Kitabı oku: «Correspondance, 1812-1876. Tome 1», sayfa 18

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Je vous écris tout ce qu'il y a de plus bête. Tâchez d'en faire autant pour vous mettre à mon niveau. Il n'y a pas à dire, vous y êtes forcée.

Bonsoir. A vous.

GEORGE.

CXXXI
A M. ADOLPHE GUÉROULT, A PARIS

La Châtre, 9 novembre 1835.

Mon cher enfant,

J'ai à répondre à deux lettres de vous et je veux le faire avant de me mettre au travail; car j'ai un roman arrangé dans ma tête. Dussiez-vous dire que je fais mes embarras, vous n'entendrez pas plus parler de moi, d'ici à deux ou trois mois, que si j'étais morte.

J'ai écrit les premières pages hier, et je suis dans le coup de feu. Vous connaissez cela. Pour toutes choses, il y a un beau moment, c'est le commencement. C'est peut-être à cause de cela que je suis si républicaine, et vous si peu saint-simonien. Quoi qu'il en soit, allez votre train, si vous croyez que ce soit la bonne voie. Nous voulons tous le bien et nous allons au même but par des moyens différents. Nous nous disputons toujours, parce que chacun croit avoir plus d'esprit que son voisin, et se console d'aller fort mal, en voyant que les autres ne vont pas mieux: triste consolation, en vérité, qui fait beaucoup de mal à notre époque. Toute cette guerre à coups d'épingle que se fait l'amour-propre des uns et des autres n'avance à rien; tout au contraire. Si tout ce qui a de bonnes vues et de bons sentiments s'accueillait avec tolérance, on ferait le double d'ouvrage.

Vous ne pouvez nier, mon cher Marius à Minturnes, que je n'aie plus de bonne foi que vous. Vous abîmez nos républicains de la tête aux pieds, et moi, je ne cesse d'aimer vos saint-simoniens et de les placer au-dessus de tout.

Je me défends même d'une chose, c'est d'aimer les républicains avec excès. J'aime ceux qui se trouvent être mes amis, et j'examine les autres par curiosité, ou je les accueille par savoir-vivre et politesse.

Cela ne fait rien au principe.

Robespierre était diablement saint-simonien. Il était pour l'exécution prompte et violente du système. Vous êtes pour la marche lente et évangélique. Eh bien, chacun devrait être républicain à la manière de Robespierre, ou saint-simonien à la manière d'Enfantin, selon son tempérament. Les uns saperaient, les autres bâtiraient. Soyez sûr que cela viendra, qu'il y aura entre vous et nous une étroite alliance et que vous ne ferez rien sans nous.

Vous savez comment s'est établi le christianisme, c'est-à-dire fort mal, même dans ce qu'on appelle son meilleur temps. Il était dans un si beau désaccord avec les moeurs, qu'en son nom, on commettait les crimes et on nourrissait les sentiments les plus opposés à son institution et à son esprit. Douze corps d'armée, commandés par les douze apôtres, eussent, je crois, mieux valu que Paul répétant cette lâcheté: «Rendez à César, etc.»

Faites à votre idée, si vous croyez bien faire en louvoyant, et si votre conscience est en paix. Moquez-vous des reproches que je fais à votre tiédeur croissante, comme je me moque des railleries que vous adressez à mon récent enthousiasme. Je crois que vous vous trompez cependant, et que l'amour de l'égalité a été la seule chose qui n'ait pas varié en moi depuis que j'existe. Je n'ai jamais pu accepter de maître.

A propos, mon procès marche, il est en bon train. Le baron ne plaide pas, il demande de l'argent et beaucoup. Je lui en donne, on le condamne à me laisser tranquille et tout va bien. Quant à ce qu'on en pensera à Paris, cela m'occupe aussi peu que de ce qu'on pense en Chine de Gustave Planche.

L'opinion est une prostituée qu'il faut mener à grands coups de pied quand on a raison. Il ne faut jamais se soumettre à des avanies pour obtenir des salutations et des courbettes en public. Je voudrais bien vous voir digérer des menaces et des coups! Allons donc. Il faudrait que tout votre sang y passât, ou celui de votre provocateur.

Croyez-vous que je n'aie pas de dignité personnelle à défendre parce que je suis femme? Allons donc, encore! Souvenez-vous d'avoir prêché l'affranchissement de la femme.

Nous ne savons pas faire des armes, et on ne nous permet pas de provoquer nos maris en duel; on a bien raison, ils nous tueraient, ce qui leur ferait trop de plaisir.

