Kitabı oku: «Correspondance, 1812-1876. Tome 1», sayfa 15
CXII
A M. JULES BOUCOIRAN, A PARIS
Venise, 6 avril 1834.
Mon cher enfant,
J'ai reçu vos deux effets sur M. Papadopoli91, et je vous remercie. Maintenant je suis sûre de ne pas mourir de faim et de ne pas demander l'aumône en pays étranger; ce qui, pour moi, serait pire. Je m'arrangerai avec Buloz, et il pourra suffire à mes besoins sans se faire trop tirailler; car je travaillerai beaucoup.
Alfred est parti pour Paris, et je vais rester ici quelque temps.
Il était encore bien délicat pour entreprendre ce long voyage. Je ne suis pas sans inquiétude sur la manière dont il le supportera; mais il lui était plus nuisible de rester que de partir, et chaque jour consacré à attendre le retour de sa santé la retardait au lieu de l'accélérer. Il est parti enfin, sous la garde d'un domestique très soigneux et très dévoué. Le médecin92 m'a répondu de la poitrine, en tant qu'il la ménagerait; mais je ne suis pas bien tranquille.
Nous nous sommes quittés peut-être pour quelques mois, peut-être pour toujours. Dieu sait maintenant ce que deviendront ma tête et mon coeur. Je me sens de la force pour vivre, pour travailler, pour souffrir.
Le manuscrit de Lélia est dans une des petites armoires de Boule. Je l'ai, en effet, promis à Planche; pour peu qu'il tienne à ce griffonnage, donnez-le-lui, il est bien à son service. Je suis profondément affligée d'apprendre qu'il a mal aux yeux. Je voudrais pouvoir le soigner et le soulager. Remplacez-moi; ayez soin de lui. Dites-lui que mon amitié pour lui n'a pas changé, s'il vous questionne sur mes sentiments à son égard. Dites-lui sincèrement que plusieurs propos m'étaient revenus après l'affaire de son duel avec M. de Feuillide; lesquels propos m'avaient fait penser qu'il ne parlait pas de moi avec toute la prudence possible.
Ensuite, il avait imprimé dans la Revue des pages qui m'avaient donné de l'humeur. Lui et moi sommes des esprits trop graves et des amis trop vrais, pour nous livrer aux interprétations ridicules du public. Pour rien au monde je n'aurais voulu qu'un homme que j'estime infiniment devînt la risée d'une populace d'artistes haineux qu'il a souvent tancée durement; laquelle, pour ce fait, cherche toutes les occasions de le faire souffrir et de le rabaisser. Il me semblait que le rôle d'amant disgracié, que ces messieurs voulaient lui donner, ne convenait pas à son caractère et à la loyauté de nos relations. J'avais cherché de tout mon pouvoir à le préserver de ce rôle mortifiant et ridicule, en déclarant hautement qu'il ne s'était jamais donné la peine de me faire la cour. Notre affection était toute paisible et fraternelle. Les méchants commentaires me forçaient à ne plus le voir pendant quelques mois; mais rien ne pouvait ébranler notre mutuel dévouement. Au lieu de me seconder, Planche s'est compromis et m'a compromise moi-même: d'abord par un duel qu'il n'avait pas de raisons personnelles pour provoquer; ensuite par des plaintes et des reproches, très doux il est vrai, mais hors de place et, qui pis est, tirés à dix mille exemplaires.
De si loin et après tant de choses, les petits accidents de la vie disparaissent, comme les détails du paysage s'effacent à l'oeil de celui qui les contemple du haut de la montagne. Les grandes masses restent seules distinctes au milieu du vague de l'éloignement. Aussi les susceptibilités, les petits reproches, les mille légers griefs de la vie habituelle, s'évanouissent maintenant de ma mémoire; il ne me reste que le souvenir des choses sérieuses et vraies. L'amitié de Planche, le souvenir de son dévouement, de sa bonté inépuisable pour moi, resteront dans ma vie et dans mon coeur comme des sentiments inaltérables.
Après avoir quitté Alfred, que j'ai conduit jusqu'à Vicence, j'ai fait une petite excursion dans les Alpes en suivant la Brenta. J'ai fait à pied jusqu'à huit lieues par jour, et j'ai reconnu que ce genre de fatigue m'était fort bon, physiquement et moralement.
Dites à Buloz que je lui écrirai des lettres, pour la Revue, sur mes voyages pédestres.
