnez-moi, lui dit-il, d'oser vous demander un service qu'une fois déjà vous avez bien voulu nous rendre… Il serait bien important qu'on n'entendît rien de ce que j'ai à confier à Denise, et je crains d'êtreépié…
Façonnée à l'obéissance passive, la brave demoiselle sortit sans se permettre une réflexion et alla se mettre au guet dans le corridor.
L'étonnement de Mlle de Chandoré était grand, mais Jacques ne lui laissa pas le temps de prononcer une parole:
– Ici même, commença-t-il, vous m'avez dit que si je voulais m'évader, Blangin m'en fournirait les moyens…
La jeune fille recula, et d'un accent de stupeur immense:
– Voudriez-vous donc fuir? balbutia-t-elle.
– Jamais, à aucun prix… Seulement, vous devez vous rappeler que tout en résistant à vos prières, je vous ai dit qu'un jour peut-être j'aurais besoin de quelques heures de liberté…
– Je me souviens.
– Je vous ai priée de pressentir le geôlier à ce sujet.
– C'est fait. Avec de l'argent il sera toujours à notre discrétion.
Jacques parut respirer plus librement.
– Eh bien! reprit-il, le moment est venu. Il faut que demain je passe la soirée hors de la prison. Je voudrais sortir vers neuf heures, je serai rentré avant minuit…
Mlle Denise l'arrêta.
– Attendez, dit-elle, je vais appeler la femme de Blangin.
Le ménage des geôliers de Sauveterre ressemblait à beaucoup de ménages. Brutal, exigeant, despote, l'homme se coiffait sur l'oreille, parlait haut et ferme en roulant de gros yeux, et, de par la raison du plus fort, prétendait régner. Humble, soumise, résignée en apparence, la femme baissait la tête, semblait toujours obéir, mais en réalité, de par le droit de l'intelligence, gouvernait. Quand le mari avait promis, il fallait encore le consentement de la femme. Dès que la femme s'était engagée, elle se chargeait de faire vouloir son mari.
Mlle Denise avait donc bien fait de s'adresser tout d'abord à Mme Blangin. Appelée, elle accourut au parloir, la bouche pleine d'hypocrites protestations, jurant qu'elleétait tout à la dévotion de sa chère demoiselle, rappelant le temps où elleétait au service de M. de Chandoré, le seul bon temps de sa pauvre vie, soupirait-elle, et qu'elle regrettait toujours…
– Je sais, interrompit la jeune fille, que vous m'êtes dévouée. Maisécoutez-moi…
Et vivement elle se mit à expliquer ce qu'elle souhaitait, tandis que Jacques, retiré un peu à l'écart, dans l'ombre, épiait les impressions de la femme du geôlier.
Petit à petit, elle redressait la tête, et, quand Mlle Denise eut achevé:
– Je comprends très bien, répondit-elle, et si j'étais la maîtresse, je dirais: «C'est fait…»Mais c'est Blangin qui est le maître dans la prison… Oh! il n'est pas méchant, seulement il tient à son devoir… Nous n'avons que notre place pour vivre…
– Ne vous l'ai-je pas déjà payée!
– Oh! je sais que mademoiselle n'est pas regardante…
– Vous m'aviez promis de parler de cette affaire à votre mari.
– Je lui en ai bien parlé, seulement…
– Je donnerai la même somme que l'autre fois.
– En or?
– Soit, en or.
Unéclair de convoitise brilla sous lesépais sourcils de la geôlière, et néanmoins, se possédant toujours:
– Moyennant cela, dit-elle, mon homme consentira peut-être. Je vais l'arraisonner, et je vous l'envoie.
Elle sortit en courant, et dès qu'elle eut disparu:
– Combien donc avez-vous déjà donné à Blangin? demanda Jacques à Mlle Denise.
– Dix-sept mille francs.
– Ces gens-là nous exploitent indignement!
– Eh! qu'importe l'argent! Que ne sommes-nous ruinés l'un et l'autre, et que n'êtes-vous libre!
Mais la geôlière n'avait pasété longue à décider son mari. Déjà le pas lourd de Blangin retentissait dans le corridor, et presque aussitôt il se montra, son bonnet de laine à la main, la mine obséquieuse et l'œil inquiet.
– Ma femme m'a tout dit, commença-t-il, et je consens… Seulement, il faut nous entendre… Ce n'est pas une petite chose que vous me demandez…
D'un geste, Jacques l'interrompit.
– N'exagérons rien, fit-il. Je ne prétends pas m'évader. Je veux seulement sortir. Je vous reviendrai, je vous en donne ma parole.
