Kitabı oku: «Œuvres complètes de lord Byron, Tome 1», sayfa 18
107. Un instant elle se leva, telle que la Pythonisse dressée sur son trépied et abîmée dans l'inspiration née de l'excès de sa détresse, alors que toutes les cordes du cœur, semblables à des coursiers sauvages, sont tiraillées en sens contraire. – Mais bientôt comme leur furie s'apaise et que leurs forces diminuent plus ou moins, elle retomba par degrés sur son siége, et appuya sur ses genoux chancelans sa tête palpitante.
108. Son visage penché cessa de paraître, et, semblable au saule pleureur, ses cheveux tombèrent en longues tresses sur les dalles de marbre qui soutenaient son siége ou plutôt son sopha (car c'était une basse et moelleuse ottomane, toute formée de coussins). Le sombre désespoir soulevait son sein: c'est ainsi que le rivage irrite la violence des flots et recueille ensuite les débris de naufrage qu'ils transportent.
109. Sa tête était donc inclinée, et sa longue chevelure, en tombant, cachait ses traits beaucoup mieux qu'un voile. Sur l'ottomane était languissamment jetée une main blanche, diaphane et pâle comme l'albâtre. Que ne suis-je un peintre, pour réunir en un groupe tous les détails auxquels les poètes sont forcés de recourir! Oh! que n'ai-je des couleurs en place de paroles! mais du moins peut-être mes teintes serviront-elles d'esquisses et de légers croquis.
110. Baba qui, par expérience, savait quand il était à propos de parler, ou quand il fallait fermer la bouche, se garda bien de l'ouvrir tant que la passion tourmenta Gulleyaz; il craignait trop de contrarier ses intentions taciturnes ou communicatives. À la fin elle se lève, et fait lentement quelques pas dans la salle, mais toujours en silence; le front éclairci, mais l'œil toujours égaré; le vent était calmé, mais la mer était encore aussi haute.
111. Elle s'arrête; elle élève la tête dans l'intention de parler, – puis elle la laisse retomber et recommence à marcher d'un pas rapide; mais, ordinaire effet d'une vive émotion, elle ne tarda pas à se ralentir. – Quelquefois chaque pas révèle un sentiment distinct, et c'est ainsi que Salluste nous découvre Catilina en proie aux démons de toutes les passions, et laissant deviner tous ses projets par le peu de régularité de sa marche.
112. Gulleyaz s'arrêta encore, et faisant un signe à Baba: «Esclave, amène les deux esclaves,» dit-elle d'une voix basse, mais d'une voix à laquelle Baba n'aurait osé résister. Il en fut cependant interdit, et paraissait assez disposé à y contredire: il implora donc la grâce de connaître, dans la crainte d'une nouvelle erreur, de quels esclaves (il les connaissait bien) sa hautesse avait voulu parler.
113. «De la Géorgienne et de son amant,» répliqua l'impériale épouse, – et elle ajouta: «Que la barque soit tenue prête devant le secret portail; tu connais le reste.» La parole expira sur ses lèvres, en dépit de son orgueil furieux et de son amour outragé. Baba, le remarquant avec empressement, la conjura aussitôt, par chaque poil de la barbe de Mahomet, de vouloir bien révoquer l'ordre qu'il avait entendu.
114. «Entendre, c'est obéir, dit-il; mais cependant, ô sultane, pesez bien les résultats; ce n'est pas que j'hésite jamais à accomplir vos ordres, et même dans toute l'étendue de leurs conséquences; mais une pareille précipitation peut être fatale à votre impériale personne. Je n'entends parler ici ni de votre ruine ni de votre position dans le cas où l'affaire viendrait à se découvrir;
115. «Mais seulement de votre sensibilité personnelle. – Quand tout le reste de l'univers serait enseveli sous les vagues rapides qui recouvrent déjà dans leurs mortelles cavernes tant de cœurs jadis remplis d'amour, – vous aimeriez encore cet enfant, nouvel hôte du sérail; et – si vous essayez d'un aussi violent remède, – excusez ma franchise, mais je vous assure que le moyen de vous guérir ne sera pas de le tuer.
