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Kitabı oku: «Monsieur de Camors — Complet», sayfa 17

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En traversant le jardin, il leva les yeux vers les fenêtres de la chambre du général et ne vit briller derrière les persiennes que la douce lueur d'une lampe de nuit. — La marquise l'attendait à la porte de son boudoir, qui s'ouvrait sur une rotonde extérieure, élevée de quelques marches au-dessus du sol. Il posa ses lèvres sur la main de la jeune femme, et lui dit ensuite quelques mots de la tristesse préoccupée du général. Elle répondit qu'il était très inquiet de sa santé depuis quelques jours. Cette explication parut naturelle à M. de Camors, et il suivit la marquise à travers les grands salons pleins de silence et de ténèbres. — Elle tenait à la main un bougeoir, dont la faible clarté jetait sur ses traits délicats une pâleur étrange. Quand ils montèrent le large escalier sonore, le froissement de sa robe sur les degrés fut le seul bruit qui trahit sa démarche légère. Elle s'arrêtait de temps à autre, toute frissonnante, comme pour mieux savourer la solennité dramatique qui les entourait; elle renversait un peu sa tête blonde pour regarder Camors; elle lui souriait de son sourire inspiré, posait une main sur son cœur comme pour dire: «J'ai peur!» et reprenait sa marche.

Ils arrivèrent dans sa chambre, dont une lampe éclairait à demi la sombre magnificence, les boiseries sculptées, les lourdes draperies. La flamme du foyer, en s'élevant par intervalles, lançait d'ardents reflets sur deux ou trois tableaux de l'école espagnole qui étaient l'unique décoration de cette pièce sévère et superbe.

La marquise se laissa tomber, comme épuisée de crainte, sur un meuble en forme de divan qui était près de la cheminée: puis elle poussa du pied deux coussins sur lesquels M. de Camors se prosterna à demi devant elle; elle rejeta alors de ses deux mains les boucles épaisses de ses cheveux, et, se penchant sur son amant:

— M'aimez-vous aujourd'hui? dit-elle.

Le souffle pur de sa voix passait encore sur le visage de Camors quand une porte s'ouvrit devant eux: le général entra.

La marquise et M. de Camors furent debout au même instant, et, côte à côte, immobiles, le regardèrent.

Le général s'était arrêté près de la porte: il avait eu en les apercevant un faible tressaillement, et ses traits s'étaient couverts d'une pâleur livide. Son œil s'attacha pendant une minute sur Camors avec une expression de stupeur et presque d'égarement; puis il leva ses bras tendus au-dessus de sa tête, et ses deux mains se choquèrent avec bruit.

En ce moment terrible, madame de Campvallon saisit le bras de Camors et lui jeta un regard profond, suppliant, tragique, qui l'effraya. — Il l'écarta avec une sorte de rudesse, croisa les bras, et attendit.

Le général marcha sur lui, d'abord lentement. Tout à coup son visage s'enflamma d'une teinte pourpre, ses lèvres s'entr'ouvrirent et s'agitèrent pour quelque insulte suprême, et il s'avança rapidement la main haute; mais, au bout de quelques pas, le vieillard s'arrêta brusquement, il battit l'air de ses deux bras comme pour chercher un soutien; puis il trébucha, tomba en avant, la tête contre le marbre de la cheminée, et, roulant sur le tapis, il y demeura étendu sans mouvement.

Il y eut alors dans cette chambre un silence sinistre. Un cri étouffé de M. de Camors le rompit. En même temps, il s'élança, s'agenouilla devant le vieillard immobile, et lui toucha longuement la main, puis le cœur. — Il vit qu'il était mort. — Un mince filet de sang coulait sur son front pâle que le choc du marbre avait déchiré; mais cette blessure était légère. Ce n'était pas là ce qui l'avait tué. Ce qui l'avait tué, c'était la trahison de ces deux êtres qu'il aimait et dont il se croyait aimé. Son cœur avait été littéralement brisé par la violence de la surprise, du chagrin et de l'horreur.