Mais nous avons la ressource de crier bien haut, d'invoquer trois imbéciles en robe noire, qui font semblant de rendre la justice, et qui, en vertu de certaine bonté de législation envers les esclaves menacées de mort, daignent nous dire: «On vous permet de ne plus aimer monsieur votre maître, et, si la maison est à vous, de le mettre dehors.»

Malgré tout ce que je vous dis là, par bonté pour monsieur mon époux, je fais tenir l'affaire aussi secrète que possible. Jusqu'ici, rien n'a transpiré, même dans la petite ville que j'habite, ce qui est merveilleux. Cela ira tant que cela pourra. N'en parlez donc à qui que ce soit.

Bonsoir, mon ami; je vous embrasse de tout mon coeur; je suis bien fâchée que vous n'ayez pas le plus petit fait à rapporter comme témoin; car l'enquête va réunir une vingtaine d'amis autour de moi. Grâce à Duteil, à Planet et à votre serviteur, il sera impossible d'être plus spirituel que ne le sera cette charmante réunion. Défense d'y parler affaires et procès surtout. Ce sera l'adieu éternel que j'adresserai à mes amis, si je suis déboutée de ma demande.

En attendant, j'aurai fait mon livre. J'irai à Paris après mon procès jugé. Au revoir donc; donnez-moi de vos nouvelles si vous en avez le temps. Envoyez-moi ces lithographies et dites à Vinçard que je lui donne une grosse poignée de main.

G.S.

CXXXII
AU REDACTEUR DU JOURNAL DE L'INDRE

La Châtre, 9 novembre 1835.

Monsieur,

Un oracle dont la signature ne trahit pas l'incognito attaque brutalement, dans le feuilleton de votre journal, la moralité de mes livres. J'abandonne à la critique tous mes défauts littéraires et toutes les obscurités de mon raisonnement. Mais, dans cette province, ma patrie d'adoption, je défends à tout adulateur des abus de la société de me choisir pour holocauste, lorsqu'il lui plaît d'offrir un hommage aux puissances qu'il veut se rendre favorables, soit pour se faire un nom à défaut de talent, soit pour obtenir des protections dans ce monde, qui se paye souvent de déclamations à défaut de preuves.

Un de nos plus beaux talents écrivait, il y a quelques semaines: «Il est bien décourageant d'écrire pour des gens qui ne savent pas lire.» Je sais quelque chose de plus fâcheux, c'est d'écrire pour les gens qui ne veulent pas lire. La profession de tout journaliste aux gages de l'état social l'investit du droit de connaître la pensée d'un auteur rien qu'en regardant la couleur de la couverture du livre.

Le public le sait aussi; c'est au public que j'en appelle, pour repousser les interprétations malpropres du chaste critique qui prétend avoir saisi le résultat et le but définitif de tous mes ouvrages. Je déclare ici que ce juge éclairé d'Indiana, de Valentine, de Lélia et de Jacques n'a ni compris ni lu aucun de ces livres.

Si la franchise de ce démenti le blesse, mon sexe ne me permettant pas de lui donner ou de lui demander réparation, j'institue mon défenseur tout mien compatriote homme de coeur et de conscience, qui se trouvera devant lui.

J'ai l'honneur d'être, etc.

GEORGE SAND.

CXXXIII
A MAURICE DUDEVANT, AU COLLÈGE HENRI IV

La Châtre, 10 décembre 1835.

Tu es un drôle de gamin avec tes rêves, tu mets Emmanuel108 à toute sauce; lui as-tu raconté cette farce-là?

Tu dois avoir reçu, par lui, une lettre de moi, datée du 27; ainsi tu ne te plaindras plus de mon silence. Ta lettre est bien écrite et très comique; mais l'orthographe n'est pas si bonne que les autres fois. Il faut t'appliquer bien sérieusement à apprendre ta langue, chose des plus difficiles, qu'on apprend assez mal dans les collèges.

Il y a un grand inconvénient à l'apprendre tard, parce qu'alors on l'oublie et l'on fait des fautes toute sa vie; ce qui arrive aux trois quarts des personnes, et ce qui n'est pas pardonnable. A dix ans, je ne faisais pas une faute; mais on se dépêcha trop de me faire quitter la grammaire, j'oubliai donc ce que je savais si bien. Au couvent, on m'apprit l'anglais, l'italien, et on négligea d'examiner si je savais bien ma langue. Ce ne fut qu'à seize ans qu'étant à Nohant, ayant honte de si mal écrire en français, je rappris moi-même la grammaire. Je n'ai pourtant jamais pu la retenir très bien. Je suis souvent embarrassée, et je fais des brioches.

