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Kitabı oku: «Les Mystères du Louvre», sayfa 16
XXI
LE PHILTRE DE L'ALCHIMISTE
En des temps comme ceux-là, dans un pays gouverné par des mains telles que celles de Louise de Savoie et d'Antoine Duprat, la justice n'a pas un bandeau, mais un voile pour se cacher la face; ce n'est pas une balance, c'est une hache qu'elle tient.
Le conseiller Gentil, cet Italien infâme qui avait secondé le crime de la régente et du chancelier, méritait la mort, à coup sûr, et c'était un acte providentiel qu'il la reçût de l'homme auquel il avait sacrifié son loyal maître. Mais son arrêt, tel qu'il fut rendu, n'était pas moins inique, car il reposait sur des griefs imaginaires, et non sur son forfait trop réel.
Duprat n'avait garde, en effet, de mettre l'accusation sue ce terrain; il lui importait à tout prix d'étouffer le mystère de l'affaire de Semblançay.
Quelques années auparavant, nous l'avons dit plus haut, soupçonnant Jean Poncher, général des finances, seigneur de Chainfreau, secrétaire du roi, ancien argentier de Charles VIII et de Louis XII, d'être sur la voie de la vérité, il s'était hâté de se défaire de lui, sans s'inquiéter de son rang ni de ses titres, par un de ces mêmes arrêts d'un tribunal servile.
Jean Poncher, innocent et intègre, avait été pendu, sous prétexte de péculat, comme le surintendant Semblançay, et aujourd'hui, Rainier Gentil, seul coupable dans cette trame ténébreuse, et le seul qui pût relever la vérité, subissait la même peine.
C'était donc la troisième tête qui tombait pour assurer le repos des deux instigateurs, des deux seuls personnages qui eussent profité de la dilapidation des fonds de l'armée, la régente et le premier ministre.
Il eût fallu en immoler cent autres, cent autres eussent péri: quand on est entré dans cette voie, on ne s'arrête plus.
Rainier Gentil était d'ailleurs loin de jouir de la même estime que le baron de Semblançay et que Jean Poncher; son supplice ne souleva pas les mêmes réprobations que le leur. Son innocence fut peu discutée par l'opinion, qui s'étonna tout au plus, tant on l'avait accoutumée à ces formes judiciaires, de la promptitude et de la discrétion avec laquelle son procès avait été conduit.
Évidemment, tout s'était passé de façon qu'il ne pût ni se défendre ni tenter la révélation de ce qu'il savait touchant ses deux puissants complices. Le chancelier assistait à la séance, près du président, et dès que l'accusé essayait de prendre la parole, on lui imposait silence sous menaces de le mener à la salle de la question, et de le juger en son absence.
La cour, subissant d'ailleurs l'influence du chancelier, affecta de ne pas s'émouvoir de l'exécution; on s'en occupa un jour à peine au Louvre, comme d'un acte de bonne justice.
La régente, qui en profitait pour sa sécurité propre, en manifesta elle-même un contentement qui acheva d'imposer aux courtisans l'attitude qu'on attendait d'eux.
Il survint enfin une circonstance qui ne permit plus d'y songer, sous peine de se mettre en opposition flagrante avec le vent du pouvoir: la princesse Marguerite fit distribuer des invitations pour une petite fête intime.
Les plaisirs bruyants, tels que la danse et le jeu, devaient en être exclus, mais on y retrouverait les amusements moraux, les exercices intelligents et gracieux qui naguère signalaient ces réunions chez la dixième muse, ainsi que les poètes la qualifiaient.
Cette nouvelle causa d'abord une grande surprise. Depuis la mort de la reine Claudine, celle du duc d'Alençon et la captivité du roi, il ne s'était tenu au Louvre d'autres assemblées que les audiences glaciales et attristées de la régente.
Tout l'intérêt fut pour ce signe de renaissance, on se confondit pour y trouver mille prétextes plus ou moins plausibles, et, en fin de compte, les invités se préparèrent à s'y rendre, en tenant fort peu de cas des idées de la régente sur la modération nécessaire dans le costume.
