Читайте только на Литрес

Kitap dosya olarak indirilemez ancak uygulamamız üzerinden veya online olarak web sitemizden okunabilir.

Kitabı oku: «Monsieur de Camors — Complet», sayfa 6

Yazı tipi:

Madame de Tècle fit un petit geste de la main, comme pour dire que certainement elle était reconnaissante de cette invitation, mais que certainement aussi elle n'en abuserait pas; puis il y eut un silence qui se prolongea au point d'embarrasser M. de Camors. Ses yeux errants vinrent à rencontrer le piano, et il eut sur les lèvres cette phrase originale: «Vous êtes musicienne, madame?» mais il se rappela son arbre, craignit de se trahir par cette allusion, et se tut.

— Vous venez de Paris, monsieur? reprit madame de Tècle.

— Non, madame... je viens de passer quelques semaines chez le général de Campvallon, qui a l'honneur d'être de vos amis, je crois, et qui m'a encouragé à me présenter à vous.

— Nous serons très heureux, monsieur!.. Quel excellent homme, n'est-ce pas?

— Excellent, oui, madame.

Il y eut un nouveau silence.

— Mon Dieu! monsieur, dit madame de Tècle, si une promenade au soleil ne vous faisait pas peur, nous irions au-devant de mon oncle... nous le rencontrerons certainement.

M. de Camors s'inclina.

Madame de Tècle s'était levée et avait sonné.

— Mademoiselle Marie est là? dit-elle au domestique. Priez-la de mettre son chapeau et de venir.

Mademoiselle Marie arriva l'instant d'après: elle jeta sur l'étranger le franc regard d'un enfant curieux, le salua légèrement, et tous trois sortirent du salon par une porte qui ouvrait de plain-pied sur le parc. De ce côté du château, comme devant la façade, c'était une succession de coteaux et de vallons gazonnés, de bosquets et de clairières, de petits ponts blancs, de vaches luisantes et de moutons frisés, s'étendant à perte de vue. Madame de Tècle, tout en répondant poliment aux exclamations courtoises de M. de Camors, s'acheminait d'un pas rapide et léger, et ses petites bottes de fée laissaient leurs deux empreintes délicates comme esquissées sur le sable fin des sentiers. Elle marchait avec une grâce inconcevable, sans le vouloir et sans le savoir. Elle avait une allure relevée, souple, élastique, et d'une élégance ondoyante qui eût semblé coquette, si on ne l'eût sentie parfaitement naturelle.

Arrivée devant le mur qui fermait la partie droite du parc, elle ouvrit une porte, et l'on se trouva à l'entrée d'un chemin très étroit qui traversait un immense champ plein de blé mûr. Madame de Tècle continua sa marche, suivie par mademoiselle Marie, que suivait M. de Camors. Mademoiselle Marie s'était montrée jusque-là fort sage; mais, en voyant tous ces beaux épis d'or entremêlés de marguerites blanches, de coquelicots rouges et de bleuets, et en entendant le concert délicieux que des myriades de mouches bleues, vertes, jaunes et mordorées faisaient au milieu de ces merveilles, Mademoiselle Marie s'exalta, et perdit quelque chose de son excellente tenue. Elle s'arrêtait de minute en minute pour cueillir une marguerite ou un coquelicot; à chaque station, il est vrai, elle se retournait vers Camors et lui disait: «Pardon, monsieur!» Mais n'importe, sa mère en souffrait.

— Voyons, Marie, disait-elle, voyons donc.

Enfin, comme on passait tout près d'un des pommiers qui étaient clairsemés au milieu du blé, l'enfant aperçut une branche verte, surmontée d'une pomme encore plus verte et grosse comme le bout de son doigt. Cette tentation fut irrésistible.

— Pardon, monsieur, dit-elle.

Et elle s'enfonça dans le blé pour atteindre le pommier et, si Dieu le permettait, la petite pomme; mais ce fut madame de Tècle qui ne le permit pas.

— Marie! dit-elle vivement, dans les blés, mon enfant! êtes-vous folle?