Un regard de Camors apprit à madame de Campvallon qu'elle était veuve. Elle s'affaissa sur le divan, cacha sa tête dans les coussins, et sanglota.

M. de Camors était debout, adossé à la cheminée, l'œil fixe, livré à ses pensées. Il eût voulu dans toute la sincérité de son âme réveiller ce mort et lui donner sa vie. Il s'était juré de la lui livrer sans défense, si jamais il la lui demandait en échange des bienfaits oubliés, de l'amitié trahie, de l'honneur violé, — et maintenant il l'avait tué! S'il n'avait pas commis ce crime de sa main, le crime pourtant était là, dans son hideux appareil. Il en avait le spectacle, il en sentait l'odeur, il en respirait le sang.

Sur un coup d'œil inquiet de la marquise, il ressaisit violemment ses esprits, et s'approcha d'elle. Il y eut alors entre eux un chuchotement à voix basse; il lui expliqua à la hâte quelle conduite elle devait tenir. Il fallait appeler, dire que le général s'était trouvé plus souffrant tout à coup, et qu'il avait été foudroyé en mettant le pied chez elle. Cependant, elle comprit avec effroi qu'il était nécessaire d'attendre un assez long temps avant de donner l'alarme, car elle devait laisser à Camors le temps de fuir, et, jusque-là, elle allait rester dans un épouvantable tête-à-tête. Il eut pitié d'elle, et se décida à sortir de l'hôtel par l'appartement de M. de Campvallon, qui avait une issue particulière sur la rue. — La marquise sonna aussitôt violemment à plusieurs reprises, et M. de Camors ne se retira qu'au moment où des bruits de pas précipités se firent entendre dans l'escalier.

L'appartement du général communiquait avec celui de sa femme par une courte galerie; il y avait ensuite un cabinet de travail, puis la chambre. M. de Camors traversa cette chambre avec des sentiments que nous n'essayerons pas de décrire, et il gagna la rue.

Les médecins constatèrent que le général était mort de la rupture d'un vaisseau du cœur. — Le surlendemain, l'enterrement eut lieu, et M. de Camors y assista. Le soir même, il quitta Paris, et alla rejoindre sa femme, qui était installée à Reuilly depuis la semaine précédente.

VII

Une des plus douces sensations de ce monde est celle de l'homme qui vient d'échapper aux étreintes fantastiques d'un cauchemar, et qui, s'éveillant le front baigné d'une sueur glacée, se dit qu'il a rêvé. Ce fut en quelque sorte l'impression qu'éprouva M. de Camors à son réveil, le lendemain de son arrivée à Reuilly, quand il vit de son premier regard le soleil jouer dans le feuillage, et quand il entendit sous sa fenêtre le rire frais de son fils. Lui pourtant n'avait pas rêvé; mais son âme, épuisée par l'horrible tension de ses émotions récentes, avait un moment de trêve, et goûtait presque sans mélange le calme nouveau qui l'entourait. Il s'habilla avec une sorte de hâte et descendit dans le jardin; son fils accourut. M. de Camors l'embrassa avec une tendresse inaccoutumée, et, penché sur lui, il lui parla à voix basse, l'interrogeant sur sa mère, sur ses jeux, avec un accent singulier de douceur et de tristesse; puis il lui rendit sa liberté et se promena à pas lents, respirant l'air du matin, examinant les feuillages et les fleurs avec une sorte d'intérêt extraordinaire. De temps à autre, sa poitrine oppressée laissait échapper un soupir profond et saccadé, et il passait la main sur son front comme pour effacer des images importunes.

Il s'assit sur un de ces buis bizarrement taillés qui meublaient le jardin à l'ancienne mode, et appela de nouveau son fils; il le tint entre ses genoux, l'interrogeant encore à demi-voix comme il avait déjà fait, puis il l'attira et le serra longtemps étroitement comme pour faire passer dans son propre cœur l'innocence et la paix du cœur de l'enfant.

Madame de Camors le surprit dans cette expansion et demeura muette d'étonnement. Il se leva aussitôt, et, lui prenant la main:

— Comme vous l'élevez bien! dit-il. Je vous en remercie... Il sera digne de vous et de votre mère.

