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Kitabı oku: «Le morne au diable», sayfa 21

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CHAPITRE XXXIII.
LE JUGEMENT

Un nouveau personnage vint augmenter le nombre des admirateurs passionnés de Monmouth.

On vit s’avancer, soutenu par deux serviteurs, un homme jeune encore, mais que de nombreuses blessures condamnaient à de précoces infirmités.

Lord Jocelyn Rothsay, malgré ses souffrances, avait voulu se joindre aux partisans du prince, et sinon combattre pour la cause que Monmouth allait défendre, du moins venir au-devant du duc, et être des premiers à le féliciter sur sa résurrection.

Les cheveux de lord Rothsay étaient blancs, quoique son pâle visage fût jeune encore et que sa moustache fût aussi noire que ses yeux brillants et hardis. Enveloppé d’une longue robe-de-chambre, il s’avança péniblement, appuyé sur les épaules de deux serviteurs.

– Voilà le brave Rothsay, qui a autant de blessures que de poils à sa moustache! s’écria lord Dudley.

– Par le diable, qui ne m’emportera pas du moins avant que j’aie vu notre duc! dit Rothsay, je serai comme vous l’un des premiers à lui serrer la main! N’aurais-je pas, dans ma verte jeunesse, risqué ma vie pour hâter d’un quart d’heure un rendez-vous d’amour? Pourquoi ne le risquerais-je pas pour voir notre duc un quart d’heure plus tôt?

Un homme à physionomie inquiète parut sur le pont peu de temps après lord Rothsay.

– Milord! lui dit-il d’un ton suppliant, milord! vous exposez votre vie par cette imprudence! Le moindre mouvement violent peut renouveler l’hémorrhagie de cette ancienne blessure que…

– Au diable! docteur, où mon sang coulera-t-il mieux et plus noblement qu’aux pieds de Jacques de Monmouth? dit Rothsay avec exaltation.

– Mais, milord, le danger…

– Mais, docteur, il s’agirait de sa damnation que Jocelyn Rothsay ne serait pas un des derniers à embrasser notre duc. Je n’ai pas fait ce voyage pour autre chose. Dick me prêtera une épaule, Percy une autre, et c’est soutenu par ces deux braves champions que je viendrai dire à Jacques:

– Voilà trois de tes fidèles soldats de Bridge-Water…

Ce disant, le jeune homme abandonna ses deux domestiques, et s’appuya en effet sur les deux robustes lords.

Un roulement de tambours auxquels se joignirent quelques fanfares de buccins et le bruit aigre des sifflets des maîtres d’équipage, annoncèrent que les marins et les troupes d’infanterie de la frégate s’assemblaient: bientôt ils montèrent en grande tenue sur le pont, et se rangèrent à leur poste, officiers en tête.

– Pourquoi cette prise d’armes? demanda Mortimer à M. de Chemeraut.

– Pour rendre hommage au duc et le recevoir sur le pont avec les honneurs de la guerre, lorsqu’il viendra tout à l’heure passer les troupes en revue.

Le capitaine de la frégate s’avança vers le groupe des gentilshommes:

– Messieurs, je viens de prendre les ordres de monseigneur.

– Eh bien! fut-il dit tout d’une voix.

– Son Altesse nous recevra à onze heures précises, c’est-à-dire dans cinq minutes.

Il est impossible de rendre l’exclamation de joie profonde qui souleva toutes les poitrines.

– Tiens, maintenant, Dick, je me sens faible, dit Mortimer.

– Diable! fais attention, Percy, dit Rothsay, ne vas pas tomber, tu es une de mes jambes.

– Moi? dit Dudley, j’ai comme le vertige…

– Écoutez, Dick; écoute, Jocelyn, dit Mortimer, ces dignes compagnons n’ont jamais vu notre duc: soyons généreux, laissons-les passer les premiers, nous l’apercevrons d’abord de loin; ça nous donnera le temps de nous faire à sa vue… Est-ce dit?

– Oui, oui, répétèrent Dick et Jocelyn.

Onze heures sonnèrent.

Le pont de la frégate offrit un spectacle véritablement grand et beau pendant quelques moments.

Les soldats et les marins en armes couvraient les passavants du navire.

