Kitabı oku: «Œuvres complètes de lord Byron, Tome 7», sayfa 12
(Entre un domestique.)
LE DOMESTIQUE
Si votre excellence le permet, l'abbé que vous avez demandé attend qu'il vous plaise de le voir.
(Le domestique sort. – Entre le Prieur Albert.)
LE PRIEUR ALBERT
Paix dans ces murs, et à tout ce qu'ils renferment!
SIEGENDORF
Soyez le bien venu, mon père. Puissent vos prières être exaucées! – Tous les hommes en ont besoin, et moi-
LE PRIEUR ALBERT
Vous avez les premiers droits à toutes les prières de notre communauté. Érigé par vos ancêtres, notre couvent est encore protégé par leurs enfans.
SIEGENDORF
Oui, bon père; continuez-nous chaque jour vos prières, dans ces malheureux tems d'hérésie et de carnage, bien que le schismatique Gustave de Suède soit parti-
LE PRIEUR ALBERT
Pour l'éternel séjour des mécréans, où sont à jamais les tourmens et les supplices, les grincemens de dents, les pleurs de sang, les feux éternels, et les vers qui ne meurent pas.
SIEGENDORF
Je le crains, mon père, et pour détourner ces angoisses de la tête d'un homme qui, bien que l'un de nos plus irréprochables chrétiens, est cependant mort sans recevoir les derniers et précieux secours de l'église, pour un homme dont l'ame subit les expiations du purgatoire, voici un don que je vous prie d'employer à dire des messes pour son ame.
(Siegendorf lui présente l'or qu'il avait pris à Stralenheim.)
LE PRIEUR ALBERT
Comte, si je l'accepte, c'est parce que je sais qu'un refus vous offenserait. Croyez-moi, cette nouvelle largesse ne sera employée qu'en aumônes, et chaque messe n'en sera pas moins chantée en l'honneur du défunt. Notre maison n'a plus besoin de dons, grâce à vos ancêtres, qui l'ont jadis convenablement dotée; mais en toutes choses, notre devoir est d'obéir à tous ceux de votre famille. Pour qui faudra-t-il dire ces messes?
SIEGENDORF, hésitant
Pour-pour-le défunt.
LE PRIEUR ALBERT
Son nom?
SIEGENDORF
C'est une ame, et non pas un nom, que je voudrais sauver de la perdition.
LE PRIEUR ALBERT
Je ne prétends pas pénétrer votre secret. Nous prierons donc pour un inconnu, comme nous l'eussions fait pour le plus fameux héros.
SIEGENDORF
Mes secrets! je n'en ai pas; mais, mon père, celui qui n'est plus pouvait en avoir un; ou du moins, il a légué-non, il n'a rien légué; – c'est moi qui ai destiné cette somme à des œuvres pieuses.
LE PRIEUR ALBERT
C'est une œuvre méritoire, à l'intention des amis dont la mort nous a séparés.
SIEGENDORF
Mais celui auquel je la destine, loin d'être mon ami, était mon ennemi mortel, et le plus acharné.
LE PRIEUR ALBERT
Mieux encore! Employer notre fortune pour ouvrir le ciel aux ames de nos ennemis trépassés, c'est une action digne de ceux qui pouvaient leur pardonner de vivre.
SIEGENDORF
Mais, cet homme, je ne lui ai pas pardonné: je lui ai, jusqu'à la fin, rendu la haine qu'il me portait. En ce moment encore, je ne l'aime pas; mais-
LE PRIEUR ALBERT
Plus admirable encore! c'est pure religion! Vous avez l'espoir d'arracher à l'enfer celui que vous haïssez. – Charité tout-à-fait évangélique; – et bien plus, avec l'or qui vous appartient!
SIEGENDORF
Mon père, ce n'est pas mon or.
LE PRIEUR ALBERT
L'or de qui donc? Vous dites qu'il n'a pas fait de legs.
SIEGENDORF
Il importe peu. – Soyez seulement persuadé que celui auquel il appartenait n'en a plus besoin, sinon pour obtenir vos prières: cet or est à vous ou à Dieu.
LE PRIEUR ALBERT
N'y a-t-il pas sur lui du sang?
SIEGENDORF
Non; mais quelque chose de pire encore: – une honte éternelle!
LE PRIEUR ALBERT
Celui auquel il appartenait est-il mort dans son lit?
SIEGENDORF
Dans son lit? – hélas! oui.
LE PRIEUR ALBERT
Mon fils, vous retombez dans le péché de la haine, si vous regrettez que votre ennemi ne soit pas mort ensanglanté.