Elle était si saisie du ton doux et triste de sa voix, qu'elle répondit en balbutiant avec embarras:

— Mais digne de vous aussi, je pense!

— De moi! dit Camors, dont les lèvres tremblèrent faiblement. Pauvre enfant, j'espère que non!

Et il s'éloigna avec précipitation.

Madame de Camors et madame de Tècle avaient appris la veille dans la matinée la mort du général. Le soir, quand le comte était arrivé, il ne leur en avait point parlé, et elles s'étaient gardées d'y faire allusion. Le lendemain et les jours qui suivirent, elles observèrent la même réserve. Bien qu'elles fussent loin de soupçonner les circonstances fatales qui rendaient ce souvenir si pesant à M. de Camors, elles trouvaient naturel qu'il eût été frappé d'une catastrophe si soudaine, et que sa conscience s'en fût émue; mais elles furent étonnées que cette impression se prolongeât de jour en jour au point de prendre l'apparence d'un sentiment durable. Elles en arrivèrent à croire qu'il s'était élevé entre madame de Campvallon et lui, peut-être à l'occasion de la mort du général, quelque orage qui avait affaibli leurs liens. Un voyage de vingt-quatre heures qu'il fit une quinzaine de jours après son arrivée leur fut à la vérité justement suspect, mais son prompt retour, le goût tout nouveau qui le retint à Reuilly pendant tout l'été, furent pour elles d'heureux symptômes. Il était singulièrement triste, pensif, et d'une inaction contraire à toutes ses habitudes Il faisait seul de longues promenades à pied; quelquefois, il emmenait son fils avec lui comme en bonne fortune. Il avait avec sa femme des essais de tendresse timide, et cette gaucherie de sa part était touchante.

— Marie, lui dit-il un jour, vous qui êtes une fée, promenez donc votre baguette autour de Reuilly, et faites-en une île au milieu de l'Océan.

— Vous dites cela parce que vous savez nager, répondit-elle en riant et en secouant la tête.

Mais le cœur de la jeune femme était dans la joie.

— Tu m'embrasses à toute minute depuis quelque temps, ma mignonne, lui dit madame de Tècle... Est-ce bien à moi que tout cela s'adresse?

— Ma mère adorée, répondit-elle en l'embrassant une fois de plus, je vous assure qu'il me fait tout simplement la cour... Pourquoi? Je l'ignore; mais il me fait la cour... et à vous aussi, ma mère, remarquez-vous?

Madame de Tècle le remarquait en effet. Dans ses entretiens avec elle, M. de Camors recherchait avec une sorte d'affectation les souvenirs du passé qui leur avait été commun; on eût dit qu'il voulait enchaîner à ce passé sa vie nouvelle, oublier le reste, et prier qu'on l'oubliât.

Ce n'était pas sans tremblement que ces deux charmantes femmes s'abandonnaient à leurs espérances. Elles se rappelaient qu'elles étaient en présence d'un être redoutable. Elles ne concevaient guère une métamorphose si brusque dont le principe leur échappait. Elles craignaient quelque caprice passager qui leur rendrait bientôt, si elles en étaient dupes, tout leur malheur avec la dignité de moins. Elles n'étaient pas seules pourtant frappées de cette singulière transformation. M. Des Rameures en parlait. Les paysans des environs sentant dans le langage du comte quelque chose de tout nouveau et comme une pointe d'humanité attendrie, disaient qu'il était poli les autres années, et que cette année il était bon. Les choses inanimées même, les bois, les champs, le ciel, auraient pu lui rendre le même hommage, car il les regardait et les étudiait avec une curiosité bienveillante dont il ne les avait jamais honorés auparavant.

