Kitabı oku: «Les Mystères du Louvre», sayfa 35
XXII
LA JOURNÉE DES DUPES
A très peu de jours de là, car les événements se précipitaient alors avec une rapidité effrayante à la cour de France, le père Joseph arriva en toute hâte au Louvre et pénétra à l'improviste auprès de Richelieu.
Le grand ministre était en proie à une entière prostration, ses éminentes facultés semblaient disparues. Son œil n'avait plus d'éclat, et sur ses traits jaunis par des insomnies fiévreuses on reconnaissait un ennui funeste.
Comme si les rôles étaient intervertis, son confident se dressa devant lui plein de rudesse:
– Est-ce vous que je vois, monseigneur, lui dit-il sévèrement, ou bien n'est-ce que l'ombre de vous-même?..
– Ne crains pas de m'offenser, répondit avec amertume le lion découragé, ce n'est bien que mon ombre; je ne me reconnais plus moi-même.
– Que diriez-vous donc d'un général qui perdrait contenance juste à l'heure où sonne la bataille?
– La bataille est perdue mon fidèle; il ne nous reste qu'à opérer la meilleure retraite possible. Déjà mes dispositions de départ sont prises, mes malles sont en route pour le Havre-de-Grâce.
– Perdue! qui ose dire cela! où est l'ordonnance qui vous enlève vos pouvoirs? où est l'arrêt qui vous exile! Vous possédez encore votre portefeuille, vous habitez le Louvre… votre successeur n'est pas nommé que je sache! Une intrigue de femme a obscurci le soleil de votre faveur; montrez-vous, elle s'éclipsera à son tour.
– Me montrer! pour subir les dédains, la pitié, le triomphe de ceux qui se courbaient hier sous ma puissance.
– Pour les écraser vous-même sous votre mépris, sous vos nouveaux succès!..
– Penses-tu donc que j'ignore ce qui se passe, ce qui se prépare? La grâce de M. de Jars a été le premier empiètement sur nos prérogatives; la proclamation de M. de Marillac, comme ministre en chef, doit être le coup suprême. J'ai envoyé hier ma nièce, madame de Combalet, présenter mes hommages à la reine-mère; ne sais-tu pas de quelle façon elle a été traitée, la hauteur insolente avec laquelle on l'a reçue, les paroles indignes dont on l'a abreuvée, et cela en présence du roi, qui n'a pas trouvé un mot pour la protéger ni pour me défendre?
– Eh bien! moi, monseigneur, fort de mon dévouement à votre personne, de l'admiration que je vous porte, de la connaissance que je possède des choses et des gens de la cour, je vous dis: Montrez-vous; n'envoyez pas de messagers; abordez vous-même, hautement, avec la conscience de votre valeur, ces princes superbes, ce roi qu'on abuse, et, sur ma foi, je vous jure que vous sortirez triomphant de ces triomphateurs!
Richelieu le regarda avec une attention profonde, et quittant son attitude affaissée, les pommettes des joues colorées déjà d'un feu singulier:
– Tu ne me dis pas tout, prononça-t-il. Tu tiens entre tes mains quelque levier inconnu pour remuer les obstacles qui nous circonviennent… Eh bien, soit! j'ai foi en ta hardiesse. Que l'on prépare ma litière, je t'accompagne à Saint-Germain.
– Non, plus à Saint-Germain, monseigneur; depuis ce matin, le roi est à Versailles.
– A Versailles! répéta le cardinal, montrant une hésitation nouvelle. A Versailles, où il ne va d'ordinaire que pour se plonger dans la solitude, pour s'abandonner à ses idées d'isolement et d'humeur mélancolique!.. Et qui a-t-il emmené?
– Presque personne: M. de Marillac..
Le cardinal eut un frisson nerveux au nom de ce compétiteur détesté, que l'astucieux confident mettait exprès en avant.
– Les deux reines, mademoiselle de Lafayette et madame de Chevreuse. Quant au reste, rien que des officiers et serviteurs indispensables de sa maison. Ah! j'oubliais, madame la reine-mère a emmené encore ce petit peintre…
– Philippe de Champaigne… Toujours lui!
