Kitabı oku: «Les Mystères du Louvre», sayfa 36
– Oh! c'est vous seule!
Elle secoua avec un sourire triste sa belle tête affligée.
– Non, c'est elle, vous dis-je; vous avez été porté vers elle par votre cœur; vous ne revenez vers moi que par reconnaissance…
– Voulez-vous me faire mourir de chagrin?
– Écoutez-moi, Philippe, car ceci est une résolution irrévocable. Nous étions deux à vous aimer, et vous nous avez aimées toutes les deux. Le cœur d'une femme n'a pas de ces phénomènes, mais celui de votre sexe est fait d'une autre sorte… Je n'ai pas le droit de vous en vouloir; j'ai eu votre première pensée, je ne disputerai pas l'autre à Henriette. Elle méritait bien plus que moi de vous posséder tout entier.
– Ah! vous me désespérez!..
Mais sans s'arrêter à cette interjection, elle poursuivit:
– A un homme tel que vous, il faut une femme comme vous, dont la réputation n'ait jamais donné prise aux clameurs du monde, fût-ce à celles de la calomnie… L'épouse de Philippe de Champaigne ne doit pas même être soupçonnée. Telle n'est plus ma condition, hélas! Je vous apporterais en partage l'ironie, le sarcasme… Ces courtisans qui m'envient ont intérêt à me croire coupable, bien qu'ils me sachent innocente… Philippe, je ne veux pas vous faire ce déplorable don! Une jeune fille est là, belle, immaculée comme un ange; elle a mis en vous son amour, sa foi, son espoir… Cette jeune fille, je vous la donne.
– Mais vous!..
– Moi?.. dit-elle avec un sourire pâle et défaillant, je suis entrée dans une voie dont je ne puis sortir encore; je demeurerai la favorite! Elle appuya avec mépris sur ce mot, – jusqu'au jour où je saurai tous mes amis hors de péril… Il faut bien que mon humiliation profite à quelqu'un!
– Cœur d'or!.. sainte et parfaite créature… c'est moi qui ne suis pas digne de vous.
Elle secoua de nouveau la tête, comme si elle était bien sûre que ses arguments avaient atteint leur but, et, lui donnant sa main:
– Désormais, entre nous, monsieur Philippe, que ce soit donc une bonne et loyale amitié.
– Un dévouement éternel!..
Il s'empara, non pas seulement de la main qu'elle lui offrait, mais de ses deux mains, et les réunit sous un chaleureux embrassement.
Mais tout à coup, au moment de se séparer, en levant les yeux vers le château, il demeura glacé, sans voix, et ce fut tout au plus s'il put articuler, en étendant les bras de ce côté:
– Là!.. Là!..
Elle regarda vivement et aperçût avec stupeur le roi et le cardinal, debout à la fenêtre, épiant leurs mouvements et leurs moindres gestes.
XXIV
LE BIJOU MAGNÉTIQUE
De grand matin, c'est-à-dire aussitôt l'ouverture des portes pour le service du Louvre, Philippe pénétra dans ce palais, et se dirigea vers l'aile occupée par les appartements de la reine et terminée par la galerie de peinture.
Un trouble inexprimable y régnait déjà. On y avait une connaissance indéfinie des événements de la nuit. Sans pouvoir rien préciser, un orage formidable régnait dans l'atmosphère, remplissait les esprits de stupeur. Les officiers de la maison de Marie de Médicis avaient été réveillés par ces bruits, les serviteurs allaient et venaient, s'agitant dans un désarroi général.
Le jeune artiste, plus inquiet qu'aucun d'eux, n'osait cependant les interroger; il s'était enfui de Versailles, devant l'apparition menaçante du roi et du cardinal. Il était venu à pied, sans savoir comment, et n'était guère arrivé avant l'heure où il pouvait, sans se faire remarquer, entrer dans le palais.
Était-ce là que la prudence aurait dû le ramener? Dans le désordre, dans l'anxiété mortelle de ses sens et de son esprit, il n'avait garde de se livrer à de tels calculs. Il allait où le poussait son instinct, où l'attiraient ses sympathies, où il avait chance de rencontrer le seul cœur avec lequel le sien eût désormais le droit de sympathiser.
