Kitabı oku: «Monsieur de Camors — Complet», sayfa 10
DEUXIÈME PARTIE
I
Au moment d'aborder la seconde partie de cette histoire véridique, nous avons besoin d'adresser à nos lecteurs et surtout à nos lectrices une prière: nous les supplions de ne point se révolter si la vérité, telle qu'ils la coudoient chaque jour dans le monde, leur apparaît dans ces pages sous des couleurs un peu vives, bien qu'adoucies. Il faut aimer la vérité, la voiler, mais ne pas l'énerver. L'idéal n'est lui-même que la vérité revêtue des formes de l'art. Le romancier sait qu'il n'a pas le droit de calomnier son temps; mais il a le droit de le peindre, ou il n'a aucun droit. Quant à son devoir, il croit le connaître: ce devoir est de maintenir, à travers les tableaux de mœurs les plus délicats, son jugement sévère et sa plume chaste. Il espère n'y pas manquer. Cela dit, il reprend son récit.
Il y avait cinq ans environ que les électeurs de l'arrondissement de Reuilly avaient envoyé le comte de Camors au Corps législatif, et ils ne s'en repentaient pas. Leur député connaissait à merveille leurs petits intérêts locaux et ne négligeait aucune occasion de les servir. De plus, si quelques-uns de ses dignes commettants, de passage à Paris, se présentaient au petit hôtel qu'il s'était fait construire dans l'avenue de l'Impératrice par un architecte nommé Lescande (c'était une délicatesse qu'avait eue M. de Camors envers son vieil ami), ils y étaient reçus avec une affabilité si avenante, qu'ils en rapportaient dans leur province un cœur attendri. M. de Camors daignait s'informer si leurs femmes ou leurs filles les avaient accompagnés dans leur petit voyage; il mettait à leur disposition des billets de spectacle et des entrées à la Chambre; il leur montrait ses tableaux et ses écuries. Il faisait même trotter ses chevaux dans sa cour sous leurs yeux. On trouvait et on se répétait avec sensibilité dans l'arrondissement qu'il avait l'air moins mélancolique qu'autrefois, que sa physionomie avait beaucoup gagné. Sa courtoisie, un peu raide, s'était assouplie sans rien faire perdre à sa dignité; son visage, jadis un peu sombre, s'était empreint d'une sérénité à la fois souriante et grave. Il avait une sorte de grâce royale. Il témoignait aux femmes jeunes ou vieilles, pauvres ou riches, honnêtes ou non, la politesse célèbre de Louis XIV. Avec ses inférieurs comme avec ses égaux, son urbanité était exquise; — car il avait au fond pour les femmes, pour ses inférieurs, pour ses égaux et pour ses électeurs, le même mépris.
Il n'aimait, n'estimait et ne respectait que lui-même; mais il s'aimait, s'estimait et se respectait comme un dieu. Il était parvenu, en effet, dès cette époque, à réaliser aussi complètement que possible en sa personne le type presque surhumain qu'il s'était proposé à l'heure critique de sa vie, et, quand il se contemplait de pied en cap dans le miroir idéal toujours placé devant ses yeux, il était satisfait. Il était bien ce qu'il avait voulu être, et le programme de sa vie, tel qu'il l'avait fixé, s'exécutait fidèlement. Par un effort constant de son énergique volonté, il en était arrivé à dompter en lui-même autant qu'à dédaigner chez les autres tous les sentiments instinctifs dont le vulgaire est le jouet, et qui ne sont, comme il le pensait, que des sujétions de la nature animale ou des conventions qui lient les faibles et dont les forts se dégagent. Il s'appliquait chaque jour à développer jusqu'à leur dernière perfection les dons physiques et les facultés intellectuelles qu'il tenait du hasard, afin d'en tirer, dans son court passage entre le berceau et le néant, toute la somme possible de jouissances. Enfin, convaincu que la fleur du savoir-vivre, la délicatesse du goût, l'élégance des formes et les raffinements du point d'honneur constituent une sorte de beauté morale qui complète un gentilhomme, il s'étudiait à orner sa personne de ces grâces légères et suprêmes, comme un artiste consciencieux qui ne veut laisser dans son œuvre aucun détail imparfait.