116. « – Eh! que connais-tu de l'amour ou de la sensibilité? – Misérable! sors! cria-t-elle avec des yeux irrités, et exécute mes ordres!» Baba disparut; car, en poussant plus loin ses observations, il se serait exposé à devenir son propre bourreau. Il aurait, sans doute, bien ardemment souhaité mettre à fin cette affaire critique, sans porter préjudice à son prochain; mais encore préférait-il sa tête à celle des autres.
117. Mais tout en se disposant à obéir, il ne se fit pas scrupule de grogner et de grommeler en bons mots turcs contre les femmes de toutes les conditions, et spécialement contre les sultanes, leurs habitudes, leur opiniâtreté, leur orgueil, leur indécision, la mobilité de leurs désirs d'un instant à l'autre, les tourmens qu'elles donnaient, enfin leur immoralité, qui chaque jour lui faisait mieux sentir les avantages de sa neutralité.
118. Il appela donc ses collègues à son aide, et il chargea l'un d'eux d'aller sur-le-champ avertir le couple de s'habiller soigneusement, surtout de bien mettre en ordre leurs chevelures, pour se rendre ensuite auprès de l'impératrice, qui s'était informée ce matin d'elles avec la plus aimable sollicitude. Dudù trouva cela étrange, et Juan en parut interdit; mais il fallait obéir, et bon gré – malgré.
119. Nous les laisserons ici se préparer à soutenir la présence impériale. Gulleyaz va-t-elle montrer de la compassion à leur égard, ou doit-elle se défaire de l'une et de l'autre, à l'exemple d'autres dames irritées de son pays? – Voilà des choses que peut déterminer la chute d'un cheveu ou d'une plume; mais à Dieu ne plaise que j'anticipe sur le résultat d'un caprice féminin.
120. Je les laisse donc avec mes vœux sincères, mais sans espérer beaucoup de leur accomplissement, pour m'occuper d'une autre partie de notre histoire; car nous sommes obligés de varier un peu les mets de ce banquet poétique. Espérons que Juan échappera à la gloutonnerie des poissons: cependant, malgré les difficultés et l'incertitude de sa situation, comme le lecteur prend goût à mes digressions, ma muse va toucher pour lui quelques mots de guerre.
Chant Septième
1. Comment vous définir, ô Gloire, ô Amour? Toujours vous voltigez sur nos têtes sans jamais vous abaisser, et dans le ciel polaire il n'est pas un météore aussi brillant ou plus fugitif que vos deux flambeaux. Enchaînés sur une terre glaciale, nous élevons nos regards vers leur trace fortunée, et nous les voyons revêtir mille et mille couleurs; puis tout d'un coup nous laisser isolés sur notre froide planète.
2. Tels ils sont, et telle est ma présente histoire: un poème indéterminé, toujours mobile; une aurore boréale versifiée qui flambe sur une terre glaciale et déserte. Qu'on se désole en apprenant le secret de l'univers, rien de mieux; mais encore n'est-ce pas un crime, je l'espère, de rire de toutes choses; car, après tout, qu'est-ce que toutes choses, – sinon de la vanité?
3. Ils m'accusent, – moi, – le présent auteur du présent poème, – et cela en termes fort durs, de – je ne sais quelle tendance à mépriser et tourner en ridicule les facultés, les vertus et toutes les choses humaines. Bon Dieu! je ne conçois pas ce qui les scandalise là-dedans! Je n'écris rien qui n'ait été dit avant moi par Dante, Salomon et Cervantes;
4. Par Swift, par Machiavel, par La Rochefoucauld, Fénelon, Luther, Platon, Tillotson, Wesley et Rousseau, qui tous n'auraient pas donné une patate de la vie. Si les choses sont telles, ce n'est pas à eux ni à moi qu'il faut s'en prendre, – et, pour ma part, je ne songe nullement à faire le Caton ou le Diogène; – mais enfin nous vivons, nous mourons, et vous en êtes encore à savoir, aussi bien que moi, lequel des deux vaut le mieux.