Bref, il y avait si longtemps qu'on ne s'était trouvé en demeure de se parer, que les cavaliers et les dames déployèrent un luxe qui rappelait de loin les folies du camp du Drap-d'or.
La fête ainsi improvisée eut donc le sort heureux des plaisirs que l'on n'a pas prévus, et dont pour cela on profite bien mieux que de ceux dont on escompte d'avance les jouissances.
L'appartement de la princesse, situé, comme on sait, dans l'aile méridionale du palais, avait vue également sur la rivière et sur la cour, et sur les jardins intérieurs.
A l'exception de l'oratoire donnant de ce dernier côté et relégué dans la partie la plus retirée du logement, toutes les fenêtres se montrèrent éclairées à la fois; si bien que de l'autre côté de la Seine, les habitants du faubourg Saint-Germain durent se demander avec surprise d'où venait ce réveil, et quelle fête non prévue par le calendrier se célébrait là-bas.
Il y eut musique vocale et instrumentale, lecture de poésies, exercice devenu fort rare depuis la persécution des lettrés.
La duchesse d'Alençon elle-même récita un fabliau de sa composition, qui n'obtint pas un succès de complaisance, mais un de ces accueils sincères tels que les décerne un véritable parterre enthousiasmé. C'était un des contes qui devaient composer plus tard le Heptaméron, et devenir immortels.
Elle avait gardé sa toilette de deuil; mais, pour faire honneur à ses invités, elle s'était résignée à y ajouter quelques parures, à se faire coiffer avec quelques ornements; ses cheveux bouffants et relevés portaient au sommet sa couronne de duchesse entrelacée d'un léger crêpe.
Elle se multipliait plus vive, plus affable, plus gracieuse qu'en aucun temps. Elle avait des sourires pour tous, des paroles aimables pour ses intimes, et son charme rejaillissait sur l'assemblée.
C'était une gaieté communicative et que ne gênait aucune influence fâcheuse, car le chancelier Antoine Duprat avait été excepté des invitations. Sa présence importune eût tout gâté; cet homme avait le privilège de porter avec lui la contrainte et la défiance.
On conçoit que la princesse devait l'exclure. Le résultat de leur dernière entrevue les avait rendus irréconciliables.
Duprat était le mauvais génie de la cour, et cependant la princesse, qui écrivait des contes, eût peut-être fait sagement de se rappeler celui des banquets auxquels on oublie de convier la méchante fée!..
Triboulet, qui tirait beaucoup moins à conséquence, et qui n'était pas susceptible de garder, ostensiblement du moins, rancune d'une parole offensante, s'était impudemment glissé parmi ces beaux seigneurs et ces belles demoiselles.
Les pages ni les huissiers n'avaient pas d'ordre pour l'en empêcher, et Marguerite de Valois, ne voulant pas troubler par le moindre nuage la gaieté de ses invités, fit semblant de ne pas le voir.
Peut-être bien calculait-elle qu'il valait mieux qu'il ne fût pas en ce moment à épancher son venin avec le chancelier, et qu'il pût, après la fête, lui porter le témoignage de l'entrain dont il aurait été témoin.
Puis encore, sa verve et ses saillies contribuaient à cette gaieté.
Il allait, venait, se montrait partout, lutinait chacun, lançait des épigrammes, débitait des lazzis. La pétulance de ses saillies émerveillait ceux qui étaient les plus blasés sur ce chapitre.
En roulant ainsi de pièce en pièce, il s'égara quelques minutes dans la salle à manger, où les varlets venaient de disposer un souper splendide.
Sa taille lui permettait de se faufiler derrière les sièges ou sous les tables sans être aperçu.
Leste comme une des levrettes dont il était le compagnon, il se blottit derrière le dossier du fauteuil destiné à la princesse, au haut bout de la salle, à gauche d'un autre siège surmonté de l'écu aux fleurs de lis, réservé à la régente.
Et c'est alors qu'il eût fallu le voir!
La prunelle ardente, les narines enflées, l'écume au coin des lèvres, sinistre autant qu'il affectait d'être insouciant tout à l'heure, il tira de son pourpoint un imperceptible flacon de grès, et étendant le bras vers une aiguière de vermeil, posée devant le couvert de la princesse, il y vida tout le contenu de sa fiole.