Apprends donc! C'est le bon âge, ni trop tôt ni trop tard. J'étais bien contente de ton avant-dernière lettre; mais, cette fois-ci, tu as mis des s partout. Il y en a tant que, si je pouvais te les renvoyer, tu n'aurais pas besoin d'en mettre de nouvelles dans la prochaine lettre que tu m'écriras.

Quand tu sortiras avec ton père, prie-le de te laisser aller chez Buloz, qui te donnera pour moi quelque chose que tu choisiras.

As-tu donné des étrennes à ta grosse chérie? donne-lui-en de ma part, je te rendrai l'argent. Si tu n'en as pas, dis à Buloz ou à Emmanuel de te donner cinq francs que je leur devrai.

Je suis clouée ici, mon pauvre chat, pour tout ce mois de janvier. J'ai des affaires dont je ne peux pas me dépêtrer. J'espère que ce sera fini le 15 février; mais, pour être plus sûre de ne pas te manquer de parole, j'aime mieux te promettre d'être auprès de toi à la fin de février. Ainsi, deux mois encore sans nous voir! je trouve cela bien long; mais j'y suis absolument forcée. D'abord, je n'ai pas d'argent; ensuite, je te dirai le reste quand nous nous verrons.

Je travaille toutes les nuits jusqu'à sept heures du matin; je suis comme une vieille lampe. Je pense à toi, je relis tes bonnes lettres, et je prie Dieu qu'il te rende bon et courageux; avec cela, tu seras aussi heureux qu'on peut l'être en ce monde. Je ne te fais presque plus de sermons. Je vois que tu comprends parfaitement, et que je pourrai causer avec toi, comme avec un ami. Tu es un brave homme.

Bonsoir, vieux! Je t'embrasse un million, un milliard de fois. Dis-moi quelles places tu as.

s. s. s. s. s. s. s. s. s. s.

Ce sont tes s que je te renvoie.

CXXXIV
AU MÊME

La Châtre, 15 décembre 1835.

Mon bon ange,

Ta petite lettre est bien gentille, malgré tes gros enfantillages. Tu peux bien rire de la poire, si cela t'amuse; mais il ne faut avoir de haine pour personne à ton âge. Cela ne sert à rien, tu ne peux faire encore aucun bien aux hommes, aucun mal aux ennemis de l'humanité. Il est bien vrai que Louis-Philippe est l'ennemi de l'humanité; mais, quand tu le traites de grosse bête, tu te trompes beaucoup. C'est peut-être l'homme le plus fin et le plus habile de France. Malheureusement, il fait de ses talents un usage funeste, et, au lieu de répandre l'amour de la vertu autour de lui, il déshonore de son mieux tout ce qui l'entoure. Il déshonore réellement la France qui le supporte. C'est un grand malheur de voir qu'un seul homme peut, en caressant les vices et les mauvais sentiments, dégrader toute une nation et l'entraîner dans le mal.

Tu raisonnes très bien d'ailleurs, seulement tu fais encore une erreur en disant: «La nature a été injuste envers une grande partie du genre humain;» tu veux dire la société.

La nature, mon pauvre enfant, est une bonne mère; c'est Dieu, ou du moins c'est son ouvrage; c'est elle qui nous donne les moissons, les forêts, les fruits, les prairies, ces belles fleurs que j'aime tant, et ces beaux papillons que tu soignes si bien. La nature offre d'elle-même toutes ses productions à l'homme qui sème et recueille. Les arbres ne refusent pas leurs fruits au voyageur qui les cueille en passant, et les légumes viennent aussi beaux dans le terreau d'un simple jardinier que dans le jardin d'un prince.

La société, c'est autre chose: ce sont les conventions faites entre les hommes pour le partage des productions de la nature. Ce n'est pas la justice, ce n'est pas le sentiment de la nature qui a dicté ces lois, c'est la force. Les faibles ont eu moins que les autres, et les infirmes n'ont rien eu du tout. Le droit d'héritage a conservé cette inégalité; et puis, dans les temps civilisés, comme le nôtre par exemple, les plus instruits et les plus habiles sont devenus riches et n'en sont pas devenus meilleurs pour cela. Les pauvres ignorants sont et seront toujours dans une affreuse misère, si on ne fait rien pour eux. Dis donc que la société est injuste, et non pas la nature.