– Sa Majesté le protège particulièrement et veut qu'il achève, à Versailles, le portrait du roi commencé à Saint-Germain.
– Ainsi, c'est au milieu de tous mes ennemis que tu m'envoies?
– Oui, monseigneur, reprit le capucin imperturbable.
– Et tu te flattes que je vais t'obéir?..
– J'en ai la conviction.
– Décidément, fit Richelieu, gagné par cette assurance, ceux qui s'imaginent qu'entre nous deux c'est moi qui gouverne l'autre, ceux-là se trompent… le maître, c'est toi… Et la chose étant ainsi, je me rends à mon devoir; ouvre la marche, je te suis.
– Si vous le permettez, je prendrai les devants. Je crois bon qu'on ne nous voie pas arriver ensemble là-bas. Soyez tranquille, vous m'y retrouverez, où je vous y donnerai de mes nouvelles en temps et lieu.
– J'y compte bien, vieux sphinx, fit le cardinal ranimé involontairement par l'assurance de son conseiller.
Celui-ci partit en grande hâte sur une très modeste haquenée, tandis que le ministre, affectant de montrer à ses gens et aux officiers de ses gardes, – on sait qu'il en avait une compagnie à lui seul, – un visage serein, prenait place dans la voiture, qui devait, suivant les intentions du père Joseph, le conduire à petite vitesse à la résidence de chasse qui composait alors le château de Versailles.
Ceci se passait en novembre et est devenu une date caractéristique que l'histoire conserve, comme un des enseignements les plus curieux à l'usage des favoris et des intrigants de cour.
L'arrivée du père Joseph ne surprit personne au château, on avait l'habitude de le voir se glisser partout, et quoiqu'on se méfiât de lui, il savait prendre des allures si bénignes qu'on aurait eu des scrupules de fermer les portes à une si humble personne.
En ce moment, les chefs de la conspiration contre le cardinal étaient si sûrs de leur réussite qu'ils n'étaient pas fâchés d'avoir un témoin qui ne manquerait pas de lui en porter la nouvelle toute fraîche.
Le gage de cette réussite, sa consécration, était dans l'appel adressé au maréchal de Marillac sur le désir inspiré au roi par les deux reines.
Ces princesses s'étaient emparées de l'esprit du monarque.
Tandis que Louise le détournait du cardinal et usait de son crédit uniquement pour le salut de ses amis, les princesses, saisissant l'influence politique, préparaient les derniers coups.
Louis de Marillac et son frère Michel, qui fut quelque temps garde des sceaux, devaient leur élévation au cardinal, mais l'un et l'autre n'avaient pas hésité, sur les promesses séduisantes de Marie de Médicis, à s'embarquer dans la conspiration, dont ils devaient recueillir les fruits. La nomination du maréchal était aux mains d'un secrétaire, qui allait la porter au roi, lorsqu'un carrosse entra avec grand bruit dans la cour d'honneur du château.
Les jours sont si courts en novembre que, bien qu'il fût à peine six heures d'après midi, la nuit était presque arrivée. Versailles était une résidence, une retraite intime, où nul, fût-ce le premier gentilhomme de France, n'avait droit de venir relancer le monarque sans une invitation précise. Quel était donc l'outrecuidant visiteur qui envahissait le château?
Dans le salon où se tenaient les reines, la duchesse de Chevreuse et le futur premier ministre, on ne tarda pas à le savoir.
L'huissier de service annonça tout à coup:
– Monseigneur le cardinal de Richelieu!
Chacun se regarda avec étonnement. On croyait le cardinal informé de ce qui se passait, – et il l'était en effet, – et l'on ne comprenait rien à l'excès d'audace qui l'amenait en un pareil moment.
– C'est sans doute, dit Marie de Médicis, qu'il vient chercher la nouvelle de sa disgrâce… Soit, qu'il entre; j'aurai le plaisir de la lui signifier moi-même.
L'huissier se tenait debout, comme un soldat en faction, près de la porte qu'il maintenait ouverte. Ces mots arrivèrent jusqu'au cardinal, qu'ils atteignirent dans les fibres les plus sensibles de son incommensurable orgueil. Il maudit de rage le père Joseph, dont les conseils et l'insistance lui attiraient cette humiliation.