Les officiers, tête nue, précédant le groupe des gentilshommes, descendirent lentement l’escalier étroit qui conduisait à l’appartement destiné au duc de Monmouth.

Enfin, derrière ce premier groupe s’avançaient Mortimer et Dudley soutenant, au milieu d’eux, le jeune lord Jocelyn, dont la taille voûtée, la démarche maladive, contrastaient avec la haute stature et l’air mâle de ses deux soutiens.

Pendant que les autres gentilshommes encombraient l’étroit escalier, les trois lords, ces trois nobles types de fidélité chevaleresque, restèrent un moment sur le pont.

– Écoutons… écoutons, dit Dudley, peut-être entendrons-nous la voix de Jacques…

En effet, le plus profond silence régna d’abord, mais il fut bientôt interrompu par des exclamations de joie auxquelles se mêlèrent de vives et attendrissantes protestations.

Enfin l’escalier fut libre.

Modérant à peine leur impatience par égard pour lord Jocelyn, qui descendait péniblement, les deux lords arrivèrent dans la batterie, et entrèrent à leur tour dans la grande chambre de la frégate, où Croustillac donnait audience à ses partisans.

Pendant quelques moments, les trois lords restèrent stupéfaits devant le tableau qu’ils eurent sous les yeux.

Au fond de la grande chambre, éclairée par cinq fenêtres de poupe, Croustillac, vêtu de son justaucorps vert et de ses bas roses, se tenait fièrement debout à côté de M. de Chemeraut; celui-ci, dans l’orgueil du succès, semblait présenter triomphalement le chevalier aux gentilshommes anglais.

Un peu en arrière de M. de Chemeraut étaient le capitaine de la frégate et son état-major.

Les partisans de Monmouth, pittoresquement groupés, entouraient le Gascon.

L’aventurier, bien qu’un peu pâle, payait toujours d’audace; ne se voyant pas reconnu, il reprenait peu à peu son assurance habituelle, et se disait:

– Le Mortimer se sera vanté de me connaître intimement pour se donner des airs de familiarité avec un seigneur de ma sorte… Allons toujours, mordioux! cela durera ce que ça pourra.

La force de l’illusion est telle que, parmi les gentilshommes qui se pressaient autour de l’aventurier, les uns lui trouvaient un air de famille assez décidé avec Charles II; d’autres, une ressemblance frappante avec ses portraits.

– Milords et messieurs, dit Croustillac en montrant Chemeraut, monsieur, en m’apportant vos vœux, m’a décidé à me rendre au milieu de vous.

– Milord-duc, c’est entre nous à la mort!.. crièrent les plus exaltés.

– J’y compte, milords; quant à moi, ma devise sera: Tout pour l’Angleterre et…

– C’est trop d’impudence! sang et massacre! s’écria lord Mortimer d’une voix tonnante, en interrompant le chevalier et en se précipitant vers lui l’œil sanglant, les poings fermés, pendant que Dudley soutenait lord Jocelyn.

L’apostrophe de Mortimer fit un effet foudroyant sur les spectateurs et sur les acteurs de cette scène.

Les gentilshommes anglais se retournèrent vivement vers Mortimer.

Chemeraut et les officiers se regardèrent avec étonnement, ne comprenant rien encore aux paroles du lord.

– Mordioux, nous y voici, pensa Croustillac, rien qu’à voir cette brute avinée, je sens le Mortimer d’une lieue.

Le lord arriva au milieu du vide que les gentilshommes avaient laissé entre eux et le Gascon en se reculant; il se planta devant lui, les bras croisés, l’œil étincelant, le regardant face à face; et il s’écria d’une voix tremblante de rage:

– Ah! tu es Jacques de Monmouth… toi!.. c’est à moi… Mortimer… que tu dis cela?

Croustillac fut alors sublime d’impudence et de sang-froid. Il répondit à Mortimer avec un accent de reproche mélancolique:

– L’exil et l’adversité m’ont donc bien changé!.. que mon meilleur ami ne me reconnaît plus? Puis, se tournant à demi vers M. de Chemeraut, le chevalier ajouta tout bas: – Vous le voyez, je vous l’avais dit: l’émotion a été trop violente… sa pauvre tête est encore déménagée. Hélas! ce malheureux-là me méconnaît.