SIEGENDORF
Il n'a perdu la vie qu'avec son sang.
LE PRIEUR ALBERT
Vous disiez qu'il était mort, non pas dans un combat, mais dans son lit.
SIEGENDORF
Il est mort, à peine sais-je comment; – mais-il fut poignardé dans les ténèbres, tué sur son oreiller par un assassin. – Oh! regardez-moi, vous le pouvez! je ne suis pas cet homme; et, sur ce point, je puis soutenir vos yeux, comme un jour je soutiendrai ceux de Dieu.
LE PRIEUR ALBERT
Mais n'est-il pas mort par votre entremise, vos hommes, ou quelqu'un de vos instrumens?
SIEGENDORF
Non, par le Dieu qui voit et punit tout.
LE PRIEUR ALBERT
Ne connaissez-vous pas celui qui l'a frappé?
SIEGENDORF
Je pourrais bien le désigner, mais il m'est étranger; jamais il n'eut avec moi le plus faible rapport: je ne l'ai vu qu'une seule fois.
LE PRIEUR ALBERT
Ainsi, vous êtes entièrement innocent?
SIEGENDORF, avec vivacité
Est-il bien vrai que je le sois? – répétez-le!
LE PRIEUR ALBERT
Vous l'avez dit, et vous le savez mieux que personne.
SIEGENDORF
Mon père! je n'ai rien déguisé; je n'ai dit que la vérité, sinon toute la vérité. Cependant, puis-je dire que je suis innocent, quand le sang de cet homme pèse sur mon cœur, comme si je l'avais répandu, bien que je ne l'aie pas fait, au nom du Dieu qui abhorre le sang. – Bien plus, je l'ai épargné dans un tem où je pouvais, – ou peut-être je devais le verser (si l'intérêt de notre conservation peut jamais nous absoudre d'employer de tels moyens de défense contre un ennemi tout-puissant). Mais priez pour lui, pour moi, pour toute ma famille; car bien que je sois innocent, j'éprouve, j'ignore pourquoi, une sorte de remords, comme s'il avait cessé de vivre par mon crime ou celui des miens. Priez pour moi, mon père! Jusqu'à présent, mes prières ont été vaines.
LE PRIEUR ALBERT
Je le ferai. Reprenez courage! vous êtes innocent, vous devez retrouver le calme de l'innocence.
SIEGENDORF
Mais le calme n'est pas toujours accordé à l'innocence: je le sens par moi-même.
LE PRIEUR ALBERT
Il ne manque pas de l'être dès que l'ame est rassurée sur elle-même. Souvenez-vous de la solennité qui doit demain vous appeler au milieu de nos plus illustres seigneurs, vous et votre intrépide fils. Reprenez votre sérénité; et, dans l'instant où s'élèveront vers le ciel de générales actions de grâces, pour le terme d'une guerre sanguinaire, sachez détourner vos pensées du souvenir d'un meurtre que vous n'avez pas commis: ce serait témoigner trop de scrupule. Prenez confiance, oubliez ces tristes tableaux, et n'usurpez pas sur les criminels des remords qui ne conviennent qu'à eux.
(Ils sortent.)
FIN DU QUATRIÈME ACTE
ACTE V
SCÈNE PREMIÈRE
(Le théâtre représente une magnifique salle gothique, dans le château de Siegendorf. Elle est décorée de trophées, de bannières et de l'écusson de la famille.)
Entrent ARNHEIM et MEISTER, de la maison du comte Siegendorf
ARNHEIM
Hâtons-nous! le comte ne tardera guère; déjà les dames sont sous le portail. Avez-vous envoyé des coureurs à la recherche de celui dont il s'inquiète?
MEISTER
Je les ai postés autour de Prague, sur toutes les routes: ils ont toutes les instructions qu'ont pu fournir le costume et les traits de l'individu. Mais le diable emporte les fêtes et les processions! tout l'agrément, s'il y en a, est pour les spectateurs. Quant à nous, nous n'avons que l'ennui d'être inspectés.
ARNHEIM
Allons! madame la comtesse s'approche.
MEISTER
J'aimerais mieux rester à cheval tout un jour de chasse, sur une vieille haridelle, que d'être posté à la suite d'un grand seigneur, dans ces assommantes cérémonies.
ARNHEIM
Sortons: et retiens ta mauvaise humeur.
(Ils sortent. – Entrent la comtesse Joséphine Siegendorf, et Ida Stralenheim.)
