Kitabı oku: «Les Mystères du Louvre», sayfa 33
XIX LE GUET-APENS
A cette époque, l'une des plus déplorables du règne de Louis XIII, le désordre, les intrigues, les compétitions, les violences, ne se renfermaient pas dans les hautes sphères de la cour, celle-ci était exploitée par les intrigants de qualité; mais la capitale subissait les atteintes de malfaiteurs plus vulgaires. Quand le mauvais exemple vient du sommet de la société, il descend si vite et se propage si facilement dans les couches inférieures!
Il n'y avait de police, de surveillance, de répression que pour le service particulier des chefs, ou plutôt du chef omnipotent du gouvernement. Tout se faisait par Richelieu et pour lui. Il occupait à la recherche de ses ennemis personnels toutes les juridictions; aussi ne rencontrait-on sur tout autre objet qu'incurie ou insouciance, sinon protection tacite.
C'est le beau siècle des coupe-bourses et des tire-laine. Ces industriels, autrement hardis que nos modernes filous, se partageaient l'exploitation de la plèbe parisienne. Ils exerçaient chacun leur spécialité; les uns coupaient avec une rare adresse les cordons des bourses, des aumônières, que les hommes et les femmes, par une mode absurde, continuaient à porter, comme au moyen âge, pendue à leur ceinture. La vanité avait créé cet usage, et ce que crée la vanité est tenace.
Les autres, dont le nom indique le genre d'industrie, tire-laine ou tireurs de laine, y mettaient plus d'effronterie encore. Ils fréquentaient toutes les foules, se mêlaient à tous les groupes, occasionnaient des rassemblements quand il n'y en avait pas, et enlevaient violemment, entourés de compères, les manteaux des épaules qui les portaient.
Encore n'étaient-ce là que des espiègleries inoffensives à côté du reste; du moins le sang ne coulait pas, et les victimes en étaient quittes pour apprendre à leurs dépens qu'il ne faut pas se montrer trop curieux quand on court les rues et qu'un bon bourgeois doit vaquer en droite ligne à ses affaires, sans flâner parmi les gens désœuvrés.
Des actes autrement répréhensibles éclataient même en plein jour, dans les lieux fréquentés, à la face de la multitude, qui avait fini par être tellement blasée qu'elle ne s'en émouvait pas.
Le Pont-Neuf en était le théâtre le plus habituel. Grâce à la quantité des passants, les maraudeurs y trouvaient infailliblement à s'entretenir la main. C'était là que se dressaient les baraques et les tréteaux des plaisantins et des charlatans. Les descendants des malingreux et des orphelins de la cour des Miracles, qui pullulaient plus qu'on ne saurait croire, même à cette époque, y exerçaient leurs talents, y étalaient leurs fausses misères; des escrocs y tenaient des jeux publics où nombre de dupes venaient se faire prendre l'argent qu'ils défendaient contre les coupe-bourses; c'était un capharnaüm infernal.
On s'y donnait des coups de poing, mais tout aussi souvent des coups d'épée, pendant le jour, et des coups de couteau la nuit.
Les auteurs du temps ont rempli des volumes par le récit de ces scènes honteuses. La dépravation était arrivée à ce point que l'on risquait de n'être pas attaqué seulement par les bandits de profession, mais par la jeunesse aristocratique, qui prenait grand plaisir à jouer le rôle de filou et de meurtrier. Si invraisemblable que cela soit, les auteurs de ces désordres étaient la moitié du temps des garnements de bonne famille, devenus par désœuvrement, par démoralisation, les émules des vagabonds, des suppôts de brelans. Plus d'une fois l'on constata que les scènes les plus déplorables étaient le fait de gentilshommes ruinés, sinon de princes qui cherchaient à se désennuyer.