Il résultait de ce travail, opéré sur lui-même avec beaucoup de suite et de succès, que M. de Camors, au moment où nous le retrouvons, n'était peut-être pas le meilleur homme du monde, mais qu'il en était vraisemblablement le plus aimable et le plus heureux. Comme tous les gens qui ont pris leur parti d'avoir plus de mérite que de scrupules, il voyait tout lui réussir à souhait. Désormais sûr de l'avenir, il l'escomptait hardiment et vivait dans une large opulence. Sa rapide fortune s'expliquait par son étonnante audace, par la finesse et la sûreté de son jugement, par ses grandes relations et aussi par son indépendance morale. Il avait un mot féroce, qu'il prononçait, d'ailleurs, avec toute la grâce imaginable: «L'humanité, disait-il, est composée d'actionnaires.» Pénétré de cet axiome, il avait vite pris ses grades dans la franc-maçonnerie de la haute corruption financière. Il s'y distinguait par l'autorité séduisante de sa personne. Il savait mettre en œuvre son nom, sa situation politique, sa réputation d'honneur, se servant de tout et ne compromettant rien. Il prenait les hommes, les uns par leurs vices, les autres par leurs vertus, avec une indifférence égale. Il était incapable d'une action basse. Il n'eût jamais engagé sciemment un ami ou même un ennemi dans une affaire désastreuse. Il arrivait seulement que, si l'affaire tournait mal, il savait en sortir à temps et que les autres y restaient; mais, dans les spéculations financières comme dans les batailles, il y a ce qu'on nomme la chair à canon, et, si l'on s'en préoccupait trop, on ne ferait rien de grand. Tel quel, il passait avec raison pour un des plus délicats parmi ses compagnons, et sa parole valait contrat dans le monde de la haute industrie, comme dans les régions plus pures du cercle et du sport.
Il n'était pas moins estimé au Corps législatif. Il y avait adopté un rôle original, celui de travailleur. Les commissions d'affaires se le disputaient. On savait un gré infini à cet élégant jeune homme de sa capacité modeste et laborieuse. On s'étonnait de le voir prêt aux questions les plus arides, aux rapports les plus ingrats. Les projets de loi d'intérêt local étaient pour lui sans effroi et sans mystères. Il ne parlait jamais en séance publique; mais il s'exerçait à la parole dans la pénombre des bureaux: on remarquait de plus en plus sa manière nette, sobre, un peu ironique. On ne doutait pas qu'il ne fût un des hommes d'État de l'avenir; mais on sentait qu'il se réservait. Sa nuance politique demeurait un peu obscure. Il siégeait au centre gauche, poli avec tout le monde, froid avec tout le monde. Persuadé, comme son père, que la génération grandissante voudrait dans les délais ordinaires se passer la fantaisie d'une révolution, il calculait avec plaisir que l'échéance de cette catastrophe périodique concorderait probablement avec sa quarantième année; ce qui devait ouvrir à sa maturité blasée une source d'émotions nouvelles et déterminer ses principes politiques dans le sens des circonstances. Sa vie cependant était assez douce pour qu'il attendît sans impatience l'heure de l'ambition. Respecté, craint et envié des hommes, les femmes l'adoraient. Sa présence, qu'il ne prodiguait pas, illustrait un salon. Ses bonnes fortunes ne pouvaient se compter, parce qu'elles étaient à la fois fort nombreuses et fort discrètes. Ses passions étaient des plus éphémères. — Les amours où l'on ne met pas un peu de spiritualisme ne sont pas longs. — Mais il croyait se devoir à lui-même d'honorer ses victimes, et il les enterrait délicatement sous les fleurs de l'amitié. Il s'était fait de la sorte parmi les femmes du monde parisien une grande quantité d'amies, dont quelques-unes seulement le détestaient. Quant aux maris, ils l'aimaient tous. Il joignait à ces plaisirs élégants quelques débauches violentes, dont le régal tentait par moments son imagination émoussée; mais la mauvaise compagnie lui répugnait, et il ne s'y arrêtait pas. Il n'était pas homme d'orgie. Il était ménager de ses veilles, de ses forces, de sa santé. Ses goûts, en somme, étaient aussi élevés que peuvent l'être ceux d'une créature humaine qui a supprimé son âme. Les amours délicats, le luxe de la vie, la musique, la peinture, les lettres, les chevaux lui donnaient toutes les jouissances de l'esprit, des sens et de l'orgueil. Il s'était enfin posé sur la fleur de la civilisation parisienne comme une abeille au sein d'une rose; il en buvait les quintessences, et s'y délectait parfaitement.