Je suis rentrée à Venise avec sept centimes dans ma poche! Sans cela, j'aurais été jusque dans le Tyrol; mais le besoin de hardes et d'argent m'a forcée de revenir. Dans quelques jours, je repartirai et je reprendrai la traversée des Alpes par les gorges de la Piave. Je puis aller loin ainsi, en dépensant cinq francs par jour et en faisant huit ou dix lieues, soit à pied, soit à âne. J'ai le projet d'établir mon quartier général à Venise, mais de courir le pays seule et en liberté. Je commence à me familiariser avec le dialecte.
Quand j'aurai vu cette province, j'irai à Constantinople, j'y passerai un mois, et je serai à Nohant pour les vacances. De là, j'irai faire un tour à Paris et je reviendrai à Venise.
Je suis fort affligée du silence de Maurice et fort contente d'apprendre au moins qu'il se porte bien. Son père me dit qu'il travaille et qu'on est content de lui. Pour vous, je vous ai prié au moins dix fois de voir ses notes et de m'en rendre compte. Il faut que j'y renonce; car vous ne m'en avez jamais dit un mot, gredin d'enfant! Je suis enchantée que mon mari garde Solange à Nohant. De cette manière, il me plaît fort de conserver Julie, puisque je n'ai pas à la nourrir. Sans cet arrangement, j'eusse fait mon possible pour retourner à Paris, malgré le peu d'argent que j'aurais eu pour un si long voyage. Je puis donc, sans aucun préjudice pour l'un ou l'autre de mes deux enfants, rester dehors jusqu'aux vacances.
Ne me parlez jamais, je vous prie, des articles qui se publient pour ou contre moi dans les journaux. J'ai au moins ici le bonheur d'être tout à fait étrangère à la littérature et de la traiter absolument comme un gagne-pain.
Adieu, mon ami; je vous embrasse de tout mon coeur. Écrivez-moi sur mon fils, envoyez-moi une lettre de lui. A tout prix, je la veux. Avez-vous de bonnes nouvelles de votre mère? Vous ne me parlez jamais de vous. Avez-vous des élèves? Faites-vous bien vos affaires? N'êtes-vous pas amoureux de quelque femme, de quelque science ou de quelque grue93? Pensez-vous un peu à votre vieille amie, qui vous aime toujours paternellement?
G.S.
CXIII
A M. GUSTAVE PAPET, A PARIS
Venise, mai 1834.
Fais-moi le plaisir de voir le proviseur ou le censeur, et de demander à voir les notes de Maurice. Je l'ai demandé quarante fois à Boucoiran. Pas de réponse. Il y a des instants où ce silence m'effraye tellement, que je m'imagine que mon fils est mort et qu'on n'ose pas me le dire.
Peut-être le printemps t'aura-t-il attiré en Berri. En ce cas, renvoie la lettre à Maurice, directement au collège. Tu me rendras le service de le voir et de l'observer, quand tu retourneras à Paris. En attendant tu verras ma fille à Nohant. Tu me parleras beaucoup d'elle, de toi et du pays.
Conçois-tu que ni Laure ni Alphonse94 ne m'écrivent! M'ont-ils oubliée aussi, ceux-là? Il me semble que je suis morte et que je frappe en vain à la porte des vivants.—Il est vrai que je leur avais annoncé mon prochain retour, et que me voilà encore à Venise pour quelque temps. Donne-moi au moins de leurs nouvelles.
Adieu, mon ami; tu vois que, si je repousse les épanchements de l'amitié dans certains cas, je reviens lui demander secours dans les affections plus profondes et plus réelles de la vie. Donne-moi aussi moyen de te faire du bien.
Je t'embrasse de tout mon coeur. Rappelle-moi l'amitié de ton père.
Tout à toi.
GEORGE S.
CXIV
A M. HIPPOLYTE CHATIRON, A PARIS
Venise, 1er juin 1834.
Mon ami,
A présent que je suis revenue de Constantinople, je te dirai que c'est un bien beau pays, mais que je n'y suis pas allée. Il fait trop chaud et je n'ai pas assez d'argent pour cela. Si j'en avais, j'irais à Paris tout de suite et non ailleurs. Si tu entends dire que je suis noyée dans l'Archipel, sache donc bien qu'il n'en est rien et que c'est une nouvelle littéraire, rien de plus.
Je suis à Venise, travaillant comme un cheval, afin de payer mon voyage d'Italie, que je dois encore à mon éditeur, mais dont je m'acquitte peu à peu. Je comptais être débarrassée de cette corvée il y a deux mois. Des circonstances imprévues, un voyage dans le Tyrol, quelques chagrins, m'ont retardée dans mon travail, et dans mes profits par conséquent.