Nous avons eu, à diverses reprises, occasion de parler du frère du roi, Gaston d'Orléans. Qui croirait que ce fût un de ces débauchés honteux? On le vit cependant, – et certes il prêtait là d'assez belles armes contre lui à son ennemi, le cardinal, auprès de son frère, si grave et si sombre, – on le vit prendre plaisir, à la suite de ses orgies, à s'embusquer à la brune sur ce fameux Pont-Neuf et à dépouiller les passants comme un brigand vulgaire.
On commençait pourtant à poser, à la tombée du jour, quelques lanternes au coin des rues, et le guet avait charge d'opérer des rondes dans les endroits les plus mal hantés. Mais on ne se faisait pas faute de briser ces essais de réverbères, et quant aux soldats du guet, les attaques et les volées dont ils étaient souvent victimes sont demeurées fameuses.
A moins d'en être impérieusement sollicités par des affaires urgentes, on conçoit que les habitants paisibles ne s'aventuraient guère, passé une certaine heure, dans les environs de ces lieux de mauvais renom, ni même dans le commun des rues, où les méchantes rencontres ne manquaient pas non plus.
C'était sans doute un motif de ce genre qui attirait dehors, par une belle nuit de novembre, un promeneur dont la tournure n'était certes pas celle d'un chercheur d'aventures.
Il était jeune, à en juger par sa démarche, portait la tête haute, sans forfanterie, et son manteau était drapé sur son épaule d'une façon espagnole, élégante et sculpturale.
Il venait de quitter la rue du Cloître-Saint-Germain et se dirigeait vers le quai pour aller au Pont-Neuf.
C'était quelqu'un de brave ou d'imprudent, car on ne distinguait aucune arme sous les plis de son manteau, et à coup sûr il n'avait pas d'épée. Il ne songeait pas, sans doute, en avoir besoin, et marchait d'un pas ferme et dans une attitude résolue.
Tout semblait, par extraordinaire, paisible et calme dans ce tumultueux quartier. Les lanternes jetaient çà et là leurs minces et rougeâtres clartés sur la voie déserte.
Aucun bruit ne troublait cette tranquillité inusitée, lorsque notre jeune promeneur crut entendre, comme il allait déboucher de la ruelle qu'il parcourait sur le quai, un susurrement qui courait sous les auvents de deux vieilles maisons devant lesquels il lui fallait passer encore.
Cet endroit formait comme le point le plus étroit d'un entonnoir, les toits aigus et trébuchants des maisons s'y côtoyaient, et la lumière du ciel, pas plus que celle des lanternes de la police, n'en perçait l'éternelle obscurité.
Le jeune homme fit un temps d'arrêt, prêtant l'oreille, et chercha, sans y réussir, à reconnaître le terrain. Le bruit, d'ailleurs, ne se renouvela pas, et souriant de cette vaine alerte il poursuivit sa marche.
Il ne lui restait plus qu'à franchir l'embouchure de la ruelle, garnie, comme par deux sentinelles en ruine, des deux masures en question; mais, en y arrivant, il lui sembla que sous ces ténèbres opaques se remuaient des formes inconnues.
Il pressa instinctivement le pas et franchit d'un bond ce défilé, très bien disposé pour un guet-apens ou pour un coupe-gorge. Il était de ces esprits droits chez qui le courage n'exclut pas la prudence, et qui ne croient pas que la bravoure consiste dans la bravade.
Le danger dont il avait le pressentiment n'était pas chimérique, car au premier mouvement qu'il fit pour hâter sa marche le susurrement primitif se changea en un coup de sifflet strident et net, qui se répéta simultanément trois fois.
Il ne parvint pas à faire deux enjambées sur le quai; à la première, trois hardis coquins s'élançaient sur lui, armés jusqu'aux dents.
– Arrière! exclama-t-il, arrière, fripons!..
D'un geste hardi, laissant son manteau aux mains de l'un des agresseurs, il menaça les autres d'un petit poignard, la seule arme qu'il possédât.