Il est facile de concevoir que M. de Camors, goûtant cette pleine prospérité, s'attachât de plus en plus aux doctrines morales et religieuses qui la lui avaient procurée. Il se confirmait chaque jour dans la pensée que le testament de son père et ses propres réflexions lui avaient révélé le véritable évangile des hommes supérieurs. Il était de moins en moins tenté d'en violer les lois. Mais, entre tous les écarts qui l'eussent fait déroger à son système, celui dont il était assurément le plus éloigné, c'était le mariage. Il y eût eu de sa part une sorte de démence à enchaîner sa liberté, dont il faisait un usage si agréable, pour se donner gratuitement l'entrave, l'ennui, le ridicule, les dangers même d'un ménage, d'une communauté de biens et d'honneur, et enfin d'une paternité toujours possible.
Il était donc infiniment peu disposé à encourager les espérances maternelles dans lesquelles madame de Tècle avait autrefois enseveli son amour. Il croyait, au surplus, se conduire avec elle de façon à ne lui laisser sur ce point aucune illusion. Il négligeait beaucoup Reuilly; il y séjournait à peine deux ou trois semaines chaque année à l'époque où la session du Conseil général l'appelait en province. Pendant ces courtes apparitions, M. de Camors, il est vrai, se piquait de rendre à madame de Tècle et à M. Des Rameures tous les devoirs d'une respectueuse gratitude; mais il évitait si froidement les allusions au passé, il se gardait si scrupuleusement des entretiens intimes, il marquait enfin à mademoiselle Marie une politesse si indifférente, qu'il ne doutait pas à part lui que, la mobilité du sexe aidant, la jeune mère de mademoiselle Marie n'eût renoncé à ses puériles chimères.
Son erreur était grande. Et l'on peut remarquer ici que le scepticisme endurci et méprisant n'engendre pas moins de faux jugements et de faux calculs en ce monde que la candeur même de l'inexpérience. M. de Camors prenait trop au sérieux tout ce qu'ont écrit sur la mobilité de l'esprit féminin des amants trompés, et vraisemblablement dignes de l'être, ou mécontents d'avoir été prévenus. La vérité est que les femmes sont, en général, remarquables par la persistance de leurs idées et la fidélité de leurs sentiments. L'inconstance du cœur est, au contraire, le propre de l'homme; mais il se la réserve, et, quand une femme lui dispute la palme sur ce terrain, il crie comme un dépossédé. On s'assurera que cette théorie n'est nullement un paradoxe, si l'on veut bien songer aux prodiges de dévouement patient, tenace, inviolable, qui se rencontrent chaque jour chez les femmes de la classe populaire, dont le naturel, quoique grossier, reste original et sincère. Chez les femmes du monde, bien que dépravé par les tentations et les excitations qui les assiègent, ce naturel subsiste, et il n'est pas rare de les voir enfermer leur vie tout entière dans une pensée ou dans un amour. Leur existence n'a pas les mille diversions qui nous détournent et nous consolent, et l'idée qui les passionne tourne facilement à l'idée fixe. Elles la suivent à travers la solitude et à travers la foule, à travers leurs lectures, à travers leur tapisserie, à travers leur sommeil, à travers leurs prières, à travers tout: elles en vivent et elles en meurent.
C'était ainsi que madame de Tècle avait poursuivi d'année en année avec une ferveur inaltérable le projet d'allier et de confondre les deux pures tendresses qui se partageaient son cœur, en unissant sa fille à M. de Camors, et en faisant le bonheur de tous deux. Depuis qu'elle avait conçu ce projet, qui ne pouvait que naître dans une âme aussi chaste qu'elle était tendre, l'éducation de sa fille était devenue le doux roman de sa vie. Elle y rêvait sans cesse. Quand ses grands yeux distraits allaient se perdre dans le feuillage des arbres ou dans un coin du ciel, on pouvait être sûr qu'ils y cherchaient quelque vertu ou quelque grâce nouvelle dont elle pût parer sa fille pour son fiancé idéal. Une préoccupation grave et presque religieuse se mêlait dans l'esprit de madame de Tècle à la partie romanesque de ses desseins. Sans connaître, sans même soupçonner les profondeurs perverses du caractère de M. de Camors, elle comprenait assez que le jeune comte, comme la plupart des hommes de son temps, n'était pas surchargé de principes; mais elle croyait qu'une des missions réservées aux femmes dans notre état social était la rénovation morale de leur mari par l'intimité d'une âme honnête, le sentiment de la famille, les douces religions du foyer. Elle voulait donc, tout en faisant de sa fille une femme aimable et attachante, la préparer au rôle élevé qu'elle lui destinait, et elle ne négligeait rien pour l'orner des qualités qu'il exige.
