Kitabı oku: «Monsieur de Camors — Complet», sayfa 16
VI
Quand madame de Camors revint à Paris et rentra dans la maison de son mari, elle y trouva les impressions navrantes du passé et les sombres préoccupations de l'avenir; mais elle y apportait enfin, quoique sous une forme bien frêle, une puissante consolation. Assiégée de chagrins et toujours menacée d'émotions nouvelles, elle avait dû renoncer à nourrir elle-même son fils; toutefois, elle ne le quittait pas, car elle était jalouse de sa nourrice, et elle voulait être aimée du moins par lui. Elle l'aimait, quant à elle, avec une passion infinie; elle l'aimait, parce qu'il était son fils et son sang, et le prix de ses douleurs; elle l'aimait parce qu'il était désormais toute son espérance de bonheur humain; elle l'aimait parce qu'elle le trouvait beau comme le jour, — et il est vrai qu'il l'était, car il ressemblait à son père, et elle l'aimait encore à cause de cela.
Elle essayait donc de concentrer tout son cœur et toutes ses pensées sur cette chère créature, et, dans les premiers temps, elle crut y avoir réussi. Elle avait été surprise elle-même de sa tranquillité lorsqu'elle avait revu madame de Campvallon, car sa vive imagination avait épuisé par avance toutes les tristesses que son existence nouvelle devait contenir; mais, lorsqu'elle fut sortie de l'espèce d'engourdissement où tant de souffrances successives l'avaient plongée, lorsque ses sensations maternelles se furent un peu apaisées dans l'habitude, le cœur de la femme se retrouva dans le cœur de la mère, et elle ne put se défendre d'un retour d'intérêt passionné vers son gracieux et terrible époux.
Madame de Tècle était venue passer deux mois avec sa fille à Paris, puis elle était retournée à la campagne. Madame de Camors lui écrivait, au commencement du printemps suivant, une lettre qui donnera une idée exacte des sentiments de cette jeune femme à cette époque et du tour qu'avait pris sa vie de famille. Après de longs détails touchant la santé et la beauté de son fils Robert, elle ajoutait:
«Son père est toujours pour moi ce que vous l'avez vu. Il m'épargne tout ce qui peut m'être épargné; mais évidemment la fatalité à laquelle il a obéi persiste sous la même forme. Cependant je ne désespère point de l'avenir, ma mère chérie. Depuis que j'ai vu cette larme dans ses yeux, la confiance est rentrée dans mon pauvre cœur. Soyez sûre, mère adorée, qu'il m'aimera un jour, ne fût-ce qu'à travers son fils, qu'il commence à aimer tout doucement sans s'en apercevoir. D'abord, vous vous en souvenez, ce n'était rien pour lui, cet enfant, pas plus que moi; quand il le surprenait sur mes genoux, il l'embrassait gravement du bout des lèvres: «Bonjour, monsieur!» puis il se sauvait. Il y a juste un mois, — j'ai marqué la date, — ce fut: «Bonjour, mon fils... vous êtes joli!» Vous voyez le progrès? Et savez-vous enfin ce qui s'est passé hier? J'entre chez Robert sans aucun bruit, la porte étant ouverte; qu'est-ce que j'aperçois, ma mère? M. de Camors, la tête coulée sous le capuchon du berceau et riant à ce petit être qui lui riait! Je vous assure qu'il a rougi; il s'est excusé.
» — La porte était ouverte, a-t-il dit, je suis entré.
» — Il n'y a pas de mal, ai-je répondu.
»Il est bizarre, quelquefois, M. de Camors: il dépasse avec moi des limites convenues et nécessaires. Il n'est pas seulement poli; il se met en frais. Hélas! en d'autres temps, ces grâces seraient tombées sur mon cœur comme une rosée du ciel! Maintenant, cela me gêne un peu. — Hier soir, par exemple (autre date!), je m'assois suivant l'usage devant mon piano après le dîner; il lit un journal au coin de la cheminée. L'heure habituelle de ses sorties se passe. Me voilà fort surprise. Je jette un regard furtif entre deux arpèges; il ne lit plus; il ne dort pas; il rêve.