JOSÉPHINE
Ah! le ciel soit loué! la fête est terminée!
IDA
Pouvez-vous parler ainsi! Jamais je n'ai rêvé rien de si beau. Les fleurs et les feuillages; les bannières, les seigneurs et les chevaliers; les pierreries, les robes et les plumes; les joyeux visages, les coursiers, l'encens; le soleil glissant à travers les fenêtres colorées; les tombes elles-mêmes qui semblaient si calmes au milieu de tant de vie; les hymnes célestes, qu'on eût cru plutôt descendues du ciel qu'exhalées de la terre. Ajoutez les éclats imposans de l'orgue, roulant sur nos têtes comme un harmonieux tonnerre; les robes blanches, et les yeux animés d'un pieux enthousiasme; la paix dans l'univers, et tout en paix autour de nous! Oh! ma bonne mère!
(Elle embrasse Joséphine.)
JOSÉPHINE
Chère enfant! car dans peu, je l'espère, je pourrai te donner ce nom.
IDA
Oh! je le mérite déjà. Sentez comme mon cœur bat!
JOSÉPHINE
En effet; et puisse-t-il ne jamais éprouver de plus douloureux soulèvemens!
IDA
Moi, ma mère! Que puis-je redouter, et comment la douleur m'atteindrait-elle? Je suis toute au bonheur; et nous nous aimons trop bien tous pour jamais avoir le tems de pleurer, vous, le comte, Ulric et surtout Ida, votre fille.
JOSÉPHINE
Ma pauvre enfant!
IDA
Quoi! me plaindriez-vous?
JOSÉPHINE
Oh! non, je te porte envie; mais une envie compatissante, non pas de celle qui est le vice universel, si toutefois il est un vice plus universel que les autres.
IDA
Je ne veux pas entendre médire d'un monde qui peut se glorifier encore de vous et de mon Ulric. Avez-vous jamais vu quelqu'un de comparable à Ulric? Comme il les effaçait tous! comme tous les regards étaient pour lui! Les fleurs, devenues plus nombreuses, pleuvaient de chaque fenêtre à ses pieds; et je croirais volontiers que celles que foulaient ses pas s'embellissaient d'un nouvel éclat, et ne devaient plus se flétrir.
JOSÉPHINE
Petite flatteuse! Savez-vous bien que, s'il vous entendait, vous le rempliriez de vanité?
IDA
Mais jamais il ne m'entendra. Devant lui, je n'oserais m'exprimer ainsi: – je le crains trop.
JOSÉPHINE
Pourquoi donc? il vous aime beaucoup.
IDA
Jamais je ne trouve de paroles pour lui exprimer ce que je pense de lui. Et d'ailleurs, quelquefois il me glace.
JOSÉPHINE
Comment cela?
IDA
Oui: souvent l'on dirait qu'un nuage s'arrête sur ses yeux bleus; et pourtant il ne parle pas.
JOSÉPHINE
Ce n'est rien. Tous les hommes, surtout dans nos jours de troubles et de malheurs, ont souvent l'esprit préoccupé.
IDA
Pour moi, je ne puis occuper mon esprit que de lui.
JOSÉPHINE
Il y a pourtant d'autres hommes aussi accomplis aux yeux du monde. Le comte Waldorf, par exemple, ce jeune homme qui ne cessa de vous regarder aujourd'hui…
IDA
Je ne l'ai pas vu, mais seulement Ulric. L'avez-vous remarqué à l'instant où tout le monde se mit à genoux, et que je ne pus retenir mes larmes? Malgré mes pleurs, malgré mon amère et vive douleur, j'ai cru entrevoir qu'il me regardait en souriant.
JOSÉPHINE
Je ne pensais alors qu'au ciel, vers lequel mes yeux étaient dirigés avec ceux de tous les assistans.
IDA
Je pensais bien au ciel, tout en regardant Ulric.
JOSÉPHINE
Allons, retirons-nous. Bientôt arriveront les convives du banquet. Nous pouvons maintenant nous débarrasser de ces vaines plumes et de ces robes longues et gênantes.
IDA
Et surtout de ces fastueuses pierreries, dont le pesant éclat surcharge mon front aussi bien que mon cœur. Je vous suis, ma bonne mère.
(Elles sortent. – Entrent le comte Siegendorf, en grand costume, et Ludwig.)
SIEGENDORF
Et l'on n'a pu le trouver?
LUDWIG
On fait partout les plus strictes recherches; et si notre homme est dans Prague, on ne peut manquer de le découvrir.