5. Socrate dit que notre seule science est de savoir qu'on ne peut rien savoir. Belle science, en vérité, qui replace sur le niveau de l'âne tous les sages futurs, présens ou passés. Et Newton (cet axiome de l'intelligence) déclarait bien, hélas! qu'avec toutes ses grandes découvertes récentes il n'était qu'un enfant ramassant des coquillages sur les rives du grand océan de la vérité213.
6. L'Ecclésiaste dit que tout est vanité: – les plus modernes prédicateurs répètent ou démontrent la même chose, avec leurs citations toutes chrétiennes: en un mot, tout le monde, ou du moins le plus grand nombre en a la conviction, et moi seul, au milieu de ce vide également reconnu par les saints, les sages, les poètes et les prédicateurs, je ne pourrai, sans m'exposer à des querelles, confesser le néant de la vie!
7. Permis à vous, dogues ou plutôt hommes (car je vous flatterais en vous confondant avec les dogues qui valent bien mieux), de lire ou de ne pas lire le tableau que j'essaie de tracer de votre naturel. Les hurlemens des loups n'interrompent pas le char de la lune; les vôtres n'arrêteront pas ma radieuse muse dans sa course céleste. – Hâtez-vous d'assouvir votre rage, tandis qu'elle verse encore son éclat sur vos pas ténébreux.
8. Amours sanglans, perfides guerres (je ne sais pas au juste si je cite fidèlement; – peu importe, les faits resteront les mêmes, j'en suis sûr), c'est vous que je chante, et en ce moment je me dispose à battre une ville qui supporta un siége fameux et qui fut attaquée, du côté de la terre et de la mer, par Suvaroff, en anglais Suwarow, lequel aimait autant le sang qu'un alderman la moelle succulente.
9. Le nom de la forteresse est Ismaïl214; elle est située sur le bras et la rive gauche du Danube: ses constructions, quoique dans le genre oriental, ne l'empêchent pas d'être une place du premier rang, ou d'avoir été, si maintenant elle est démantelée, conformément à l'usage assez suivi de vos conquérans du jour. Elle est à quatre-vingts verstes environ de la mer215, et peut offrir une enceinte de trois mille toises.
10. Dans cette enceinte fortifiée doit être compris un bourg placé sur une hauteur à gauche, et qui, de son point le moins élevé, commandait encore la ville: un Grec avait imaginé de dresser à l'entour du sommet une quantité de palissades; mais il les avait justement placées de manière à empêcher le feu des assiégés et à servir celui de l'ennemi.
11. Cette circonstance pourra faire apprécier les grands talens de ce nouveau Vauban. Quant aux fossés de la ville, ils étaient profonds comme l'Océan, et les remparts étaient plus hauts que vous ne pourriez demander à être pendu; mais ensuite il y avait (excusez, je vous prie, cette inspiration d'ingénieur) un grand manque de précaution: nul ouvrage avancé, nul chemin couvert, rien en un mot qui eût seulement l'air de dire: Ici l'on ne passe pas.
12. Un bastion de pierre avec une gorge étroite216, des murs aussi épais que la plupart de vos cervelles, et deux batteries défendues, comme le bienheureux saint Georges de pied en cap, l'une par une casemate et l'autre par une barbette, protégeaient vigoureusement la rive du Danube217, et, du côté opposé de la ville, vingt-deux pièces de canon bien pointées étaient hérissées sur un cavalier de quarante pieds de haut.
13. Mais, du côté du fleuve, la ville était entièrement ouverte, parce que les Turcs ne pouvaient se laisser persuader qu'un vaisseau russe pût jamais s'offrir en vue. Ils ne reconnurent même leur erreur qu'à l'instant où ils furent surpris, mais alors il était trop tard pour se raviser; et comme le Danube n'offrait pas un facile abordage, ils se contentèrent de suivre des yeux la flottille moscovite et de crier: «Allah! et Bismillah.218!»