Mais la glace était rompue, on l'avait annoncé; sous peine de se déshonorer, il fallait paraître.
Il s'avança, en composant sa figure de façon à trahir le moins d'émotion possible, et sans adresser un regard à la duchesse ni au maréchal, il vint jusqu'aux deux reines, devant lesquelles il s'inclina avec une humilité sans précédents de sa part.
Anne d'Autriche se fût peut-être troublée, un coup d'œil de son implacable belle-mère lui rendit sa haine et sa fermeté. Elle toisa comme elle le favori en disgrâce, sans lui adresser la parole.
Il se vit obligé de rompre le silence:
– Vous parliez de moi, Majestés, dit-il; me voici pour entendre vos reproches, si vous en avez à m'adresser, et pour me justifier.
– Nous n'avons rien à vous dire, monsieur, répondit sèchement la reine-mère, si ce n'est de vous témoigner notre surprise de cette visite inattendue.
– Cependant j'ai cru entendre Votre Majesté parler d'une nouvelle?
– En effet, une méchante nouvelle pour vous, monsieur. Mais c'est le roi, notre fils, qui vous la transmettra; nous vous invitons à l'aller attendre à Paris.
– Un accueil si sévère… balbutia Richelieu déconcerté.
– Ne vous étonne sans doute point…
– Que Votre Majesté m'excuse, il m'étonne assez pour que j'ose lui en demander l'explication.
– Nous ne vous en devons pas, monsieur.
– Votre Majesté, je le vois, est fort irritée contre moi, et personne ici n'élève la voix en ma faveur.
Il porta les yeux autour de lui, mais Anne d'Autriche répondit d'un ton glacial:
– Souvenez-vous de Chalais…
Le cardinal se mordit les lèvres jusqu'au sang. Il avait naguère osé faire entendre au roi, pour achever de l'éloigner de sa femme, que celle-ci secondait les complots régicides de Chalais, afin d'être délivrée d'un époux qu'elle détestait.
Il regarda alors la duchesse de Chevreuse qui, moins dure, mais plus mordante, se contenta de répondre:
– Lorsque monseigneur de Châteauneuf sera sorti de la Bastille, c'est lui qui portera à Votre Éminence mes compliments et mes explications.
S'adressant alors au maréchal:
– Vous, monsieur, lui dit-il, vous avez sans doute aussi vos griefs? N'allez-vous point me reprocher d'être l'auteur de votre fortune et de celle de votre frère?
– Monseigneur, répondit le nouveau favori, vous m'avez fait maréchal, je ne l'oublie pas, mais le roi m'a mandé ici pour me faire premier ministre. Je dois soumission au roi.
– Il suffit, répliqua Richelieu, que ce dernier trait stimula comme un aiguillon. Ma disgrâce est complète, je le reconnais. Il ne me reste qu'à me retirer. Mais je ne suis pas un valet qu'on chasse, et sans attendre qu'on me signifie ma déchéance, je vais remettre mes pouvoirs au roi, de qui je les tiens, et que je veux assurer, même quand il me frappe, de mon dévouement inaltérable.
En prononçant ces mots, il traversa le salon, vers la porte opposée à celle par où il était entré.
Cette porte donnait dans la chambre du roi.
– Où allez-vous, monsieur?.. s'écria Marie de Médicis en se levant.
– Je vous l'ai dit, madame, répondit avec une humilité apparente le cardinal, résigner mes pouvoirs entre les mains de qui je les tiens.
Et il fit encore un pas.
– C'est inutile, répliqua impérieusement la princesse; vous n'êtes plus ministre et votre présence ne pourrait qu'importuner le roi.
– Votre Majesté traite durement ses ennemis vaincus; j'eusse espéré, dans ma disgrâce, la trouver plus clémente.
– Ceux-là seuls ont droit à la clémence qui ne se montrèrent pas impitoyables dans le succès… Encore une fois, monsieur, retirez-vous; vous ne verrez pas le roi, et, s'il le faut, je vais appeler les huissiers…
Il s'était rapproché encore du fond du salon, et saisissant le bouton de la porte:
– Je suis chez le roi, dit-il, jouant son va-tout, c'est au roi seul à me renvoyer.