Marguerite de Valois, par suite de son état maladif, depuis ces derniers temps, ne buvait pas de vin, mais seulement une espèce d'orangeade, prescrite par un docteur. Cette aiguière ne servait qu'à elle.
Le nain malfaisant se glissa ensuite, tout bouleversé par son action, sous la table, et sortit à l'autre bout de la salle, pour courir rejoindre les invités dans un salon voisin. Il ne songea même pas à se retourner, crainte peut-être de se voir poursuivi par son ombre, – les méchants ont peur de tout.
Cependant, s'il eût vu quelque chose, ce n'eût pas été cette ombre de lui-même, mais entre deux rideaux d'une tenture entre-bâillée, les yeux vigilants et les traits austères de Michel Gerbier faisant fonctions d'intendant de sa maîtresse.
Gerbier ne rappela pas le bouffon, il le laissa partir au contraire, puis il alla prendre l'aiguière, et en changea le contenu, par précaution pure, car il avait reconnu le flacon dont s'était servi Triboulet, et ce flacon, sorti du laboratoire de Jean de Pavanes, ne l'effrayait pas.
Chose singulière, à mesure qu'il se rapprochait des salons, Triboulet, loin de reprendre sa belle humeur, devenait plus sombre. Il s'agitait, se démenait en vain pour s'exciter lui-même; le rire se refusait à refleurir sur son visage, et il se sentait si lugubre, qu'il n'osait se montrer en cet état; il avait peur qu'on ne lût sa mauvaise action dans son trouble.
Au lieu donc d'entrer tout d'un coup dans la foule, il prit un détour afin de gagner le temps de se remettre.
Nous l'avons dit, c'était une nature incomplète; il aimait le mal, mais sans en posséder toute la profondeur.
Dans ce détour, il aperçut deux femmes qui traversaient à la hâte une galerie joignant la chambre de la princesse.
Son instinct d'espion l'entraîna sur leurs pas; elles se glissèrent dans un cabinet de toilette, et il reconnut la princesse et mademoiselle de Tournon.
– Vite, vite, chère Hélène, disait Marguerite, du blanc sur mon front, du rose sur mes joues, du carmin sur mes lèvres!..
Et elle se laissait tomber sur une chaise devant une table chargée de cosmétiques.
Dans leur hâte, elles avaient seulement poussé la porte, et l'entre-bâillement permettait d'observer et d'entendre tout.
La glace placée sur la toilette renvoya au bouffon l'image de la princesse; cette image lui fit peur.
La belle des belles était pâle et défaite comme une morte.
– Ah! que je souffre, soupira-t-elle.
– Du courage!.. encore cet effort, ma chère dame!.. lui dit Hélène en s'efforçant de réparer, à l'aide de fard et de couleurs, les ravages de cette figure flétrie soudainement.
Marguerite de Valois se laissait faire, elle était anéantie.
– Et dire, reprit-elle, que voilà trois fois, depuis deux heures, que je suis obligée de recourir à ce mensonge, pour ne pas faire horreur à mes invités!.. L'émoi, les angoisses qui me torturent font couler mon fard et fondre mon carmin.
– Chère maîtresse, ne vous laissez pas abattre au moment décisif.
– Sois tranquille! Ne vois-tu pas comme je suis rieuse, affable; comme je mêle mon mot à tous les entretiens; comme je souris a tous les groupes!.. Va, Dieu me sera en aide, j'irai jusqu'au bout… si je ne suffoque pas!.. reprit-elle en comprimant avec sa main son sein gonflé par les tortures.
Hélène, tout en remplissant sa tâche, laissa perler une larme qui vint brûler la main de sa royale amie.
Celle-ci la regarda alors avec une inexprimable affection.
– Tu pleures de mes maux, tendre sœur, lui dit-elle: oh! merci, va! cette larme te sera comptée au ciel!.. Ah! je n'ai pas le droit de pleurer, moi!.. je donne une fête!.. Que Dieu pardonne à ceux qui me rendent si malheureuse, et qu'il m'accorde cette nuit la réussite de mon projet suprême, ou qu'il reprenne ma misérable vie!..
Sa confidente sentit la nécessité de rompre cet épanchement.