Marie rentra à la hâte dans le sentier; mais elle ne put renoncer à sa terrible envie, et, regardant M. de Camors d'un œil suppliant:

— Monsieur, lui dit-elle en lui montrant la branche, je vous prie!..

Cela ferait si bien dans mon bouquet, cette pomme!

M. de Camors n'eut qu'à se pencher un peu et à allonger le bras pour détacher de l'arbre la branche et la pomme.

— Merci bien! dit tranquillement l'enfant Puis elle joignit la tige du pommier à son bouquet, planta le tout dans le ruban de son chapeau, et se remit fièrement en marche après un gros soupir de satisfaction.

Comme ils approchaient d'une barrière qui s'ouvrait à l'extrémité du champ, madame de Tècle se retourna tout à coup:

— Mon oncle, monsieur! dit-elle.

M. de Camors leva la tête, et aperçut un vieillard de haute taille, qui s'était arrêté de l'autre côté de la barrière, et qui les regardait, la main posée au-dessus de ses yeux en forme d'abat-jour. Ses jambes robustes étaient sanglées dans des guêtres de cuir fauve à boucles d'acier. Il portait un large vêtement de velours marron et un chapeau de feutre mou. À ses cheveux blancs et à ses gros sourcils noirs, Camors reconnut aussitôt le vieux monsieur joueur de violon.

— Mon oncle, dit madame de Tècle en montrant le jeune comte du geste, — monsieur de Camors!

— Monsieur de Camors! répéta, le vieillard d'une voix remarquablement forte et pleine; monsieur, soyez le bienvenu.

Il ouvrit la barrière, et, tendant au jeune homme sa main brune et velue:

— Monsieur, poursuivit-il, j'ai beaucoup connu madame votre mère, et je suis ravi de voir son fils chez moi! C'était une aimable personne que votre mère, monsieur, et qui certainement méritait...

Le vieillard hésita, et termina sa phrase par un hem! sonore, qui retentit dans sa large poitrine comme sous une voûte d'église.

Il prit la lettre de M. de Campvallon que Camors lui présentait, et, la tenant développée à longue distance de ses yeux, il se mit à la lire sous l'ombre de la haie voisine. Le général avait prévenu le jeune comte qu'il ne croyait pas politique de révéler dès l'abord à M. Des Rameures les projets concertés entre eux. M. Des Rameures ne trouva donc dans la lettre qu'une chaude recommandation en faveur de M. de Camors, et plus bas, en post-scriptum, la nouvelle du mariage du général.

— Comment diable! s'écria M. Des Rameures. Savez-vous cela, ma nièce?

Campvallon se marie!

Les histoires de mariage ont le privilège d'éveiller l'intérêt particulier des dames. Madame de Tècle se rapprocha avec curiosité, et mademoiselle Marie elle-même prêta l'oreille.

— Comment, mon oncle, le général! Êtes-vous sûr?

— Pardieu! sans doute, j'en suis sûr, puisqu'il me le dit.

Connaissez-vous sa fiancée, monsieur de Camors?

— Mademoiselle de Luc d'Estrelles est ma cousine, monsieur.

— Ah! fort bien, monsieur. Et c'est une personne d'un certain âge, je suppose?

— Elle a vingt-cinq ans, monsieur.

M. Des Rameures fit entendre de nouveau un de ces hem! puissants qui lui étaient familiers.

— Et peut-on vous demander, monsieur, sans indiscrétion, reprit-il, si elle est douée de quelques agréments physiques?

— Elle est d'une rare beauté.

— Hem! Fort bien, monsieur!.. Je trouverais le général un peu âgé pour elle; mais quoi! chacun se connaît, monsieur, chacun se connaît! Hem!.. ma chère Élise, quand vous voudrez, nous vous suivons... Pardon! monsieur le comte, si je vous reçois dans cet appareil rustique... mais je suis un laboureur, agricola! et un pasteur... un simple gardien de troupeaux, custos gregis! comme dit le poète... Marchez donc devant moi, monsieur, je vous en prie... Marie, respectez mes blés, mon enfant!.. Et pouvons-nous espérer, monsieur de Camors, que vous avez l'heureuse pensée de quitter la grande Babylone et de vous installer dans votre propriété rurale? Ce serait d'un bon exemple, monsieur, d'un excellent exemple; car, aujourd'hui plus que jamais malheureusement, on peut dire avec le poète:

Non ullus aratro Dignus honos; squalent abductis arva colonis, Et... et...

et, ma foi, j'oublie le reste!.. Pauvre mémoire!.. Ah! monsieur, ne vieillissez pas!