Sans se faire annoncer, sans frapper, il entra dans la chambre royale, dont il referma la porte sur lui au verrou.
Louis XIII était assis devant un monceau de papiers qu'il examinait à la clarté d'une lampe.
Au bruit de la serrure, il tourna brusquement la tête; à la vue de son ministre, il se dressa debout par un mouvement galvanique, et ses traits devinrent livides.
– Vous êtes bien hardi! balbutia-t-il avec un terrible effort. L'émotion le rendait plus bègue que jamais.
Mais ce bégayement furieux, ces syllabes hachées, saccadées, répétées à l'infini, étaient plus menaçantes que des reproches sévères adressés par une phrase suivie.
Elles eurent cependant pour le cardinal un contre-coup heureux, elles lui donnèrent le temps de se remettre un peu.
– Sire… commença-t-il en s'inclinant.
– Non! non!.. rien! exclama le roi, cherchant à exprimer sa volonté par des monosyllabes qui n'excitassent pas sa malheureuse infirmité.
Et joignant la pantomime à la parole, il montrait la porte.
– Les intérêts de l'État… voulut dire Richelieu.
– Rien!.. répéta le roi en renouvelant son geste.
– Les intérêts de votre auguste personne… insista Richelieu.
– Sortez donc!.. fit Louis XIII, qui cherchait, dans les ordres les plus durs, à exciter sa fermeté dont il se défiait, tant il en avait peu l'habitude.
Dans la pièce voisine, Marie de Médicis et Anne d'Autriche, que la hardiesse du cardinal avait prises au dépourvu, s'efforçaient d'ouvrir, mais, nous l'avons vu, son premier soin avait été de s'enfermer avec le roi.
Celui-ci entendait du moins leurs grattements à la porte, et sachant qu'elles écoutaient, il parlait haut pour qu'elles vissent qu'il ne faiblissait pas.
– On vous trompe, sire… disait Richelieu.
– Dites qu'on me trompait, répéta le roi, et que je ne veux plus que cela soit.
– Votre Majesté refuse d'entendre ma justification?
– Absolument.
– J'aurais pensé que mes bons et loyaux services…
– Assez!..
Pour la troisième fois, Louis XIII, pressé d'en finir, lui montra la porte.
Son regard courroucé, sa voix dure, sa respiration bruyante effrayèrent à la fin son favori qui, redoutant quelque chose de pire encore que ce congé, s'avoua lui-même vaincu et commença à se retirer à reculons.
Il était dit que ce soir-là la chambre de Louis XIII serait accessible comme un vestibule banal. Il ne restait plus que deux pas à franchir au cardinal pour reprendre le chemin qui l'avait amené, lorsqu'une petite porte de service, située au pied de l'alcôve où se dressait le lit, s'ouvrit à son tour.
– Hein!.. qui va là?.. exclama le roi, voyant des ennemis partout.
C'était Boisenval, qui, courbé en deux, rampant plus qu'il ne marchait, évitant surtout l'œil flamboyant du monarque, tendit un billet à Richelieu et s'éclipsa dès que celui-ci l'eut pris.
Le roi écumait; dans sa rage impuissante, il froissait et dispersait les papiers accumulés sur son bureau, renversait son fauteuil, et s'épuisait en violences apoplectiques, pour articuler quelques bribes de syllabes ayant un sens complet.
D'un seul regard, Richelieu avait embrassé le contenu du papier. Il était de son confident, le père Joseph, et ne renfermait que deux lignes encore fraîches.
Les yeux ardents du roi tombèrent sur ce feuillet, et ne sachant plus sur qui exercer sa colère:
– Ce papier!.. s'écria-t-il; encore un complot. Ce papier… je le veux!
Mais depuis qu'il l'avait lu, Richelieu ne tremblait plus; un éclair avait même sillonné ses traits; il s'était redressé de toute sa grande taille, et au lieu de se retirer, il avait fait plusieurs pas en avant dans la chambre.
– Traître!.. vociféra le roi en le menaçant de son poing fermé, obéiras-tu!..