» — Il y a quelque chose de nouveau dans le journal?
» — Non, non, rien du tout.
»Encore deux ou trois arpèges, et j'entre chez mon fils. Je le couche, je l'endors, je le dévore et je reviens. Toujours M. de Camors. — Et puis coup sur coup:
» — Avez-vous des nouvelles de votre mère? Que dit-elle? Avez-vous vu madame Jaubert? Avez-vous vu cette revue?
»Enfin quelqu'un qui veut causer.
»Autrefois j'aurais payé de mon sang une de ces soirées, et on me la donne quand je ne sais plus trop qu'en faire.
»Cependant, je me souviens des conseils de ma mère: je ne veux point décourager cette nuance, je me fais un petit air de fête, j'allume quatre bougies d'extra, j'essaye d'être aimable sans être coquette, car la coquetterie ici serait une honte, n'est-ce pas, ma mère? — Enfin nous bavardons, il chantonne deux airs au piano, j'en joue deux autres, il dessine un petit costume russe pour Robert l'an prochain; puis il me parle politique. Ceci m'enchante. Il m'explique sa situation à la Chambre. Minuit sonne. Je deviens remarquablement silencieuse. — Il se lève:
» — Puis-je vous serrer la main en ami?
» — Mon Dieu, oui!
» — Bonsoir, Marie.
» — Bonsoir.
»Oui, ma mère, je lis dans vos pensées: il y a là un danger; mais vous me l'avez montré, et je crois, d'ailleurs, que je l'aurais aperçu toute seule. Ne craignez donc pas. Je serai heureuse de ses bons mouvements, je les encouragerai de mon mieux; mais je ne me hâterai pas d'y voir un retour sérieux vers le bien et vers moi. Je vois ici dans le monde des accommodements qui me révoltent. Au milieu de mon malheur, je reste pure et fière; mais je tomberais dans le dernier mépris de moi-même, si je m'exposais jamais à être pour M. de Camors l'objet d'une fantaisie. Un homme si déchu ne se relève pas en un jour. Si jamais il revient vraiment à moi, il m'en faudra de bien graves témoignages. Je n'ai pas cessé de l'aimer, et peut-être s'en doute-t-il; mais il apprendra que, si ce triste amour peut briser mon cœur, il ne peut l'abaisser, et je n'ai pas besoin de dire à ma mère que je saurai vivre et mourir bravement dans ma robe de veuve.
»D'autres symptômes me frappent encore. Il a plus d'attentions pour moi quand elle est là. C'est peut-être convenu entre eux, mais j'en doute. L'autre soir, nous étions chez le général. Elle valsait, et M. de Camors était venu s'asseoir par une faveur rare à côté de votre fille. — En passant devant nous, elle lança un regard, un éclair... Je sentis la flamme. Des yeux bleus peuvent-ils être féroces? Il paraît. Je n'ai pas assurément l'âme tendre pour elle, elle est ma cruelle ennemie; mais, si jamais pourtant elle souffrait ce qu'elle m'a fait souffrir... oui, je crois que je la plaindrais.
»Ma mère, je vous embrasse. J'embrasse nos chers tilleuls. Je mange leurs petites feuilles nouvelles comme autrefois. Grondez-moi comme autrefois, et aimez surtout comme autrefois votre
»MARY.»
Cette sage jeune femme, mûrie par le malheur, observait tout, voyait tout et n'exagérait rien. Elle touchait dans cette lettre aux points les plus délicats de la situation de M. de Camors, et même de ses secrets sentiments, avec une justesse précise.