– Voici le mal réparé, dit-elle; hâtons-nous de rentrer dans les salons, on y remarquerait l'absence de Votre Altesse, et l'heure du souper est venue.
Quelques secondes après, elles repassaient plus fraîches plus animées, au milieu de la brillante assistance, où déjà Triboulet faisait tinter ses grelots.
Mais, à son extrême contentement, il ne fut pas obligé de recommencer ses facéties, car des pages, porteurs de candélabres aux bougies parfumées, ouvraient les abords de la salle du festin, où la régente et sa fille précédaient le reste de la cour.
Michel Gerbier, une chaîne d'argent fleurdelisée au cou, présidait au service, un maître-queux découpait les pièces sur un buffet, et des varlets, écussonnés sur toutes les coutures, pourvoyaient aux besoins des convives.
Le fou de la cour se tenait près d'un dressoir surchargé de vaisselle, se faisant petit et silencieux pour ne pas y être découvert.
Il tenait d'une main sa marotte inclinée vers la natte du parquet, et se rongeait, jusqu'à en faire sortir le sang, les ongles de l'autre.
Il eût fallu une sensation bien plus cuisante pour l'arracher à l'attention qu'il portait à la princesse Marguerite.
A travers l'éclat des bougies, le reflet des cristaux, le rayonnement des vases d'or; au milieu de l'atmosphère saturée de parfums de toilette et d'aromes culinaires, dominant de son siège élevé, jumeau du trône de sa mère, la longue file des invités, elle paraissait plus qu'une femme, plus qu'une altesse, elle semblait une de ces déités que l'antiquité revêtait d'une forme féminine, pour idéaliser la beauté et rendre la divinité palpable.
Les varlets ayant commencé à remplir les coupes, Michel Gerbier prit l'aiguière de vermeil placée devant sa maîtresse, et versa de l'orangeade jusqu'au bord du hanap qu'elle tendait de sa main délicate.
L'intendant versait hardiment, sans trahir aucune méfiance, et cependant Triboulet, dont le cœur battait par saccades violentes, ayant cru voir son œil dirigé vers l'angle où il se dissimulait, éprouva une défaillance, et s'affaissa sur ses talons.
Ce bruit insaisissable se perdit dans celui du banquet; et quand le fou royal se hissa sur la pointe des pieds, peu de secondes après, pour fixer encore son regard vers l'astre qui le fascinait, l'intendant était dans une autre partie de la salle, et Marguerite de Valois faisait raison aux santés de ses convives, en buvant une longue gorgée de son breuvage particulier.
Toutes les arquebuses du Louvre auraient pu éclater en cet instant aux oreilles du bouffon, sans qu'il les entendît. Son existence, ses aspirations étaient attachées à cette coupe. Au mouvement de ses lèvres, on eût juré qu'il la buvait lui-même.
Lorsque la princesse la reposa sur la table, il passa sa manche sur son front, comme un homme qui vient d'accomplir un rude labeur; il poussa un soupir pareil à un gémissement, et commença à grimacer un sourire hébété, qui se termina par un frémissement de tous les muscles de sa face.
Son œil halluciné par la persistance de sa contemplation, et son imagination enfiévrée lui montraient la princesse changeant de couleur et blêmissant sous son fard.
Parfois, il croyait la voir pâmée entre les bras de ses serviteurs; le moindre de ses mouvements lui procurait des angoisses étranges. Un observateur superstitieux eût certainement pensé que le bouffon croyait sa destinée attachée à celle de la sœur du roi.
Il trépignait d'impatience, se tordait d'inquiétude, roulait des yeux hagards; véritablement, ce soir-là, il était fou.
Il y avait des instants où les oreilles lui tintaient, le choc des gobelets devenait pour lui un grincement lugubre; les éclats de gaieté, des cris de menaces sardoniques. Alors, il se prenait les tempes à deux mains et cherchait à appuyer son front sur le bord froid du marbre du dressoir, pour se calmer par cette sensation.
Enfin, ce supplice eut un terme.
Il était neuf heures, la princesse se pencha vers sa mère, lui dit un mot, et la régente se levant, ce fut le signal de la retraite.