A cet ordre il crispa, au contraire, avec une lenteur calculée, le papier dans sa main, et fléchit le genou avec une humilité et un respect qui commencèrent à impressionner le roi, honteux de son excès de langage et d'attitude.
– Sire, fit-il, Votre Majesté peut me broyer sous ses pieds, c'est son droit; elle peut m'accabler de reproches, car je n'ai sans doute pas rempli, comme je l'eusse dû, comme je l'eusse voulu, la haute mission que je tenais d'elle… J'accepte sa colère, je me courbe devant ses arrêts… Mais jusqu'à mon dernier souffle je veux me vouer à sa tranquillité et à son bonheur… c'est pour cela que je lui désobéirai cette fois…
– Ainsi, ce billet?
– Je le détruis… Et en effet, il parsema le tapis de ses fragments.
– Ah! j'avais donc deviné!.. c'était une trahison nouvelle!.. Parlerez-vous enfin?..
– Sire, insinua Richelieu, toujours agenouillé, ne voyez dans mon silence que mon respect pour Votre Majesté… Mon devoir, je le sais, est de vous obéir, mais ne l'exigez pas… Il m'en coûterait trop de briser les illusions de Votre Majesté… de lui prouver que ceux en qui elle a mis sa confiance en font un abus odieux… que l'on a tracé autour d'elle une trame destinée à surprendre sa magnanimité, son besoin d'affection, de tendresse…
A ce dernier mot, le roi baissa les yeux, sa fureur sembla s'éteindre sous la honte d'avoir été deviné dans la poursuite d'une aventure de galanterie.
Richelieu feignit de ne rien remarquer; il poursuivit sur le même ton d'hypocrite condoléance:
– Enfin, j'aurais un remords éternel de montrer que la personne qui a servi d'instrument à mes ennemis auprès de Votre Majesté jouait un rôle infâme, et feignait pour vos bienfaits une fidélité qu'elle ne pratiquait pas!..
Ici, Louis XIII se redressa par un dernier élan:
– Vous attaquez mademoiselle de Lafayette, monsieur!..
– J'ignore, sire, le nom de cette personne, mais je crois savoir…
– Des preuves!.. exclama le roi; des preuves!..
– Eh bien, répondit Richelieu, se relevant de son humble posture, et saisissant avec véhémence le roi par le bras; eh bien, vous en aurez, sire!..
Il l'entraîna vers une fenêtre donnant sur le parc, et lui montra, d'un geste muet, près d'une tonnelle éclairée en plein par la lune, une jeune femme et un jeune homme, causant avec vivacité et se tenant les mains enlacées.
Le roi faillit s'affaisser sur lui-même à ce spectacle; il se retint à l'espagnolette de la croisée et au bras du cardinal. Pour le coup, la parole lui manquait tout à fait.
Mais bientôt les jeunes gens s'étant séparés et perdus dans l'ombre, chacun de leur côté, il sortit de cet accès d'épuisement.
– Monseigneur, dit-il à Richelieu, vous êtes mon seul ami… ne m'abandonnez pas…
En disant cela, de grosses larmes roulaient dans ses yeux.
XXIII
LA FAVORITE
Quel était donc ce couple dénoncé par la vigilance du père Joseph, et livré en holocauste par le cardinal, pour ressaisir son crédit sur le roi?
Nous faisons peut-être outrage à la pénétration du lecteur en lui posant cette question, qu'il aura résolue avant nous. Oui, ces deux jeunes gens, qui s'entretenaient avec si peu de précaution, sous l'abri insuffisant de la salle verte du parc, c'étaient Philippe de Champaigne et Louise de Lafayette.
Amené par la reine-mère à Saint-Germain, l'artiste n'avait pu qu'y entrevoir la charmante fille d'honneur. Quel que fût leur désir commun d'avoir un entretien, la prudence la plus élémentaire le rendait impossible dans cette résidence, où Louise était l'objet de tous les regards, où elle se sentait surveillée par le perfide Boisenval, où la cour était réunie comme une fourmillère dans l'étroite enceinte du palais.