SIEGENDORF
Où est Ulric?
LUDWIG
Il a fait quelques tours de cavalcade avec plusieurs jeunes seigneurs; mais bientôt il les a quittés; et si je ne me trompe pas, j'ai entendu, il n'y a qu'un instant, les pas de son excellence et de sa suite, sur le pont-levis du couchant.
(Entre Ulric, en costume magnifique.)
SIEGENDORF, à Ludwig
Voyez à ce qu'on continue de rechercher celui que j'ai désigné.
(Ludwig sort.)
SIEGENDORF
Ulric, il y a long-tems qu'il me tardait de te voir!
ULRIC
Vos vœux sont accomplis: – me voici.
SIEGENDORF
J'ai vu le meurtrier.
ULRIC
De qui? où?
SIEGENDORF
Le Hongrois, l'assassin de Stralenheim.
ULRIC
Vous rêvez.
SIEGENDORF
Je veille, et je l'ai vu comme je vous vois. – Je l'ai entendu! il n'a pas craint de prononcer mon nom.
ULRIC
Quel nom?
SIEGENDORF
Werner, celui que je portais alors.
ULRIC
Il ne doit plus vous convenir: oubliez-le.
SIEGENDORF
Jamais! jamais! Tout, dans ma destinée, se rattache à ce nom: il ne sera pas gravé sur ma tombe; mais son souvenir pourra m'y faire plus tôt descendre.
ULRIC
Au fait: – le Hongrois?
SIEGENDORF
Écoute! – L'église était remplie; ses voûtes déjà retentissaient du Te Deum, chant de reconnaissance adressé vers les cieux par un chœur formé de toutes les nations, pour un jour de paix, après trente années de guerre toujours plus sanglantes. Je me levai avec toute la noblesse; je jetai les yeux sur tous les rangs pressés, et, du haut de notre galerie surchargée de bannières, j'aperçus comme un foudroyant et rapide éclair, qui me rendit insensible à toute autre chose, – la figure du Hongrois. Mes forces m'abandonnèrent; et quand je parvins à détourner le nuage qui couvrait mes sens, quand je voulus regarder de nouveau, je ne le vis plus: – l'hymne avait cessé, et nous revenions en cortége.
ULRIC
Poursuivez.
SIEGENDORF
Arrivés au pont de Muldane, rien ne put distraire mon ame: l'allégresse de la multitude, les innombrables barques parcourant le fleuve dans tous les sens, et surchargées de spectateurs en habits de fête; les rues tapissées, l'éclatante musique, le tonnerre de l'artillerie lointaine, qui semblait, en ce premier jour de paix, nous adresser un long et terrible adieu; les étendards déployés sur nos têtes; les pas mesurés des chevaux; le mugissement de la foule, rien ne put chasser cet homme de ma mémoire, bien que mes yeux ne l'eussent entrevu qu'un instant.
ULRIC
Ainsi, vous ne l'avez plus revu?
SIEGENDORF
Mes yeux le demandaient, comme un soldat mourant demande quelques gouttes d'eau: ce fut en vain; mais à sa place-
ULRIC
Eh bien! à sa place?
SIEGENDORF
Je revenais toujours sur votre panache, le plus brillant de tous, et celui qui se trouvait placé sur la plus noble et la plus belle tête de Prague.
ULRIC
Qu'a cela de commun avec le Hongrois?
SIEGENDORF
Beaucoup; car son souvenir avait presque cédé à la vue de mon fils. Cependant, à l'instant même où l'artillerie, la musique, la foule attendrie elle-même, tout se taisait, j'entendis une voix basse et sombre, distincte et plus claire pour mon oreille que les derniers grondemens du canon, j'entendis ce mot: -Werner!
ULRIC
Prononcé par-
SIEGENDORF
Par lui. Je me retournai, – et je me trouvai mal en revoyant…
ULRIC
Pour quelle raison? Mais vous, vous a-t-on vu?
SIEGENDORF
Grâce aux soins de ceux qui m'entouraient, je sortis de la foule sans que l'on pût reconnaître la cause de ma faiblesse. Vous étiez alors trop éloigné dans le cortége (les vieillards marchant séparés de leurs nobles enfans) pour me porter secours.
ULRIC
Maintenant je pourrais vous en offrir.
SIEGENDORF
Pourquoi?
ULRIC
Pour rechercher cet homme, et-mais quand on l'aura découvert, qu'en ferons-nous?
SIEGENDORF
Je ne sais.
ULRIC
Alors, pourquoi le chercher?