La vérité est qu'un trouble profond l'avait envahi et ne le quittait pas. Plus d'une fois, avant cette époque, son âme, ses doctrines, son orgueil, avaient reçu de rudes atteintes, il n'en avait pas moins continué sa marche, se relevant après chaque coup comme un lion blessé, mais non vaincu. En mettant naguère sous ses pieds toutes les croyances morales qui entravent le vulgaire, il avait cependant réservé l'honneur comme une limite inviolable; puis, sous l'empire de la passion, il s'était dit qu'après tout l'honneur, comme le reste, était une convention, et il avait passé outre; mais au delà il avait rencontré le crime, il l'avait touché de la main: l'horreur l'avait saisi, et il reculait.

Il repoussait avec dégoût les principes qui l'avaient conduit là, se demandant peut-être ce que deviendrait une société humaine qui n'en aurait pas d'autres. Les simples vérités qu'il avait méconnues lui apparaissaient dans leur splendeur tranquille: il ne les distinguait pas encore clairement, il ne cherchait pas à leur donner un nom; mais il se plongeait avec de secrètes délices dans leur ombre et dans leur paix, il les demandait au cœur pur de son enfant, au pur amour de sa femme, aux miracles quotidiens de la nature, aux harmonies des deux, et peut-être déjà, dans le plus profond de sa pensée, à Dieu.

Au milieu de ses élans vers une vie renouvelée, il hésitait. Madame de Campvallon était là. Il l'aimait encore vaguement; surtout il ne pouvait l'abandonner sans une sorte de lâcheté. De confuses épouvantes l'agitaient. Après avoir fait tant de mal, lui serait-il permis de faire le bien et de goûter paisiblement les joies qu'il entrevoyait? Ses liens avec le passé, sa fortune mal acquise, sa fatale maîtresse, le spectre de ce vieillard, le permettraient-ils? et nous ajouterons: la Providence le souffrirait-elle? Non pas que nous voulions abuser légèrement, comme on le fait beaucoup, de ce mot de Providence, et laisser planer sur M. de Camors la menace de quelque châtiment surnaturel: la Providence n'intervient dans les événements humains que par la logique des lois éternelles, elle n'est autre chose que la sanction de ces lois; mais c'est assez pour qu'on la craigne.

À la fin du mois d'août, M. de Camors se rendit suivant l'usage au chef-lieu du département pour prendre part aux travaux du Conseil général. La session finie, il alla faire visite à la marquise de Campvallon avant de retourner à Reuilly. Il l'avait un peu négligée dans le cours de l'été, et n'avait paru à Campvallon qu'à de rares intervalles, comme la convenance l'exigeait. La marquise voulut le retenir à dîner, bien qu'elle n'eût pas d'hôtes chez elle; elle insista avec tant de séduction, que tout en se blâmant, il céda. Il ne la revoyait jamais sans trouble. Elle lui rappelait des souvenirs terribles, mais aussi de terribles ivresses. Elle n'avait jamais été si belle; ses vêtements de deuil ennoblissaient encore sa grâce languissante et souveraine; ils pâlissaient son front, ils relevaient l'éclat sombre de son regard. Elle avait l'air d'une jeune reine tragique, ou d'une allégorie de la nuit.

Dans la soirée, une heure arriva où la réserve qui, depuis quelque temps, avait marqué leurs relations fut oubliée. M. de Camors se retrouva comme autrefois aux pieds de la jeune marquise, les yeux dans ses yeux, couvrant de baisers ses mains éblouissantes. Elle était étrange ce soir-là. Elle le regardait avec une tendresse exaltée, versant comme à plaisir dans ses veines les philtres les plus brûlants de la passion; puis elle lui échappait, et des larmes jaillissaient de ses yeux. Tout à coup, par un de ces mouvements de magicienne qu'elle avait, elle enveloppa de ses cheveux la tête de son amant avec la sienne, et lui parlant tout bas sous l'ombre de ce voile parfumé:

— Nous pourrions être si heureux! dit-elle.

— Ne le sommes-nous pas? dit Camors.

— Non... moi, du moins... car vous n'êtes pas tout à moi comme je suis toute à vous... Cela me paraît plus dur encore maintenant que je suis libre... Si vous étiez resté libre vous-même... Quand j'y songe!.. ou si vous pouviez le devenir... ce serait le ciel!