Quel succès avaient eu ses soins? La suite de ce récit le dira. Il suffit pour le moment d'informer le lecteur que mademoiselle Marie de Tècle était alors une jeune personne d'aspect fort agréable, dont le buste un peu court était bien posé sur des hanches un peu hautes, point belle, mais extrêmement gracieuse, instruite d'ailleurs, plus vive que sa mère dans ses allures et fine comme elle. Elle était même tellement fine, mademoiselle Marie, que sa mère appréhendait par instants qu'elle ne se fût, elle ne savait comment, rendue maîtresse du secret qui la concernait. Quelquefois elle parlait trop de M. de Camors, quelquefois elle n'en parlait pas assez, et prenait, quand les autres en parlaient, des airs mystérieux. Madame de Tècle s'inquiétait un peu de ces bizarreries. Quant à la conduite de M. de Camors et à son attitude plus que réservée, elle s'en inquiétait bien aussi par intervalles, mais, quand on aime les gens, on interprète à leur avantage tout ce qu'ils font et tout ce qu'ils ne font pas, et madame de Tècle attribuait volontiers les façons équivoques de Camors aux inspirations d'une loyauté chevaleresque. Comme elle croyait le connaître, elle jugeait assez naturel qu'il évitât jusqu'à la dernière heure, jusqu'à sa détermination définitive, tout ce qui eût pu l'engager, éveiller le commérage public, compromettre le repos de la mère et de la fille. Peut-être encore la fortune considérable qui semblait promise à mademoiselle de Tècle ajoutait-elle aux scrupules de M. de Camors en inquiétant sa fierté; enfin il ne se mariait pas, ce qui était de bon augure, et sa petite fiancée arrivait à peine à l'âge du mariage. Il n'y avait donc rien de désespéré, et, d'un jour à l'autre, M. de Camors pouvait tomber à ses pieds et lui dire: «Donnez-la-moi.» Si Dieu ne voulait pas que cette page délicieuse fût jamais écrite au livre de sa destinée, si elle était forcée de marier sa fille à quelque autre, la pauvre femme se disait qu'après tout, les soins qu'elle lui avait prodigués ne seraient point perdus, et que la chère enfant en serait toujours meilleure et plus heureuse.
Les longs mois qui s'écoulaient entre les apparitions annuelles de M. de Camors à Reuilly, remplis pour madame de Tècle par une idée unique et par la douce monotonie d'une vie régulière, passaient plus rapidement que le comte ne pouvait l'imaginer. Sa propre existence si active et si pleine creusait des abîmes et mettrait des siècles entre chacun de ses voyages périodiques; mais madame de Tècle, après cinq années, était toujours au lendemain de la nuit chère et fatale où son rêve avait commencé. Depuis ce temps, pas une interruption dans sa pensée, pas un vide dans son cœur et pas une ride sur son front. Son rêve était resté jeune comme elle.
Cependant, malgré la paisible et rapide succession des jours, ce n'était jamais sans impatience ni sans trouble qu'elle voyait approcher la saison qui rappelait chaque année M. de Camors dans le pays. À mesure que sa fille grandissait, elle se préoccupait davantage de l'impression qu'elle ferait sur l'esprit du comte, et elle sentait plus vivement la solennité de la circonstance. Mademoiselle Marie, qui était, comme nous l'avons déjà suggéré, une fine mouche, n'avait pas manqué de s'apercevoir que sa tendre mère choisissait habituellement l'époque des sessions du conseil général pour lui essayer de nouvelles coiffures. L'année même où nous avions repris notre récit, il s'était passé à cette occasion une petite scène qui avait plu médiocrement à madame de Tècle. — Elle essayait donc à mademoiselle Marie une coiffure nouvelle: mademoiselle Marie, dont les cheveux étaient très beaux et très noirs, avait pourtant dans le nombre quelques mèches folles et rebelles qui désespéraient sa mère; il y en avait une, entre autres, qui s'obstinait, quoi qu'on pût faire, à se rebrousser hors du peigne et des rubans, à s'échapper sur le front et à s'y épanouir en rosaces tapageuses. Madame de Tècle avait fini par trouver — elle s'en flattait du moins — un agencement de rubans qui, sans en avoir l'air, fixait décidément cette boucle récalcitrante.