— Et curvæ rigidum falces conflantur in ensem! dit M. de Camors achevant la citation interrompue.

— Quoi! monsieur, vous citez Virgile! vous lisez les anciens! j'en suis charmé, sincèrement charmé! Ce n'est point le défaut de la génération nouvelle! Les ignorants font courir le bruit qu'il est de mauvais goût de citer les classiques... Ce n'est pas mon avis, monsieur... pas le moins du monde... Nos pères citaient volontiers, parce qu'ils savaient. Quant à Virgile, monsieur, c'est mon poète... non pas que j'approuve tous ses procédés de culture... Avec tout le respect que je lui dois, il y a beaucoup à dire à son œuvre de ce côté-là... et ses méthodes d'élevage en particulier sont tout à fait insuffisantes; mais d'ailleurs il est divin... Eh bien, monsieur de Camors, vous voyez mon petit domaine... mea paupera regna!... la retraite du sage! C'est là que je vis, et que je vis heureux comme un patriarche, comme un vieux berger de l'âge d'or, aimé de mes voisins, ce qui n'est pas facile... et vénérant les dieux, ce qui l'est davantage... Oui, monsieur, et, puisque vous aimez Virgile, vous m'excuserez encore une fois... c'est pour moi qu'il a dit:

Fortunate senex, hic inter flumina nota, Et fontes sacros frigus captabis opacum!

Et aussi, monsieur de Camors:

 
Fortunatus et ille Deos qui novit agrestes.
Panaque, Silvanumque senem!..
 

— Nymphasque sorores! dit Camors en souriant, et en désignant d'un léger signe de tête madame de Tècle et sa fille, qui le précédaient.

— Fort bien! fort à propos! c'est la vérité pure! dit gaiement M. Des Rameures. Avez-vous entendu, ma nièce?

— Oui, mon oncle.

— Et avez-vous compris, ma nièce?

— Non, mon oncle.

Le vieillard se mit à rire de tout son cœur.

— Je ne vous crois pas, ma chère, je ne vous crois pas!.. N'en croyez rien, monsieur de Camors! Les femmes ont le don de comprendre les compliments dans toutes les langues!

Cet entretien les avait conduits jusqu'au château. On s'assit sur un banc, devant la porte du salon, pour jouir du point de vue. M. de Camors loua avec goût le dessin et la bonne tenue du parc. Il accepta une invitation à dîner pour la semaine suivante, et se retira discrètement, se flattant d'avoir fait, dès son début, quelques progrès dans l'estime de M. Des Rameures, mais regrettant de n'en avoir fait aucun, suivant toute apparence, dans la sympathie de sa nièce aux pieds légers.

C'était tout le contraire.

— Ce jeune homme, dit M. des Rameures dès qu'il se trouva seul avec madame de Tècle, ce jeune homme a quelque teinture des anciens, et c'est quelque chose, mais il ressemble terriblement à son père, qui était vicieux comme le péché. Il a bien dans le sourire et dans les yeux quelques traits de son adorable mère... mais, en définitive, ma chère Élise, c'est tout le portrait de son détestable père, dont il a, d'ailleurs, dit-on, les principes et les mœurs.

— Qui dit cela, mon oncle?

— Mais le bruit public, ma nièce!

— Le bruit public, mon oncle, se trompe quelquefois, et il exagère toujours. Moi, je le trouve bien, ce jeune homme. Il est très poli et très distingué.

— Voilà! voilà! parce qu'il vous a comparée aux nymphes de la Fable, ma nièce!