— Vous savez que je ne le suis pas... Pourquoi parler de cela?

Elle s'approcha encore, et, de son souffle plutôt que de sa voix:

— Est-ce que c'est impossible, dites?

— Comment? demanda-t-il.

Elle ne répondit pas; mais son regard fixe, caressant et cruel répondit.

— Parlez donc, je vous prie, murmura Camors.

— Ne m'avez-vous pas dit, — je ne l'ai pas oublié, moi, — que nous serions unis par des liens supérieurs à tout... que le monde et ses lois n'existeraient plus pour nous... qu'il n'y aurait d'autre bien, d'autre mal pour nous que notre bonheur ou notre malheur?.. Eh bien, nous ne sommes pas heureux... et si nous pouvions l'être enfin!.. Écoute. — j'y ai bien pensé...

Ses lèvres touchèrent la joue de Camors, et le murmure de ses dernières paroles se perdit dans ses baisers.

M. de Camors brusquement la repoussa et se leva debout devant elle.

— Charlotte, dit-il avec force, c'est une épreuve, j'espère mais, épreuve ou non, ne revenez jamais sur cela... jamais, entendez-vous!

Elle se dressa elle-même subitement.

— Ah! comme vous l'aimez! cria-t-elle. Oui, vous l'aimez! c'est elle que vous aimez! je le sais!.. je le sens! et, moi, je ne suis plus que le misérable objet de votre pitié ou de vos caprices!.. Eh bien, allez la retrouver! allez la garder! car je vous jure qu'elle est en danger!..

Il sourit avec son ironie la plus hautaine.

— Voyons vos projets, dit-il; ainsi vous comptez la tuer?

— Si je puis! dit-elle.

Et son bras superbe se tendit comme pour saisir une arme.

— Quoi! de votre main?

— La main... se trouvera!

— Vous êtes si belle en ce moment, dit Camors, que je meurs d'envie de retomber à vos pieds. Avouez seulement que vous avez voulu m'éprouver, ou que vous avez été folle une minute...

Elle eut un sourire farouche.

— Ah! vous avez peur, mon ami! dit-elle froidement.

Puis, élevant de nouveau sa voix, qui avait pris des sons rauques:

— Et vous avez raison, car je ne suis pas folle... je n'ai pas voulu vous éprouver... je suis jalouse... je suis trahie... et je me vengerai! Et rien ne me coûtera... car je ne tiens plus à rien au monde!.. Allez la garder!..

— Soit! j'y vais, dit Camors.

Il sortit aussitôt du salon, puis du château. Il gagna à pied la station du chemin de fer, et il était le soir même à Reuilly. — Quelque chose de terrible l'y attendait.

Madame de Camors était allée, pendant son absence, faire quelques emplettes à Paris, où sa mère l'avait accompagnée. Elles y étaient restées trois jours. Elles étaient revenues le matin. Lui-même arriva fort tard dans la soirée. Il crut voir quelque gêne dans leur accueil; mais il ne s'en préoccupa pas dans l'état d'esprit où il était.

Voici ce qui s'était passé. Madame de Camors, pendant son séjour à Paris, était allée, suivant son usage, rendre ses devoirs à sa tante, madame de la Roche-Jugan. Leurs relations avaient toujours été tièdes. Ni leurs caractères ni leurs religions ne s'accordaient; mais madame de Camors se contentait de ne pas aimer sa tante, et madame de la Roche-Jugan haïssait sa nièce. Elle trouva une bonne occasion de le lui prouver, et ne la manqua pas. Elles ne s'étaient pas vues depuis la mort du général. Cet événement, que madame de la Roche-Jugan eût dû se reprocher pour sa large part, l'avait simplement exaspérée. Sa mauvaise action s'était retournée contre elle. La mort subite de M. de Campvallon avait finalement détruit ses dernières espérances, celles qu'elle avait cru pouvoir fonder sur la colère et sur l'abandon du vieillard. Depuis ce temps, elle était sourdement animée contre son neveu et contre la marquise d'une fureur de mégère. Elle avait su par Vautrot que M. de Camors se trouvait dans la chambre de madame de Campvallon la nuit où le général avait succombé. Sur ce fond vrai, elle n'avait pas craint d'élever les plus odieuses suppositions, et Vautrot, déçu comme elle dans sa vengeance et dans ses convoitises, l'y avait aidée. Quelques rumeurs sinistres, échappées apparemment de cette source, avaient même couru à cette époque dans le monde parisien. Camors et madame de Campvallon, soupçonnant qu'ils avaient été trahis une seconde fois par madame de la Roche-Jugan, avaient rompu avec elle, et elle avait pu s'apercevoir, quand elle s'était présentée à la porte de la marquise, qu'elle y était consignée, affront qui avait achevé de l'ulcérer.