En cet endroit régnait une pénombre qui, du moins, lui permettait de se reconnaître. Se voyant seul contre trois, et mesurant soudain l'infériorité de son unique moyen de défense avec les lames qui brillaient au poing des ennemis, il ne songea qu'à leur vendre très chèrement une vie qu'il ne pouvait leur soustraire, et par une heureuse manœuvre il s'adossa dans l'encoignure d'une porte bâtarde, contre laquelle il frappa du pied pour éveiller les habitants.
Mais il n'y avait garde que ceux-ci donnassent signe d'existence. Ces bons bourgeois étaient trop ennemis des coups de couteau et trop blasés sur les clameurs qui ne manquaient pas une nuit d'éclater dans le quartier.
– Rendez-vous! cria celui qui paraissait le chef des bandits.
– Jamais! répondit le jeune homme; et, d'un geste indigné, il leur jeta son feutre au visage.
La lune vint alors éclairer en plein ses traits, et la noblesse, la splendeur de son front causèrent à ses antagonistes une involontaire impression.
Ce front, où rayonnait l'intelligence et la résolution, était celui de Philippe de Champaigne.
C'était bien lui, notre héros, poussé par sa mauvaise étoile entre les mains de cette dangereuse escouade.
Il n'était pas coureur de nuit pourtant; son caractère droit et rigide ne donnait pas dans ces excès ni dans ces extravagances. Une circonstance, – dirons-nous heureuse ou fatale? – l'avait contraint à cette pérégrination dans un centre plus fréquenté par les malandrins que par les honnêtes passants.
Il y avait une demi-heure environ, le père Joseph était venu ouvrir la cellule, la prison où il le retenait, et où lui seul pénétrait et pourvoyait à son strict nécessaire avec la ponctualité d'un geôlier, dont il avait les allures et la vocation. Et de ce ton doucereux auquel il était si dangereux de se fier:
– J'apporte la bonne nouvelle! s'était-il écrié à l'oreille de son captif, qui dormait sur son grabat… Debout, monsieur Philippe!
Celui-ci se croyait en proie à un mauvais rêve et ne se hâtait pas d'ouvrir les yeux.
– C'est moi, mon cher peintre, moi, votre véritable ami et protecteur; ne reconnaissez-vous pas le père Joseph?
– Quel malheur vous amène?
– Un malheur, ingrat! Me verriez-vous si empressé? C'est la bonne nouvelle, vous dis-je, la liberté!
A ce mot, le jeune homme s'était trouvé debout.
– La liberté!..
– Votre innocence est reconnue; monseigneur le cardinal sait les noms des coupables; sa première parole a été l'ordre de votre élargissement… Vous m'entendez: vous êtes libre!
– Libre, enfin!.. Je peux donc quitter ce cachot, cette voûte, ce palais sinistre!..
– Toutes les portes vont s'ouvrir devant vous comme celle-ci. Mais ne préférez-vous pas attendre le jour?..
– Attendre!..
– La nuit est avancée, insinua hypocritement le moine, et les rues sont loin d'être sûres; vous n'avez pas votre épée… Où voulez-vous aller?
– Je ne crains rien, mon père. Ce simple poignard me suffirait en cas de mauvaise rencontre… et j'ai tant souffert dans cette cellule qu'il me tarde de regagner ma chambrette du collège de Laon, à la Montagne-Sainte-Geneviève.
– Je le répète, c'est imprudent, c'est téméraire; vous n'y songez pas, disait le franciscain, insistant d'autant plus que le jeune artiste se montrait plus résolu à mettre à profit cette liberté subitement reconquise.
Si bien que Philippe avait hardiment quitté le Louvre, peu soucieux de l'heure des ténèbres et de son épée, restée à l'atelier.
On voit que la fortune ne secondait pas son entreprise. Il était, du premier coup, venu se jeter dans une embuscade.
– Rendez-vous, répéta le chef de ses adversaires, et, sur ma foi, il ne vous sera causé aucun mal.
– Non! répondit l'artiste; avec des scélérats, pas de transaction!