— S'il m'a comparée aux nymphes de la Fable, il a eu tort; mais il ne m'a pas adressé en français une seule parole qui ne fût du meilleur ton. Attendons, avant de le condamner, que nous ayons pu le juger nous-mêmes, mon oncle, voulez-vous? C'est une habitude que vous m'avez toujours recommandée, vous savez.

— Vous ne pouvez pas disconvenir, ma nièce, reprit le vieillard avec un peu d'humeur, que ce jeune homme n'exhale un parfum parisien des plus marqués et des plus désagréables! Trop poli, trop contenu! pas l'ombre d'enthousiasme! pas de jeunesse enfin! il ne rit pas! J'aime que chacun soit de son âge... J'aime qu'un jeune homme rie à faire craquer son gilet!

— Comment voulez-vous qu'il rie à faire craquer son gilet, mon oncle, quand son père est mort si récemment d'une manière tragique, et quand lui-même est à demi ruiné, dit-on?

— Eh bien! eh bien, soit!.. la vérité est que vous avez raison, et j'abjure mes préventions contre ce jeune homme. S'il est à demi ruiné, je lui offrirai mes conseils et... et... ma bourse au besoin, en souvenir de sa mère, qui vous ressemblait, Élise, par parenthèse, et c'est ainsi que finissent toujours nos querelles, méchante enfant... Je crie, je me passionne, je m'emporte comme un Tartare... vous faites parler votre douceur et votre bon sens, ma chère petite, et le tigre est un agneau... Et tous les malheureux qui vous approchent subissent de même votre charme perfide... Et c'est pourquoi mon vieux La Fontaine a dit de vous:

 
Sur différentes fleurs l'abeille se repose,
Et fait du miel de toute chose!
 

V

Élise de Tècle avait alors près de trente ans; mais elle paraissait plus jeune qu'elle n'était. Elle avait épousé à seize ans son cousin Roland de Tècle dans des circonstances singulières. — Mademoiselle de Tècle, orpheline de bonne heure, avait été élevée par le frère de sa mère, M. Des Rameures. Roland vivait à deux pas d'elle chez son père. Tout les rapprochait, les vœux de leur famille, les convenances de fortune, les relations de voisinage et l'harmonie sympathique de leurs personnes. Ils étaient tous deux charmants. Ils avaient été destinés l'un à l'autre dès leur enfance. L'époque fixée pour le mariage approchait avec la seizième année d'Élise, et le comte de Tècle, en prévision de cet événement, faisait restaurer et presque entièrement reconstruire une aile de son château, réservée au jeune ménage. Roland surveillait et pressait lui-même ces travaux avec le zèle d'un amoureux. — Un matin, un bruit confus et sinistre s'éleva dans la cour de l'habitation. Le comte de Tècle accourut et vit son fils évanoui et sanglant entre les bras des ouvriers. Il était tombé du haut d'un échafaudage sur le pavé. Le malheureux enfant demeura deux mois entre la vie et la mort. Au milieu des transports de sa fièvre, il ne cessait d'appeler sa cousine et sa fiancée, et on fut forcé d'admettre la jeune fille à son chevet. Il se rétablit peu à peu; mais il resta défiguré et horriblement boiteux.

La première fois qu'on lui permit de se voir dans une glace, il eut une syncope que l'on put croire mortelle. C'était, d'ailleurs, un garçon de cœur et de foi. En revenant à lui, il versa des flots de larmes, — qui ne purent effacer les cruelles cicatrices de son visage, — pria longtemps et s'enferma avec son père. Tous deux se mirent ensuite à écrire, l'un à M. Des Rameures, l'autre à mademoiselle de Tècle. M. Des Rameures et sa nièce étaient alors en Allemagne. Les émotions et les fatigues avaient épuisé la santé d'Élise, et son oncle, sur les conseils des médecins, l'avait conduite aux eaux d'Ems. Ce fut là qu'elle reçut les lettres qui la dégageaient franchement de sa parole et lui rendaient son absolue liberté. Roland et son père la suppliaient seulement de ne pas hâter son retour, leur intention à tous deux étant de quitter le pays dans quelques semaines et d'aller s'établir à Paris. Ils ajoutaient qu'ils ne voulaient point de réponse, et que leur résolution, impérieusement commandée par la plus simple délicatesse, était irrévocable.