Croustillac s’était exprimé avec tant d’assurance et de naturel que M. de Chemeraut hésitait encore à se croire dupe d’une si énorme imposture; il ne conserva pas longtemps de doute à ce sujet.

Lord Dudley et lord Rothsay se joignirent à Mortimer et aux autres gentilshommes pour adresser au malheureux Gascon les apostrophes et les injures les plus furieuses.

– Ce misérable vagabond ose se dire Jacques de Monmouth!

– L’infâme imposteur!

– Le scélérat l’aura égorgé afin de se faire passer pour lui.

– C’est un émissaire de Guillaume!

– Un tel gueux! Jacques, notre duc!

– Quelle audace!

– Oser faire un tel mensonge!

– C’est à lui arracher la langue!

– Nous tromper si impudemment, nous autres qui n’avions jamais vu le duc!

– Cela crie vengeance!

– Puisqu’il prend son nom, il doit savoir où il est.

– Oui, il nous répondra de notre duc.

– Nous le jetterons à la mer s’il ne nous rend pas Jacques…

– Nous lui arracherons les ongles pour le faire parler.

– Se jouer ainsi de ce qu’il y a de plus sacré!

– Comment aussi M. de Chemeraut a-t-il donné dans un piége si grossier?

– Ce misérable m’a indignement trompé, messieurs, cria M. de Chemeraut en tâchant en vain de se faire entendre.

– Alors, expliquez-vous, monsieur.

– Il payera cher son audace, messieurs.

– Faites d’abord enchaîner ce traître.

– Il m’a abusé par les plus exécrables mensonges. Messieurs, tout autre que moi y eût été pris!

– On ne se joue pas ainsi de la croyance de braves gentilshommes qui se sacrifient à la bonne cause.

– Monsieur de Chemeraut, vous êtes aussi coupable que ce misérable fourbe.

– Mais, milords, l’envoyé anglais a été trompé comme moi.

– C’est impossible, vous êtes son complice.

– Milords, vous m’insultez.

– Un homme de votre expérience, monsieur, ne se laisse pas berner à ce point!

– Il faut nous venger.

– Oui, vengeance… vengeance!

Ces accusations, ces reproches partirent et se croisèrent si rapidement, causèrent un tel tumulte, qu’il fut impossible à M. de Chemeraut de se faire écouter au milieu de tant de cris furieux.

L’attitude des gentilshommes anglais devint même si menaçante envers lui, leurs récriminations si violentes, qu’il se rangea près des officiers de la frégate, et tous mirent la main à la garde de leur épée.

Croustillac, seul entre les deux groupes, était en butte aux invectives, aux attaques, aux malédictions des deux partis.

Intrépide, audacieux, les bras croisés, le nez au vent, l’œil hardi, l’aventurier écoutait gronder et éclater ce formidable orage avec un flegme impassible, en se disant intérieurement:

– Voici que ça se gâte énormément, ils peuvent me jeter par la fenêtre, c’est-à-dire en plein Océan; le saut est périlleux, quoique je nage comme un triton, mais je ne puis plus rien… ça devait arriver tôt ou tard, et d’ailleurs, ainsi que je le disais ce matin, on ne se sacrifie pas aux gens dans le seul but d’être couronné de fleurs et caressé par des nymphes silvestres.

Quoiqu’à son comble, le tumulte fut pourtant dominé par la voix tonnante de Mortimer qui s’écria:

– Monsieur de Chemeraut, faites d’abord pendre ce misérable, vous nous devez cette satisfaction.

– Oui, oui, qu’on l’accroche à la grande vergue, répétèrent les gentilshommes anglais, nous nous expliquerons après.

– Vous m’obligerez beaucoup en vous expliquant avant! s’écria Croustillac.

– Il parle, il ose parler, cria-t-on.

– Eh! qui donc, mordioux! parlera en ma faveur, si ce n’est moi, reprit le Gascon; serait-ce vous, par hasard, mon gentilhomme?

– Messieurs, s’écria M. de Chemeraut, lord Mortimer a raison en proposant de faire justice de cet imposteur abominable.