A Versailles, au contraire, les choses rentraient dans une sorte de solitude. Un très petit noyau accompagnait le roi, et Louise avait entendu, avec un soulagement bien vif, Boisenval annoncer et répéter sur tous les tons qu'il n'était pas de ce voyage, et n'irait pas à Versailles avant d'en recevoir l'invitation formelle des princes.
Moins innocente, Louise se fût tenue sur ses gardes, en raison même de ce luxe d'affirmation. Mais il est écrit que les fourbes auront le dessus des esprits honnêtes.
Boisenval avait suivi la royale caravane, et s'était installé dans les environs du château, où il devenait d'autant plus dangereux qu'on n'était pas en garde contre ses manœuvres. Un seul homme connaissait sa présence en ce lieu, et le stimulait encore: c'était l'éternel père Joseph.
L'abattement de son patron, loin de le gagner, lui donnait plus d'ardeur. Il se piquait au jeu; comme un grand tacticien, il n'avait jamais plus de sang-froid, plus d'imagination que dans les occasions décisives. Il se plaisait à envisager le péril afin de le combattre pied à pied, d'opposer la ruse à la ruse, la force à la force, de faire tomber ses adversaires dans le piège creusé par leurs propres mains.
Madame de Chevreuse, si habile que nous la sachions, ne possédait pas au même degré ces qualités indispensables; la diplomatie, l'intrigue, formaient son élément principal. Elle perdit souvent ses batailles à force d'enthousiasme, pour avoir cru trop vite à la victoire.
Cette fois, absorbée des soins d'un triomphe qu'elle regardait comme immanquable, elle ne songeait plus déjà, dans le petit cénacle où nous l'avons laissée, en compagnie des deux reines et du maréchal, qu'à pourvoir aux suites de ce succès.
On se partageait très gravement les dépouilles du cardinal, comme la succession d'un homme enterré. Personne ne pensait à la jeune fille qui avait servi d'instrument à ce revirement politique; on la connaissait si modeste, si peu ambitieuse, que l'on savait bien qu'elle n'aurait jamais les velléités tyranniques d'une vraie favorite.
On faisait là, sans s'en douter, par cet oubli même de sa personne dans cette répartition du butin, son plus noble, son plus éloquent éloge.
En effet, elle ne songeait guère, la tendre enfant, à ces questions de titres, de fortune, de faveur!.. Son cœur battait d'une émotion plus douce; un mot échangé dans la journée avec Philippe l'attirait dans le parc, où enfin elle allait le revoir, lui parler sans témoins!
Mais ce bonheur n'était pas sans mélange. A l'ambroisie, un génie mauvais avait pris soin de joindre le fiel. Louise allait savoir si, comme Boisenval l'avait insinué, elle devait ne plus voir qu'une rivale, et une rivale préférée, dans la plus intime de ses amies.
Henriette! Philippe!.. que d'insomnies ces deux noms, retentissant sans cesse à son esprit, lui causaient depuis cette révélation venimeuse.
Peu s'en fallut, dans son anxiété, qu'elle n'arrivât la première, car le jeune peintre, par une inquiétude bien différente, était balloté entre un égal désir de venir à cet entretien et un insurmontable serrement de cœur.
Durant le peu de jours qu'il venait de passer à Saint-Germain et à Versailles, il n'avait que trop vite été confirmé dans les bruits, déjà parvenus à lui sous une forme plus vague, touchant la nouvelle fortune de la fille d'honneur de la reine.
Dès qu'elle l'aperçut, celle-ci s'élança au devant de lui, tandis que, saisi d'une émotion insurmontable, il ne trouva pas la force de lui abréger la distance.
– Philippe! mon ami, s'écria-t-elle en s'emparant de sa main qu'il lui tendait à peine, je vous retrouve donc!..
Et lui, au lieu de baiser cette main charmante qui s'attachait à la sienne, il la pressa imperceptiblement du bout des doigts.
Le cœur n'a pas besoin de longs discours pour comprendre ces choses. Louise se retira soudain de cette froide accolade, et l'amertume succédant brusquement à la joie qui inondait ses traits:
– Philippe, poursuivit-elle, ce qu'on m'a dit est vrai, vous ne m'aimez plus!