M. de Camors n'était nullement converti, ni près de l'être; mais ce serait aussi méconnaître la vérité humaine que d'attribuer à ce cœur d'homme ou à tous autre une impassibilité surnaturelle. Si les sombres et implacables théories dont M. de Camors avait fait la loi de son existence pouvaient triompher absolument, elles seraient vraies. Les épreuves qu'il avait subies ne l'avaient pas transformé, mais elles l'avaient ébranlé. Il ne marchait plus dans sa voie avec la même fermeté. Il s'écartait de son programme. Il avait été pitoyable pour une de ses victimes, et, comme un tort en entraîne toujours un autre, après avoir eu pitié de sa femme, il était près d'aimer son enfant. Ces deux faiblesses s'étaient glissées dans cette âme pétrifiée comme dans les fentes d'un marbre, et y germaient: deux germes imperceptibles d'ailleurs. L'enfant l'occupait à peine quelques minutes chaque jour; pourtant il y pensait, et rentrait parfois chez lui un peu plus tôt que de coutume, secrètement attiré par le sourire de ce frais visage. La mère était pour lui quelque chose de plus. Ses souffrances, son jeune héroïsme, l'avaient touché. Elle était devenue à ses yeux une personne. Il lui découvrait des mérites. Il s'apercevait qu'elle était très instruite pour une femme, et prodigieusement pour une Française. Elle comprenait à demi-mot, savait beaucoup et devinait le reste. Elle avait enfin ce mélange de grâce et de solidité qui prête à la conversation des femmes dont l'esprit est cultivé un charme incomparable.
Habituée dès l'enfance à sa supériorité comme à son joli visage, elle portait aussi simplement l'une que l'autre. Elle se donnait aux soins de son ménage comme si elle n'eût pas eu d'autres idées dans la tête. Il y avait des détails d'intérieur qu'elle n'abandonnait pas aux domestiques. Elle venait après eux dans son salon, dans son boudoir, un plumeau bleu à la main; elle caressait légèrement de ce plumeau les étagères, les jardinières, les consoles; elle rangeait un meuble, en dérangeait un autre, plantait des branches dans un vase, tout cela en sautillant et en chantant comme un oiseau dans sa cage. Son mari se divertissait quelquefois à la suivre de l'œil dans ces menues besognes. Elle le faisait penser à ces princesses qu'on voit, dans les ballets d'opéra, réduites, par quelque coup du sort, à une domesticité passagère, et qui dansent en faisant le ménage.
— Comme vous aimez l'ordre, Marie! lui dit-il un jour.
— L'ordre, dit-elle gravement, est la beauté morale des choses.
Elle traîna sa voix sur le mot choses, et, craignant d'avoir été prétentieuse, elle rougit.
C'était une aimable créature, et on comprendra, nous l'espérons, qu'elle eût quelque attrait, même pour son mari. Quoiqu'il n'eût pas un seul instant la pensée de lui sacrifier la passion qui possédait sa vie, il est certain cependant que sa femme lui plaisait comme une amie charmante qu'elle était, et peut être comme un charmant fruit défendu qu'elle était aussi.
Deux ou trois années se passèrent sans amener de changements sensibles dans les rapports mutuels des personnages divers de cette histoire. Ce fut dans la vie de M. de Camors la phase la plus brillante et sans doute la plus heureuse. Son mariage avait doublé sa fortune; ses spéculations habiles l'augmentaient encore chaque jour. Il avait proportionné le train de sa maison à ses nouvelles ressources: dans les régions de la haute vie élégante, il tenait décidément le sceptre. Ses chevaux, ses équipages, son goût artistique, sa toilette même faisaient loi. Sa liaison avec madame de Campvallon, sans être proclamée, était soupçonnée, et complétait son prestige. En même temps, sa capacité d'homme politique commençait à s'affirmer avec éclat; il avait pris la parole dans quelques débats récents, et son maiden speech avait été triomphal.