– Il a tort, je soutiens qu’il a tort, cent mille fois tort! s’écria Croustillac… c’est un moyen usé, rebattu, vulgaire…

– Te tairas-tu, malheureux! s’écria l’athlétique Mortimer en saisissant les deux mains du Gascon.

– Ne touchez pas un gentilhomme, ou, par la mort! vous payerez cher cet outrage! s’écria Croustillac avec colère.

– Ton épée, misérable fourbe, dit M. de Chemeraut pendant que vingt bras levés menaçaient l’aventurier.

– Au fait, un lion ne peut rien contre cent loups, dit majestueusement le Gascon en rendant sa rapière.

– Maintenant, messieurs, reprit M. de Chemeraut, je continue. Oui, l’honorable lord Mortimer avait raison de vouloir faire pendre ce drôle.

– Il a tort! tant que je pourrai élever la voix je protesterai qu’il a tort! c’est une idée cornue et biscornue… c’est un raisonnement de cheval… Le bel argument qu’une potence? cria Croustillac en se débattant entre deux gentilshommes qui le tenaient au collet.

– Mais avant d’en faire justice, il faut l’obliger à nous révéler la trame indigne qu’il a ourdie… il faut qu’il nous dévoile les circonstances mystérieuses à l’aide desquelles il a effrontément surpris ma bonne foi.

– A quoi bon? morte la bête, mort le venin, dit rudement Mortimer.

– Je vous dis que vous raisonnez aussi ingénieusement qu’un boule-dogue qui saute au col d’un taureau, cria Croustillac.

– Patience, patience… c’est une cravate de bon chanvre qui t’empêchera de prêcher tout à l’heure, répondit Mortimer.

– Croyez-moi, milords, dit M. de Chemeraut, un conseil va se former… on interrogera ce fourbe; s’il ne répond pas, nous aurons bien les moyens de l’y contraindre; il y a plus d’une sorte de tortures.

– Ah! comme ça je suis de votre avis, dit Mortimer, je consens à ce qu’il ne soit pas pendu… avant d’avoir été mis à la torture, ça fera deux choses au lieu d’une.

– Vous êtes généreux, milord, dit le Gascon.

En songeant à la fureur dont devait être possédé M. de Chemeraut, qui voyait complétement échouer une entreprise qu’il croyait avoir si habilement conduite, on comprend, sans l’excuser, la cruauté de ses résolutions envers Croustillac.

Les esprits étaient si montés; le désappointement avait été si irritant, si douloureux même, pour la plupart des partisans de Monmouth, que ces gentilshommes, assez humains d’ailleurs, se laissèrent aller dans cette occasion à l’entraînement d’une colère aveugle, et peu s’en fallut que le malheureux Croustillac ne fût même cité devant une espèce de conseil de guerre dont la réunion donnait au moins une apparence de légalité à la violence dont il était victime.

Cinq lords et cinq officiers s’assemblèrent immédiatement sous la présidence du capitaine de frégate.

M. de Chemeraut se mit à droite, le chevalier se tint debout à gauche. La séance commença.

M. de Chemeraut dit d’une voix brève et encore tremblante de colère:

– J’accuse l’homme ici présent d’avoir faussement et méchamment pris les noms et titres de Sa Grâce le duc de Monmouth, et d’avoir ainsi par son odieuse imposture, renversé les desseins du roi mon maître, et ce, dans de telles circonstances que le crime de cet homme doit être considéré comme un attentat à la sûreté de l’État. En conséquence, je demande que l’accusé, ici présent, soit déclaré coupable de haute trahison et puni de mort.

– Mordioux! monsieur, vous concluez vite et bien, voici qui est net et bref, dit Croustillac, dont le courage naturel s’élevait à la hauteur des circonstances.

– Oui, oui, cet imposteur mérite la mort; mais avant, il faut qu’il parle… et qu’on le mette tout de suite à la question, reprirent les lords.

Le capitaine de la frégate, qui présidait le conseil, n’était pas, comme M. de Chemeraut, sous l’influence d’un ressentiment personnel; il dit aux Anglais:

– Milords, nous n’avons pas encore à voter une peine; il faut auparavant interroger l’accusé, écouter sa défense s’il peut se défendre; après quoi nous aviserons à la peine qui devra lui être infligée. N’oublions pas que nous sommes juges et qu’il n’est pas encore reconnu coupable.