– Avant de vous répondre, mademoiselle, répondit-il péniblement, permettez-moi de vous demander si vous m'avez jamais aimé?
– Si je l'ai aimé!.. s'écria-t-elle dans un long soupir; mon Dieu! il ose en douter…
– Que voulez-vous, mademoiselle, je suis un pauvre esprit froid et inquiet, droit comme la justice, mais sévère comme elle. Les ruses, les astuces, les intrigues des cours ne sont pas mon fait. Je me dirige sur la lumière, tenant pour vrai ce que je vois, et non sur les ténèbres où je soupçonne le mensonge. Eh bien, ce que je vois me dit que vous ne m'aimez pas.
– Dites que vous en aimez une autre, monsieur, et épargnez-vous ces détours.
– Sur mon âme, écoutez-moi, mademoiselle. Mes lèvres n'ont pas l'habitude du mensonge: ce qu'elles disent, je le pense. Un moment, oui, je le confesse, je crus être aimé de vous, et ce bonheur inespéré, immense, faillit me rendre fou… Ah! vous ignorerez toujours par quelle idolâtrie j'eusse voulu répondre à cet amour, s'il eût été vrai… Vous avez eu, entre toutes les femmes, le premier battement de mon cœur… Hélas!..
– Et ce cœur s'est bien vite refermé et donné à une autre, n'est-ce pas?
Il voila son visage sous ses deux mains, peut-être pour lui dérober ses larmes, et s'écria sourdement:
– Ah! Louise, je vous eusse trop aimée!
– Trop aimée! répéta la jeune fille avec une ironie déchirante; et d'où vient que cette tendresse s'est évanouie si vite?
– Elle le demande! Mais c'est qu'elle ose le demander!.. dit le jeune homme, plein d'amertume et de mépris.
– J'ai le droit d'interroger quand on m'accuse!.. Dites donc, ingrat, quelles preuves ne vous ai-je pas données de mon amour? C'est moi qui, vous voyant mélancolique et isolé, suis allée à vous la première! C'est moi qui, oubliant les lois de l'étiquette, les dangers de la médisance, la surveillance sévère attachée à mon emploi, n'ai pas craint de vous rendre visites sur visites dans votre atelier; de vous laisser prendre modèle sur ma pose, sur mes mains, pour votre tableau préféré… Et qui donc a adressé à l'autre les premiers mots du cœur… dites? Est-ce vous, ou n'est-ce pas moi encore?..
– Tout cela est juste; et alors combien je vous chérissais!..
– Et depuis quand ai-je cessé de mériter cette affection, que j'avais lâchement mendiée…
– Louise!..
– Oh! non, les mots ne me font pas peur; ce qui m'afflige et m'effraye, c'est l'ingratitude, la trahison…
– Contre qui ces accusations sévères?..
– Contre l'homme qui n'a pas craint de m'accabler de son oubli; contre l'amie qui m'a volé le cœur dont je me croyais maîtresse.
– Henriette?..
– Oui, Henriette; elle était mon amie: nierez-vous qu'elle soit votre amante?
– N'accusez pas la vertu la plus pure, l'innocence la plus sainte!
– Innocente et pure, qui donc oserait dire que je le suis moins qu'elle?
Philippe eut un long frémissement, il voulut parler, balbutia, et saluant sa compagne:
– Ce sont là des récriminations stériles, mademoiselle; un mauvais souffle a passé à travers notre existence et l'a désenchantée… Nous n'eussions pas dû chercher à nous revoir… Ne reprochez pas à Henriette de consoler celui dont vous avez fait le premier chagrin, après avoir été sa première joie…
Il s'inclina plus bas encore, comme un courtisan devant une reine, et voulut partir.
– Non pas, dit-elle en le retenant, je ne vous laisserai pas me quitter ainsi… Vos propos sont pleins de réticences et d'obscurités, qui me glacent comme autant de reptiles. Si vous ne me devez plus votre affection, vous me devez la vérité du moins, la vérité tout entière, comme il appartient à un gentilhomme et à un artiste de la dire; gentilhomme et artiste, vous êtes l'un et l'autre, donc vous parlerez!