14. Cependant les Russes se préparèrent à l'attaque; mais ici, déesses de la guerre et de la gloire, instruisez-moi à épeler tous ces noms de cosaques qui deviendraient immortels, si l'univers apprenait jamais leurs actions. Que reprocherait-on, en effet, à leur mémoire? Achille, lui-même n'eut jamais un visage plus refrogné ou plus couvert de sang qu'un millier de héros de cette nation nouvelle et policée, aux noms desquels il ne manque vraiment que la prononciation.
15. J'en rappellerai cependant quelques-uns, ne fût-ce que pour enrichir l'euphonie de notre langue. – On voyait parmi eux Strongenoff et Strokonoff, Meknop, Serge Lwow, le moderne grec Arseniew, puis Tschitsshakoff, Roguenoff, Chokenoff et d'autres pareilles pièces de douze consonnes. J'en dirais un bien plus grand nombre si je pouvais fouiller plus à fond dans les gazettes; mais la renommée est une capricieuse prostituée, qui semble autant se servir de ses oreilles que de sa trompette.
16. Et elle refuse de monter au ton de la poésie ces syllabes discordantes dont on a fait, à Moscow, des noms propres. Cependant, parmi ces derniers, plusieurs méritaient d'être loués autant que jamais vierge le jour de son mariage: ils finissaient en ischkin, ousckin, iffskchy, ouski, mots suaves et fort bons pour les péroraisons temporisantes de Londonderry. Nous ne pouvons encore en citer que Rousamouski, —
17. Scherematoff et Chrematoff, Koklophti, Koclobski, Kousakin et Mouskin-Pouskin, tous les meilleurs guerriers qui eussent jusqu'alors marché contre un ennemi, ou enfoncé le sabre dans une peau. Peu se souciaient-ils du mufti ou de Mahomet, sinon pour faire de leur cuir une peau nouvelle à leurs timbales, dans le cas où le parchemin viendrait à renchérir, et à défaut de tout autre objet pour le remplacer.
18. Parmi eux se trouvaient des étrangers de grand renom et de diverses contrées; simples volontaires, ils ne songeaient pas à servir leur patrie ou son gouvernement, mais à devenir un jour brigadiers; et quelque peu aussi à se trouver au sac d'une ville, car c'est une occasion fort douce aux jeunes gens de leur âge. Il y avait plusieurs généraux anglais, dont seize s'appelaient Thomson et dix-neuf Smith219.
19. Jack Thomson, Bill Thomson. – Tous les autres, comme le grand poète, s'appelaient Jemmy220. J'ignore s'ils avaient un cimier ou des armoiries, mais un tel parrain vaut sans doute bien un quartier. Quant aux Smith, ils étaient trois Pierre; mais le premier d'entre eux tous, le plus habile à donner ou parer un coup, était celui-là devenu depuis si célèbre dans les environs d'Halifax, mais qui était alors au service des Tartares221.
20. Les autres étaient des Jacks, des Gills, des Wills et des Bills; mais quand j'aurai ajouté que le plus vieux des Jacks Smith était né dans les montagnes de Cumberland, et que son père était un honnête forgeron, j'aurai dit tout ce que je sais d'un nom qui remplit trois lignes de la dépêche sur la prise de Schmacksmith; ainsi nomme-t-on le village de la déserte Moldavie, où mourut cet homme immortel – dans un bulletin222.
21. Je ne sais (malgré tout le cas que je fais de Mars) si l'insertion d'un nom dans le bulletin peut compenser parfaitement celle d'un boulet dans le corps. On ne me fera pas, je l'espère, un crime de ce doute; car je me souviens, tout simple que je suis, d'avoir vu la même idée dans un certain Shakspeare, dont il suffit aujourd'hui de citer les pièces déréglées pour acquérir le titre de bel-esprit.