Il brandissait fièrement son faible poignard, lorsque le plus adroit de la bande lui jeta son manteau sur la tête, souple comme un toréador qui veut en finir avec le héros indompté du cirque.
Ce fut sa défaite inévitable. Les misérables se ruèrent sur lui, ouvrirent violemment son pourpoint, et, dépouillant sa poitrine, fouillèrent minutieusement ses poches et ses habits.
La tête enfermée sous l'épaisse étoffe, suffoquant, il était incapable de se défendre; son arme inutile était tombée de ses doigts épuisés par un commencement d'asphyxie. Cependant, exception remarquable, les malfaiteurs ne se portèrent contre lui à aucun mauvais traitement, et se contentant de le voler du peu d'argent, des quelques objets d'assez mince importance dont il était nanti, ils détalèrent au plus vite, sans même lui reprendre son manteau.
XX
L'ÉCHAFAUD DE LA PLACE SAINT-PAUL
Le roi ne se pressait pas de rentrer au Louvre. L'automne avait beau s'avancer, les journées devenir plus courtes, le soleil plus rare, la forêt de Saint-Germain moins touffue, le monarque semblait prendre un goût tout nouveau aux agréments de cette résidence, où les réunions et les fêtes se succédaient avec une animation, depuis bien des années inconnues de la cour.
Son esprit triste, son humeur chagrine, son amour pour la retraite se modifiaient par miracle, et chacun murmurait tout bas avec surprise, avec admiration, le nom du génie bienfaisant dont cette révolution était l'œuvre.
Le lecteur le connaît aussi ce nom privilégié. Ce n'est pas qu'une fois assurée de la délivrance de Philippe, Louise n'eût été tentée d'abandonner ce rôle de favorite du platonique souverain. Elle se sentait peu de vocation pour l'existence de parade et de fracas où elle n'avait mis le premier pied que par dévouement: des joies plus modestes, plus intimes, formaient l'objet de ses rêves. Elle eût sacrifié l'amour de dix monarques pour être assurée de celui de son cher artiste.
Mais entrée malgré elle dans cette voie, elle était contrainte d'y persévérer quelque temps encore du moins, car la liberté rendue si soudainement au jeune peintre ne terminait pas grand'chose.
Son amie influente, la duchesse de Chevreuse, le lui avait fait comprendre, avec d'autant plus d'éloquence que pour elle rien n'était sauvé, tant que Charles de Châteauneuf gémirait entre les murs de la Bastille.
La duchesse ne se trompait pas; cette fois son cœur était d'accord avec la saine politique. Philippe était libre; mais arrêté une première fois sans motif sérieux, il était exposé à se voir en butte à de nouvelles atteintes, car celle-ci n'avait fait que le jeter plus avant dans le parti de la reine-mère, et le cardinal avait juré une guerre d'extinction à tout ce qui s'y rattachait.
A la suite de l'aveu de Barbou, l'arrestation de Bassompierre s'était ajoutée à celle de Châteauneuf et de Jars.
Le cardinal ne se montrait plus que le front chargé d'orages. Son confident, le père Joseph, faisait le métier de porteur de dépêches entre Saint-Germain et le Louvre, et, grâce à sa subtilité d'allures, il habitait à la fois, et quasi à toute heure, la ville et la campagne.
Gaston, le frère turbulent du roi, la jeune reine et la reine-mère, tous étroitement entendus avec la duchesse, encourageaient la faveur de mademoiselle de Lafayette, seule barrière capable d'entraver les desseins de l'ennemi commun, seule machine de guerre assez forte pour amener sa perte.
Le roi se contentait de si peu, et Louise était, par nature, si charmante, si gracieuse, qu'elle gagnait chaque jour dans l'esprit de Louis XIII sans recourir aux expédients de la coquetterie même la plus licite.
Depuis quelques jours, cependant, elle portait en elle une indicible amertume. Tous ses soins parvenaient difficilement à la dissimuler. C'était une blessure faite avec une lâche habileté à son affection la plus profonde et la plus chère par ce misérable Boisenval.