Car, il ne faut pas s'y tromper, et Louise de Lafayette ne s'y était pas laissé tromper, s'il s'était mis à ses pieds, s'il avait voulu abjurer pour elle les liens qui l'attachaient déjà à la fille de son ancien professeur, ce n'était pas par indifférence, par ingratitude pour celle-ci. Non vraiment, son âme délicate et impressionnable s'était fait les raisonnements que lui répétait la fille d'honneur. En s'offrant à elle, il accomplissait un acte de réparation; elle s'était sacrifiée pour lui, sa conscience lui imposait le devoir de se sacrifier à elle.
Mais elle avait repoussé cet holocauste, la noble enfant. Elle ne voulait pas d'un cœur ainsi marchandé, et d'ailleurs elle était sincère dans son abnégation, elle acceptait désormais le rôle d'immolation éternelle où sa destinée l'avait conduite.
Philippe revenait donc au Louvre dans l'espérance d'y rencontrer Henriette, et l'idée qu'il avait failli renoncer à elle, la perdre à jamais, la lui rendait plus chère. Son admiration, sa reconnaissance étaient acquises à Louise, mais toute sa tendresse appartenait à Henriette.
Avant de monter à la galerie, il se décida à aborder un des serviteurs, dont il connaissait la réserve et la fidélité, et s'étant assuré que la jeune fille était toujours au palais, il chargea cet homme de lui apprendre que lui-même venait d'y entrer. Puis il gagna l'atelier, où l'on peut croire qu'il ne trouva guère le sang-froid nécessaire à un travail auquel il n'avait jamais moins pensé.
La protégée de la reine-mère, en raison de sa neutralité dans toutes les questions de politique ou d'intrigue, était demeurée fort oubliée au milieu de ce remue-ménage. Les bruits, le mouvement l'informèrent seuls qu'il se passait quelque chose d'inattendu et de grave autour d'elle. Elle se leva à la hâte, et dès qu'elle mit le pied hors de sa chambre ses suppositions se changèrent en certitude.
Tout à coup, Philippe la vit accourir haletante, éperdue dans l'atelier, dont il arpentait depuis une demi-heure l'étendue d'un pas fiévreux. Elle tenait à la main un billet entr'ouvert, qu'elle lui présenta, sans avoir la force d'articuler un mot.
Il reconnut l'écriture de mademoiselle de Lafayette, qui adressait ce message à son amie par un homme gagné à prix d'or, car cette commission n'était pas sans danger en cette circonstance.
Ce billet laconique disait ceci:
«Chère Henriette, tout est perdu. A tout prix, allez trouver M. Philippe et obtenez de lui qu'il se cache, qu'il s'éloigne: il y va de sa tête.»
Mais Philippe n'était pas un cœur pusillanime. Moins effrayé de cet avis que de l'état où il voyait Henriette, il ne s'occupa d'abord que de la rappeler à elle et de la rassurer.
Aussitôt qu'elle recouvra la raison et la parole, elle lui apprit que la reine-mère était arrivée à Paris, dans la nuit, et au lieu de venir au Louvre, s'était précipitamment rendue au Luxembourg, ce qui expliquait l'agitation des gens, bien qu'ils ignorassent la cause de ce retour inopiné.
Le porteur du billet ne paraissait lui-même rien connaître du fond des choses, mais il lui avait fait savoir que le roi, le cardinal et le père Joseph avaient quitté Versailles presque en même temps que Marie de Médicis, pour retourner à Saint-Germain, où était toujours la cour.
Enfin on avait aperçu sur la route de Versailles à Paris un déploiement de gens d'armes, particulièrement une compagnie des gardes du cardinal, lesquels escortaient une litière, soigneusement fermée. Cet équipage avait été dirigé vers la Bastille, d'où les gardes étaient revenus seuls. Des bruits vagues disaient que le prisonnier était un des plus grands seigneurs de France, un général dont l'armée tenait campagne en ce moment, le maréchal de Marillac, en un mot.