Ils furent obéis. Aucune réponse ne vint. — Roland, son sacrifice accompli, avait paru calme et résigné; mais il tomba dans une sorte de langueur qui fit en peu de temps d'effrayants progrès, et qui laissa bientôt pressentir un dénoûment fatal et prochain, qu'il semblait au reste désirer.

On l'avait transporté un soir à l'extrémité du jardin de son père, sur une terrasse plantée de quelques tilleuls. Il regardait d'un œil fixe la pourpre du couchant à travers les éclaircies des bois, et son père se promenait à grands pas sur la terrasse, lui souriant quand il passait devant lui, et essuyant une larme un peu plus loin. Ce fut alors qu'Élise de Tècle arriva comme un ange des cieux. Elle s'agenouilla devant le jeune homme infirme, lui baisa les mains et lui dit, en l'enveloppant du rayonnement de ses beaux yeux, qu'elle ne l'avait jamais tant aimé. Il sentit qu'elle disait vrai et accepta son dévouement. Leur union fut consacrée peu de temps après.

Madame de Tècle fut heureuse; mais elle le fut seule. Son mari, malgré la tendresse dont elle l'entourait, malgré le bonheur vrai qu'il pouvait lire dans son regard tranquille, malgré la naissance de sa fille, parut ne se consoler jamais. Il était même avec elle d'une contrainte et d'une froideur étranges. Une douleur inconnue le consumait. On en eut le secret le jour où il mourut.

— Ma chérie, dit-il à sa jeune femme, soyez bénie pour tout le bien que vous m'avez fait... Pardonnez-moi, si je ne vous ai jamais dit combien je vous aimais... Avec un visage comme le mien, il ne faut pas parler d'amour!.. Et cependant mon pauvre cœur en était plein... J'ai souffert de cela beaucoup, et surtout en me rappelant ce que j'étais auparavant, et comme j'aurais été plus digne de vous... Mais nous nous reverrons, n'est-ce pas, ma chérie?.. Et alors, je serai beau comme vous, et je pourrai vous dire que je vous adore... Adieu!.. Je t'en prie, Élise, ne pleure pas!.. je t'assure que je suis heureux... Pour la première fois, je t'ai ouvert mon cœur, parce qu'un mourant ne craint pas le ridicule... Adieu! je t'aime!..

Et cette douce parole fut la dernière.

Madame de Tècle, après la mort de son mari, avait continué d'habiter chez son beau-père; mais elle passait une partie de ses journées chez son oncle, et, tout en s'occupant de l'éducation de sa fille avec une sollicitude infinie, elle tenait le ménage des deux vieillards, dont elle était également idolâtrée.

M. de Camors recueillit une partie de ces détails de la bouche du curé de Reuilly, qu'il alla visiter le lendemain, et qu'il trouva étudiant son violoncelle avec ses lunettes d'argent. Malgré son système résolu de mépris universel, le jeune comte ne put s'empêcher de concevoir pour madame de Tècle un vague respect, qui ne nuisit d'ailleurs en rien aux sentiments moins purs qu'il était disposé à lui consacrer. Très décidé, sinon à la séduire, du moins à lui plaire et à s'en faire une alliée, il comprit que l'entreprise n'était pas ordinaire; mais il était brave et il ne craignait pas les difficultés, surtout quand elles se présentaient sous cette forme.

Ses méditations sur ce texte l'occupèrent agréablement le reste de la semaine, pendant qu'il surveillait ses ouvriers et qu'il conférait avec l'architecte. En même temps, ses chevaux, ses livres, ses journaux, ses domestiques, lui arrivaient successivement et achevaient d'écarter l'ennui.