On se rappelle ce mot tranchant et empoisonné comme une arme maudite: ce mot, sous l'étreinte duquel elle avait failli se trahir aux yeux du roi, et qui l'avait jetée anéantie sur un banc de pierre au bas du perron royal.
Ce n'était ni l'horreur pour le pacte proposé par le suppôt de Richelieu, – elle méprisait trop désormais le maître et l'espion pour s'en émouvoir, ni leurs menaces, qui tourmentaient ses rêveries et parfois gonflaient sa poitrine jusqu'aux larmes, – elle était trop fière et se savait trop irréprochable pour les craindre; mais cette insinuation cruelle, cette anxiété, infiltrée comme un poison dans ses veines, cette pensée qu'elle avait pour rivale Henriette, son amie la plus chère!..
Que d'angoisses dans ce soupçon! Par quel moyen s'en éclaircir, pénétrer la vérité, qui, toute déchirante qu'elle pût être, serait moins pénible que ces incertitudes!
Les natures douées du don fatal de cette excessive délicatesse de cœur ne s'épanchent que difficilement. Concentrant leurs affections en elles-mêmes, timides et craintives, elles n'ouvrent guère le sanctuaire de leur âme à des tiers, si sûres qu'elles soient de leur amitié. Et puis, ces premières passions ont une retenue égale à leur ardeur et à leur chasteté.
Louise épuisait dans son imagination les moyens propres à connaître son sort, elle n'aboutissait toujours qu'à trouver une seule personne capable de l'en instruire, – c'était Philippe lui-même.
Pourquoi pas? S'il y avait eu entre eux quelque chose comme un commencement de liaison, des paroles sympathiques échangées, la sincérité, la franchise surtout en avaient été les instigateurs; c'était donc à Philippe, le cœur droit, le caractère loyal, qu'il fallait s'adresser.
Nous ne descendrons pas au fond de sa jeune âme pour dépeindre les chagrins, les alternatives de douleur et d'espoir que cette résolution soulevait et mettait en lutte. Elle s'y arrêta pourtant et se promit de saisir la plus prochaine occasion d'approcher l'élève de maître Duchesne et de connaître ses sentiments.
Le malheur était qu'on parlait moins que jamais de retourner à Paris, et qu'il ne se présentait aucune probabilité que Philippe vînt à Saint-Germain où rien ne l'appelait. Il aurait fallu faire naître un prétexte, ce qui n'était pas impossible, mais ce que la surveillance incessante de Boisenval rendait bien délicat, après la façon dont Louise avait répondu aux offres de service de celui-ci.
C'est en faisant cette remarque qu'elle comprit les périls de sa position. Il lui fallait subir la présence de cet homme, sous peine d'être atteinte par les accusations, par les calomnies dont il avait les mains pleines. Avec un prince soupçonneux, jaloux et susceptible, tel que Louis XIII, elle ne pouvait même éloigner cet intermédiaire, cet agent convaincu de traîtrise, qu'en usant de précautions infinies.
Une femme audacieuse eût brisé ces obstacles comme un jouet. Mais une jeune fille, lancée tout à coup dans ce dédale d'intrigues, devait s'y trouver fort empêchée. En ce monde, c'est triste à dire, il arrive souvent que la vertu et la délicatesse ont l'infériorité vis-à-vis de la déloyauté et de l'impudence.
Le cardinal affectait de ne faire au château que de courtes apparitions. Il espérait, par cette tactique de coquetterie souvent heureuse auprès du faible prince, lui inspirer de l'anxiété et lui donner la crainte d'une séparation. Il ne se montrait, en outre, que chargé de grosses affaires, capables d'ennuyer et de dégoûter un souverain plus solide que celui-ci.