SIEGENDORF
Parce que je n'aurai pas de repos avant qu'on ne l'ait retrouvé. Sa destinée, celle de Stralenheim et la nôtre semblent entrelacées; on ne pourra les démêler que-
(Entre un domestique.)
LE DOMESTIQUE
Un étranger demande à être introduit près de votre excellence.
SIEGENDORF
Qui est-il?
LE DOMESTIQUE
Il n'a pas dit son nom.
SIEGENDORF
Faites-le cependant entrer.
(Le domestique sort, après avoir introduit Gabor.)
SIEGENDORF
Ah!
GABOR
Voilà donc Werner!
SIEGENDORF, avec hauteur
Celui, du moins, que vous avez connu sous ce nom; et vous!
GABOR, regardant autour de lui
Tous deux je vous reconnais: il semble que vous soyez l'un le père, l'autre le fils. Comte! j'ai su que vous ou les vôtres aviez envoyé des gens à ma recherche; me voilà.
SIEGENDORF
Oui, je vous ai cherché, et je vous trouve; vous êtes accusé (et votre conscience doit vous le dire) d'un si grand crime que-(Il s'arrête.)
GABOR
Désignez-le, j'en accepte les conséquences.
SIEGENDORF
Cela doit être, – à moins-
GABOR
D'abord, quel est mon accusateur?
SIEGENDORF
Toutes les circonstances, sinon tous les hommes: la rumeur publique, – ma présence sur les lieux, – la place, – le tems, en un mot, tous les indices qui s'unissent pour fixer sur vous le crime.
GABOR
Et sur moi seul? Réfléchissez avant de me répondre: n'est-il pas un autre nom que le mien, compromis dans cette affaire?
SIEGENDORF
Audacieux malfaiteur! oses-tu bien te faire un jeu de ton crime? De tout ce qui respire, tu sais le mieux quelle est l'innocence de celui sur lequel portent tes criminelles calomnies. Au reste, je ne prétends pas exiger d'un scélérat d'autres aveux que n'en demanderont les juges. Réponds simplement et sans détour à mon inculpation.
GABOR
Elle est fausse.
SIEGENDORF
Qui parle ainsi?
GABOR
Moi.
SIEGENDORF
Et la preuve?
GABOR
La présence du meurtrier.
SIEGENDORF
Nomme-le!
GABOR
Ah! il peut avoir plus d'un nom: votre seigneurie en a bien changé.
SIEGENDORF
Si c'est moi dont tu veux parler, je suis au-dessus de tes atteintes.
GABOR
Vous le pouvez, et en toute sécurité: je connais l'assassin.
SIEGENDORF
Où donc est-il?
GABOR, montrant du doigt Ulric
Derrière vous.
(Ulric s'élance pour attaquer Gabor; Siegendorf se met entre eux.)
SIEGENDORF
Infâme imposteur! Mais ce n'est pas ici que vous devez être puni; cette maison est à moi, vous n'avez rien à redouter dans son enceinte. (À Ulric.) Ulric, méprise cette calomnie comme moi. L'invention en est si monstrueuse, que jamais je n'en aurais cru un homme capable. Ne t'emporte pas; elle se réfute d'elle-même: mais garde-toi de le frapper.
(Ulric cherche à se remettre.)
GABOR
Comte, voyez-le, et puis écoutez-moi.
SIEGENDORF, regardant Ulric, puis Gabor
Je t'écoute. Mon Dieu! vous regardez-
ULRIC
Comment?
SIEGENDORF
Comme cette nuit terrible où nous nous rencontrâmes dans le jardin.
ULRIC, avec un calme affecté
Ce n'est rien.
GABOR
Vous vous êtes engagé à m'entendre, comte. Je suis venu ici, non pour vous chercher, mais parce que vous me cherchiez. Lorsque dans l'église je m'inclinai avec tout le peuple, j'étais loin de m'attendre à trouver le mendiant Werner dans le rang des sénateurs et des princes; mais vous m'avez demandé, et nous nous sommes revus.
SIEGENDORF
Poursuivez, monsieur.
GABOR
Avant de le faire, permettez-moi de demander à qui profita la mort de Stralenheim. Est-ce à moi? – je suis pauvre comme auparavant, plus pauvre encore, puisqu'on soupçonne mon honneur. Le baron, avec la vie, ne perdit ni or ni joyaux: on n'en voulait qu'à lui, à lui dont l'existence dérangeait la prétention qu'avaient certaines personnes à de grands honneurs, à des domaines à peine inférieurs à ceux des têtes couronnées.