Les deux princesses s'embrassèrent, Louise de Savoie fit signe à sa favorite, la petite d'Heilly, de s'approcher et de l'accompagner; Marguerite de Valois envoya un sourire d'adieu à ses invités, et prenant le bras de mademoiselle de Tournon, regagna sa chambre.
Triboulet eut une impulsion involontaire, comme s'il allait s'élancer sur sa trace; son gros torse s'agita sur ses frêles fuseaux incrustés dans le plancher, ses bras suivirent le mouvement de son torse, il baissait déjà la tête à l'exemple du bélier qui donne en avant contre l'obstacle de son chemin; Michel Gerbier, l'intendant, l'échanson, se trouva devant lui, et son aspect le fit reculer jusqu'au fond de l'angle discret qu'il commençait à fuir.
Le père nourricier de la princesse Marguerite n'offrait pourtant rien de terrible. La paix, le contentement régnaient sur son excellente figure, sa démarche était à l'avenant, celle d'un majordome qui se réjouit du succès d'une fête dont il avait la responsabilité.
Les convives les plus retardataires achevaient de disparaître au fond des galeries avoisinantes; les varlets éteignaient les girandoles, les pages retournaient à leur dortoir. La tranquillité succédait à l'animation et au bruit.
Gerbier se montra surpris et content de rencontrer le bouffon sur ses pas.
Eh! par là, mordieu! s'écria-t-il, c'est maître Triboulet! Qu'êtes-vous donc devenu pendant le festin, mon joyeux compère? On ne vous a pas vu… Pensiez-vous que l'ordonnateur vous eût négligé?.. Vous eûtes tort; votre place était marquée: la folie ne nuit jamais dans un souper de prince.
Le bouffon allait répondre, il lui coupa la parole.
– Pas d'excuses, dit-il, tout peut se réparer. Les maîtres ont festoyé, mais cela ne remplit pas la panse des serviteurs. Messire Triboulet, si vous êtes en bonnes dispositions, c'est moi qui vous invite.
Le bouffon, suffoqué d'abord en se voyant rencontré dans son coin par Michel, pour lequel il ressentait une méfiance innée, céda à cet accueil engageant. Les soucis qui couvraient son front de rides pareilles à des cordes rugueuses s'amoindrirent peu à peu, puis se changèrent en une satisfaction rutilante, lorsque l'intendant ajouta:
– Nous n'aurons pas loin à aller. Vous savez qu'un bon majordome sait penser à ses maîtres, sans s'oublier. Ma foi! j'ai fait mettre de côté, là, dans un office, où nul ne nous dérangera, un quartier de venaison, la moitié d'un pâté de paon, un chapelet d'ortolans rôtis, et quelques fioles d'un vin d'Argenteuil dont vous me direz des nouvelles.
– Là, tout près?.. répéta le bouffon pour lequel cette circonstance avait un intérêt considérable.
– Au bout de ce couloir; tenez, vous voyez la porte. Vous acceptez, n'est-ce pas?
– Pour vous obliger, ricana le bouffon avec un clignement d'yeux aussi aimable que possible; je pense que vous êtes comme moi, je ne trouve rien de fâcheux comme de souper sans compagnie… et puisque le vin est bon…
– Soyez sans crainte. Je ne vous verserai pas de l'orangeade, comme à madame Marguerite!..
Ce diable de Michel Gerbier eut beau dire cela avec un gros rire de bonhomie, sa plaisanterie figea le sang dans les veines de son invité.
Mais il eut honte de cette impression, et, secouant frénétiquement ses grelots, pour se donner une contenance:
– Pouah! de l'orangeade! une médecine qui rend malades les gens en bonne santé!.. Vous êtes expert ès matières de gourmandise, maître Gerbier; j'ai faim de venaison et soif de vin d'Argenteuil!
– Alors, mon camarade, aux fourchettes et aux bouchons!
Des mets succulents et surtout épicés par un raffinement perfide, encombraient la table de l'office.
Le majordome referma avec précaution la porte sur lui et son compagnon, et ayant donné une escabelle à celui-ci, se mit en devoir d'ajouter au menu les objets indispensables à un couvert complet: fourchettes à trois dents, couteaux bien affilés, et deux gobelets d'étain, luisants comme de l'argent, qu'il prit sur une étagère, où peut-être ils ne se trouvaient pas tout à fait rangés par hasard, comme ils en avaient l'air.