22. Là se trouvaient aussi des Français, vifs, jeunes et vaillans; mais je suis trop ardent patriote pour mentionner, dans un jour de gloire, des noms gaulois. Plutôt dire vingt mensonges qu'un seul mot de vérité; – celles de ce genre sont des trahisons; elles compromettent la patrie, et l'on déteste comme traître quiconque a l'audace de nommer un Français en langue anglaise, quand ce n'est pas afin de prouver à John Bull que la paix doit ajouter à sa haine pour la France.
23. Les Russes avaient, pour deux motifs, placé deux batteries dans une île située près d'Ismaïl. Le premier était de bombarder la ville et de faire écrouler les édifices publics et particuliers, sans se soucier des pauvres ames qui allaient tomber victimes. La forme de la place devait réellement suggérer ce projet: elle était bâtie en amphithéâtre, et chaque maison semblait offrir à la bombe un but assuré.
24. Le second objet était de profiter de l'instant d'une consternation générale pour attaquer la flottille turque, qui reposait près de là à l'ancre dans une parfaite sécurité. Mais un troisième motif était encore sans doute de les amener au désir de capituler: fantaisie qui s'empare quelquefois des guerriers, quand ils ne sont pas acharnés comme des chiens terriers ou des boules-dogues.
25. Une habitude très-blâmable, celle de mépriser les ennemis que l'on doit combattre, commune dans tous les cas, fut dans celui-ci la cause de la mort de Tchitchitzkoff et de Smith. Il nous faut donc rayer ce dernier de la liste des dix-neuf vaillans Smith qui m'ont déjà fourni une rime. Mais heureusement ce nom est ajouté à tant de sir et de madam, qu'on serait tenté de croire que le premier qui le porta fut Adam, lui-même223.
26. Les batteries russes étaient défectueuses, pour avoir été construites avec trop de précipitation. Ainsi, la même raison qui prive un vers de son douzième pied, et rembrunit le front de Longman et John Murray224 quand la vente des livres n'est pas aussi rapide que le voudraient ceux qui les impriment, la même raison, dis-je, peut s'opposer pour un tems à ce que l'histoire appelle tantôt meurtre, et tantôt gloire.
27. Soit effet de l'ineptie, de la hâte ou du gaspillage des ingénieurs (et il m'importe peu de le savoir), soit plutôt celui de la cupidité personnelle du fournisseur qui aurait espéré sauver son ame en remplissant mal ses engagemens avec des homicides; il est certain que les batteries nouvellement dressées ne portaient aucun secours efficace. Elles manquaient toujours, elles n'étaient jamais manquées, et elles ajoutaient sans cesse à la liste des manquans225.
28. Une malheureuse erreur dans le calcul des distances dérangea toutes leurs tentatives navales: trois brûlots perdirent leur courtoise existence avant de toucher l'endroit où ils auraient pu produire quelque effet. La mèche avait été allumée trop tôt, et rien ne put remédier à cette lourde faute: ils sautèrent au milieu de la rivière. Cependant, bien que l'aube fût levée, les Turcs dormaient aussi profondément que jamais.
29. Cependant, à sept heures, ils se réveillèrent et aperçurent la flottille des Russes qui se mettait en route. Il était neuf heures quand, ayant toujours avancé sans rencontrer d'obstacles, les vaisseaux arrivèrent à un câble de distance de la ville d'Ismaïl, et commencèrent une canonnade qui leur fut, j'ose le dire, rendue avec usure par un feu de mousqueterie, de bombes et de pièces de toutes les formes et de tous les calibres.
30. Les Russes soutinrent pendant six heures sans interruption le feu des Turcs; et, à l'aide des batteries de terre, ils entretinrent le leur avec une grande précision. Mais enfin ils sentirent qu'une canonnade seule ne pourrait jamais forcer la ville à se soumettre, et ils donnèrent le signal de la retraite. Une de leurs barques coula à fond; une seconde, étant venue échouer sous les retranchemens, tomba au pouvoir des Turcs.