– Fuir!.. me cacher!.. répéta Philippe relisant l'écrit, pendant que Henriette achevait de lui donner ces renseignements. Et je vous laisserais ici, chère âme; j'abandonnerais mes amis dans la détresse!
Hélas! dit-elle douloureusement, cette ressource de la fuite vous manque elle-même. Le père Joseph ne pouvant sans doute quitter le cardinal ni le roi en ce moment, a envoyé au gouverneur du palais la consigne de ne laisser sortir personne sans un sauf-conduit signé du ministre.
– Que se prépare-t-il donc, mon Dieu?..
– Vous voyez, mon ami, que si la fuite était possible, elle serait bien permise. Nos protecteurs, nos alliés sont probablement eux-mêmes en voie de se soustraire aux coups qui les menacent, et, quant à moi, l'obscurité de ma condition, l'insignifiance de ma vie, la position de mon père, qui s'est ostensiblement rapproché de M. de Richelieu dans ces dernières circonstances, tout m'assure une sécurité que je voudrais partager avec vous, si je ne peux partager vos périls.
Philippe se frappa le front, dans une perplexité cuisante:
– Que faire? que résoudre? S'il me fallait partir, Henriette, mais songez-y donc, ce serait vous perdre!..
– Ami, dit-elle en cherchant à son tour à l'affermir contre cette séparation, qu'elle n'entrevoyait pas avec moins de douleur, ami, croyez-vous donc que de loin comme près mon cœur pût changer?.. Ah! plaise à Dieu que nous trouvions le moyen d'assurer votre départ, votre salut! car, relisez donc ce billet, il y va de votre tête!..
Cette menace terrible ne lui permit pas d'achever sa phrase. Mais portant rapidement la main à sa poitrine:
– O mon Dieu! s'écria-t-elle, c'est une inspiration! J'avais oublié!.. Oui, c'est cela! « – Dans un moment suprême, a dit cet homme étrange, au regard de feu, – lorsque la terre manquera sous vos pieds, quand tout vous abandonnera, adressez-vous à votre dernier ami: posez ce talisman sur votre front, et vous pénétrerez les choses inconnues…»
En l'entendant parler seule, prononcer des mots inintelligibles pour lui, en voyant son regard fixe, sa pâleur mortelle, Philippe crut un instant que l'excès de son tourment avait altéré son esprit.
– Chère Henriette, dit-il en la forçant de s'asseoir sur un des sièges artistiques épars dans la galerie, calmez-vous… Je suis ici encore pour vous aimer, pour vous défendre au besoin.
– Hélas! soupira-t-elle, c'est vous qui avez besoin d'être défendu…
Il saisit une de ses mains et y rencontra un objet qu'elle laissa passer dans la sienne.
– Prenez, mon ami, mon dernier, mon unique ami; si nous pouvons être sauvés, c'est par ceci.
Philippe de Champaigne fut toujours un esprit religieux d'une droiture extrême, catholique fervent, mais ennemi des pratiques superstitieuses; il éprouva comme un scrupule.
– Un charme, une amulette… murmura-t-il.
– Le salut! affirma-t-elle. Posez ce morceau de cristal sur mon front…
– Henriette, quel est cet enfantillage, en un tel instant?..
Il retournait entre ses doigts le médaillon, qui n'offrait bien l'aspect que d'une large lentille de cristal de roche, limpide, transparente, sans aucun signe gravé.
– Je vous en prie, insista la jeune fille.
– Allons, vous l'exigez… Mais du moins m'assurez-vous qu'il n'y a là aucune œuvre de magie ni de sorcellerie dommageable à mon salut?
– Aucune, mon ami. Ayez confiance, c'est notre ressource suprême.
– J'obéis!..
Sa main, légèrement émue, appliqua le talisman magnétique, ainsi que sa compagne le lui indiquait.