Cette prospérité était grande. Il est pourtant vrai que M. de Camors n'en jouissait pas sans trouble. Deux points sombres tachaient l'azur où il planait, et pouvaient contenir la foudre. — Sa vie d'abord était sans cesse suspendue à un fil. D'un jour à l'autre, le général de Campvallon pouvait être informé de l'intrigue qui le déshonorait, soit par quelque trahison intéressée, soit même par la rumeur publique, qui commençait à s'éveiller. Si ce cas se présentait jamais, il savait que le général ne le ménagerait pas, et il était, d'ailleurs, déterminé à ne pas défendre sa vie contre lui. Cette résolution, formellement arrêtée dans sa pensée, lui servait même de dernier argument pour apaiser sa conscience. Tout l'édifice de sa destinée était donc à la merci d'un hasard assez vraisemblable.
La seconde de ses inquiétudes, c'était la haine jalouse de madame de Campvallon contre la jeune rivale qu'elle s'était autrefois choisie. Après avoir plaisanté franchement sur ce sujet dans les premiers temps, la marquise avait peu à peu cessé même d'y faire allusion. M. de Camors ne pouvant se méprendre à certains symptômes muets, s'alarmait quelquefois de cette jalousie silencieuse. Craignant d'exaspérer dans une âme aussi redoutable le plus violent des sentiments féminins, il s'était réduit de jour en jour à des ménagements qui coûtaient à sa fierté et peut-être aussi à son cœur, car sa femme, pour qui sa conduite nouvelle était inexpliquée, en souffrait vivement, et il le voyait.
Un soir du mois de mai 1860, il y avait une réception à l'hôtel de Campvallon. La marquise, avant de partir pour la campagne, faisait ses adieux au groupe le plus choisi de son monde habituel. Quoique cette fête eût un caractère à demi intime, elle l'avait organisée avec sa recherche et son goût ordinaires. Une sorte de galerie formée de verdure et de fleurs conduisait des salons dans la serre à travers le jardin. Cette soirée fut pénible pour madame de Camors; la négligence de son mari envers elle fut si marquée, son assiduité auprès de la marquise si persistante, leur entente si radieuse, que la jeune femme sentit la douleur de son abandon à un degré presque insupportable. Elle alla se réfugier dans la serre, et, s'y trouvant seule, elle se mit à pleurer. Au bout d'un instant, M. de Camors, ne l'apercevant plus dans les salons, s'inquiéta; elle le vit bientôt entrer dans la serre, avec ce prompt coup d'œil des femmes qui voit sans regarder. Elle affecta d'examiner les fleurs des gradins, et, par un effort de volonté, sécha ses larmes. Son mari cependant s'était avancé lentement vers elle.
— Quel magnifique camélia! lui dit-elle... Connaissez-vous cette variété?
— Très bien, dit-il, c'est le camélia qui pleure.
Il arracha la fleur.
— Marie, reprit-il, je n'ai jamais été très porté aux enfantillages; mais voici une fleur que je garderai.
Elle attachait sur lui des yeux étonnés.
— Parce que je l'aime, ajouta-t-il.
Un bruit de pas les fit retourner. C'était madame de Campvallon qui parcourait la serre au bras d'un diplomate étranger.
— Pardon, dit-elle en souriant, je vous dérange! que je suis gauche!
Et elle passa.
Madame de Camors était devenue subitement toute rouge, et son mari fort pâle. Le diplomate seul n'avait pas changé de couleur, parce qu'il n'y comprenait rien.
La jeune comtesse, prétextant une migraine que l'air de son visage ne démentait pas, se retira presque aussitôt en disant à son mari qu'elle lui renverrait la voiture.
Peu d'instants après, la marquise de Campvallon, obéissant à un signe secret de M. de Camors, le rejoignit dans le boudoir retiré qui leur rappelait à tous deux l'instant le plus coupable de leur vie. Elle s'assit à côté de lui sur le divan avec sa nonchalance hautaine.
— Qu'est-ce qu'il y a? dit-elle.
— Pourquoi me surveillez-vous? dit Camors. Cela est indigne de vous.