– Pardi! c'est biença qui me tourmente! S'il ne s'agissait que de vous donner définitivement la clef des champs, je vous ouvrirais la prison, et puis allez, des jambes! Un prisonnier qui s'évade, cela se trouve tous les jours. Tandis que sortir, vous promener, revenir… Diable! Et si l'on vous rencontre en ville? Et si l'on vient vous demander pendant que vous serez dehors? Et si l'on vous voit rentrer? Qu'est-ce que je répondrai? Je veux bienêtre mis à pied pour négligence, je suis payé et je m'en moque. Maisêtre accusé de complicité et fourré en prison, halte-là! Je n'en suis plus!
Visiblement, ce n'était qu'une préface.
– Oh! que de paroles perdues! fit Mlle Denise. Expliquez-vous clairement.
– Voilà. Il est impossible que monsieur passe par la porte. À la retraite, c'est- à-dire à huit heures du soir, en cette saison, les soldats de garde s'installent à l'intérieur de la prison, et jusqu'à la diane, le lendemain, ou autrement dit jusqu'à cinq heures du matin, je ne puis ni ouvrir ni fermer sans le sergent qui commande le poste…
Voulait-il se faire valoir? Faisait-il les difficultés plus sérieuses qu'elles n'étaient véritablement?
– Enfin, interrompit Jacques, si vous consentez, c'est qu'il existe un moyen.
– J'en connais un, déclara le geôlier. (Et trop grossier pour savoir dissimuler une longue préméditation): Pour que la chose se fasse, continua-t-il, monsieur devra sortir de la prison comme s'il s'évadait pour tout de bon. Le mur qui relie les deux tours n'a pas, à un certain endroit que j'ai sondé, plus de deux pieds d'épaisseur, et de l'autre côté, qui donne sur les terrains vagues des anciens remparts, on ne place jamais de factionnaire. Je procurerai à monsieur un pic et un levier, et il fera un trou dans ce mur.
Jacques haussa lesépaules.
– Et le lendemain, fit-il, quand je serai rentré, comment expliquerez-vous ce trou béant?
Blangin souriait.
– Bien sûr, répondit-il, je ne dirai pas qu'il aété fait par les rats. J'ai songé à tout. En même temps que monsieur, sortira par le trou un prisonnier qui, lui, ne reviendra pas…
– Quel prisonnier?
– Frumence Cheminot, pardi!, qui ne demandera pas mieux que de prendre sa volée, et qui donnera même un bon coup de main pour percer le mur. Que monsieur s'entende avec lui, mais sans lui dire, par exemple, que je suis de l'affaire. Comme cela, quoi qu'il arrive, je ne serai pas compromis.
Le planétait bon, en effet. Seulement Blangin avait tort de s'en faire honneur. L'idéeétait de sa femme.
– Eh bien! dit Jacques, voilà qui est entendu. Procurez-nous le pic et le levier, montrez-moi l'endroit où il faut attaquer le mur, et je me charge de Cheminot. Demain, dans la journée, l'argent vous sera remis.
Et il s'apprêtait à suivre le geôlier, qui venait de sortir, quand Mlle Denise le retint. Levant sur son fiancé ses beaux yeux tremblants:
– Vous le voyez, Jacques, prononça-t-elle, je n'ai pas hésité à tout tenter pour vous faire obtenir ces quelques heures de liberté que vous souhaitiez. Puis-je maintenant vous demander ce que vous en comptez faire?
Et comme il se taisait:
– Où voulez-vous aller? insista-t-elle.
Un flot de sang empourprait le visage du malheureux, et d'une voix troublée:
– Je vous en conjure, Denise, dit-il, n'exigez pas que je vous réponde. Permettez-moi de garder ce secret, le seul que j'aurai jamais pour vous…
Deux larmes qui tremblaient dans les longs cils de la jeune fille roulèrent sur ses joues.
– Je vous entends, balbutia-t-elle, je ne vous entends que trop!… Quoique ne sachant rien de la vie, déjà, en découvrant qu'on me cachait quelque chose, j'avais eu comme un pressentiment… Désormais je ne puis plus douter. C'est près d'une femme que vous vous rendrez demain soir…
– Denise! suppliait Jacques à mains jointes, Denise, par pitié!
Elle ne l'écoutait pas. Secouant doucement la tête:
– Près d'une femme, poursuivait-elle, que vous avez aimée sans doute, ou que vous aimez encore, aux genoux de laquelle vous avez peut-être murmuré ces mêmes paroles que vous murmuriez à mes genoux! Comment avez-vous pu vous souvenir d'elle, au milieu de nos angoisses! Elle ne vous aime donc pas! Comment n'est-elle pas venue, vous sachant prisonnier et faussement accusé d'un crime abominable?