SIEGENDORF
Ces conjectures aussi vagues que mensongères m'attaquent tout aussi bien que mon fils.
GABOR
Cela ne me regarde pas; il faut les livrer à la méditation de celui qui de nous trois se sent le vrai coupable. Comte Siegendorf, je m'adresse à vous, parce que je connais votre innocence, et que j'ai foi dans votre justice. Mais avant d'aller plus loin, – oserez-vous me défendre, – oserez-vous m'ordonner de poursuivre?
(Siegendorf regarde d'abord le Hongrois, puis Ulric, qui, ayant détaché son sabre, semble entièrement occupé à tracer avec le fourreau des figures sur le parquet.)
ULRIC, à son père
Laissez-le continuer.
GABOR
Je suis désarmé, comte, – ordonnez à votre fils de déposer son sabre.
ULRIC, le lui offrant avec dédain
Tenez, prenez-le.
GABOR
Non, monsieur; c'est assez que nous soyons tous deux désarmés. Et, dans tous les cas, je ne suis pas curieux de porter un glaive qui peut être rougi déjà de plus de sang qu'on n'en pourrait répandre ici.
ULRIC, rejetant son sabre derrière lui
Ce glaive, – ou quelqu'autre semblable entre mes mains, vous épargna autrefois, quand vous étiez désarmé et tout à ma merci.
GABOR
Oui, je ne l'ai pas oublié; mais en m'épargnant, vous aviez votre projet: – celui de me faire supporter une ignominie qui n'est pas la mienne.
ULRIC
Poursuivez. Le récit sans doute est digne du conteur; mais convient-il à mon père d'y prêter l'oreille?
SIEGENDORF, prenant son fils par la main
Mon fils, je connais mon innocence et je ne soupçonne pas la vôtre; mais j'ai promis à cet homme de l'entendre: qu'il continue.
GABOR
Je ne vous fatiguerai pas long-tems de ce qui touche à ma vie personnelle: j'ai vécu de bonne heure avec les hommes, et je n'ai pas changé de condition. À Francfort-sur-l'Oder, où je passai, dans l'obscurité, un hiver, il m'arriva plusieurs fois, au mois de février dernier, d'entendre raconter un événement étrange. Un corps de troupes, envoyé par l'autorité, avait, après une forte résistance, désarmé une troupe de gens perdus, que l'on supposait des maraudeurs du camp ennemi. Toutefois, ils donnèrent la preuve qu'ils n'en étaient pas, mais des bandits emportés, par je ne sais quel accident, loin du théâtre de leurs exploits, c'est-à-dire des forêts qui entourent la Bohême, jusqu'en Lusace. Plusieurs d'entre eux étaient cités comme d'une naissance illustre; on sait que les lois martiales étaient alors assoupies; on finit par les escorter jusqu'à la frontière, et par les placer sous la juridiction civile de la cité libre de Francfort. J'ignore ensuite quelle fut leur destinée.
SIEGENDORF
Et qu'a cela de commun avec Ulric?
GABOR
Parmi eux, dit-on, se trouvait un homme merveilleux: naissance et fortune, jeunesse, force et beauté presque surnaturelles, bravoure sans égale, il avait tout, suivant la rumeur publique; et l'ascendant qu'il exerçait non-seulement sur ses complices, mais encore sur les juges eux-mêmes, on l'attribuait à la magie, tant était grande son influence. Pour moi, je n'ai foi qu'à un genre de magie, celui des espèces sonnantes; j'imaginai donc simplement qu'il était riche. Mais je sentis les plus vifs désirs d'aller à la rencontre de cet homme prodigieux, uniquement pour le voir.
SIEGENDORF
Et avez-vous cédé à ce désir?
GABOR
Vous allez voir. Le hasard me favorisa. Un tumulte populaire réunissait des flots de multitude sur la place publique: c'était l'une de ces occasions où les ames d'hommes paraissent à découvert, et se montrent telles qu'elles sont jusque sur les traits extérieurs. Au moment où mes yeux rencontrèrent les siens: C'est lui! m'écriai-je; et cependant il était alors, comme aujourd'hui, au milieu des nobles de la ville. J'étais sûr de ne pas m'être trompé, je ne le perdis donc pas de vue. Je remarquai sa figure, ses gestes, ses traits, sa taille, ses manières; et à travers tous les avantages naturels et acquis qui le distinguaient, je crus facilement discerner le cœur du gladiateur et l'œil de l'assassin.
ULRIC, souriant
Le conte est intéressant.