Tantôt c'étaient les embarras d'Italie et du Piémont, tantôt les inextricables questions des Flandres; plus souvent encore, l'alliance avec Gustave-Adolphe, et les visées de ce dernier sur l'Allemagne, dans le but de diminuer la puissance prépondérante de l'empereur. Quant aux questions du dedans, le cardinal avait l'habileté de les présenter de telle sorte qu'il eût été impossible au plus retors diplomate de les démêler, et que le roi ne trouvait rien de mieux, en définitive, que de les abandonner à son plein arbitre.
Mais cette fois le cardinal crut s'apercevoir que la bienveillance et la crédulité aveugle de son maître décroissaient. Loin de se plaindre de la brièveté de ses visites, on se montrait plutôt d'humeur à les raccourcir encore. On prêtait une oreille moins complaisante à certains rapports, et l'on entamait d'un ton assez mécontent le chapitre des éclaircissements.
Un autre jour, le cardinal trouvait le roi entouré des deux reines, et n'obtenait pas l'audience intime qu'il réclamait. Il rentrait à Paris en proie à la fièvre des ministres qui sentent souffler le vent de la disgrâce.
Ses ennemis étaient experts en fait de manœuvres; il ne les avait pas soupçonnés si forts. Quand il confiait ses doléances au père Joseph, celui-ci ne réussissait plus qu'imparfaitement à le réconforter. Mais comme il lui recommandait l'énergie, il résolut d'en faire preuve, afin d'épouvanter ses adversaires en montrant qu'il n'était pas déchu encore, et qu'il pouvait frapper de grands coups.
Ce fut sur le chevalier de Jars que se portèrent ses violences, guidées par la rancune du franciscain, ennemi-né de cette nature loyale, supérieure à toutes les persécutions.
M. de Laffémas et tous ses sicaires furent mis en réquisition.
Un arrêt de la chambre de justice de l'Arsenal, tribunal sanguinaire et corrompu, institué pour la satisfaction des haines personnelles de Richelieu, décréta le brave chevalier de crime d'État.
Alors commencèrent ces interrogatoires, qui sont demeurés parmi les célébrités juridiques les plus monstrueuses.
Dans la salle des tortures, au milieu des instruments de supplice, l'accusé était traîné chargé de liens; et là, sous la direction de cet infâme Laffémas, le procureur général d'Argenson procédait à ses interrogations, complaisamment recueillies par le greffier Dujardin.
Un jour, la duchesse de Chevreuse reçut par un messager mystérieux un mot ainsi conçu:
«Notre cher chevalier est l'objet de persécutions odieuses. Chaque jour amène plusieurs interrogatoires, qui menacent d'épuiser, sinon son courage, du moins ses forces. On le réveille la nuit d'heure en heure, pour lui poser des questions insidieuses, par lesquelles on espère surprendre sa présence d'esprit et l'amener à se couper ou à se perdre avec ses amis.
«Des bruits plus sinistres encore circulent, touchant les desseins du cardinal à son égard. A tout prix, il faut intéresser le roi en sa faveur, et si vous y parvenez, je crois que vous aurez accompli un autre miracle, en augmentant la tendresse d'un homme qui ne pensait pas qu'on pût vous aimer plus qu'il ne vous aime.»
Ce billet n'avait pas de signature, les caractères en étaient déguisés, mais cette dernière phrase suffisait. La duchesse avait reconnu le style de Châteauneuf.
Le mystère présidait aux persécutions exercées contre le chevalier, car Richelieu, qui tenait à frapper un grand coup, ne voulait pas en amoindrir l'effet en y préparant l'opinion. A la cour, à la ville, on ignorait ces séances ténébreuses des justiciers de Laffémas. Mais les murs des prisons ont des oreilles; ces faits se passaient dans les basses-fosses de la Bastille, et Châteauneuf, on ne l'a pas oublié, y était détenu.
Si sévères que fussent ses gardiens, il avait su, à prix d'or, capter leur confiance. Par eux, il avait entretenu d'abord une correspondance avec son compagnon d'infortune; par eux, il avait su la recrudescence de la haine ministérielle; par eux enfin, il avait fait arriver à la duchesse le billet qu'on vient de lire.