Il avait donc fort bonne mine quand il sauta à bas de son dog-cart le lundi suivant devant la porte de M. Des Rameures et sous les propres yeux de madame de Tècle, qui daigna frapper doucement de sa blanche main l'épaule noire et fumante de Fitz-Aymon (par Black-Prince et Anna-Bell). Camors vit alors pour la première fois le comte de Tècle, qui était un vieillard doux, triste et taciturne. Le curé, le sous-préfet de l'arrondissement et sa femme, le médecin de la famille, le percepteur et l'instituteur complétaient, comme on dit, la liste des convives.

Pendant le dîner, M. de Camors, secrètement excité par le voisinage immédiat de madame de Tècle, s'appliqua à triompher de cette hostilité sourde que la présence d'un étranger ne manque jamais de susciter dans les intimités qu'il dérange. Sa supériorité calme s'établit tout doucement, et se fit même pardonner à force de grâce. Sans montrer une gaieté messéante à son deuil, il eut, à propos de ses premiers embarras de ménage à Reuilly, des pointes de vivacité et des lueurs plaisantes qui déridèrent la gravité de sa voisine. Il interrogea avec bienveillance chacun des convives, parut s'intéresser prodigieusement à leurs affaires, et eut la bonté de les mettre à leur aise. Il eut l'art de fournir à M. Des Rameures l'occasion de quelques citations heureuses. Il lui parla sans affectation des prairies artificielles et des prairies naturelles, des vaches amouillantes et des vaches non amouillantes, des moutons Dishley, et de mille choses enfin qu'il avait apprises le matin dans la Maison rustique du XIXe siècle. Directement il parla peu à madame de Tècle; mais il ne dit pas un seul mot dans tout le cours du repas qui ne lui fût dédié, et, de plus, il avait une manière caressante et chevaleresque de laisser entendre aux femmes, même en leur versant à boire, qu'il était prêt à mourir pour elles.

On le trouva simple et bon enfant, quoiqu'il ne fût ni l'un ni l'autre. Au sortir de table, comme on prenait le frais devant les fenêtres du salon, à la clarté des étoiles:

— Mon cher monsieur, lui dit M. Des Rameures, dont la cordialité naturelle était un peu rehaussée par les fumées de son excellente cave, mon cher monsieur, vous mangez bien, vous parlez mieux, vous buvez sec; je vous proteste, monsieur, que je suis prêt et disposé à vous regarder comme un parfait compagnon et comme un voisin accompli, si vous joignez à tous vos mérites celui d'aimer la musique! Voyons, aimez-vous la musique?

— Passionnément, monsieur.