GABOR
L'intérêt pourra s'accroître encore. – Il me parut l'un de ces êtres auxquels la fortune se livre, comme à tous les audacieux, et de qui dépend souvent la destinée des autres. D'ailleurs, un sentiment indicible m'attachait aux pas de cet homme, comme si ma fortune était attachée à la sienne. En cela, j'avais tort.
SIEGENDORF
Et vous pourriez bien l'avoir encore.
GABOR
Je le suivis, – je recherchai sa connaissance, et je l'obtins, sinon son amitié. – Il eut l'intention de s'éloigner inconnu de la ville; – nous en sortîmes ensemble, et ensemble nous arrivâmes dans la misérable ville où Werner était caché, où Stralenheim fut secouru. – Nous approchons du dénouement, – oserez-vous m'écouter plus loin?
SIEGENDORF
Je le dois; – à moins que je n'en aie déjà trop entendu.
GABOR
Je crus voir en vous un homme au-dessus de sa position; – je ne devinai pas, il est vrai, que vous fussiez d'un rang aussi élevé que celui dans lequel je vous retrouve; mais c'est parce que j'avais rarement vu, dans les castes les plus élevées de la société, des esprits d'une trempe aussi peu vulgaire. – Vous manquiez de tout, sauf de quelques haillons; – j'aurais volontiers partagé avec vous ma bourse, bien légère cependant; vous me refusâtes.
SIEGENDORF
Jugez-vous que mon refus soit une dette à votre égard, pour que vous me le rappelliez?
GABOR
Non; vous me deviez bien quelque chose, mais ce n'est pas pour cela. – Pour moi, je vous devais ma sécurité, mon apparente sécurité, au moment où les valets de Stralenheim me poursuivaient, sous prétexte que je l'avais volé.
SIEGENDORF
Oui, je vous ai caché, vipère, qui venez maintenant déchirer le sein qui vous a réchauffé!
GABOR
Je n'accuse que pour me défendre. Comte, c'est vous qui vous êtes rendu accusateur et juge; – votre palais est ma cour, votre cœur sera mon tribunal. Soyez juste, et moi je serai miséricordieux.
SIEGENDORF
Miséricordieux! vous! infâme calomniateur.
GABOR
Moi-même; du moins dépendra-t-il de moi de l'être. Vous m'avez donc caché, caché dans un passage que vous seul, et de votre propre aveu, connaissiez. Au milieu de la nuit, tandis que, fatigué de rester éveillé dans les ténèbres, j'essayais de revenir à tâtons sur mes pas, – j'entrevis, à travers une crevasse éloignée dans les murs, l'éclat scintillant d'une lumière. J'avançai dans cette direction; je touchai une porte avancée, contiguë elle-même à la véritable et secrète entrée. Là, d'une main prudente et légère, je parvins à décrépir assez le mur pour y ménager une étroite ouverture: je regardai; et, sur un lit de pourpre, que vis-je? – Stralenheim!
SIEGENDORF
Assoupi, sans doute; et vous l'avez égorgé, – misérable!
GABOR
Il l'était déjà; le sang ruisselait comme pour un sacrifice. – Le mien, à cette vue, demeura glacé.
SIEGENDORF
Mais il était seul! – Vous n'avez remarqué personne auprès de lui; vous n'avez pas vu le-
(L'émotion l'empêche de poursuivre.)
GABOR
Non; celui que vous n'osez nommer, – que moi-même j'ose à peine me rappeler, – n'était pas alors dans la chambre.
SIEGENDORF, à Ulric
Allons, mon fils! tu es innocent encore. – Tu voulus, dans ce tems-là, me faire jurer que je l'étais; – oh! de grâce, à ton tour, jure-le nous en ce moment!
GABOR
Patience! J'en ai trop dit à présent pour ne pas continuer, dussent les murs qui m'entourent s'ébranler et nous écraser. Vous vous rappelez, vous ou du moins votre fils, – que l'on avait, sous son inspection, changé les serrures de l'appartement, précisément le jour qui précéda cette nuit fatale: – comment on y put pénétrer, c'est ce qu'il sait mieux que personne. – Mais dans une antichambre, dont la porte était entr'ouverte, – je remarquai un homme qui lavait ses mains ensanglantées, et dont les regards, sombres et inquiets, se reportaient sur le corps saignant; – mais il ne remuait plus.
SIEGENDORF
Ô Dieu de mes pères!