Ces paroles froides et sages plurent moins aux lords que l’emportement de M. de Chemeraut. Néanmoins, pouvant élever aucune objection, ils se turent.

– Accusé, dit le capitaine au chevalier, quels sont vos noms?

– Polyphème, chevalier de Croustillac.

– Un Gascon! dit M. de Chemeraut entre ses dents; j’aurais dû m’en douter à son impudence. Avoir été le jouet d’un tel misérable!

– Votre profession? continua le capitaine.

– Pour le moment… celle d’accusé devant un tribunal que vous présidez dignement, capitaine, car vous ne voulez pas, avec raison, que l’on pende les gens sans les entendre.

– Vous êtes accusé d’avoir sciemment et méchamment trompé M. de Chemeraut chargé d’une mission d’État pour le service du roi, notre maître.

– C’est M. de Chemeraut qui s’est trompé lui-même: il m’a appelé monseigneur, et j’ai répondu innocemment à ce nom.

– Innocemment! s’écria M. de Chemeraut en fureur, comment, misérable, tu n’as pas abusé de ma confiance par les plus atroces mensonges? tu ne m’as pas surpris les secrets les plus importants par ton impudente trahison?

– Vous avez parlé… j’ai écouté… je dois même déclarer, pour ma justification, que vous m’avez paru singulièrement bavard… Si c’est un crime de vous avoir entendu… vous avez rendu ce crime énorme…

Le capitaine fit signe à M. de Chemeraut de contenir son indignation; il dit au Gascon:

– Voulez-vous révéler ce que vous savez relativement à Jacques, duc de Monmouth? voulez-vous nous apprendre par suite de quels événements vous avez pris ses noms et ses titres?

Croustillac voyait sa position devenir très inquiétante: il eut envie de tout révéler: il pouvait s’adresser aux partisans dévoués du prince, s’assurer de leur appui en leur annonçant que le duc avait été sauvé grâce à lui. Mais un scrupule honorable le retint; ce secret n’était pas le sien, il ne lui appartenait pas de trahir les mystères qui avaient caché et protégé l’existence du prince et qui pouvaient la protéger encore.

CHAPITRE XXXIV.
LA CHASSE

Lorsque le capitaine intima de nouveau à Croustillac l’ordre de révéler tout ce qu’il savait sur le duc, l’aventurier répondit cette fois avec une fermeté pleine de dignité:

– Je n’ai rien à dire à ce sujet, capitaine. Ce secret n’est pas le mien.

– Tonnerre et sang! la question va te faire parler, s’écria Mortimer; qu’on allume deux mèches soufrées, je les lui mettrai moi-même, s’il le faut, sous le menton, ça lui déliera la langue… et nous saurons où est notre Jacques… Ah! j’avais bien un pressentiment que je ne le verrais pas.

– Je dois vous faire observer, dit le capitaine au Gascon, que si vous vous obstinez dans un coupable silence, vous compromettrez ainsi de la manière la plus grave les intérêts du roi et de l’État, et l’on sera forcé de recourir à de dures extrémités pour vous faire parler.

Ces paroles calmes, prononcées par un homme à figure vénérable, qui, depuis le commencement de cette scène, avait tâché de calmer la violence des adversaires de Croustillac, firent sur celui-ci une vive impression; il frissonna légèrement, mais sa résolution ne fut pas ébranlée; il répondit d’une voix assurée:

– Excusez-moi, capitaine, je n’ai rien à dire et je ne dirai rien.

– Capitaine! s’écria M. de Chemeraut, au nom du roi, dont j’ai les pouvoirs, je déclare formellement que le silence de ce criminel peut porter un grave préjudice aux intérêts de Sa Majesté et de l’État. J’ai trouvé cet homme dans la propre maison de milord duc de Monmouth, nanti même d’objets précieux appartenant à ce seigneur, tels que l’épée de Charles Ier, une boîte à portraits, etc., tout concourt enfin à prouver qu’il a, sur l’existence de Sa Grâce le duc de Monmouth, les renseignements les plus précis; or, ces renseignements sont de la plus haute importance relativement à la mission dont le roi m’a chargé… Je requiers donc que l’accusé soit immédiatement contraint de parler par tous les moyens possibles.