— Comme cela, je crois vraiment que cela tiendra, dit-elle en soupirant et en s'écartant un peu pour contempler son ouvrage.
— Ne le croyez pas trop, ma mère chérie, dit mademoiselle Marie, qui était rieuse et qui avait dans l'esprit une pointe comique; ne le croyez pas trop... Je vois d'ici ce qui se passera... On sonne... j'accours... ma mèche saute... entrée de M. de Camors... ma mère se trouve mal... Tableau!
— Je voudrais bien savoir ce que M. de Camors vient faire là? dit sèchement madame de Tècle.
Sa fille lui sauta au cou.
— Nothing! dit-elle.
D'autres fois, mademoiselle de Tècle le prenait, en parlant de M. de Camors, sur le ton d'une amère ironie: c'était — le grand homme, — l'illustre personnage, — l'astre voisin, — le phénix des hôtes de ces bois, — ou simplement — le prince!
De tels symptômes avaient une gravité qui n'échappait point à madame de Tècle. En présence du prince, il est vrai, la jeune fille perdait sa belle humeur; mais c'était une autre contrariété. Sa mère la trouvait froide, gauche, silencieuse, trop brève et légèrement caustique dans ses réponses; elle craignait que M. de Camors ne la jugeât mal sur ces apparences. — M. de Camors ne la jugeait ni bien ni mal; mademoiselle de Tècle était pour lui une fillette gentille et insignifiante à laquelle il ne pensait pas une minute par an.
Il y avait à cette époque, dans le monde, une personne qui l'intéressait davantage et plus même qu'il n'eût voulu: c'était la marquise de Campvallon d'Arminges, née de Luc d'Estrelles. — Le général, après avoir fait visiter à sa jeune femme une partie de l'Europe, l'avait installée dans son hôtel de la rue Vaneau, au sein d'une opulence royale. Ils demeuraient à Paris pendant l'hiver et le printemps; mais le mois de juillet les ramenait au château de Campvallon, où ils résidaient en grande pompe jusqu'à la fin de l'automne. Le général invitait chaque année madame de Tècle et sa fille à passer quelques semaines à Campvallon, jugeant fort sensément qu'il ne pouvait donner à sa jeune femme une compagnie meilleure. Madame de Tècle se rendait volontiers à ces invitations, parce qu'elle y trouvait l'occasion de voir de temps en temps l'élite de ce monde parisien dont son respect pour les manies de son oncle l'avait toujours tenue éloignée. Pour son compte, elle s'en souciait peu; mais sa fille, en se trempant dans ce milieu d'une élégance et d'une distinction suprêmes, pouvait y effacer quelques provincialismes de toilette ou de langage, y préciser son goût sur les choses délicates et fugitives de la mode, y gagner enfin quelques grâces de plus. La jeune marquise, qui régnait et rayonnait alors comme un astre pur dans les plus hautes régions de la vie mondaine, voulait bien se prêter aux vues de sa voisine. Elle paraissait porter elle-même à mademoiselle de Tècle une sorte d'intérêt maternel, et joignait souvent ses conseils à son exemple. Elle la parait, l'attifait, la chiffonnait de ses mains magnifiques, et la jeune fille en retour l'aimait, l'admirait et la redoutait.
M. de Camors profitait aussi chaque année de l'hospitalité du général; mais ce n'était jamais aussi souvent ni aussi longtemps que son hôte l'eût désiré. Il était rare qu'il séjournât à Campvallon plus d'une semaine. Depuis le retour de la marquise en France, il avait dû reprendre avec elle et son mari les relations d'un parent et d'un ami; mais, tout en s'efforçant d'y mettre tout le naturel possible, il les entretenait avec une certaine tiédeur qui étonnait le général. Elle n'étonnera pas le lecteur, s'il veut bien se souvenir des raisons secrètes et impérieuses qui justifiaient cette circonspection.