Elle était encore en proie à toute la violence de ces sentiments quand elle reçut la visite de madame de Camors. Elle affecta de prendre la mort du général pour texte d'entretien, versa quelques larmes sur son vieil ami, et, saisissant les mains de sa nièce dans un élan, de tendresse:

— Ma pauvre petite, lui dit-elle, c'est aussi sur vous que je pleure... car vous allez être plus malheureuse qu'auparavant... si c'est possible.

— Je ne vous comprends pas, madame, dit froidement la jeune femme.

— Si vous ne me comprenez pas, tant mieux, reprit madame de la Roche-Jugan avec une nuance d'aigreur.

Puis, après une pause:

— Écoutez, ma chère petite, c'est un devoir de conscience que je remplis, voyez-vous... une honnête créature comme vous méritait un meilleur sort... et votre mère, qui est dupe aussi... Cet homme-là tromperait le bon Dieu! Au nom de ma famille, je sens le besoin de vous demander pardon à toutes deux.

— Je vous répète, madame, que je ne comprends pas.

— Mais c'est impossible, mon enfant! Voyons, il est impossible que, depuis le temps, vous ne soupçonniez rien?

— Je ne soupçonne rien, madame, dit madame de Camors, car je sais tout.

— Ah! reprit sèchement madame de la Roche-Jugan, s'il en est ainsi, je n'ai rien à objecter; mais il y a des personnes, en ce cas, qui ont des accommodements de conscience bien étranges.

— C'est ce que je me disais tout à l'heure en vous écoutant, madame, dit la jeune femme qui se leva.

— Comme vous voudrez, ma chère petite... mais je vous parlais dans votre intérêt, et je me reprocherais même de ne pas vous parler plus nettement. Je connais mon neveu mieux que vous ne le connaissez, et l'autre aussi. Quoi que vous en disiez, vous ne savez pas tout, entendez-vous!.. Le général est mort bien brusquement... et, après lui, c'est votre tour... Ainsi veillez sur vous, ma pauvre enfant...

— Oh! madame! s'écria la jeune femme, qui pâlit affreusement, je ne vous reverrai de ma vie!

Elle sortit sur-le-champ, courut chez elle, et, y trouvant sa mère, elle lui répéta les horribles paroles qu'elle venait d'entendre. Sa mère essaya de la calmer; mais elle était elle-même bouleversée. Elle se rendit aussitôt chez madame de la Roche-Jugan, elle la supplia d'avoir pitié d'elles, de rétracter son abominable propos ou de l'expliquer plus clairement. Elle lui fit entendre qu'elle en instruirait au besoin M. de Camors, et qu'elle ne répondait pas qu'il n'en vînt demander compte à son cousin Sigismond. Madame de la Roche-Jugan, effrayée à son tour, jugea que le plus sûr était de perdre tout à fait M. de Camors dans l'esprit de madame de Tècle. Elle lui conta donc ce qu'elle tenait de Vautrot, en se gardant de se compromettre elle-même dans son récit. Elle lui apprit la présence de M. Camors chez le général pendant la nuit où il était mort. Elle lui dit les bruits qui avaient couru. Mêlant les calomnies aux vérités, redoublant en même temps d'onction, de caresses et de larmes, elle parvint à donner à madame de Tècle une telle idée du caractère de Camors, qu'il n'y eut pas de suppositions ni d'appréhensions que la pauvre femme ne trouvât dès ce moment légitimes. Madame de la Roche-Jugan lui offrit de lui envoyer Vautrot afin qu'elle l'interrogeât elle-même. Madame de Tècle, affectant une incrédulité et une tranquillité qu'elle n'avait pas, refusa, et se retira.