Nous parlerons de tout cela souvent et peu à peu nous nous entendrons. Pour le moment, je ne veux pas te fatiguer l'esprit. Tu vas bientôt lire un très beau livre que l'on donne heureusement dans les collèges: c'est le De viris illustribus, par Plutarque. Il faudra le lire avec attention. Tout ce qu'il y a de beau dans l'âme humaine est senti et indiqué dans ce livre.

J'irai à Paris pour Noël, parce que tu auras plusieurs jours de sortie et que j'en profiterai. Fais attention de compter le nombre de sorties que tu auras eues avec ton père, depuis le jour de son arrivée à Paris jusqu'à Noël. N'y manque pas, je te dirai ensuite pourquoi, et souviens-toi de tout ce que je t'ai recommandé. Tu as très bien fait de ne pas montrer ta lettre à Buloz. Il faut garder les lettres que je t'écris pour toi seul.

Adieu, mon amour; je t'embrasse mille fois.

Ton GEORGE.

CXXXV
AU MÊME

La Châtre, 3 janvier 1836.

J'ai reçu ta lettre, mon enfant chéri, et je vois que tu as très bien compris la mienne; ta comparaison est très juste, et, puisque tu te sers de si belles métaphores, nous tâcherons de monter ensemble sur la montagne où réside la vertu. Il est, en effet, très difficile d'y parvenir; car, à chaque pas, on rencontre des choses qui vous séduisent et qui essayent de vous en détourner. C'est de cela que je veux te parler, et le défaut que tu dois craindre, c'est le trop grand amour de toi-même. C'est celui de tous les hommes et de toutes les femmes.

Chez les uns, il produit la vanité des rangs; chez d'autres, l'ambition de l'argent; chez presque tous, l'égoïsme. Jamais aucun siècle n'a professé l'égoïsme d'une manière aussi révoltante que le nôtre. Il s'est établi il y a cinquante ans une guerre acharnée entre les sentiments de justice et ceux de cupidité. Cette guerre est loin d'être finie, quoique les cupides aient le dessus pour le moment.

Quand tu seras plus grand, tu liras l'histoire de cette révolution dont tu as tant entendu parler et qui a fait faire un grand pas à la raison et à la justice. Cependant, ceux qui l'avaient entreprise n'ont pas été les plus forts et ceux qui y ont travaillé avec le plus de générosité ont été vaincus par ceux qui, aimant les richesses et les plaisirs, ne se servaient du grand mot de République que pour être des espèces de princes pleins de vices et de fantaisies. Ceux-là furent donc les maîtres; car le peuple est faible, à cause de son ignorance. Parmi ceux qui pourraient prendre son parti et le secourir par leurs lumières, il en est un sur mille qui préfère le plaisir de faire du bien à celui d'être riche et comblé d'amusements et de vanité. Ainsi, la classe la moins nombreuse, celle qui reçoit de l'éducation, l'emportera toujours sur la classe ignorante, quoique cette classe soit la masse des nations.

Vois quel est l'avantage et la nécessité de l'éducation. Sans elle, on vit dans une espèce d'esclavage, puisque, tous les jours, un paysan sage, vertueux, sobre, digne de respect, est dans la dépendance d'un homme méchant, ivrogne, brutal, injuste, mais qui a sur lui l'avantage de savoir lire et écrire. Vois ce qu'est un homme qui, ayant reçu de l'éducation, n'en est pas meilleur pour cela. Vois combien est coupable devant Dieu celui qui, connaissant les malheurs et les besoins de ses semblables, pouvant consacrer son coeur et sa vie à les secourir, s'endort tranquillement tous les soirs dans un lit moelleux, ou se remplit le ventre à une bonne table en se disant: «Tout est bien, la société est parfaitement organisée. Il est juste que je sois riche et qu'il y ait des pauvres. Ce qui est à moi, est à moi; donc, je dois tuer tous ceux qui ne me demanderont pas à manger, chapeau bas, et, quand même ils seraient bien polis, je dois les mettre brutalement à la porte, s'ils m'importunent. Je le fais parce que j'en ai le droit.»

Voilà le raisonnement de l'égoïste, voilà les sentiments de cette immense armée de coeurs impitoyables et d'âmes viles qui s'appelle la garde nationale. Parmi tous ces hommes qui défendent la propriété avec des fusils et des baïonnettes, il y a plus de bêtes que de méchants. Chez la plupart, c'est le résultat d'une éducation antilibérale. Leurs parents et leurs maîtres d'école leur ont dit, en leur apprenant à lire, que le meilleur état de choses était celui qui conservait à chacun sa propriété. Ils appellent révolutionnaires, brigands et assassins ceux qui donnent leur vie pour la cause du peuple.

