Kitabı oku: «Gabriel», sayfa 2
SCÈNE IV
LE PRÉCEPTEUR, seul
Le vieillard est irrité, l'enfant en pleine révolte, moi couvert de confusion. Le vieux Jules est vindicatif, et la vengeance est si facile aux hommes puissants! Pourtant son humeur bizarre et ses décisions imprévues peuvent me faire tout à coup un mérite de ce qui est maintenant lui semble une faute. Puis, il est homme d'esprit avant tout, et l'intelligence lui tient lieu de justice; il comprendra que toute la faute est à lui, et que son système bizarre ne pouvait amener que de bizarres résultats. Mais quelle guêpe furieuse a donc piqué aujourd'hui la langue de mon élève? je ne l'avais jamais vu ainsi. Je me perdrais en de vaines prévisions sur l'avenir de cette étrange créature: son avenir est insaisissable comme la nature de son esprit… Pouvais-je donc être un magicien plus savant que la nature, et détruire l'oeuvre divine dans un cerveau humain? Je l'eusse pu peut-être par le mensonge et la corruption; mais cet enfant l'a dit, j'étais trop honnête pour remplir dignement la tâche difficile dont j'étais chargé. Je n'ai pu lui cacher la véritable moralité des faits, et ce qui devait servir à fausser son jugement n'a servi qu'à le diriger…
(Il écoute les voix qui se font entendre dans le cabinet.)
On parle haut… la voix du vieillard est âpre et sèche, celle de l'enfant tremblante de colère… Quoi! il ose braver celui que nul n'a bravé impunément! O Dieu! fais qu'il ne devienne pas un objet de haine pour cet homme impitoyable!
(Il écoute encore.)
Le vieillard menace, l'enfant résiste… Cet enfant est noble et généreux; oui, c'est une belle âme, et il aurait fallu la corrompre et l'avilir, car le besoin de justice et de sincérité sera son supplice dans la situation impossible où on le jette. Hélas! ambition, tourment des princes, quels infâmes conseils ne leur donnes-tu pas, et quelles consolations ne peux-tu pas leur donner aussi!.. Oui, l'ambition, la vanité, peuvent l'emporter dans l'âme de Gabriel, et le fortifier contre le désespoir…
(Il écoute.)
Le prince parle avec véhémence… Il vient par ici… Affronterai-je sa colère?.. Oui, pour en préserver Gabriel… Faites, ô Dieu, qu'elle retombe sur moi seul… L'orage semble se calmer; c'est maintenant Gabriel qui parle avec assurance… Gabriel! étrange et malheureuse créature, unique sur la terre!.. mon ouvrage, c'est-à-dire mon orgueil et mon remords!.. mon supplice aussi! O Dieu! vous seul savez quels tourments j'endure depuis deux ans… Vieillard insensé! toi qui n'as jamais senti battre ton coeur que pour la vile chimère de la fausse gloire, tu n'as pas soupçonné ce que je pouvais souffrir, moi! Dieu, vous m'avez donné une grande force, je vous remercie de ce que mon épreuve est finie. Me punirez-vous pour l'avoir acceptée? Non! car à ma place un autre peut-être en eût odieusement abusé… et j'ai du moins préservé tant que je l'ai pu l'être que je ne pouvais pas sauver.
SCÈNE V
LE PRINCE, GABRIEL, LE PRÉCEPTEUR
GABRIEL, avec exaspération
Laissez-moi, j'en ai assez entendu; pas un mot de plus, ou j'attente à ma vie. Oui, c'est le châtiment que je devrais vous infliger pour ruiner les folles espérances de votre haine insatiable et de votre orgueil insensé.
LE PRÉCEPTEUR
Mon cher enfant, au nom du ciel, modérez-vous… Songez à qui vous parlez.
GABRIEL
Je parle à celui dont je suis à jamais l'esclave et la victime! O honte! honte et malédiction sur le jour où je suis né!