– Oui, oui, la question! répétèrent les lords.

– Réfléchissez bien, accusé, dit encore le capitaine, ne vous exposez pas à de terribles rigueurs; vous pouvez tout espérer de notre indulgence si vous dites la vérité.. Sinon, prenez garde!

– Je n’ai rien à dire, reprit Croustillac; ce secret n’est pas le mien.

– Il s’agit d’une cruelle torture, dit le capitaine; ne nous forcez pas de recourir à ces extrémités.

Le Gascon fit un signe de résignation et répéta:

– Je n’ai rien à dire.

Le capitaine ne put dissimuler son chagrin d’être obligé d’employer de pareilles mesures; il sonna.

Un planton se présenta.

– Ordonnez au prévôt de venir ici, à quatre hommes de se tenir dans la batterie, près du fanal de l’avant, et dites au maître canonnier de préparer des mèches soufrées.

Le planton sortit.

Ces ordres étaient d’un positif effrayant.

Malgré son courage, Croustillac sentit chanceler sa détermination; le supplice dont on le menaçait était affreux. Monmouth était alors sans doute en sûreté; l’aventurier pensait qu’il avait déjà beaucoup fait pour le duc et pour la duchesse; il allait peut-être céder à la crainte de la torture, lorsque son courage lui revint à cette réflexion, grotesque sans doute, mais qui, dans la circonstance où elle se présentait à son esprit, devenait presque héroïque:

On ne se sacrifie pas pour les gens dans le seul but d’être couronné de fleurs

Le prévôt entra dans la salle du conseil:

Croustillac frissonna… mais son regard ne trahit aucune émotion.

Tout à coup trois coups de canon très rapprochés les uns des autres retentirent longuement dans la solitude de l’Océan.

Les membres du tribunal improvisé bondirent sur leurs siéges.

Le capitaine courut aux fenêtres de la grande chambre, déclara la séance suspendue… Partisans et officiers, oubliant l’accusé, montèrent en hâte sur le pont.

Croustillac, non moins curieux que ses juges, les suivit.

La frégate avait reçu l’ordre de mettre en panne jusqu’à l’issue du conseil qui décidait du sort du chevalier.

Nous avons dit que la Licorne s’était obstinée depuis la veille à suivre la Fulminante; nous avons dit aussi que l’officier de quart avait signalé à l’horizon un bâtiment d’abord presque imperceptible, mais qui s’était bientôt rapproché de la frégate avec une rapidité presque merveilleuse.

Lorsque la Fulminante mit en panne, ce bâtiment, léger brigantin, n’était tout au plus qu’à une demi-lieue d’elle; à mesure qu’il approcha, on distingua sa mâture extraordinairement élevée, ses voiles très larges, très hautes, sa coque noire, étroite, effilée, qui sortait à peine hors de l’eau; en un mot, on reconnut dans ce petit navire toutes les apparences d’un pirate.

A l’apparition du brigantin, la Licorne alla se mettre dans ses eaux à un signal qu’il lui fit.

On était en temps de guerre; le branle-bas de combat fut fait en un moment à bord de la frégate. Le capitaine, voyant l’étrange manœuvre des deux bâtiments, n’avait pas voulu s’exposer à une surprise hostile.

Le léger navire s’approcha, ses voiles à demi-carguées, ayant à sa proue un pavillon parlementaire.

– Monsieur de Sainval, dit le capitaine à un de ses officiers, ordonnez aux canonniers de se tenir à leurs pièces la mèche allumée… Si ce pavillon parlementaire cache une ruse, ce bâtiment sera coulé bas.

M. de Chemeraut et Croustillac partagèrent le même étonnement en reconnaissant le Caméléon, à bord duquel s’étaient embarqués le mulâtre et la Barbe-Bleue.

Le cœur de Croustillac battait à se rompre; ses amis ne l’avaient pas abandonné, ils venaient le secourir, mais par quel moyen?

Bientôt le Caméléon fut à portée de voix de la frégate et lui passa à poupe.

Un homme de haute taille, magnifiquement vêtu, était debout à l’arrière du brigantin, qui mit alors en panne comme la Fulminante.