31. Les musulmans perdirent aussi des vaisseaux et des soldats; mais aussitôt que l'ennemi parut s'éloigner, les delhis montèrent plusieurs barques, s'avancèrent à force de rames et fatiguèrent les Russes par un feu terrible. Ils tentèrent même d'opérer une descente sur l'autre bord, mais le comte Damas les rejeta dans l'eau pêle-mêle et leur fit tout un bulletin de morts226.
32. «Si je voulais redire (dit ici l'historien) tout ce que firent les Russes ce jour-là, je crois que plusieurs volumes ne me suffiraient pas et qu'il me resterait encore beaucoup de choses à ajouter.» Après ce début, il ne dit pas un mot d'eux, – mais il cherche à faire sa cour à quelques étrangers de distinction qui assistaient au combat, au prince de Ligne, à Langeron, à Damas, noms aussi grands que jamais en ait inscrit la gloire dans ses fastes.
33. Ces grands frais de louanges nous montrent bien ce que c'est que la gloire. À l'exception de ces trois preux chevaliers eux-mêmes, combien peu de lecteurs savent s'ils ont réellement existé! (et peut-être existent-ils encore, car rien ne porte à croire le contraire). L'honneur est une loterie, et nous reconnaissons encore dans l'illustration un jeu de la fortune. Il est vrai que les mémoires du prince de Ligne ont à demi écarté de sa personne le rideau de l'oubli227.
34. Mais combien d'hommes se conduisirent dans de brillantes actions aussi vaillamment que les plus fameux héros, et dont les noms, perdus dans la foule, ne sont jamais retrouvés et rarement cherchés! Ainsi la bonne renommée est-elle sujette à de tristes contractions et à des extinctions prématurées. Après toutes nos modernes batailles, je parie qu'il serait impossible de retrouver dix noms de connaissance dans aucune gazette.
35. Après tout, cette dernière attaque, toute glorieuse qu'elle fût, montra bien, d'une manière ou de l'autre, qu'une faute avait été commise. L'amiral Ribas (connu dans les histoires russes) était fortement d'avis de tenter un assaut: mais il rencontra une vive opposition chez les vieillards et chez les jeunes; et de vifs débats en furent la conséquence nécessaire. – Ici je dois m'arrêter; car si j'écrivais tout au long les discours de chaque guerrier, je crois que mes lecteurs ne monteraient jamais sur la brèche.
36. Il y avait un homme, si toutefois c'était un homme; – non que l'on puisse mettre en question son humanité, car, s'il n'avait pas été un Hercule, son histoire eût eu la brièveté de sa dernière maladie; alors qu'oppressé d'une indigestion, le visage pâle et défait, il expirait maudit, sous un arbre de la belle province qu'il avait ravagée, comme la sauterelle, dans le champ dont elle a rongé le fruit.
37. C'était Potemkin228, – personnage recommandable dans un tems où l'homicide et la prostitution étaient les bases de la grandeur. Si les titres et les crachats pouvaient donner un renom durable, sa gloire égalerait encore aujourd'hui la moitié de sa fortune. Haut de six pieds, cet homme était bien digne d'inspirer à la souveraine de toutes les Russies un caprice proportionné à la grandeur de sa taille; car elle avait l'habitude de mesurer le mérite d'un homme comme on mesure un clocher.
38. Tandis qu'on était en proie à l'indécision, Ribas dépêcha un courrier au prince, et parvint ainsi à faire prévaloir son avis. Je ne pourrais vous dire comment il s'y prit pour plaider sa cause, mais enfin il eut tout sujet d'être satisfait. En attendant, les batteries faisaient leur devoir: quatre-vingts canons, pointés sur les bords du Danube, nourrissaient un feu continuel auquel on ne cessait de répondre de l'autre côté.