— Ah! une explication? Triste chose! C'est la première entre nous; au moins qu'elle soit complète et rapide.
Elle parlait d'une voix contenue mais passionnée, l'œil fixé sur son pied, qu'elle soulevait légèrement et qui se tordait dans le satin.
— Soyez vrai, reprit-elle: vous êtes amoureux de votre femme?
Il haussa les épaules.
— Indigne de vous, je le répète.
— Et que signifient alors ces tendresses pour elle?
— Vous m'avez ordonné de l'épouser, non de la tuer, je suppose.
Elle eut un mouvement de sourcils étrange qu'il ne vit pas, car ils ne se regardaient ni l'un ni l'autre. Après une pause:
— Elle a son fils, elle a sa mère, reprit-elle; moi, je n'ai que vous!.. Écoutez, mon ami, ne me rendez pas jalouse, car, lorsque je le suis, il me vient des pensées dont je suis moi-même épouvantée... Et tenez, puisque nous en sommes là, si vous l'aimez, dites-le-moi plutôt; vous me connaissez, je n'ai pas de petites ruses... Eh bien, je crains tant les souffrances et les humiliations dont j'ai le pressentiment, je me crains tant moi-même, que je vous offre, que je vous rends votre liberté... J'aime mieux cette douleur horrible, mais du moins franche et noble... Ce n'est pas un piège que je vous tends, croyez-le. Regardez-moi! je ne pleure pas souvent... (L'azur sombre de ses yeux était noyé de larmes.) Oui, je suis sincère, et, je vous en prie, si cela est, profitez de ce moment, car, si vous le laissez échapper, vous ne le retrouverez jamais!
M. de Camors n'était nullement préparé à cette mise en demeure. L'idée de rompre sa liaison avec la marquise ne lui avait encore jamais traversé l'esprit. Cette liaison lui paraissait très conciliable avec les sentiments que sa femme pouvait lui inspirer. Elle était la faute la plus pesante et le danger perpétuel de sa vie; mais elle en était l'émotion, l'orgueil et la volupté magnifique. Il frémit, il s'irrita presque à la pensée de perdre un amour qu'il avait, d'ailleurs, acheté si cher. Il couvrit d'un regard ardent ce beau visage pur et exalté comme celui d'un archange combattant.
— Ma vie est à vous, dit-il. Comment pouvez-vous songer à rompre des liens comme les nôtres? comment pouvez-vous vous alarmer, ou même vous occuper de ma conduite envers une autre? Je suis ce que l'honneur et l'humanité me commandent, rien de plus, et vous, je vous aime, entendez-vous?.. entends-tu?
— C'est vrai? dit-elle.
— C'est vrai.
— Je vous crois.
Elle lui prit la main, et le regarda un moment sans parler, l'œil voilé, le sein palpitant; puis, se levant tout à coup:
— Vous savez, mon ami, que j'ai du monde chez moi?
Elle le salua d'un sourire et sortit du boudoir.
Cette scène cependant avait laissé dans l'esprit de Camors une impression désagréable, et il y pensait le lendemain matin avec humeur, tout en essayant un cheval dans l'avenue des Champs-Élysées, quand il se trouva soudain en face de son ancien secrétaire Vautrot. Il ne l'avait pas revu depuis le jour où ce personnage avait jugé prudent de se congédier lui-même à l'improviste. Les Champs-Élysées étant déserts à cette heure, Vautrot ne put esquiver, comme il l'avait fait peut-être plus d'une fois, la rencontre de Camors. Se voyant reconnu, il salua et s'arrêta, un sourire inquiet sur les lèvres. Son habit noir usé et son linge douteux décelaient une misère inavouée mais profonde. M. de Camors ne prit pas garde à ce détail, qui eût sans doute éveillé sa générosité naturelle et refoulé l'indignation dont il s'était senti saisi tout à coup. Il retint brusquement les rênes de son cheval.