Ce fut un éclat de tonnerre au sein du petit conclave ennemi du cardinal. Chacun se resserra autour de ses alliés, et Louise eût voulu volontairement se soustraire au rôle prépondérant qu'on lui imposait. Elle était l'âme, l'espoir de la conspiration.
Disons-le à sa gloire, du moment où elle comprit que sa tâche devenait une mission, que la tête de ses amis était menacée, et que d'elle seule dépendait désormais leur vie ou leur mort, leur perte ou leur triomphe, ces hésitations cessèrent.
Elle aussi, d'ailleurs, n'avait-elle pas à se venger de cet homme qui l'avait jugée assez vile pour accepter son pacte!
Elle avait bravé le serpent; aujourd'hui, il fallait plus, il fallait lui broyer la tête.
Le billet de Châteauneuf n'exagérait rien, au contraire. L'existence infligée à son généreux camarade était un supplice de chaque heure. La salle des tortures était son séjour habituel. On n'osait pas, il est vrai, aller jusqu'à lui mettre les brodequins, ni l'horrible corne de la question par l'eau. Richelieu avait manifesté des scrupules à cet endroit; peut-être craignait-il que ces cruautés inutiles venant à se divulguer, le roi, dont il voyait la condescendance faiblir, ne se révoltât tout à fait.
Mais on agissait avec la menace continuelle de ces machines diaboliques dont la vue devait intimider le patient. On abusait de son sommeil ou de ses insomnies. On lui infligeait toutes les épreuves morales imaginables, pour lui extorquer des déclarations qu'on pût interpréter contre lui et contre ses amis.
Vaines tentatives, raffinements stériles! Le chevalier de Jars n'était pas d'une trempe vulgaire. L'aspect des chevalets excitait son ironie. Il parlait volontiers, mais c'était pour dire à ses persécuteurs leurs dures vérités.
Son énergie finit par lasser leur persévérance; il subit quatre-vingts interrogatoires sans articuler un mot qui compromit son fidèle Châteauneuf, non plus que les princes, ses complices.
Après l'insuccès de cette quatre-vingtième séance, Laffémas, exaspéré, se rendit chez le cardinal, où le père Joseph fut mandé. On eût dit un trio de vampires.
Chacun déployait là son caractère particulier: Laffémas, sa fougue, son emportement, les rauquements du tigre auquel on enlève sa proie; le père Joseph, sa haine aiguë, son raffinement de petits moyens; le cardinal, sa cruauté froide, implacable.
On présume assez ce qu'il devait résulter d'une consultation de ce genre, entre de pareils bourreaux.
Le lendemain, une commission choisie par Laffémas, et dirigée par lui et par le présidial de Troyes, magistrat servile à la discrétion de Richelieu, s'assemblait à l'Arsenal, pour évoquer la cause du chevalier de Jars.
Séance tenante, sans public, sans témoins, sur de misérables arguties, dont l'accusé n'eut pas le droit de se défendre, ses juges, plus dignes du titre d'assassins, prononcèrent contre lui la peine capitale.
Pendant que l'Arsenal retentissait de cet arrêt, il y avait grande chasse à courre à Saint-Germain. Le roi se montrait d'une humeur charmante; il caracolait dans les avenues du bois avec mademoiselle de Lafayette, qui s'efforçait de lui sourire, mais qui, poursuivie par des pressentiments cruels, se sentait la mort dans le cœur.
Le bruit de la condamnation se répandit dans la capitale, où elle jeta la consternation, bien avant qu'on la connût au château.
Il semblait que le cardinal fût décidé à jouer son va-tout. Sans sursis, sans délai, l'échafaud se dressa, et toutes les forces militaires furent disposées pour veiller au maintien de l'ordre et parer à toute tentative d'enlèvement de la victime.