Peu à peu, il la vit s'affaisser dans une langueur singulière; ses membres s'assouplirent ainsi qu'il arrive durant le sommeil; ses paupières s'abaissèrent insensiblement, et la frange de ses longs cils remplaça son doux regard. Elle vint s'appuyer, par un mouvement rempli de morbidesse, sur le dossier du fauteuil, et sa tête de chérubin assoupi s'inclina sur son épaule.
Le jeune homme, transporté d'étonnement, suivait ces phénomènes successifs, comme un voyageur égaré sur une route semée d'aspects terribles, de passages imprévus. Son sang se glaçait dans ses veines, son cœur battait encore, mais par de sourdes secousses. Son cerveau se troublait, il cherchait à se reconnaître, et se demandait si ce n'était pas lui que frappait le délire dont il croyait tout à l'heure sa compagne atteinte.
Il avait cessé de lui appliquer le médaillon sur le front, mais l'effet était produit, et quoiqu'il étreignit cet objet dans sa main, ce sommeil mystérieux durait toujours.
Il la contempla d'abord dans une muette émotion; l'admiration et l'anxiété se livraient en lui un combat bizarre. Il ne l'avait jamais vue si belle, si poétique, si vaporeuse. C'était une créature appartenant à une sphère immatérielle; il eût voulu la peindre ainsi, pour fixer sur la toile cette vision céleste. Dans son ravissement, il s'agenouilla devant elle et s'empara avec un recueillement religieux de l'une de ses mains.
A ce contact, cette main eut une secousse électrique qui lui fit serrer la sienne.
– Henriette!.. appela-t-il.
Alors, prodige nouveau! il vit sa blonde tête s'agiter par une douce inflexion, ses lèvres s'entr'ouvrirent, et, d'une voix pénétrante:
– Je suis à vous, Philippe, prononça-t-elle; que voulez-vous?..
– Parlez! dit-il, parlez, je vous en conjure, si vous ne voulez que je devienne fou!..
– Demandez, je suis là pour vous obéir…
– Rassurez-moi, de grâce!.. Est-ce le sommeil, est-ce la veille?..
– C'est l'extase.
– L'extase!.. Que voyez-vous donc?..
Il se tenait debout devant elle, le regard fixé sur ses traits immobiles, dans l'attitude d'un homme qui s'entretient avec un spectre.
– Attendez, répondit-elle; ce sont des choses si compliquées, si confuses… Le cardinal, que l'on croyait vaincu, est rentré en faveur… plus puissant, plus redoutable… Comment cela s'est-il fait?.. Ah! je vois; cette nuit, un jeune homme et une jeune fille s'entretenaient dans le parc, les imprudents! à portée de la fenêtre du roi… Cette jeune fille, le roi l'aimait… Ce jeune homme…
Elle s'arrêta pour rassembler toute la puissance de sa vision rétrospective, et, se redressant sur son siège:
– Ce jeune homme c'était vous!..
– O mon Dieu!.. s'écria Philippe, c'est donc l'enfer que nous avons évoqué!.. Mais, dit-il en se rapprochant, puisque vous lisez à livre ouvert dans les secrets les plus cachés, vous devez voir que celle que j'ai choisie, préférée, c'est vous!..
– C'est vrai, fit-elle doucement, et cela devait arriver ainsi, car je vous l'ai dit déjà, et en ce moment une voix d'en haut, un retour de mon esprit vers des âges écoulés, m'attestent que les âmes vivent plus d'une fois, et que les nôtres, au sein de ce même palais, se sont déjà connues et aimées dans la douleur.
– C'est le délire… murmura Philippe.
Un imperceptible sourire se dessina à la commissure des lèvres de Henriette:
– Nous appelons délire ce que nous ne connaissons pas, fit-elle. Mais qu'importe le passé; nous nous aimons dans le présent. Le cardinal s'est engagé vis-à-vis du roi à lui livrer l'audacieux que celui-ci regarde comme son rival. Il s'agit de vous sauver.
– Ah! dit-il en hochant la tête, voilà qui est difficile!
– Peut-être, répondit-elle.
– Que voulez-vous dire encore?
– La trahison nous entoure. A vous comme à moi, une main perfide a soustrait l'objet précieux qui renfermait notre salut. A moi l'on a dérobé une lettre pleine de révélations, à vous…
– A moi, le portrait de ma mère!.. Comment savez-vous cela?