— Ah! vous voilà, monsieur Vautrot? dit-il. Vous n'êtes donc plus en Angleterre? Et qu'est-ce que vous faites maintenant?
— Je cherche une position, monsieur le comte, dit humblement Vautrot, qui connaissait trop bien son ancien patron pour ne pas lire clairement dans le pli de sa moustache les pronostics d'un orage.
— Et pourquoi, reprit Camors, ne pas vous remettre à la serrurerie? Vous y étiez fort adroit... Les serrures les plus compliquées n'avaient pas de secret pour vous.
— Je ne sais ce que vous voulez dire, murmura Vautrot.
— Drôle!
Et, en lui jetant ce mot du bout des lèvres avec un accent de mépris indicible, M. de Camors toucha légèrement du fouet de sa cravache l'épaule de Vautrot; après quoi il s'éloigna tranquillement au petit pas de son cheval.
M. Vautrot était alors, en effet, à la recherche d'une position qu'il eût aisément trouvée, s'il eût voulu se contenter de celles qui convenaient à ses talents; mais il était, on s'en souvient, de ceux qui ont des vanités sans proportion avec leur mérite et de ceux surtout qui sont plus affamés de jouissances que de travail. Il était tombé à cette époque dans une détresse extrême qui n'avait pas besoin d'être beaucoup aigrie pour le pousser au mal, sinon au crime. On a de nos jours plus d'un exemple des excès où peuvent se porter ces sortes d'intelligences ambitieuses, avides et impuissantes. M. Vautrot, en attendant mieux, était rentré depuis quelque temps dans le rôle hypocrite qui lui avait autrefois réussi; la veille même, il était retourné chez madame de la Roche-Jugan, et y avait fait amende honorable de ses égarements philosophiques, car il était comme ces Saxons du temps de Charlemagne qui demandaient le baptême toutes les fois qu'ils éprouvaient le désir d'avoir une tunique neuve. Madame de la Roche-Jugan n'avait pas mal accueilli ce triste enfant prodigue; mais elle s'était refroidie sensiblement en le trouvant plus discret qu'elle n'eût voulu sur certain sujet qu'elle avait à cœur d'approfondir. Elle était alors plus préoccupée que jamais des relations qu'elle avait dès longtemps soupçonnées entre madame de Campvallon et M. de Camors. Ces relations ne pouvaient manquer d'être fatales aux espérances qu'elle avait fondées de loin sur le veuvage de la marquise et sur l'héritage du général. Le mariage de Camors lui avait fait un moment quelque illusion; mais elle était de ces dévotes qui supposent toujours le mal, et ses soupçons n'avaient pas tardé à se réveiller. Elle avait essayé d'obtenir de Vautrot, qui avait été longtemps dans l'intimité de son neveu, quelques éclaircissements sur ce mystère, et, Vautrot ayant eu la pudeur de les lui refuser, elle l'avait mis à la porte.
Après sa rencontre avec M. de Camors, Vautrot se dirigea immédiatement vers la rue Saint-Dominique, et, une heure plus tard, madame de la Roche-Jugan avait le plaisir de connaître tout ce qu'il savait lui-même de la liaison de Camors avec la marquise. Or, on se rappelle qu'il savait tout. Cette révélation, si prévue qu'elle pût être, atterra madame de la Roche-Jugan, qui vit ses projets maternels décidément renversés pour jamais. Au sentiment amer de cette déception se joignit aussitôt dans cette âme vile le désir furieux de se venger. Il est vrai qu'elle avait été mal récompensée de l'effort anonyme qu'elle avait jadis tenté pour ouvrir les yeux du malheureux général; car, depuis ce moment, le général, la marquise et Camors lui-même, sans rompre leurs rapports ordinaires avec elle, lui avaient laissé sentir une pointe de mépris dont son cœur était ulcéré.