– Jacques… notre duc!!! Le voilà!!! s’écrièrent avec enthousiasme les trois lords qui, penchés sur le couronnement de la frégate, venaient de reconnaître le duc de Monmouth.

Le brigantin mit alors en panne; les deux navires restèrent immobiles.

Lord Mortimer, lord Dudley et lord Rothsay avaient poussé des cris de joie délirants à la vue du duc de Monmouth.

– Jacques! notre brave duc! te revoir… te revoir enfin!!..

– Serait-ce possible? vous seriez le duc de Monmouth, monseigneur? s’écria M. de Chemeraut.

– Oui, monsieur, je suis Jacques de Monmouth, dit le duc, ainsi que vous le prouvent les joyeuses acclamations de mes amis.

– Oui, voilà notre Jacques!

– C’est bien lui cette fois!

– C’est bien notre duc, notre véritable duc, reprirent les lords.

– Monseigneur, reprit Chemeraut, j’ai été indignement abusé depuis avant-hier… par un misérable qui avait pris votre nom.

– Oui, et nous allons le faire pendre en ton honneur! s’écria Dudley.

– Gardez-vous-en bien, dit Monmouth, celui que vous appelez un misérable m’a sauvé avec le plus généreux dévouement… et je viens, monsieur de Chemeraut, prendre sa place à votre bord, s’il court quelques dangers pour avoir pris la mienne.

– Certainement, monseigneur, répondit M. de Chemeraut, saisissant cette occasion de s’assurer de la personne du prince, il faut que Votre Altesse vienne à bord, c’est le seul moyen qu’elle ait de sauver ce vil imposteur.

– A moins pourtant que ce vil imposteur ne se sauve lui-même! s’écria Croustillac en se redressant debout sur le couronnement et en sautant à la mer.

Ce mouvement fut si brusque que personne ne put s’y opposer. Le Gascon plongea sous les vagues et reparut à très peu de distance du brigantin, vers lequel il se dirigeait à la nage.

Il y avait peu de distance entre les deux navires, le Caméléon était presque au niveau de la mer; le chevalier, aidé par le duc de Monmouth, et par quelques marins, se trouva sur le pont du petit navire avant que les passagers de la frégate fussent revenus de leur surprise.

– Voilà mon sauveur, le plus généreux des hommes! dit Monmouth en serrant Croustillac dans ses bras.

Puis Jacques dit quelques mots à l’oreille du Gascon, et celui-ci disparut avec le capitaine Ralph.

Le duc s’avançant à l’extrémité de la poupe de son brigantin, s’adressa à M. de Chemeraut:

– Je sais, monsieur, les projets du roi mon oncle, Jacques Stuart, et ceux du roi votre maître… Je sais que ces braves gentilshommes viennent m’offrir leurs bras pour m’aider à chasser Guillaume d’Orange du trône d’Angleterre.

– Oui, oui, lorsque tu seras à notre tête nous chasserons ces rats hollandais, s’écria Mortimer.

– Viens, viens, notre duc, avec toi nous irions au bout du monde, dit Dudley.

– Monseigneur, vous pouvez compter sur l’appui du roi, mon maître. Une fois à bord, je vous communiquerai mes pleins-pouvoirs, s’écria Chemeraut, ravi de voir que sa mission, qu’il avait cru désespérée, renaissait avec toutes ses chances de réussite.

– Monseigneur, voulez-vous qu’on vous envoie la chaloupe? ou bien allez-vous venir dans une de vos embarcations? ajouta Chemeraut, et puisque Votre Altesse s’intéresse à ce misérable fourbe, sa grâce est assurée.

– Dépêche-toi noble duc…

– Viens comme tu voudras, Jacques, notre Jacques, mais viens tout de suite!

– Oui, viens! s’écria Mortimer, ou bien nous ferons comme ce drôle à la casaque verte et au bas roses: nous sauterons à l’eau comme une bande de canards sauvages, pour être plus tôt près de toi.

– Pas d’imprudence, mes vieux amis, pas d’imprudence! s’écria Monmouth qui cherchait à gagner du temps depuis que le Gascon avait disparu.

Enfin le capitaine Ralph vint dire un mot à l’oreille du prince; celui-ci donna un nouvel ordre à voix basse d’un air radieux.