– Comme je sais tout le reste, par une vertu de clairvoyance qui est en moi et qui émane… qui émane d'un protecteur plus malheureux que nous en ce moment… Oui, la lucidité se fait enfin dans mon esprit: au fond des salles basses du Louvre, près de la prison qu'on vous donna, il existe une autre victime… Ah! ma tête commence à se fatiguer…
– Parlez, parlez encore! supplia Philippe, gagné par la conviction de ses discours, par les secrets sortis de sa bouche, et attaché à ses moindres paroles.
– Oui, j'achève… Ah! j'ai hâte, la lassitude pèse sur mon cerveau…
Saisi d'une inspiration soudaine, il lui fit toucher une seconde fois le disque de cristal. L'effet ne se fit pas attendre. Sa respiration, devenue plus difficile, reprit sa régularité, ses traits, contractés par une attention trop opiniâtre, retrouvèrent leur calme tout entier; elle acheva:
– Le prisonnier occupe la double cellule du père Joseph. Au fond de l'oratoire est un prie-Dieu massif. La planche où l'on s'agenouille peut être rendue mobile, en touchant un ressort adapté sur la gauche, du côté de l'ombre, et qui a l'aspect d'une tête de clou…
– Après… après?
– Là se trouve un portefeuille garni de papiers; il n'en est qu'un d'important pour vous. C'est un blanc-seing signé du roi, contresigné du ministre, et tenu en réserve par le père franciscain pour quelque grande occasion… Vous vous en emparerez, et toutes les barrières tomberont devant vous.
– Mais comment pénétrer dans la cellule?..
Elle chercha un instant et finit par étendre la main dans la direction d'une grande armoire, pratiquée dans la muraille de l'atelier, et où l'on ne déposait que des débris et des objets inutiles.
– Là, fouillez dans le bas de celle armoire…
L'artiste y courut; la partie indiquée était remplie de ferrailles oubliées depuis des années. Dans le nombre étaient des clefs de toute dimension, couvertes de rouille. Il en remarqua une d'une forme bizarre, et l'ayant prise, avant qu'il fût revenu près Henriette;
– C'est la bonne, dit-elle. C'est un des anciens claveaux dont le roi Henri III se servait pour aller la nuit à ses honteuses débauches. Nul à présent n'en saurait dire l'usage. Cette clef ouvrait alors toutes les serrures du palais. Aujourd'hui, elle en ouvrirait encore une partie; celle du père Joseph ne lui résistera pas.
Philippe marchait de surprise en surprise, mais il n'éprouvait plus ni doutes ni hésitations. Il comprenait qu'il y avait là une manifestation extra-naturelle, dont les sens ne pouvaient donner l'éclaircissement, et qui échappait aux visées de la métaphysique, encore si restreinte alors, par suite du cercle tracé aux idées par l'Église.
Il devait sans doute méditer plus d'une fois sur ces matières, et peut-être bien cette expérience fut-elle le point de départ des doctrines abstraites où il se plongea plus tard. En cet instant, ce n'était pas la réflexion, c'étaient les actes qui pressaient.
Henriette venait de retomber dans un affaissement profond, conséquence de la tension extraordinaire de ses facultés. La vision avait cessé, il ne restait que le sommeil. Il la considéra longtemps avec attendrissement, avec adoration; puis, s'étant approché pour baiser doucement son front, il la sentit tressaillir.
Elle poussa un soupir assez semblable à un gémissement. Quelque mauvais rêve traversait son esprit. Elle s'agita encore en quelques mouvements onduleux, ses paupières s'entr'ouvrirent, et elle s'éveilla tout à fait, fort étonnée d'abord de se trouver là en compagnie du jeune peintre.
Mais la mémoire ne lui fit pas longtemps défaut, et reprenant l'entretien au point où elle l'avait laissé avant l'épreuve:
– Eh bien, mon ami, demanda-t-elle avec anxiété, le talisman?..