M. de Camors, en renonçant à la plupart des conventions qui lient et obligent les hommes entre eux, en avait cependant prétendu conserver une religieusement, celle de l'honneur. Plus d'une fois, dans le cours de sa vie nouvelle, il avait éprouvé peut-être quelque embarras pour limiter et fixer avec certitude les prescriptions de l'unique loi morale qu'il voulût respecter. Il est très facile de savoir au juste ce qu'il y a dans l'Évangile: il ne l'est pas autant de savoir au juste ce qu'il y a dans le code de l'honneur; mais il existait du moins dans ce code un article sur lequel M. de Camors ne pouvait se tromper: c'était celui qui lui défendait d'attenter à l'honneur du général, sous peine d'être à ses propres yeux un gentilhomme félon et forfait. Il avait accepté de ce vieillard confiance, affection, services, bienfaits, tout ce qui peut obliger inviolablement un homme envers un autre homme, s'il y a vraiment, sous le ciel, quelque chose qui se nomme l'honneur. Il le sentait profondément. Aussi sa conduite avec madame de Campvallon était-elle irréprochable, et d'autant plus méritoire que la seule femme qu'il lui fût absolument interdit d'aimer était, de toutes les femmes de Paris et de l'univers, celle qui naturellement lui plaisait le plus. Elle avait pour lui tout à la fois l'attrait fatal du fruit défendu, la séduction de son étrange beauté et l'intérêt d'un sphinx impénétrable.
Elle était à cette époque plus déesse que jamais. L'immense fortune de son mari et l'idolâtrie dont il l'entourait l'avait placée sur une nuée d'or où elle s'était assise avec une majesté gracieuse et naturelle comme dans son élément. Le luxe de ses toilettes, de ses bijoux, de sa maison, de ses équipages, était d'une magnificence sévère. Elle y mêlait le goût d'une artiste à celui d'une patricienne. Sa personne semblait réellement s'être divinisée dans le rayonnement de cette splendeur. Grande, blonde, flexible, l'œil bleu et profond, le front grave, la bouche pure et hautaine, il était impossible de la voir entrer dans un salon de son pas léger et glissant, ou passer dans sa voiture à demi couchée, les bras croisés sur le sein, le regard perdu, sans songer aux jeunes immortelles dont l'amour donnait la mort. Elle avait jusqu'à ce trait de physionomie un peu dur et sauvage que les sculpteurs antiques avaient surpris sans doute dans leurs visions surnaturelles, et qu'ils ont fixé dans les yeux et sur les lèvres de leurs marbres olympiens. Ses bras et ses épaules, d'une forme parfaite, semblaient modelés dans cette neige rose et immaculée qui couvre les montagnes vierges. Elle était enfin superbe et charmante.
Le monde parisien la respectait autant qu'il l'admirait; car, dans son rôle difficile de jeune femme d'un vieux mari, elle ne prêtait à aucune médisance. Sans affecter une dévotion extraordinaire, elle savait allier à ses pompes mondaines les patronages charitables et toutes les hautes pratiques de l'élégance pieuse. Madame de la Roche-Jugan, qui la surveillait de près comme on surveille une proie, en rendait elle-même bon témoignage, et la jugeait de plus en plus digne de son fils. M. de Camors, qui, de son côté, l'observait malgré lui avec une ardente curiosité, était en général porté à croire, comme sa tante et comme le monde, qu'elle remplissait en conscience son rôle délicat, et qu'elle trouvait dans l'éclat de sa vie et dans les satisfactions de son orgueil une compensation suffisante de sa jeunesse, de son cœur et de sa beauté sacrifiés. Cependant, certains souvenirs du passé, se joignant à certaines bizarreries qu'il se figurait remarquer dans les façons de la marquise, le disposaient à la défiance. Il y avait des heures où, se rappelant tout ce qu'il avait autrefois entrevu d'abîmes et de flammes au fond de ce cœur, il était tenté de soupçonner sous ces calmes apparences tous les orages et peut-être toutes les corruptions. Il est vrai qu'elle n'était pas tout à fait avec lui ce qu'elle était avec tout le monde. Le caractère de leurs relations était marqué d'une nuance particulière: c'était cette sorte d'ironie couverte dont le ton s'établit souvent entre deux personnes qui ne veulent ni se souvenir ni oublier. Cette nuance, tempérée dans le langage de M. de Camors par le savoir-vivre et le respect, était beaucoup plus accentuée et parfois jusqu'à l'amertume dans celui de la jeune femme. Il s'imaginait même par instants sentir une pointe de coquetterie sous ce manège, et cette provocation, si vague qu'elle fût, de la part de cette belle, froide et impassible créature, lui paraissait un jeu aussi effrayant que mystérieux. Cela l'attirait et l'inquiétait.