C'est parce que je ne veux pas que tu sois un de ces hommes, sans âme ou sans raison, que je t'écris en particulier et en secret, ce que je pense de tout cela. Réfléchis et dis-moi si cela se présente de même à ton esprit et à ton coeur. Dis-moi si tu trouves juste cette manière de partager inégalement les produits de la terre, les fruits, les grains, les troupeaux, les matériaux de toute espèce, et l'or (ce métal qui représente toutes les jouissances, parce qu'un petit fragment se prend en échange de tous les autres biens). Dis-moi, en un mot, si la répartition des dons de la création est bien faite, lorsque celui-ci a une part énorme, cet autre une moindre, un troisième presque rien, un quatrième rien du tout!

Il me semble que la terre appartient à Dieu, qui l'a faite, et qui l'a confiée aux hommes pour qu'elle leur servît d'éternel asile. Mais il ne peut pas être dans ses desseins que les uns y crèvent d'indigestion et que les autres y meurent de faim. Tout ce qu'on pourra dire là-dessus ne m'empêchera pas d'être triste et en colère quand je vois un mendiant pleurant à la porte d'un riche.

Quant aux moyens de changer tout cela, il faudra que je t'écrive encore bien des lettres, et que nous ayons ensemble bien des conversations avant que je t'en parle. Je ne veux pas t'en dire trop long à la fois: il faut que tu aies le temps de réfléchir à chaque chose, et de me répondre à mesure si tu penses comme moi et si tu comprends bien. Nous en restons là. L'amour de soi-même est ce qu'il faut modérer, limiter et diriger. C'est-à-dire qu'il faut s'habituer à trouver le bonheur qui coûte le moins d'argent et qui permet d'en donner davantage à ceux qui en manquent. Nous chercherons ensemble cette vertu, et, si nous n'y atteignons pas tout à fait, du moins nous aurons des principes justes et de bonnes intentions.

Je ne te cache pas, et tu peux déjà t'en apercevoir, que les principes dont je te parle sont tout à fait en opposition avec ceux de vos lycées. Les lycées, dirigés par l'esprit du gouvernement, professeront toujours le principe régnant. Ils vous prêcheraient l'Empire et la guerre, si Napoléon était encore sur le trône. Ils vous diraient d'être républicains, si la République était établie. Il ne faut pas t'occuper des réflexions que vos professeurs ou même les livres que l'on vous donne font sur l'histoire. Ces livres sont dictés à des pédants, esclaves du pouvoir.

Souvent, en lisant l'histoire des grandes actions des temps antiques, écrite par les hommes d'aujourd'hui, tu verras que les héros sont traités de scélérats. Ton bon sens et la justice de ton coeur redresseront ces jugements hypocrites. Tu liras les faits et tu seras le juge des hommes qui les auront accomplis. Souviens-toi que, depuis le commencement du monde, ceux qui ont travaillé pour la liberté et l'honneur de leurs frères sont des grands hommes. Ceux qui ont travaillé pour leur propre renommée et pour leur ambition personnelle sont des hommes qui ont fait un emploi coupable de leurs grandes qualités. Ceux qui n'ont songé qu'à leurs plaisirs sont des brutes.

Mais tu comprends que notre correspondance doit rester secrète et que tu ne dois ni la montrer ni seulement en parler. Je désire aussi que tu n'en dises pas un mot à ton père: tu sais que ses opinions diffèrent des miennes. Tu dois écouter avec respect tout ce qu'il te dira; mais ta conscience est libre et tu choisiras, entre ses idées et les miennes, celles qui te paraîtront meilleures. Je ne te demanderai jamais ce qu'il te dit; tu ne dois pas non plus lui faire part de ce que je t'écris.

Aie donc soin de laisser mes lettres dans ta baraque au collège; je te les ferai remettre par Emmanuel, et tu lui remettras ta réponse trois ou quatre jours après.

Comprends tu bien? De cette manière, personne ne verra ce que nous nous écrivons, et nous n'aurons pas de contradictions. Tu auras le temps de lire mes lettres et d'y répondre sans te presser.

Mon ange chéri, tu es ce que j'aime le mieux au monde. Je suis venue passer quelque temps à la Châtre; je demeure chez Duteil.

Adieu; je t'embrasse mille fois. Apprends bien d'histoire, c'est un grand point.

108.Emmanuel Arago.
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Litres'teki yayın tarihi:
26 temmuz 2019
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