Absolument pareils à première vue, ils portaient cependant vers le milieu de leur hauteur, une lettre gravée différente. Mais qui eût été s'aviser et surtout se préoccuper de cela!
L'amphitryon en donna un à son hôte et plaça négligemment le second à sa place, puis, ayant apporté sous sa main plusieurs bouteilles de grès à large encolure, il attaqua la pièce de venaison.
Dès les premières bouchées, la soif s'alluma de part et d'autre.
Michel fit sauter un bouchon et remplit jusqu'au bord les gobelets, puis tendant le sien pour trinquer:
– A nos santés, maître Triboulet!..
– A notre festoiement perpétuel en ce monde et en l'autre!
Et le bouffon choqua son gobelet contre celui de l'intendant, mais sans se presser de boire.
Il n'y a que les empoisonneurs pour vivre sous la peur continuelle du poison.
Michel Gerbier ne fit pas mine de voir cette hésitation, il engloutit son vin en deux gorgées.
Triboulet, gagné et rassuré par son exemple, le suivit de près.
L'éloge du liquide et celui des mets se succédèrent dès lors sans interruption, au milieu des rasades et des meilleurs morceaux.
Le bouffon n'attendait plus qu'on lui versât, il allait au-devant des fioles. Il buvait, buvait, buvait, non pas en joyeux viveur, car, malgré ses efforts, il ne trouvait pas un lazzi pour payer l'hospitalité de son compagnon; une insurmontable humeur noire éteignait ses intentions de gaieté; il buvait en homme qui cherche à s'étourdir.
Mais, loin de remplir ce but, le vin ne servait qu'à compliquer la tempête et le tumulte qui grondaient en son cerveau.
Deux idées fixes, indélébiles, obstinées, se dressaient surtout devant lui: la mixtion qu'il avait jetée dans l'aiguière de la princesse, et la scène du cabinet de toilette.
Il continuait de boire, que depuis longtemps déjà il ne mangeait plus, mais c'était à la façon de ces ivrognes taciturnes que le vin n'a plus la vertu d'égayer, ni même d'étourdir.
– Eh bien! maître Triboulet, fit le majordome après l'avoir observé silencieusement, ne me chantez-vous point, pour terminer cette petite frairie, une de vos bouffonneries exhilarantes?
– Foi de gentilhomme! répondit-il péniblement, ce n'est pas la volonté, c'est la voix qui me manque. Je me sens incapable de donner une note.
– Plaisanterie pure; je ne vous demande pas des sons de rossignol, mais un refrain que je puisse répéter avec vous.
– Excusez-moi, maître, je me sens tout maussade; c'est la faute de votre vin, vous m'en avez trop versé.
– D'ordinaire, plus on boit plus on rit, et vous êtes tout mélancolique.
– Mélancolique, moi! allons donc!..
Il voulut rire, mais la gaieté ne vint pas.
– Décidément, murmura-t-il, je crois que vous dites vrai; je ne me sens pas bien; et comment se fait-il que vous, qui m'avez tenu tête coup pour coup, vous conserviez votre bonne humeur?
– Hum! ma bonne humeur, répondit Gerbier en secouant la tête; il n'y a pas de quoi, cependant; le service de madame Marguerite n'est pas gai depuis longtemps.
Au nom de la princesse, Triboulet se ranima.
– Elle est fort tourmentée, la belle Altesse?
– Il faudrait le voir comme moi, pour s'en bien faire une idée. Ah! les grandeurs ne donnent pas la félicité!.. Son existence se consume dans les chagrins, dans les larmes… Vous l'avez vue sourire et plaisanter ce soir, au milieu de ces gentilshommes et de ces damoiselles… eh bien, je peux vous avouer cela, la mort était en elle…
– Je le sais… prononça tout bas le bouffon, en proie à une émotion singulière.
– Elle passe ses nuits sans sommeil, ses jours sans sécurité. Autour d'elle semble s'agiter un monde d'ennemis implacables, acharnés à sa misère!.. Et, seule pour lutter, elle n'a que moi et mademoiselle de Tournon à qui se confier; sa propre mère est l'alliée de ses ennemis!..