— Passionnément! bravo! C'est ainsi qu'il faut aimer tout ce qu'on aime, monsieur! Eh bien, j'en suis ravi, car nous formons ici une troupe de mélomanes fanatiques, comme vous vous en apercevrez tout à l'heure... Moi-même, monsieur, je m'escrime volontiers sur le violon... en simple amateur de campagne, monsieur... Orpheus in silvis!... N'allez pas imaginer toutefois, monsieur de Camors, que notre culte pour ce bel art absorbe toutes nos facultés et tous nos instants. Non, monsieur, assurément! Ainsi que vous le verrez encore, si vous voulez bien prendre part quelquefois, comme je l'espère, à nos petites réunions, nous ne dédaignons aucun des objets qui méritent d'occuper des êtres pensants. Nous passons de la musique à la littérature, à la science, à la philosophie même au besoin... mais tout cela, monsieur, je vous prie de le croire, sans pédanterie, sans sortir du ton d'une conversation enjouée et familière... Nous lisons quelquefois des vers, mais nous n'en faisons pas... Nous aimons les temps passés, mais nous rendons justice au nôtre... Nous aimons les anciens, et nous ne craignons pas les modernes; nous ne craignons que ce qui rapetisse l'esprit et ce qui abaisse le cœur, et nous nous exaltons à perte de vue sur tout ce qui nous paraît beau, utile et vrai!.. Voilà ce que nous sommes, monsieur. Nous nous appelons nous-mêmes la colonie des enthousiastes, et les malveillants du pays nous appellent l'hôtel de Rambouillet. L'envie, comme vous le savez, monsieur, est une plante qui ne fleurit pas en province; mais ici, par exception, nous avons quelques jaloux; c'est un malheur pour eux, et voilà tout!.. Chacun apporte donc ici, mon cher monsieur, le tribut de ses lectures ou de ses réflexions, — son vieux livre de chevet ou son journal du matin; — on cause là-dessus, on commente, on discute, et l'on ne se fâche jamais! La politique même, cette mère de la discorde, n'a pu l'engendrer parmi nous. La chose est étrange monsieur, car les opinions les plus contraires sont représentées dans notre petit cénacle. Moi, je suis légitimiste; voici Durocher, mon médecin et ami, qui est un franc républicain; Hédouin, le percepteur, est parlementaire; M. le sous-préfet est dévoué au gouvernement, comme c'est son devoir; le curé est un peu romain, et moi, je suis gallican, et sic de cæteris! Eh bien, monsieur, nous nous entendons à merveille, et je vais vous dire pourquoi, c'est que nous sommes tous de bonne foi, ce qui est fort rare, monsieur; c'est que toutes les opinions contiennent au fond une portion de vérité, et qu'avec quelques concessions mutuelles tous les honnêtes gens sont bien près d'avoir une seule et même opinion... Enfin, monsieur, que vous dirai-je? c'est l'âge d'or qui règne dans mon salon, ou plutôt dans le salon de ma nièce; car, si vous voulez connaître la divinité qui nous fait ces loisirs, il faut regarder ma nièce! C'est pour lui plaire, monsieur, c'est pour satisfaire à son bon goût, à son bon sens et à sa mesure parfaite en toutes choses que chacun de nous abjure l'excès et la passion qui gâtent les meilleures causes. En un mot, monsieur, c'est l'amour, à proprement parler, qui est notre lien commun et notre commune vertu, car nous sommes tous amoureux de ma nièce... moi d'abord!.. Durocher ensuite depuis trente ans... puis M. le sous-préfet, puis tous ces messieurs... et vous aussi, curé!.. Allons! allons! vous aussi vous êtes amoureux d'Élise, en tout bien, tout honneur, bien entendu, — comme je le suis moi-même, comme nous le sommes tous, et comme M. de Camors le sera bientôt si ce n'est déjà fait, n'est-ce pas, monsieur de Camors?

M. de Camors déclara avec un sourire de jeune tigre qu'il se sentait beaucoup de propension à ratifier la prophétie de M. Des Rameures; après quoi, on rentra dans le salon. La société s'y était augmentée de quelques habitués des deux sexes, qui étaient venus, les uns en voiture, les autres à pied, de la petite ville voisine ou des campagnes environnantes. M. Des Rameures ne tarda pas à saisir son violon; pendant qu'il l'accordait, mademoiselle Marie, qui était une musicienne consommée, s'assit devant le piano, et sa mère se posta derrière elle, prête à battre la mesure sur son épaule.

— Ceci, monsieur de Camors, dit M. Des Rameures, ne va pas être nouveau pour vous: c'est simplement la sérénade de Schubert, tout bonnement, monsieur; mais nous l'avons un peu arrangée, ou dérangée, à notre façon; vous en jugerez. Ma nièce chante, et nous lui répondons alternativement, le curé et moi!.. Arcades ambo!... lui sur sa basse, et moi sur mon stradivarius. Voyons, mon cher curé, commencez... Incipe, Mopse, prior!

Malgré l'exécution magistrale du vieux gentilhomme et malgré l'application savante du curé, ce fut madame de Tècle qui parut à M. de Camors la plus remarquable des trois virtuoses. Le calme de ses beaux traits et la dignité de son attitude formaient avec l'accent passionné de sa voix un contraste qu'il trouva fort piquant. Le tour de l'entretien l'amena bientôt lui-même au piano, et il se tira d'un accompagnement difficile avec un talent réel. Il avait même une voix de ténor assez jolie, et il s'en servait bien. Tout cela mis dehors à propos et sans apprêt fit le meilleur effet du monde.