Néanmoins mon courage n'est pas mort; mais, pour le moment, je souffre beaucoup d'être loin de mes enfants depuis si longtemps. J'ai été dans une grande inquiétude par le silence de Boucoiran, lequel silence dure encore, je ne sais pourquoi. J'ai reçu enfin une lettre de Gustave Papet, qui en contenait une de Maurice, et une de Laure Decerf, qui me donne d'excellentes nouvelles de Solange.
Je suis donc en paix sur mes pauvres mioches; mais je n'en suis pas moins affamée de les revoir, et je serai, au plus tard, à Paris pour la distribution des prix. Les notes de Maurice sont excellentes. Il m'écrit la lettre la meilleure et la plus laconique du monde. «Tu me demandes si j'oublie ma vieille mère, non. Je pense tous les jours à toi. Tu me dis de t'écrire, espère que je t'écrirai. Tu me demandes si je suis corrigé de mes caprices d'enfant, oui.»
Voilà son style! on dirait un bulletin de la grande armée, et avec cela pas une faute d'orthographe; je suis bien contente de lui.
Comment va Léontine? Elle doit être bien grande, au train dont elle y allait quand je suis partie.
Es-tu toujours à Corbeil? D'après ce que tu me dis, tu es dans un bon air et dans une belle situation. Si tu as envie d'aller à Nohant au mois d'août, nous irons ensemble avec Léontine et Émilie, si sa santé le permet et si le coeur lui en dit.
Tu me parais un peu dégoûté du pays; mais il y aura une manière de ne pas trop s'apercevoir de ses désagréments. Ce sera de rester à fumer sur le perron, de bavarder à tort et à travers entre nous, et de dormir en chien sur le grand canapé du salon. Venise, avec ses escaliers de marbre blanc et les merveilles de son climat, ne me fait oublier aucune des choses qui m'ont été chères. Sois sûr que rien ne meurt en moi. J'ai une vie agitée. Mon destin me pousse d'un côté et de l'autre, mais mon coeur ne répudie pas le passé. Il souffre et se calme selon le temps qu'il fait. Les vieux souvenirs ont une puissance que nul ne peut méconnaître, et moi moins qu'un autre. Il m'est doux, au contraire, de les ressaisir, et nous nous retrouverons bientôt ensemble, dans notre vieux nid de Nohant, où je n'ai pas pu vivre, mais où je pourrai, peut-être plus tard, mourir en paix.
Dire que l'on aura une vie uniforme, sans nuages et sans reproches, c'est promettre un été sans pluie; mais, quand le coeur est bon, l'on se retrouve et l'on se souvient de s'être aimés. Il m'a semblé plusieurs fois que j'avais à me plaindre beaucoup de toi. J'ai pris définitivement le parti de ne plus m'en fâcher. Je savais bien que j'en reviendrais et que je ne pourrais pas rester en colère contre toi, que tu eusses tort ou non. Et ainsi de tout dans ma vie. Je réponds aux bons procédés, j'oublie les mauvais; je me console des maux et je sais jouir des biens qui m'arrivent. J'ai la philosophie du soldat en campagne.
Nous sommes bien frères sous ce rapport; mais, toi, tu agis ainsi, par indifférence; tu te consoles sans avoir souffert. Tant mieux, ton organisation est la meilleure.
Adieu, mon vieux; écris-moi donc, cela me fera beaucoup de bien. Je ne te dis rien de ma manière de vivre à Venise. Tu pourras lire beaucoup de détails sur ce pays, dans la Revue des Deux Mondes, numéros du 15 mai dernier et du 15 juin prochain, si toutefois cela t'intéresse.
Je voudrais avoir ici mes enfants et pouvoir y vivre longtemps; c'est un beau pays. Embrasse Émilie pour moi, et, si tu vois mon fils, parle-moi de lui beaucoup. Je t'embrasse de tout mon coeur.
Ecris-moi:
Alla Spezieria Ancillo.
Campo San-Luca.
Venise.
CXV
A M. JULES BOUCOIRAN. PARIS
Venise, 4 juin 1834.
Mon cher enfant,
Je suis rassurée sur le compte de Maurice. Je viens de recevoir une lettre de lui et une de Papet; mais je commence à être sérieusement inquiète de vous, ou très affligée de votre oubli. Buloz me mande qu'il vous a remis, le 15 mai, cinq cents francs pour moi. Je vous avais écrit de me faire parvenir mon argent bien vite, parce que je n'avais plus rien. Nous sommes au 2 juin, et je n'ai rien reçu.