– Le talisman n'a pas failli à votre confiance, chère Henriette. Celui qui vous l'a donné est un homme merveilleux, et il en sera récompensé. Que Dieu nous aide, nous rendrons la liberté au captif, et nous échapperons avec lui à nos persécuteurs!..
XXV
LE SERMENT IMPOSSIBLE
De Saint-Germain, la cour, profondément désorganisée, était revenue au Louvre, remorquée, le roi en tête, par le cardinal.
La Journée des Dupes produisait ses conséquences, les ennemis de Richelieu, déçus dans leurs espérances les mieux justifiées, étaient tombés, d'un succès qui semblait acquis, dans un abîme.
Monsieur, frère du roi, se sauvait successivement dans ses domaines de l'Orléanais, puis, d'étape en étape, de manœuvre en manœuvre, dans les États de Lorraine, où le duc lui offrait un asile précieux et la main de sa fille Marguerite. Il y épousait plus tard cette princesse, dans un mariage secret, qui devait fournir à Richelieu des armes pour le perdre sans retour dans l'esprit soupçonneux et inquiet de Louis XIII.
La funeste odyssée de Marie de Médicis commençait en même temps. Ne trouvant plus de sécurité au Luxembourg, elle gagnait Compiègne, où elle espérait avoir une conférence avec son fils. Mais soudain le personnel de la cour, qui était venu momentanément dans cette résidence, s'éloignait, et il ne restait autour d'elle que huit compagnies des gardes, cinquante gens d'armes et cinquante chevaux-légers. Le maréchal d'Estrées, dévoué à Richelieu, les commandait, et quoiqu'il prétextât que cette force imposante était demeurée pour faire honneur a la princesse, il n'y avait pas à s'y méprendre, celle-ci était prisonnière.
Tout cela s'était exécuté pendant la nuit, en sorte qu'à son réveil Marie de Médicis se trouva dans une solitude accablante. La plupart de ses femmes étaient changées. Vautier, son médecin, était en état d'arrestation; son confesseur, le père Chantelouble, était exilé; on refusa de lui donner aucun renseignement sur le reste de ses confidents. Le maréchal, qu'elle fit mander, lui répondit avec un respect contraint que le roi lui ferait incessamment connaître sa volonté.
Aucun éclaircissement ne lui parvint du reste de la journée. Le lendemain, un conseiller d'État se présenta devant elle, chargé de lui offrir de se retirer à Moulins. Cette proposition fût le début de négociations qui se prolongèrent plusieurs mois, et dans lesquelles chacun apporta les armes propres à son caractère. De la part de la reine, ce fut une succession de plaintes, de hauteurs, de prières, de menaces, de promesses, de subterfuges, de maladies souvent fictives, parfois réelles, et résultant des chagrins.
Rien n'ébranla le ministre, auquel le roi n'osait plus adresser même un observation en faveur de sa mère. Richelieu montra une rigidité toujours uniforme, n'écoutant aucun projet que l'obéissance de la reine n'en formât la base c'est-à-dire qu'elle ne commençât par se confiner dans quelque lieu dont on conviendrait.
La jeune reine n'était pas mieux traitée. On n'osait l'envoyer en exil, ni la consigner dans un château, mais elle était réellement prisonnière dans ses appartements du Louvre, et n'entretenait plus son mari qu'en présence du cardinal. Ainsi qu'à sa belle-mère, on lui avait retiré celles de ses femmes qui lui portaient affection, pour lui en imposer qui formassent autour d'elle un cercle d'espionnage.
On conçoit, sans qu'il faille l'expliquer, les soins imposés par tant d'affaires au cardinal, et l'admiration qu'il dut avoir pour la sagacité prévoyante de son confident, qui trouvait l'emploi des blancs-seings amassés par lui avec tant de sollicitude.
Les formules d'embastillement, d'exil, de mise en accusation, les ordres de torture, tout se trouvait prêt, il n'y avait qu'à écrire les noms; c'était la besogne de Desroches, le secrétaire intime, auquel ce digne père Joseph fournissait des listes inépuisables. Les destitutions des plus hauts fonctionnaires pleuvaient, les gentilshommes les plus considérés disparaissaient, et l'on enviait le sort de ceux qui trouvaient moyen de gagner les pays étrangers.