En rentrant chez sa fille, elle s'efforça de la tromper sur les impressions qu'elle rapportait; mais elle y réussit mal: l'altération de ses traits démentait trop sensiblement son langage.

Elles partirent toutes deux la nuit suivante, se cachant mutuellement l'égarement et la détresse de leurs âmes; mais, habituées depuis si longtemps à penser, à sentir et à souffrir ensemble, elles se rencontrèrent, sans se le dire, dans les mêmes réflexions, dans les mêmes raisonnements, dans les mêmes terreurs. Elles repassaient dans leur souvenir toute la vie de Camors, toutes ses fautes, et, sous le reflet de l'action monstrueuse qui lui était imputée, ces fautes elles-mêmes prenaient un caractère criminel qu'elles s'étonnaient d'avoir méconnu. Elles découvraient une suite, un enchaînement dans ses desseins; contre lui, tout se tournait désormais en crime, même le bien. Ainsi sa conduite pendant le cours de ces derniers mois, son attitude bizarre, son retour vers son enfant, vers sa femme, son assiduité tendre auprès d'elle, n'étaient plus que la préméditation hypocrite d'un crime nouveau, qui d'avance se préparait un masque.

Que faire cependant? Quelle vie commune était possible sous le poids de telles pensées? Quel présent? quel avenir? Elles s'y perdaient.

Le lendemain, M. de Camors ne put s'empêcher de remarquer leur contenance singulière en sa présence; mais il sut que son domestique, sans songer à mal, avait parlé de sa visite chez madame de Campvallon, et il attribua la froideur et l'embarras des deux femmes à cet incident. Il s'en inquiéta d'autant moins qu'il était disposé à leur rendre de ce côté une sécurité entière. À la suite des réflexions de la nuit, il méditait, en effet, de rompre pour toujours sa liaison avec la marquise. Cette rupture, qu'il se fût fait un scrupule d'honneur de provoquer, madame de Campvallon lui en avait fourni une occasion suffisante. La pensée criminelle qu'elle avait osé lui confier n'était sans doute qu'une feinte pour l'éprouver, il le croyait, mais c'était assez qu'elle l'eût exprimée pour justifier son abandon. Quant aux paroles violentes et menaçantes que la jalousie avait arrachées à la marquise, il en tenait peu de compte, quoique par instants ce souvenir le troublât.

Cependant, il ne s'était pas senti depuis des années le cœur si léger. Ce funeste lien brisé, il lui semblait qu'il avait repris avec sa liberté une sorte de jeunesse et de vertu. Il joua et se promena avec son fils une partie du jour.

Après le dîner, comme la nuit tombait déjà, mais claire et pure, il proposa tout à coup à madame de Camors une excursion en tête à tête dans les bois. Il lui parla d'un site qui l'avait frappé quelque temps auparavant par une nuit semblable, et qui plairait, dit-il en riant, à son goût romantique. Il ne laissa pas d'être étonné du peu d'empressement de la jeune femme, du sentiment d'inquiétude qui se peignit sur ses traits, et du regard rapide qu'elle échangea avec sa mère. — Une même pensée, en effet, et une pensée affreuse, venait de traverser l'esprit de ces deux malheureuses femmes. Elles étaient encore sous le coup immédiat d'un ébranlement qui les avait comme affolées, et la brusque proposition de Camors, assez contraire d'ailleurs à ses habitudes, l'heure, la nuit, la promenade solitaire, avaient agité soudain dans leur cerveau les images sinistres que madame de la Roche-Jugan y avait jetées. Madame de Camors cependant, avec un air de résolution que la circonstance ne semblait guère exiger, s'apprêta aussitôt pour sortir; puis elle suivit son mari hors de la maison, laissant son fils aux soins de madame de Tècle. Tous deux n'eurent qu'à traverser le jardin pour se trouver dans les bois qui touchaient à l'habitation et qui allaient rejoindre au loin les vieilles futaies dont M. de Camors était devenu propriétaire par la mort du comte de Tècle.