Il se tint ensuite à l'écart pendant le reste de la soirée, se contentant d'observer et de s'étonner. Le ton de ce petit cercle était à la vérité surprenant. Il était aussi éloigné du commérage vulgaire que de l'affectation précieuse. Rien qui ressemblât à une loge de concierge, comme quelques salons de province; rien qui ressemblât à un foyer de petit théâtre grivois, comme bien des salons de Paris; rien non plus, comme Camors l'appréhendait fortement, d'une séance académique en chambre. Il faut avouer pourtant que la conversation, tout en s'animant souvent jusqu'à la franche gaieté gauloise, ne descendait jamais aux sujets bas, et qu'elle se portait même de préférence sur les questions élevées, sur les lettres, les arts ou la politique; mais ces honnêtes gens savaient toucher légèrement aux choses sérieuses, et simplement aux choses les plus hautes. Il y avait là cinq ou six femmes, quelques-unes jolies, toutes distinguées, qui avaient pris l'habitude de penser, sans perdre le goût de rire, ni celui de plaire. Toutes les intelligences paraissaient dans ce groupe étrange au même niveau et d'une même élite, parce qu'elles vivaient toutes dans la même région, et que cette région était supérieure. Il faut ajouter qu'elles étaient aussi sous le même charme, et que ce charme était souverain. Madame de Tècle, indifférente en apparence, ensevelie dans son fauteuil et piquant sa tapisserie, animait tout d'un regard, et modérait tout d'un mot. Le regard était ravissant, et le mot toujours juste: ces esprits purs n'ont pas de nuages, et il n'y avait pas de goût plus sûr que le sien. On attendait en toutes choses son arrêt comme celui d'un juge qu'on redoute et d'une femme qu'on aime.

On ne lut pas de vers ce soir-là, et M. de Camors n'en fut pas fâché. On parla successivement à travers la musique d'une comédie nouvelle d'Augier, d'un roman de madame Sand, d'un poème récent de Tennyson et des affaires d'Amérique... Puis M. Des Rameures, s'adressant au curé:

— Mon cher Mopsus, lui dit-il, vous alliez nous lire votre sermon sur la superstition, jeudi dernier, quand nous avons été interrompus par ce farceur qui était monté dans un arbre pour mieux vous entendre... Voici l'heure de nous dédommager. Mettez-vous là, mon cher pasteur, et nous vous écoutons.

Le digne curé prit séance, déroula son manuscrit, et se mit à lire son sermon, que nous ne rapporterons pas ici, malgré l'exemple de notre ami Sterne, pour ne pas trop mêler le sacré au profane. Il nous suffira de dire qu'il avait pour objet d'enseigner aux habitants de la paroisse de Reuilly à distinguer les actes de foi qui élèvent l'âme et qui plaisent à Dieu des actes de superstition qui dégradent la créature et offensent le Créateur. Le sermon, quoique rédigé avec goût, paraissait destiné à faire valoir la morale évangélique plutôt que le talent de l'orateur. Il fut généralement approuvé. Quelques personnes cependant, et M. Des Rameures entre autres, blâmèrent certains passages comme dépassant la mesure des intelligences simples auxquelles on s'adressait; mais madame de Tècle, appuyée par le républicain Durocher, soutint qu'on se défiait trop de l'intelligence populaire, que souvent on l'abaissait sous prétexte de se mettre à son niveau, et les passages incriminés furent maintenus.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
28 eylül 2017
Hacim:
330 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
Metin
Ortalama puan 0, 0 oylamaya göre
Metin
Ortalama puan 0, 0 oylamaya göre
Metin
Ortalama puan 0, 0 oylamaya göre
Metin
Ortalama puan 0, 0 oylamaya göre
Metin
Ortalama puan 0, 0 oylamaya göre
Metin
Ortalama puan 0, 0 oylamaya göre
Metin
Ortalama puan 0, 0 oylamaya göre
Metin
Ortalama puan 0, 0 oylamaya göre
Metin
Ortalama puan 0, 0 oylamaya göre
Metin
Ortalama puan 0, 0 oylamaya göre