Il ne fallait point s'exposer à une nouvelle déconvenue du même genre: il fallait assurément, au nom de la morale, confondre ces aveugles et ces coupables, mais, cette fois, avec de telles preuves, que le coup fût irrésistible. À force d'y songer même, madame de la Roche-Jugan se persuada que le tour nouveau des événements pouvait redevenir favorable aux prétentions qui avaient été l'idée fixe de sa vie. Madame de Campvallon détruite, M. de Camors écarté, le général devait demeurer seul au monde, et il était naturel de supposer qu'il se rejetterait alors sur son jeune parent Sigismond, ne fût-ce que pour reconnaître l'amitié clairvoyante et offensée de madame de la Roche-Jugan. Le général, à la vérité, avait par son contrat de mariage assuré tous ses biens à sa femme: mais madame de la Roche-Jugan, qui avait consulté sur cette question, n'ignorait pas qu'il restait maître, tant qu'il vivait, d'aliéner sa fortune, d'en dépouiller l'épouse indigne et de la transmettre à Sigismond.
Madame de la Roche-Jugan ne s'arrêta pas à la chance, assez vraisemblable pourtant, d'une rencontre personnelle entre le général et Camors: on connaît l'intrépidité dédaigneuse des femmes en matière de duel. Elle s'ingénia donc sans scrupule à engager Vautrot dans l'œuvre méritoire qu'elle tramait: elle le lia par quelques avantages immédiats et par des promesses; elle lui fit espérer du général une rémunération considérable. Vautrot, qui sentait encore sur son épaule la cravache de Camors, et qui l'eût tué de sa main, s'il eût osé, avait à peine besoin des excitations du lucre pour s'associer aux vengeances de sa protectrice et s'en rendre l'instrument. Il résolut cependant, puisque l'occasion s'en offrait, de se mettre une fois pour toutes au-dessus des atteintes de la misère en spéculant habilement sur le secret dont il était possesseur et sur l'immense fortune du général.
Ce secret, il l'avait déjà livré à madame de Camors sous l'inspiration d'un autre sentiment; mais il avait eu alors entre les mains des témoignages qui maintenant lui manquaient. Il avait donc besoin de se procurer des armes nouvelles et infaillibles; mais si l'intrigue qu'il s'agissait de démasquer existait encore, il ne désespéra pas d'en surprendre quelques indices certains en s'aidant de la connaissance générale qu'il avait eue autrefois des habitudes et des allures du comte de Camors. Ce fut la tâche à laquelle il s'appliqua dès ce moment jour et nuit avec l'ardeur malfaisante de la haine et de la convoitise.
La confiance absolue que M. de Campvallon avait rendue à sa femme et à Camors depuis le mariage du comte avec mademoiselle de Tècle eût permis sans doute aux deux amants de supprimer dans leurs rapports les complications du mystère et de l'aventure; mais ce qu'il y avait d'ardent, de poétique et de théâtral dans l'imagination de la marquise ne l'avait pas souffert. L'amour ne lui suffisait pas: il lui en fallait le danger, la mise en scène, les voluptés rehaussées de terreur. Une ou deux fois, dans les premiers temps, elle avait eu la témérité de quitter son hôtel pendant la nuit et d'y rentrer avant le jour; mais elle avait dû renoncer à des audaces reconnues trop périlleuses. Ses entrevues nocturnes avec M. de Camors étaient rares, et elles avaient toujours lieu chez elle. Voici quelle en était la combinaison. — Un terrain vague, servant par intervalles de chantier, était contigu aux jardins de l'hôtel de Campvallon; le général en avait autrefois acheté une portion; il y avait fait construire une maisonnette au milieu d'un potager, et y avait logé, avec sa bonté ordinaire, un ancien sous-officier nommé Mesnil, qui lui avait longtemps servi d'ordonnance. Ce Mesnil avait toute la confiance de son maître; il était investi d'une sorte de contrôle sur la partie forestière des propriétés de M. de Campvallon. Il demeurait l'hiver à Paris, mais il allait quelquefois passer deux ou trois jours à la campagne quand le général désirait obtenir sur quelque litige spécial des renseignements sûrs. C'était le moment de ces absences que madame de Campvallon et M. de Camors choisissaient pour leurs dangereux rendez-vous de nuit. Camors, averti du dehors par quelque signe convenu, s'introduisait dans l'enclos qui entourait le logis de Mesnil, et, de là, dans les jardins de l'hôtel. Madame de Campvallon se chargeait elle-même, avec des épouvantes qui la charmaient, de tenir ouverte une des portes-fenêtres du rez-de-chaussée. L'habitude parisienne de reléguer les domestiques sous les combles donnait à ces hardiesses une sorte de sécurité, quoique toujours fort précaire.