Je suis aux derniers expédients pour vivre, car j'ai horreur des dettes. Maurice m'écrit qu'il vous a envoyé une lettre pour moi il y a plusieurs jours. Rien! Qu'est-ce que cela veut dire? Votre lettre s'est-elle perdue à la poste comme beaucoup d'autres? Au moins si Papadopoli avait reçu la lettre d'avis du banquier de Paris! mais il n'a rien reçu; l'argent n'est donc pas parti. Êtes-vous tombé subitement assez malade pour être hors d'état de faire cette commission?
Depuis deux mois, vous m'avez montré une indifférence excessive, et, malgré toutes mes lettres où je vous suppliais de me donner des nouvelles de mon fils, vous m'avez laissée dans la plus mortelle inquiétude. Je pense que vous êtes devenu amoureux et je vous connais à cet égard: quand vous êtes dans votre état ordinaire, vous êtes le plus exact des hommes; quand vous vous éprenez de quelqu'une, vous oubliez tout et vous partez pour le monde insaisissable. Cela est momentané, j'espère. L'amour passe, et l'amitié se retrouve toujours, après avoir dormi plus ou moins longtemps. A Nohant, vous aviez cette fièvre d'oubli, et j'ai été bien souvent effrayée de votre silence et désespérée de n'entendre pas parler de mon fils, pendant des mois entiers.
Mais tout cela n'explique pas que vous me laissiez dans une misère absolue en pays étranger. Je vis, depuis deux mois, des cinq cents francs que vous m'aviez envoyés. Courez donc, je vous en supplie, chez le banquier, et faites-moi expédier l'argent que vous avez, pour moi, entre les mains.
Vous avez dû toucher trois mois chez Salmon (mars, avril, mai); ce qui fait neuf cents francs; plus cinq cents de Buloz; quatorze cents.—Mon loyer payé et mes petites dettes envers vous, que je vous prie de prélever avant tout, il doit vous rester mille francs. Pendant ce temps-là, je dîne avec la plus stricte économie et je couche sur un matelas par terre, faute de lit. Si ce retard est causé par votre négligence, vous devez en avoir quelque remords; s'il est causé par un accident, tirez-moi bien vite d'anxiété. S'il y a quelque autre raison qui vous justifie, écrivez-la en deux mots, je l'accueillerai avec joie; si mes affaires vous ennuient, dites-le sincèrement. Je vous serai reconnaissante du passé et je ne vous demanderai rien jusqu'à ce que vos préoccupations aient cessé.
Vous aviez de bonnes nouvelles à me donner du travail et de la santé de mon fils; comment se fait-il que, après deux mois d'attente, je les reçoive d'un autre? Ah! mon enfant, votre corps ou votre coeur est malade.
Adieu, mon ami; surtout ne soyez pas malade. Tout le reste ne sera rien pour moi.
Ne me parlez jamais politique dans vos lettres. D'abord, je m'en soucie fort peu; ensuite, c'est une raison certaine pour qu'elles ne me parviennent pas.
CXVI
A MAURICE DUDEVANT. A PARIS
Milan, 29 juillet 1834.
Mon gros minet,
Boucoiran m'a écrit que la distribution des prix serait pour le 28 août; toi, tu m'as écrit que ce serait le 18. Je ne sais lequel de vous deux se trompe.
Dans tous les cas, je serai à Paris avant le 18, si je ne crève pas en route! vraiment, il y a de quoi par la chaleur qu'il fait ici! J'espère qu'en approchant de la Suisse, je vais avoir plus frais. Je voudrais t'avoir avec moi, mon cher petit, pour te montrer toutes les belles choses que je vois.
Mais nous reviendrons ensemble dans ce beau pays d'ici à quelques années. Je n'ai pas de plaisir réel sans toi, mon enfant. Dépêche-toi de grandir, pour que nous ne nous quittions plus.
Je t'embrasse mille fois. Adieu.
Paris est en fête aujourd'hui, et tu es sorti, j'imagine? Tu cours, tu t'amuses; penses-tu un peu à moi?
CXVII
A M. FRANÇOIS ROLLINAT, A CHATEAUROUX
Paris. 15 août 1834.
Mon ami,
J'ai trouvé à Paris ta brave lettre du mois d'avril, hier en arrivant de Venise, où j'ai passé toute l'année. Je pars dans cinq ou six jours pour le pays, et j'espère bien te trouver à Châteauroux. Tâche de ne pas être absent du 24 au 26, et de venir avec moi à Nohant. Il le faut absolument pour que je sois complètement heureuse.