Triboulet écoutait en proie à une agitation morale de plus en plus prononcée; mais en même temps les forces physiques paraissaient lui manquer. Ses mouvements devenaient lourds, sa tête retombait malgré lui sur sa poitrine.
Michel Gerbier suivait chacun de ces symptômes, et, à mesure qu'ils augmentaient, sa voix devenait plus forte, ses déclarations plus nettes, ses aveux plus francs.
Il trouvait une éloquence irrésistible pour peindre les peines de sa chère maîtresse, pour flétrir ses persécuteurs, et, voyant le bouffon cloué à sa place par la torpeur insurmontable qui montait de sa poitrine à sa tête:
– Ces persécuteurs, exclama-t-il en se dressant avec force, tu es le plus lâche et le plus infâme de tous!
Le vieillard était transfiguré. Le majordome patelin, l'amphitryon caressant avait disparu. C'était un champion terrible, auguste, solennel, au regard redoutable.
– Qu'est ceci? Que prétendez-vous? balbutia le bouffon confondu.
– Je prétends que l'heure est enfin venue de te jeter tes vérités à la face! Infâme suppôt de Duprat, sache donc que je ne t'ai pas perdu de vue une minute durant toute cette soirée. Je t'ai vu te glisser comme un voleur et un assassin dans la salle du banquet, je t'ai vu répandre dans le breuvage de ma chère maîtresse le contenu de ton flacon criminel.
– Grand Dieu! s'écria Triboulet.
Mais son compagnon poursuivit:
– Par malheur pour toi, j'étais là, j'ai changé l'aiguière, et cependant je ne craignais pas ta sophistication… Ta fiole, pauvre fourbe, ne contenait que de l'eau pure, inoffensive…
– Gaspard Cinchi!..
– Gaspard Cinchi s'était joué de toi!.. Le soporifique avait été livré pourtant et devait servir: tu voulais le faire prendre à autrui, et c'est toi qui l'as bu…
– Ce vin?
– Ce vin était sans mixture, je l'ai partagé avec toi, mais j'avais préparé ton gobelet…
– Malheureux!..
– Et veux-tu que je te dise pour quoi je te surveillais, pourquoi madame Marguerite, consumée de douleur, a donné une fête?.. C'est parce que nous avons conçu un plan qu'il importait de tenir secret à ton maître et à toi; un plan qui va s'exécuter tout à l'heure, qui va rendre la sérénité de l'âme à madame Marguerite, et confondre les desseins de Duprat et les tiens!.. Ah! tu as beau chercher à soulever ta tête, à user de tes jambes engourdies; tu es à moi, ou plutôt à ce philtre puissant, et le succès est à nous!..
Il jeta encore un regard sur le nain, transformé en une masse inerte, et s'apprêta à sortir en l'enfermant derrière lui.
Mais, par un dernier, par un suprême effort, Triboulet souleva sa grosse tête, et tournant de son côté ses yeux glauques:
– Malheur!.. malheur! murmura-t-il; pauvre sot!.. tu t'es trop méfié de moi… Je vaux mieux que tu n'as cru… Tu as pris pour de la tristesse ce qui était du remords… J'ai tant vu souffrir ta maîtresse que j'ai eu des regrets… Ah!.. ma tête s'alourdit… J'eusse pu vous sauver… tu as voulu me perdre… un danger terrible vous menace… C'est ta maîtresse que tu as perdue…
Il balbutia encore quelques syllabes inintelligibles, et sa tête retomba si pesamment sur la table, qu'elle imprima un soubresaut à la vaisselle.
Le vieillard, éperdu, se précipita vers lui, le secoua, l'inonda d'eau fraîche; quelques gouttes du philtre de l'alchimiste avaient provoqué ce sommeil, rien n'était capable de le rompre.
En cet instant, un refrain lancé par un batelier monta de la rivière jusqu'à l'endroit où ils étaient.
Triboulet eut un dernier tressaillement machinal, et Michel Gerbier lui jetant un regard désespéré, s'élança à travers les galeries vers la chambre de la princesse.