GABOR
Je distinguai ses traits comme je vous distingue: – ce n'étaient pas les vôtres, et pourtant ils s'en rapprochaient. Tenez! regardez le comte Ulric! La ressemblance est frappante: l'expression en est, à présent, différente; – mais elle était encore la même, il n'y a qu'un instant, lorsque je l'accusai, pour la première fois, du crime.
SIEGENDORF
Tel est-
GABOR, l'interrompant
Oh! – écoutez-moi jusqu'à la fin: c'est maintenant votre devoir. – Aussitôt, je me crus trahi par vous et par lui (car je n'eus pas de peine à deviner alors vos liens de parenté). Je crus que vous ne m'aviez offert ce prétendu moyen de salut que pour me rendre victime de votre crime; et ma première pensée fut la vengeance. Mais, bien que je fusse armé d'un court poignard (ayant déposé mon épée à l'entrée), je savais, et j'en avais acquis la conviction la veille même, que je n'étais pas de force ou d'adresse à me mesurer avec lui. Je revins; je me sauvai dans l'obscurité profonde: le hasard, plutôt que la mémoire, me ramenèrent à la porte du passage, et de là, dans la chambre où vous reposiez. – Si je vous avais trouvé éveillé, Dieu seul peut savoir ce que le désir de la vengeance et la force de mes soupçons m'eussent inspiré; mais jamais assassin n'a dormi comme reposait Werner cette nuit là.
SIEGENDORF
J'avais pourtant d'horribles songes! un sommeil si court, que les étoiles brillaient encore lorsque je m'éveillai. – Oh! pourquoi m'as-tu épargné? Je rêvais alors de mon père; – et voilà mon rêve expliqué.
GABOR
Ce n'est pas ma faute si j'en suis l'interprète. – Je pris donc le parti de fuir et de me dérober aux recherches de la justice. – Après si long-tems, le hasard me conduisit en ces lieux, – et, dans le comte Siegendorf, me fit reconnaître Werner! Werner, que j'avais vainement cherché sous le chaume, habitait le palais d'un souverain! Vous me cherchiez, et vous m'avez trouvé: – maintenant que vous savez mon secret, c'est à vous d'en peser la valeur.
SIEGENDORF, après un moment de pause
Est-il donc possible!
GABOR
Est-ce la vengeance ou la justice qui préside à vos méditations?
SIEGENDORF
Aucune des deux: – Je pesais ce que pouvait valoir votre secret.
GABOR
Un seul exemple vous en fera juge. – Quand vous étiez pauvre, et qu'indigent moi-même, j'étais cependant assez riche pour assister une indigence à laquelle la mienne pouvait faire envie, je vous offris ma bourse-et vous ne voulûtes pas la partager. – Je serai plus franc avec vous; vous êtes riche, noble, dépositaire de la puissance impériale: – vous m'entendez?
SIEGENDORF
Oui. -
GABOR
Pas tout-à-fait encore. Vous croyez que je suis vénal et peu véridique: il est certain pourtant que le sort me rend en ce moment l'un et l'autre. Vous allez me secourir; mais autrefois j'aurais également voulu vous secourir. – De plus, pesez bien ce dernier point, j'ai compromis mon honneur pour sauver le vôtre et celui de votre fils.
SIEGENDORF
Voulez-vous attendre le résultat d'une délibération de quelques minutes?
GABOR. Il jette un regard sur Ulric qui est appuyé contre une colonne
Puis-je en toute sécurité le faire?
SIEGENDORF
Je garantis votre vie sur la mienne. – Attendez dans cette tour. (Il ouvre une porte tournante.)
GABOR, hésitant
C'est la seconde sauve-garde que vous m'offrez.
SIEGENDORF
Et la première fut-elle donc trompeuse?
GABOR
Je n'oserais encore le décider; – mais j'essaierai de la seconde. Aussi bien, il me reste un autre bouclier. – Je ne suis pas entré seul dans Prague; et si l'on devait se défaire de moi comme de Stralenheim, il y a quelques langues qui s'aiguiseraient pour ma défense. Soyez bref dans votre délibération.
SIEGENDORF
Je le serai. – Ma parole est, dans ces murs, inviolable et sacrée, mais son pouvoir ne s'étend pas au-delà.
GABOR
Je ne demande rien autre chose.
SIEGENDORF, indiquant du doigt le sabre d'Ulric étendu sur le parquet
D'ailleurs, prenez cette arme; je vois que vous la regardez avec inquiétude, et son maître avec défiance.
GABOR, prenant le sabre
J'y consens; du moins me servira-t-il à vendre ma vie, – et chèrement.