Un trait qui peint cette politique du cardinal, doublé du capucin, se produisit alors: à mesure que Marie de Médicis refusait de quitter sa prison de Compiègne pour obéir aux ordres d'exil émanant du ministre, on lui enlevait tantôt un secrétaire, tantôt un officier de sa maison, tantôt une femme qui lui plaisait, sous prétexte que ces personnes lui donnaient de mauvais conseils.
Ce fut ainsi que, Henriette étant venue la joindre, ne put demeurer que peu de jours auprès d'elle. On avait surpris la distraction que sa présence apportait aux soucis de la princesse; on n'osa pas, il est vrai, aller jusqu'à accuser l'innocente enfant de manœuvres politiques, mais on la fit durement réclamer par son père, passé dans le camp du plus fort.
Ce fut une pénible séparation. Marie de Médicis s'était attachée à cette jeune fille, elle avait pris un aimable intérêt à son roman si brusquement interrompu. Elle trouvait encore quelque bonheur à recevoir ses confidences candides, à la réconforter, à lui promettre un avenir plus beau, une réunion avec son ami absent.
Henriette se consolait en écoutant cette grande princesse s'associer à ses chagrins. Elle trouvait en elle une âme compatissante à qui s'en ouvrir. La perspective de la maison paternelle, pleine de rigueurs, de reproches incessants la faisait frémir.
Mais qu'on ne pense pas que le triomphe de Richelieu fût si complet que rien ne vînt en obscurcir la satisfaction. Séparer le fils de la mère, tyranniser la femme par le mari, remplir des cachots, signer des ordres de proscription, dresser des potences, c'est exercer le pouvoir, faire preuve d'autorité, mais le front des tyrans est souvent plus soucieux que celui des opprimés. Si ce n'est le remords, l'anxiété les ronge. L'arbitraire appelle l'arbitraire, la violence appelle la violence; le métier de pourvoyeur du bourreau a ses lassitudes, et le pied qui marche dans le sang n'est jamais celui d'un cœur en paix avec lui-même ni avec les autres.
Ne nous étonnons donc point de trouver, l'un des matins qui suivirent la Journée des Dupes, c'est-à-dire alors qu'il devait être dans tout l'épanouissement de son succès, Richelieu replié sur lui, au fond de son fauteuil, dans l'attitude d'un vieillard brisé par les années.
En ce peu de jours, il avait vieilli de vingt ans. Ses cheveux s'étaient zébrés de filets blancs, sa moustache et sa royale avaient grisonné; ses traits hâves, fatigués, avaient l'aspect d'un parchemin flétri. Les yeux lançaient encore par minute des éclairs, mais ce n'étaient plus les rayonnements du génie; ces lueurs fauves inspiraient l'effroi; on eût dit le reflet d'une flamme infernale.
Il est vrai qu'en cet instant il n'était pas dans un tête-à-tête de nature à rasséréner ses idées. Devant lui se tenait le lieutenant civil Laffémas, feuilletant un énorme dossier dont il caressait chaque page de son sourire d'hyène.
– Nous arrivons maintenant, disait-il, à nos prisonniers de marque, les messieurs de Marillac.
Ce nom amena sur les lèvres de l'Éminence un léger spasme, dont Laffémas parut se féliciter. Il poursuivit:
– Suivant les ordres de Votre Éminence, tous deux sont en sûreté, et leur affaire s'instruit séparément, de façon que nous puissions avoir deux arrêts et deux exécutions; à moins que, – insinua-t-il avec un soupir hypocrite, – il ne nous survienne une seconde édition de l'affaire de M. de Jars, violemment soustrait à la justice.
– Soyez tranquille, prononça Richelieu d'une voix sombre, la justice aura son cours.
– Plaise à Dieu! car ces exemples de clémence intempestive exercent une impression funeste et démoralisante; les masses ont besoin d'être entretenues sous le coup d'une terreur salutaire. Le droit de grâce est un principe imaginé par l'esprit d'anarchie. Un grand chef d'État ne doit pratiquer que le droit de mort.