– Monseigneur, on va faire mettre la chaloupe à la mer, dit Chemeraut qui brûlait d’impatience de voir le duc à bord.

– C’est inutile, monsieur, dit le prince. Puis, s’adressant aux lords avec un accent profondément ému:

– Mes vieux amis, mes fidèles compagnons, adieu, et pour toujours adieu!.. J’ai juré, par la mémoire du plus admirable martyr de l’amitié, de ne jamais prendre part aux troubles civils qui pourraient ensanglanter l’Angleterre; je ne serai pas parjure à ma promesse! Adieu, brave Mortimer; adieu, bon Dudley; adieu, vaillant Rothsay; mon cœur se brise de ne pouvoir vous embrasser une dernière fois… Oubliez cette apparition! Que désormais Jacques de Monmouth… soit mort pour vous comme il l’a été pour le monde pendant cinq ans!.. Encore adieu… et pour toujours adieu…

Puis se retournant vers son capitaine, le duc s’écria vivement d’une voix sonore:

– Ralph, toutes voiles dehors!..

A ces mots, Ralph saisit la barre du gouvernail; les voiles du brigantin préparées à l’avance furent bordées et orientées avec une prestesse merveilleuse… Grâce à la brise et à ses avirons de galère, le Caméléon était sous voile avant que les passagers de la frégate fussent revenus de leur surprise.

Le brigantin en s’éloignant se maintint dans la direction de la poupe de la frégate, afin de n’être pas exposé à son artillerie.

Il est impossible de peindre la rage de M. de Chemeraut, le désespoir des lords, en voyant le léger navire s’éloigner rapidement.

– Capitaine, s’écria M. de Chemeraut, couvrez la frégate de voiles, nous atteindrons ce brigantin: il n’y a pas de meilleure marcheuse que la Fulminante.

– Oui, oui, s’écrièrent les lords, à l’abordage!

– Reprenons notre duc.

– Lorsque nous l’aurons, nous le forcerons bien à se mettre à notre tête.

– Il ne refusera pas ses vieux compagnons!

– Mes enfants, deux cents louis pour boire à la santé de Jacques de Monmouth, si nous rejoignons cette mouche de mer, s’écria Mortimer en s’adressant aux matelots et en leur montrant le petit navire.

Le Caméléon se trouva bientôt hors de portée du canon de la frégate; il quitta la direction qu’il avait d’abord prise, et, au lieu de se tenir au plus près du vent, il laissa largement arriver.

Cette manœuvre découvrit la Licorne qui, pendant l’entretien du duc et de M. de Chemeraut, était constamment restée dans les eaux du Caméléon et absolument dans la même ligne que lui.

C’est à bord de ce dernier bâtiment que nous conduirons le lecteur; il pourra ainsi assister à la chasse que la frégate va donner au brigantin.

Polyphème de Croustillac était sur le pont de la Licorne, en compagnie de son ancien hôte, le capitaine Daniel, et du père Griffon, embarqué de la veille sur ce bâtiment.

On ce souvient du plongeon que le chevalier avait fait en sautant du haut du couronnement de la frégate dans la mer afin de rejoindre Monmouth.

Pendant que le Gascon se secouait, se frottait les yeux et se laissait cordialement embrasser par le duc, celui-ci lui avait dit:

– Allez vite m’attendre à bord de la Licorne. Ralph va vous conduire.

Croustillac, encore étourdi de sa chute, ravi d’avoir échappé à M. de Chemeraut, suivit le capitaine Ralph. Celui-ci le fit descendre dans une petite yole pagayée par un seul marin.

Ce fut ainsi que l’aventurier aborda la Licorne. Afin de ne pas perdre de temps, Ralph avait ordonné au marin de suivre le chevalier et d’abandonner la yole; le transbordement du Gascon fut donc exécuté très-rapidement.

Le duc n’avait donné l’ordre de déployer les voiles du brigantin que lorsqu’il avait su Croustillac en sûreté, car il prévoyait que M. de Chemeraut abandonnerait évidemment l’ombre pour le corps, le faux Monmouth pour le véritable, la Licorne pour le Caméléon.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
30 eylül 2017
Hacim:
430 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain

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