39. Mais le 13, quand une partie des troupes était déjà rembarquée et que le siége allait être levé, un courrier, arrivant de toute la vitesse de son cheval, vint ranimer l'espoir de tous les amans de la gloire gazetière et de tous les dilettanti de l'art militaire. Ses dépêches, rédigées en style magnifique, annonçaient la nomination au commandement de ce favori des batailles, le feld-maréchal Suwarow.
40. La lettre que le prince adressait par la même voie au maréchal eût été digne d'un Spartiate, s'il s'était agi d'une cause faite pour embraser un grand cœur, telle que la défense de la liberté, de la patrie ou des lois; mais comme elle n'était inspirée que par l'odieuse ambition de tout fouler aux pieds, elle n'a droit qu'à de faibles éloges, si ce n'est pour la précision de son style. «Vous prendrez Ismaïl, contenait-elle, à quelque prix que ce soit.»
41. «Dieu dit: Que la lumière soit, et la lumière fut faite!» Et l'homme: «Que le sang coule, et il en jaillit une mer!» Ainsi le fiat de cet enfant dégénéré des ténèbres (car le jour ne prête guère sa lumière à ses exploits) produit en une heure plus de maux que n'en pourraient réparer trente beaux étés, fussent-ils ravissans comme ceux qui mûrissaient les fruits d'Éden. La guerre ne se contente pas de couper la branche, il faut qu'elle ronge encore la tige.
42. Nos amis les Turcs, qui déjà commençaient à signaler de leurs bruyans Allahs! la retraite des Russes, étaient dupes d'une méprise très-condamnable, non que l'on ne soit disposé facilement à croire des ennemis vaincu (ou vaincus, si vous insistez sur la grammaire que j'oublie dans la chaleur de la composition). Mais ici les Turcs s'abusaient grossièrement en ce qu'ayant en horreur le porc ils espéraient cependant préserver leur lard du danger229.
43. En effet, le 16, arrivèrent au galop deux cavaliers que de loin on prenait pour des cosaques. Ils n'avaient derrière eux qu'un mince bagage et trois chemises pour deux. On ne distinguait que les coursiers de l'Ukraine qui les transportaient, jusqu'au moment où l'on reconnut, dans ce couple, Suwarow lui-même et son guide.
44. Grande joie à Londres aujourd'hui! ne manque pas de s'écrier plus d'un sot, dès qu'à Londres une illumination est ordonnée. C'est là l'illusion première de tous les rêves de ce bon ivrogne de John Bull230. Sitôt que les rues sont garnies de lampions coloriés, ce prudent personnage (le susdit John) livre à discrétion sa bourse, son ame, sa raison, sa déraison, et tout cela pour payer ce divertissement insipide231.
45. Il est étonnant qu'il maudisse encore aujourd'hui ses yeux232, car ils le sont depuis long-tems, et les diables ne doivent plus se soucier de ce serment, jadis fameux, depuis qu'il a entièrement perdu l'usage de la vue. À l'entendre, sa dette constitue sa richesse, les taxes son vrai paradis233; et quand la famine, escortée de sa livide et décharnée famille, apparaît devant lui, il ne la reconnaît pas, ou bien il s'écrie que la famine est fille de l'agriculture.
46. Mais laissons John Bull et revenons à notre conte. Grande joie dans le camp, pour les Russes, les Tartares, les Anglais, les Français et les Cosaques! Suwarow présageait de brillantes journées, et paraissait, à leurs yeux, semblable au gaz qui vient remplacer la paisible lumière de la lampe, ou comme ces feux follets toujours voisins de marais humides, et qui guident ceux qui les aperçoivent dans des chemins semés de fondrières. Le nouveau chef allait, venait, et tout le monde, à l'aspect de ce mobile flambeau, s'empressait de suivre aveuglément ses pas.
47. Mais ici les choses eurent un tout différent résultat. La flotte et le camp, pleins d'enthousiasme et de satisfaction, saluèrent Suwarow avec déférence, et tout annonça que la fortune était de retour. On s'avança de la place à une portée de canon; on construisit des échelles: on répara les dommages des premiers travaux, on en fit de nouveaux, on réunit des fascines et toutes sortes de machines commodes.