– Étrange obstination!.. Ce que je vous dirais, vous le savez mieux que moi; et si ce n'est pour m'imposer un supplice nouveau, quelle volupté raffinée vous promettez-vous d'un aveu qui vous ferait rougir!
– Grâce à Dieu, fit-elle avec une dignité dont il se sentit troublé, je suis au-dessus de vos outrages; mais nul ne saurait se dire au-dessus de la vérité. – Que vous ne m'aimiez plus, j'y suis résignée; que vous aimiez Henriette, c'est votre droit; – mais la vérité, je l'exige!
Pour la seconde fois, il ouvrit la bouche, commença un mot inarticulé, et s'arrêtant devant une tâche impossible:
– Non, s'écria-t-il, décidément, je n'aurai pas ce courage!..
– Mais je le veux, répliqua-t-elle en lui serrant le poignet avec une énergie jusque-là sans exemple de sa part, et je m'attache à vous jusqu'à ce que vous ayez parlé!
– Prenez garde, dit-il en la foudroyant du regard, si le roi allait vous voir!
– Le roi?..
– Le roi… répéta-t-il en hochant la tête avec une expression satanique.
Son œil devint fixe, sa main se détacha peu à peu de lui; elle demeura quelques secondes immobile, livide; puis se frappant le front sous le coup de cette découverte horrible:
– Ah! malheureuse! malheureuse!..
Ce ne furent plus seulement des larmes, mais des sanglots, à ce point qu'il en eut pitié, se rapprocha d'elle et voulut reprendre cette main qui l'avait retenu de force tout à l'heure.
– Pourquoi m'avez-vous contraint de vous dire cela?..
– C'est donc vrai? demanda-t-elle avec égarement, on dit, on ose dire que je suis la maîtresse du roi?..
– C'est vrai.
– Et vous l'avez cru, vous?..
– Louise, calmez-vous, de grâce.
– Ah! Dieu est cruel!.. la maîtresse du roi!.. Je comprends tout, maintenant; vos dédains, votre abandon… Vous avez fait comme les courtisans, les envieux! Je suis innocente, pourtant; j'en fais serment par ce ciel étoilé qui nous regarde! Le roi n'a jamais eu pour moi que les égards et les paroles irréprochables d'un frère pour sa sœur! Les calomnies du monde n'avaient pu m'atteindre, elles s'étaient arrêtées avec les immondices au seuil de mon antichambre; il a fallu que ce fût vous qui me les apprissiez!.. Rien, rien n'est vrai, entendez-vous!..
– Mais, hasarda-t-il, cette faveur qui vous environne!..
– Vous voulez dire que je recherche, n'est-ce pas?.. Ce rôle que je remplis… ce rôle…
Elle fixa sur lui ses beaux yeux empreints d'une telle expression de tendresse, qu'il en fut tout pénétré.
– Vous étiez menacé, persécute, emprisonné… une haine terrible s'attachait à vous… il fallait vous sauver… Le roi, triste, soucieux, avait bien voulu se dérider en m'apercevant; il n'exigeait de moi qu'un sourire, ce pauvre monarque plus esclave que le dernier serf de son royaume. Ce sourire m'élevait à cette faveur, que je ne cherchais que pour vous. L'âme torturée par l'idée de votre détresse, je trouvai cependant le courage de sourire au roi…
Philippe se prosterna à ses pieds.
– Louise! chère Louise!.. pardonnez-moi! je suis un ingrat, un malheureux! Je vous ai accusée, méconnue… trahie… je vous ai crue coupable… vous étiez victime! victime pour ma propre cause!.. Je me suis donné à une autre… Mais c'en est fait, pardonnez-moi, je reprends ma foi, je reviens à vous, toute ma vie se passera à expier mes torts…
Elle le regarda quelque temps dans cette attitude amoureuse et suppliante, avec un ineffable ravissement. Puis elle s'arracha par un soupir à cette prestigieuse consolation.
– Relevez-vous, mon ami, dit-elle.
– Pas avant que vous m'ayez pardonné…
– Je vous pardonne, je vous absous…
– Un mot encore, vous acceptez?..
– Henriette vous aime, mon ami, et – ajouta-t-elle, non sans un pénible effort, – vous aimez Henriette.