«Le maréchal, dès le premier moment de son arrestation, a réclamé auprès du Parlement, récusant les commissaires qui lui sont donnés. Le Parlement n'ira sans doute pas contre les désirs de Votre Éminence; mais, pour prévenir les indiscrétions, les communications subreptices, j'ai ordonné, sauf ratification de Votre Éminence, de conduire cet accusé dans le château de Sainte-Ménehould, où il sera plus facile de le tenir au secret rigoureux et d'assembler ses juges à huis clos.»
– C'est bien, dit Richelieu. Mais voyons vos chefs d'accusation?
Laffémas se redressa avec fierté, en homme content de lui.
– Nous les avons rangés sous sept titres, tous de nature si grave qu'il devrait être condamné sept fois, si la justice avait sept bras et qu'il eût sept têtes.
Il commença alors à dérouler ces griefs, qui tous se rapportaient en réalité à des excès de commandement, à quelques vexations militaires, et à des concussions fort peu établies sur des objets de très mince importance. Tout cela, énormément grossi, apprécié par des commissaires à la fois juges et parties, en dépit de la raison, de l'équité, de l'humanité, devait devenir le texte d'une sentence capitale.
Toutefois, Laffémas n'eut pas le loisir d'achever dans cette séance la lecture de son chef-d'œuvre. Un confident plus intime survint tout à coup qui l'interrompit, à son extrême déplaisir. Mais comment ne pas céder la place au père Joseph!
Dès que le franciscain avança la tête par la petite porte du cabinet, toute l'attention du maître se tourna vers lui:
– Monsieur de Laffémas, dit-il d'un ton gracieux, ce travail nous semble tout à fait bien conçu. Nous vous remercions de votre zèle à servir les intérêts du roi. Nous ferons en sorte qu'avant peu Sa Majesté elle-même vous témoigne sa satisfaction. Mais ce dossier est volumineux; nous vous le remettrons demain avec nos remarques, s'il s'en présente.
Congédié en termes aussi galants, le lieutenant-criminel s'éloigna rempli d'une nouvelle ardeur pour un patron appréciateur si éclairé de son mérite.
L'arrivée de son confident par excellence ramena un semblant d'animation dans la personne anéantie du cardinal. Il se souleva à moitié et l'interrogea du regard.
Il saisit sur ses traits une expression de mécontentement, de déception assez surprenante pour qui avait l'habitude de son impassibilité inaltérable.
– Qu'arrive-t-il donc? lui demanda-t-il.
– Que le diable en personne se mêle de nos affaires, répondit le capucin d'un ton brusque, où se reflétait plus encore que sur sa figure sa contrariété intérieure.
– Parle; faut-il t'arracher les mots?
– Eh bien, monseigneur, vous voyez le plus mystifié des fils de Saint-François.
– Allons donc! fit Richelieu, auquel la piteuse mine de son conseiller procurait un instant de distraction; qui se serait permis?..
– Pardieu? je vous le dis, Satan en personne.
– Mais encore?..
– Imaginez que je gardais sous clef, dans ma propre cellule, ainsi que Votre Éminence se le rappelle peut-être, certain élève des jésuites d'Amiens…
– Ah! oui, ce visionnaire prétendu… Et qu'en voulais-tu faire?
– Mon Dieu, on ne sait pas. Cet imposteur avait des idées… Et puis il pouvait servir à deux fins, comme magicien d'abord, comme hérétique ensuite… On n'a pas toujours un novateur sous la main, au cas où le besoin d'une flambée se fasse sentir.
– Abrégeons, s'il te plaît.
– J'abrège. J'avais un peu négligé ce précieux dépôt pendant les orages autrement importants de ces derniers jours. D'ailleurs, c'est un être bizarre, qui se nourrit de rien, une ration de pain et une cruche d'eau lui suffisent pour une huitaine. J'ai voulu le revoir cependant, après trois journées d'absence ou d'occupations urgentes pour votre service, et…