Vers la fin de mai, une de ces occasions, toujours impatiemment attendues de part et d'autre, s'était présentée, et M. de Camors, au milieu de la nuit, pénétrait dans le petit jardin de l'ancien sous-officier. Au moment où il tournait la clef de la grille qui le fermait, il crut entendre un faible bruit derrière lui. Il se retourna, parcourut d'un regard rapide l'espace sombre qui l'environnait, et, pensant s'être trompé, il entra. L'instant d'après, l'ombre d'un homme parut à l'angle d'une des piles de bois qui s'échafaudaient çà et là dans le chantier; cette ombre demeura quelque temps immobile en face des fenêtres de l'hôtel, et se replongea dans les ténèbres.
La semaine suivante, M. de Camors, étant au cercle dans la soirée, fit un whist avec le général. Il remarqua que M. de Campvallon n'était pas à son jeu, et vit même sur ses traits l'empreinte d'une préoccupation profonde.
— Est-ce que vous êtes souffrant, général? lui dit-il quand la partie fut achevée.
— Non, non, dit le général... je suis contrarié seulement... Une affaire ennuyeuse... entre deux de mes gardes... à la campagne... J'ai envoyé Mesnil ce matin examiner cela.
Le général fit quelques pas, et revint vers Camors, qu'il prit à part.
— Mon ami, lui dit-il, je vous ai trompé tout à l'heure... j'ai quelque chose sur l'esprit, quelque chose de grave... je suis même très malheureux.
— Qu'y a-t-il donc? dit Camors, dont le cœur s'était précipité.
— Je vous conterai cela... probablement demain... Venez toujours chez moi demain matin, voulez-vous?
— Oui, certainement.
— Merci... Maintenant, je m'en vais, car je ne suis réellement pas bien.
Il lui serra la main avec plus d'affection que de coutume.
— Adieu, mon cher enfant, ajouta-t-il.
Et il se détourna brusquement pour cacher des larmes qui avaient soudain rempli ses yeux.
M. de Camors avait ressenti pendant quelques minutes une vive inquiétude; mais l'adieu amical et attendri du général le rassura pleinement en ce qui le concernait, quoiqu'il demeurât étonné et même affecté de la tristesse émue du vieillard. Chose étrange, s'il y avait un homme au monde auquel il voulût du bien et pour lequel il eût été prêt à se dévouer, c'était celui qu'il outrageait mortellement.
Il avait eu, d'ailleurs, raison de s'inquiéter, et il avait tort de se rassurer, car le général, dans le cours de cette soirée, était informé de la trahison de sa femme, du moins il y était préparé. Seulement, il ignorait encore le nom de son complice, ceux qui l'avaient instruit ayant craint de se heurter contre une incrédulité opiniâtre et absolue, s'ils avaient nommé Camors. Il est probable, en effet, après ce qui s'était passé autrefois, que, si ce nom eût été prononcé de nouveau, le général eût reculé devant ce soupçon comme devant une monstrueuse impossibilité, flétrissante même pour la pensée.
M. de Camors resta au cercle jusqu'à une heure du matin et se rendit de là rue Vaneau. Il s'introduisit dans l'hôtel de Campvallon avec les précautions accoutumées, et, cette fois, nous l'y suivrons.