L'intention de M. de Camors, en recherchant ce tête-à-tête, avait été de confier à sa femme la détermination décisive qu'il avait prise, de lui livrer enfin sans réserve son cœur et sa vie, et de jouir dans la solitude de ses premiers épanchements de bonheur. Surpris de la distraction glaciale avec laquelle la jeune femme répondait à la gaieté affectueuse de son langage, il redoubla d'efforts pour amener leur entretien sur le ton de l'intimité et de la confidence. Tout en s'arrêtant par intervalles pour lui faire admirer quelque effet de lumière dans l'éclaircie d'un sentier, il se mit à l'interroger sur son récent voyage à Paris, sur les personnes qu'elle y avait vues. Elle nomma madame Jaubert, quelques autres, puis, en baissant la voix malgré elle, madame de la Roche-Jugan.

— Celle-ci, dit Camors, vous auriez pu vous en dispenser. J'ai oublié de vous avertir que je ne la voyais plus.

— Pourquoi? dit-elle timidement.

— Parce que c'est une misérable femme, dit Camors. Quand nous serons un peu mieux ensemble, vous et moi, ajouta-t-il en riant, je vous édifierai sur ce caractère. Je vous conterai tout... tout, entendez-vous?

Il y avait tant de naturel et même de bonté dans l'accent avec lequel il prononça ces paroles, que la comtesse sentit son cœur à demi soulagé de l'oppression qui l'accablait. Elle se prêta avec plus d'abandon aux gracieuses avances de son mari et aux légers incidents de leur promenade. Les fantômes se dissipaient peu à peu dans son esprit, et elle commençait à se dire qu'elle avait été le jouet d'un mauvais rêve et d'une véritable démence, quand un changement singulier dans la contenance de son mari vint réveiller toutes ses terreurs. M. de Camors à son tour était devenu distrait et visiblement préoccupé de quelque grave souci. Il ne parlait plus qu'avec effort, répondait à demi, songeait, puis s'arrêtait brusquement pour regarder autour de lui comme un enfant qui a peur. Ces étranges allures, si différentes de son attitude précédente, alarmèrent d'autant plus la jeune femme qu'ils se trouvaient alors dans la partie la plus déserte et la plus éloignée du bois.

Il y avait entre les pensées qui les obsédaient l'un et l'autre un rapport extraordinaire. Au moment où madame de Camors tremblait d'épouvante près de son mari, lui tremblait pour elle. Il avait cru s'apercevoir qu'ils étaient suivis. À plusieurs reprises, il lui avait semblé entendre dans le fourré des craquements de branches, des froissements de feuilles, enfin un bruit de pas étouffés: ce bruit s'interrompait quand il s'arrêtait lui-même, et on marchait de nouveau dès qu'il se remettait en marche. Il se figura un instant plus tard qu'il avait vu l'ombre d'un homme passer rapidement d'un taillis dans un autre derrière eux. L'idée de quelque braconnier lui était venue d'abord; mais il ne pouvait la concilier avec cette persistance qu'on paraissait mettre à les suivre. Il finit par ne point douter qu'ils ne fussent épiés, et par qui pouvaient-ils l'être? Les menaces répétées de madame de Campvallon contre la vie de madame de Camors, le caractère passionné et effréné de cette femme s'étaient subitement représentés à son esprit, et, rapprochés de cette poursuite mystérieuse, ils y avaient fait naître d'effrayants soupçons. Il n'imagina pas une minute que la marquise elle-même se fût chargée du soin de sa vengeance; mais elle avait dit — il s'en souvint — que la main se trouverait. Elle était assez riche pour la trouver en effet, et cette main pouvait être là.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
28 eylül 2017
Hacim:
330 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
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