LE PRINCE
La concupiscence parle-t-elle déjà tellement à vos sens que l'idée d'une éternelle chasteté vous exaspère à ce point?
GABRIEL
Tais-toi, vieillard! Tes lèvres vont se dessécher si tu prononces des mots dont tu ne comprends pas le sens auguste et sacré. Ne m'attribue pas des pensées qui n'ont jamais souillé mon âme. Tu m'as bien assez outragé en me rendant, au sortir du sein maternel, l'instrument de la haine, le complice de l'imposture et de la fraude. Fautil que je vive sous le poids d'un mensonge éternel, d'un vol que les lois puniraient avec la dernière ignominie!
LE PRÉCEPTEUR
Gabriel! Gabriel! vous parlez à votre aïeul!..
LE PRINCE
Laissez-le exprimer sa douleur et donner un libre cours à son exaltation. C'est un véritable accès de démence dont je n'ai pas à m'occuper. Je ne vous dis plus qu'un mot, Gabriel: entre le sort brillant d'un prince et l'éternelle captivité du cloître, choisissez! Vous êtes encore libre. Vous pouvez faire triompher mes ennemis, avilir le nom que vous portez, souiller la mémoire de ceux qui vous ont donné le jour, déshonorer mes cheveux blancs… Si telle est votre résolution, songez que l'infamie et la misère retomberont sur vous le premier, et voyez si la satisfaction des plus grossiers instincts peut compenser l'horreur d'une telle chute.
GABRIEL
Assez, assez, vous dis-je! Les motifs que vous attribuez à ma douleur sont dignes de votre imagination, mais non de la mienne…
(Il s'assied et cache sa tête dans ses mains.)
LE PRÉCEPTEUR, bas au prince
Monseigneur, il faudrait en effet le laisser à lui-même quelques instants; il ne se connaît plus.
LE PRINCE, de même
Vous avez raison. Venez avec moi, monsieur l'abbé.
LE PRÉCEPTEUR, bas
Votre altesse est fort irritée contre moi?
LE PRINCE, de même
Au contraire. Vous avez atteint le but mieux que je ne l'aurais fait moi-même. Ce caractère m'offre plus de garantie de discrétion que je n'eusse osé l'espérer.
LE PRÉCEPTEUR, à part
Coeur de pierre!
(Ils sortent.)
SCÈNE VI
GABRIEL, seul
Le voilà donc, cet horrible secret que j'avais deviné! Ils ont enfin osé me le révéler en face! Impudent vieillard! Comment n'es-tu pas rentré sous terre, quand tu m'as vu, pour te punir et te confondre, affecter tant d'ignorance et d'étonnement! Les insensés! comment pouvaient-ils croire que j'étais encore la dupe de leur insolent artifice? Admirable ruse, en effet! M'inspirer l'horreur de ma condition, afin de me fouler aux pieds ensuite, et de me dire: Voilà pourtant ce que vous êtes… voilà où nous allons vous reléguer si vous n'acceptez pas la complicité de notre crime! Et l'abbé! l'abbé lui-même que je croyais si honnête et si simple, il le savait! Marc le sait peut-être aussi! Combien d'autres peuvent le savoir? Je n'oserai plus lever les yeux, sur personne. Ah! quelquefois encore je voulais en douter. O mon rêve! mon rêve de cette nuit, mes ailes!.. ma chaîne!
(Il pleure amèrement. S'essuyant les yeux.)