Je ne sais rien te dire de moi; sinon que j'étais malade de l'absence de mes enfants, que je suis ivre de revoir Maurice et impatiente de revoir Solange, que je t'aime comme un frère, et que, sous les belles étoiles de l'Italie, je n'ai pas passé un soir sans me rappeler nos promenades et nos entretiens sous le ciel de Nohant.
Je ne t'ai pas écrit; il eût fallu te raconter ma vie entière. C'est un triste et long pèlerinage que je n'avais pas le courage de retracer. Je te raconterai tout, sous les arbres de mon jardin ou dans les traînes d'Urmont. Ne me retire pas ce bonheur-là, mon ami, quelque affaire que tu aies. Songe que les affaires se retrouvent et que les jours heureux ne pleuvent pas pour nous.
Adieu, mon ami. J'ai trois cent cinquante lieues dans les jambes, car j'ai traversé la Suisse à pied; plus, un coup de soleil sur le nez, ce qui fait que je suis charmante. Il est bien heureux pour toi que nous soyons amis; car je défie bien tout animal appartenant à notre espèce de ne point reculer d'horreur en me voyant. Ça m'est bien égal, j'ai le coeur rempli de joie.
CXVIII
A M. JULES BOUCOIRAN, A PARIS
Nohant, 31 août 1834.
Mon cher enfant,
Je suis arrivée très lasse et assez malade; je vais mieux. Maurice va bien. Tous mes amis, Gustave Papet, Alphonse Fleury, Charles Duvernet et Duteil sont venus, le lendemain, dîner avec mesdames Decerf et Jules Néraud95.
J'ai éprouvé un grand plaisir à me retrouver là. C'était un adieu que je venais dire à mon pays, à tous les souvenirs de ma jeunesse et de mon enfance; car vous avez dû le comprendre et le deviner: la vie m'est odieuse, impossible, et je veux en finir absolument avant peu.
Nous en reparlerons.
En attendant, je vous remercie de l'amitié constante, infatigable, que vous avez pour moi. J'aurais été heureuse si je n'eusse rencontré que des coeurs comme le vôtre. Dans ce moment, vous comblez de soins et de services mon ami Pagello.
Je vous en suis reconnaissante. Pagello est un brave et digne homme, de votre trempe, bon et dévoué comme vous. Je lui dois la vie d'Alfred et la mienne. Pagello a le projet de rester quelques mois à Paris. Je vous le confie et je vous le lègue; car, dans l'état de maladie violente où est mon esprit, je ne sais point ce qui peut m'arriver.
Il est bien possible que je ne retourne point à Paris de sitôt. C'est pourquoi, craignant de ne jamais revoir ce brave garçon, qui repartira peut être bientôt pour son pays, je l'invite (avec l'agrément de M. Dudevant) à venir passer huit ou dix jours ici. Je ne sais s'il acceptera. Joignez-vous à moi pour qu'il me fasse ce plaisir non en lui lisant ma lettre, dont la tristesse l'affecterait, mais en lui disant qu'il me donnera l'occasion de lui témoigner une amitié malheureusement stérile et prête à descendre au tombeau.
J'aurai à causer longuement avec vous et à vous charger de l'exécution de volontés sacrées. Ne me sermonnez pas d'avance. Quand nous aurons parlé ensemble une heure, quand je vous aurai fait connaître l'état de mon cerveau et de mon coeur, vous direz avec moi qu'il y a paresse et lâcheté à essayer de vivre, quand je devrais en avoir déjà fini. Le moment n'est pas venu de nous expliquer à cet égard. Il viendra bientôt.
Si Pagello se décide à venir, donnez-lui les instructions nécessaires et faites-le partir vendredi prochain. Si vous pouviez l'accompagner, cela me ferait beaucoup de bien; c'est pourquoi je ne m'en flatte pas. Expliquez-lui ce qu'il a à faire à Châteauroux, où l'on arrive à quatre heures du matin pour en repartir à six, par la voiture de la Châtre; car, chez Suard96, on est peu affable pour les voyageurs de passage.
Adieu. J'ai la fièvre. Solange est charmante. Je ne peux l'embrasser sans pleurer.
Faites carder mes matelas. Je ne veux pas être mangée aux vers de mon vivant.
Adieu, mon ami. Votre vieille mère va mal. Faites dire à mon propriétaire que je garderai l'appartement.
A quoi bon changer pour le peu de temps que je veux passer en ce monde?