Paris s'était mis en deuil. Une morne stupeur régnait sur la grande ville oppressée. François de Rochechouart, chevalier de Jars, était l'un des gentilshommes les plus réputés pour leur droiture de caractère, pour leur bravoure. Son nom était populaire et sympathique.
Dans cette cité, trop souvent indifférente aux hommes d'en haut et à leurs égarements, il était connu, il était aimé. Puis on en était arrivé à une heure où déjà le peuple réfléchissait. Les excès de pouvoir du cardinal avaient trouvé plus d'une fois des approbateurs nombreux, lorsqu'ils frappaient sur ces nobles orgueilleux autant qu'aveugles, qui se considéraient comme d'une race supérieure au commun des autres hommes et prétendaient se mettre au-dessus des usages des lois et des mœurs.
Mais on s'apercevait qu'il frappait moins sur les ennemis des franchises publiques que sur les siens propres; que c'était sa cause et ses intérêts personnels qu'il défendait, et non ceux de la France. C'était avec anxiété qu'on le voyait s'en prendre à la fois aux bons et aux mauvais; on se demandait où il s'arrêterait, s'il s'arrêtait sur cette pente rapide.
Paris, donc, se montrait soucieux. La foule, informée des préparatifs de l'exécution par cette communication invisible, mais rapide, qui répand les mauvaises nouvelles, se portait en longues files vers la place Saint-Paul, l'un des théâtres de ces exécutions, désignée en cette circonstance à cause de sa proximité de l'Arsenal, où le condamné était détenu depuis sa mise en jugement.
Midi était, suivant l'usage, l'heure fixée pour l'immolation. Dès onze heures il ne restait pas un pouce de terrain libre sur la place ni dans les alentours; les rues avoisinantes étaient engorgées d'un océan de curieux, pressés, écrasés, hors d'état d'avancer ni de reculer.
Les balcons, les croisées, les toits eux-mêmes offraient une profusion de têtes agitées. Une fenêtre seule ne laissait voir qu'une longue tapisserie, qui peut-être abritait des spectateurs non moins anxieux que les autres, mais plus discrets.
Des bruits lugubres circulaient à voix basse, touchant cette croisée énigmatique. C'était celle d'un pavillon attenant à l'un des grands hôtels de la place, un hôtel royal, et n'ayant pas d'autre ouverture au dehors.
On se demandait ce que signifiait ce rideau immobile, et quels personnages il pouvait bien cacher. Alors, les conjectures marchaient leur train, et les regards, fatigués de considérer les apprêts du supplice, se tournaient opiniâtrément de ce côté.
Ces préparatifs étaient faits avec une régularité mathématique, dont les écrivains de l'époque nous ont transmis les détails minutieux. Nous les répétons pour les amateurs de causes célèbres. L'échafaud offrait l'aspect d'une plate-forme en planches, de dix à douze pieds en carré, et de six pieds d'élévation. Les instruments de supplice se composaient simplement d'un billot de huit pouces de haut et large d'un pied carré, d'un sabre fort pesant, que l'exécuteur maniait avec beaucoup d'habileté, et d'une hache au tranchant poli et au manche très court.
Au coup de midi, la multitude silencieuse devint plus morne encore. On entendit dans la rue qui venait de l'Arsenal un sourd roulement de tambour, et bientôt, sous la brume épaisse qui régnait depuis le matin, comme si la nature faisait le deuil de la victime, on aperçut un peloton de soldats de la prévôté débouchant sur la place. Ils étaient suivis par des hallebardiers suisses en nombre imposant.
Au milieu venait le condamné.
On n'avait pas voulu entraver ses mouvements; les cordes qui lui tenaient les jambes et les bras lui permettaient de marcher et de croiser ses mains dans les manches de son pourpoint. Il avait la tête nue, et l'on ne pouvait se défendre d'un sentiment d'admiration pour sa contenance à la fois simple et fière.
Il s'entretenait tranquillement avec son confesseur, et semblait, par ses regards, remercier la population de la bienveillance qu'il lisait dans ses rangs.