Ils en étaient là quand M. de Camors, étant venu, comme à l'ordinaire, passer les premiers jours de septembre au château de Campvallon, s'y rencontra avec madame de Tècle et sa fille. Ce séjour fut douloureux cette année-là pour madame de Tècle. Sa confiance s'ébranlait, et sa conscience commençait à s'alarmer. Elle avait, il est vrai, fixé dans sa pensée le dernier terme de ses espérances au moment où sa fille atteindrait vingt ans, et Marie n'en avait que dix-huit; mais enfin on la lui avait déjà demandée, le bruit public l'avait mariée plusieurs fois, M. de Camors ne pouvait ignorer ces rumeurs, qui couraient dans le pays, et cependant il se taisait, sa contenance ne variait pas; elle était avec madame de Tècle gravement affectueuse, et, avec mademoiselle Marie, malgré ses beaux yeux maternels et sa boucle domptée, elle était d'une insouciance glaciale.
M. de Camors avait d'autres préoccupations dont madame de Tècle ne se doutait guère. Les procédés de madame de Campvallon à son égard semblaient prendre depuis son arrivée au château une couleur plus marquée de railleuse agression. La situation défensive n'est jamais agréable pour un homme, et Camors s'y sentait plus gauche qu'un autre, en ayant l'habitude moins que personne. Il résolut tout uniment d'abréger son séjour à Campvallon.
La veille de son départ, vers cinq heures du soir, comme il était à sa fenêtre, regardant au-dessus des arbres du parc de gros nuages livides qui s'amoncelaient dans la vallée, il entendit le son d'une voix qui avait le don de le troubler profondément:
— Monsieur de Camors!
Il vit la marquise arrêtée sous sa fenêtre.
— Vous promenez-vous un peu? ajouta-t-elle.
Il la salua, et descendit aussitôt.
Dès qu'il fut près d'elle:
— On étouffe, n'est-ce pas? Je vais faire un tour de parc, et je vous emmène, lui dit-elle.
Il murmura quelques mots de politesse, et ils se mirent en marche côte à côte à travers les allées tournantes du parc. — Elle s'avançait d'un pas rapide, avec son étrange majesté, son corps pliant, sa tête droite et un peu relevée sous sa toque: on cherchait un page derrière elle; mais il n'y en avait pas, et sa longue robe bleue (elle portait rarement des jupes courtes) traînait sur le sable et sur les feuilles sèches avec un bruit cadencé et régulier de soie froissée.
— Je vous ai dérangé peut-être, reprit-elle au bout d'un instant. À quoi rêviez-vous là-haut?
— À rien... je regardais l'orage qui nous arrive.
— Devenez-vous poétique, mon cousin?
— Je n'ai pas besoin de le devenir, ma cousine... je le suis infiniment.
— Je ne pensais pas... Vous partez toujours demain?
— Toujours.
— Pourquoi sitôt?
— J'ai des affaires là-bas.
— Eh bien... et Vatro... Vautrot... — comment? n'est-il pas là?
Vautrot était le secrétaire de Camors.
— Vautrot ne peut pas tout faire, dit-il.
— Ah!.. Il me déplaît passablement, votre Vautrot, par parenthèse.
— Et à moi aussi... mais il m'a été recommandé à la fois par ma vieille amie madame d'Oilly comme philosophe, et par ma tante de la Roche-Jugan comme ancien séminariste...
— Quelle bêtise!
— D'ailleurs, reprit Camors, il est instruit, et il a une belle écriture.
— Et vous?
— Comment... et moi?
— Avez-vous une belle écriture?
— Je vous le montrerai, quand vous le voudrez.
— Ah! Et qu'est-ce que vous m'écrirez?
Il est difficile d'imaginer le ton d'indifférence souveraine et de persiflage hautain avec lequel la marquise soutenait ce dialogue bizarre, sans jamais ralentir son pas, ni donner un regard à son interlocuteur, ni modifier la pose fière et directe de sa tête.
— Je vous écrirai de la prose... ou des vers, à votre gré, dit Camors.
— Ah! vous savez faire des vers?
— Quand je suis inspiré.
— Et quand êtes-vous inspiré?
— Généralement, le matin.
— Et nous sommes au soir... ce n'est pas poli pour moi.
— Vous, madame, vous n'avez pas la prétention de m'inspirer, je pense?
— Pourquoi donc ça? J'en serais heureuse et fière... Savez-vous ce que je veux mettre là!