48. C'est ainsi que l'esprit d'un seul homme dirige les mouvemens d'une multitude: de même que les vagues obéissent à l'impulsion du vent, ou que le troupeau paît sous la conduite du taureau, de même que le petit chien dirige les pas de l'aveugle et que le mouton conducteur fait accourir derrière lui ses compagnons en agitant la sonnette pendue à son cou: ainsi nos grands hommes gouvernent-ils toujours les petits.
49. Tout le camp était dans la joie; vous auriez cru qu'ils se préparaient à aller à la noce. (Je ne vois rien d'inexact dans cette métaphore; du moins, dans les deux cas, le résultat est-il également la discorde.) Il n'était pas jusqu'au dernier soldat du train qui ne désirât les dangers et le pillage: pourquoi? parce qu'un laid, vieux et petit homme, nu jusqu'à la chemise, était venu commander l'avant-garde.
50. Mais les choses en étaient ainsi. Tous les préparatifs furent faits avec vivacité: le premier détachement, formé de trois colonnes, ayant pris sa position, n'attendait plus que le signal pour fondre sur l'ennemi; le second, également de trois colonnes, avait une soif de gloire qu'il aurait voulu apaiser dans une mer de sang; le troisième, composé de deux colonnes; devait engager le combat sur le fleuve.
51. De nouvelles batteries furent encore dressées. On tint un conseil général, et, comme cela est quelquefois arrivé à la dernière extrémité, on y vit régner l'unanimité, cette déesse si étrangère à la plupart des conseils. Toutes les difficultés étant surmontées, la gloire commença à briller d'un vif éclat à tous les yeux, et cependant Suwarow, déterminé à la mériter, s'occupait à exercer ses recrues à l'emploi de la baïonnette234.
52. C'est un fait bien reconnu que, malgré sa dignité de commandant en chef, il daignait en personne discipliner les soldats les moins exercés, et qu'il savait trouver le tems de faire auprès d'eux les fonctions de caporal. Comme on fait prendre à la salamandre l'habitude de sucer la flamme sans en être molestée, ainsi les accoutumait-il à monter sur une échelle (non pas celle de Jacob) ou bien à franchir un fossé.
53. Il fit habiller des fascines comme des hommes, avec des turbans, des dagues et des cimeterres; puis il fit charger à la baïonnette ces mannequins; pour donner à ses gens une leçon contre les véritables Turcs. Quand ils furent bien dressés à ce manége, il jugea qu'il était tems de commencer sérieusement l'attaque. Vos gens habiles se moquaient de sa conduite: – il ne leur répondit rien; mais il prit la ville.
54. Tel était l'état de la plupart des choses la veille de l'assaut: tout le camp était dans le plus silencieux repos. Vous le croirez difficilement; mais les hommes décidés à braver tous les dangers redeviennent calmes sitôt que tout a été décidé. Les conversations étaient rares; car les uns se transportaient en pensée dans leur maison, auprès de leurs amis; les autres songeaient à eux-mêmes et à leur avenir – personnel.
55. Suwarow surtout était sur l'alerte; il examinait, dressait, ordonnait, plaisantait et réfléchissait; car, nous pouvons hardiment le dire, c'était un homme merveilleux, au-delà de toute merveille, Héros, bouffon, moitié ange et moitié diable, priant, instruisant, désolant et ravageant; aujourd'hui Mars, demain Momus; et quand il assiégeait une forteresse, véritable arlequin en uniforme.
56. Le jour qui précéda l'assaut, comme ce grand conquérant était retenu à l'exercice – par ses fonctions de caporal, – à la chute du crépuscule, quelques cosaques, maraudant comme des faucons autour d'une montagne, rencontrèrent un parti d'hommes, l'un desquels parlait leur langue, – bien ou mal, l'important était qu'il se fît entendre; mais, soit par son accent, ses discours ou ses manières, ils reconnurent qu'il avait autrefois servi sous les mêmes drapeaux.