Mais le fourbe s'est pris dans son propre piège, il m'a livré enfin le point le plus sensible de sa haine. Je vous punirai, ô imposteurs! je vous ferai partager mes souffrances; je vous ferai connaître l'inquiétude, et l'insomnie, et la peur de la honte… Je suspendrai le châtiment à un cheveu, et je le ferai planer sur ta tête blanche, à vieux Jules! jusqu'à ton dernier soupir. Tu m'avais soigneusement caché l'existence de ce jeune homme! ce sera là ma consolation, la réparation de l'iniquité à laquelle on m'associe! Pauvre parent! pauvre victime, toi aussi! Errant, vagabond, criblé de dettes, plongé dans la débauche, disent-ils, avili, dépravé, perdu, hélas! peut-être. La misère dégrade ceux qu'on élève dans le besoin des honneurs et dans la soif des richesses. Et le cruel vieillard s'en réjouit! Il triomphe de voir son petit-fils dans l'abjection, parce que le père de cet infortuné a osé contrarier ses volontés absolues, qui sait? dévoiler quelqu'une de ses turpitudes, peut-être! Eh bien! je te tendrai la main, moi qui suis dans le fond de mon âme plus avili et plus malheureux que lui encore; je m'efforcerai de te retirer du bourbier, et de purifier ton âme par une amitié sainte. Si je n'y réussis pas, je comblerai du moins par mes richesses l'abîme de ta misère, je te restituerai ainsi l'héritage qui t'appartient; et, si je ne puis te rendre ce vain titre que tu regrettes peut-être, et que je rougis de porter à ta place, je m'efforcerai du moins de détourner sur toi la faveur des rois, dont tous les hommes sont jaloux. Mais quel nom porte-t-il? Et où le trouverai-je? Je le saurai: je dissimulerai, je tromperai, moi aussi! Et quand la confiance et l'amitié auront rétabli l'égalité entre lui et moi, ils le sauront!.. Leur inquiétude sera poignante. Puisque tu m'insultes, ô vieux Jules! puisque tu crois que la chasteté m'est si pénible, ton supplice sera d'ignorer à quel point mon âme est plus chaste et ma volonté plus ferme que tu ne peux le concevoir!..
Allons! du courage! Mon Dieu! mon Dieu! vous êtes le père de l'orphelin, l'appui du faible, le défenseur de l'opprimé!
FIN DU PROLOGUE
PREMIÈRE PARTIE
Une taverne
SCÈNE PREMIÈRE
GABRIEL, MARC, GROUPES attablés; L'HÔTE, allant et venant; puis LE COMTE ASTOLPHE DE BRAMANTE
GABRIEL, s'asseyant à une table
Marc! prends place ici, en face de moi; assis, vite!
MARC, hésitant à s'asseoir
Monseigneur… ici?..
GABRIEL
Dépêche! tous ces lourdauds nous regardent. Sois un peu moins empesé… Nous ne sommes point ici dans le château de mon grand-père. Demande du vin.
(Marc frappe sur la table. L'hôte s'approche.)
L'HÔTE
Quel vin servirai-je à vos excellences?
MARC, à Gabriel
Quel vin servira-t-on à Votre Excellence?
GABRIEL, à l'hôte
Belle question! pardieu! du meilleur.
( L'hôte n'éloigne. A Marc.)
Ah çà! ne saurais-tu prendre des manières plus dégagées? Oublies-tu où nous sommes, et veux-tu me compromettre?
MARC
Je ferai mon possible… Mais en vérité je n'ai pas l'habitude… Êtes-vous bien sûr que ce soit ici?..
GABRIEL
Très-sûr.. Ah! le local a mauvais air, j'en conviens; mais c'est la manière de voir les choses qui fait tout. Allons, vieil ami, un peu d'aplomb.
MARC
Je souffre de vous voir ici!.. Si quelqu'un allait vous reconnaître…
GABRIEL
Eh bien! cela ferait le meilleur effet du monde.
GROUPE D'ÉTUDIANTS. – UN ÉTUDIANT
Gageons que ce jeune vaurien vient ici avec son oncle pour le griser et lui avouer ses dettes entre deux vins.
AUTRE ÉTUDIANT
Cela? C'est un garçon rangé. Rien qu'aux plis de sa fraise on voit que c'est un pédant.
UN AUTRE
Lequel des deux?
DEUXIÈME ÉTUDIANT
L'un et l'autre.
MARC, frappant sur la table
Eh bien! ce vin?
GABRIEL
A merveille! frappe plus fort.
GROUPE DE SPADASSINS. – PREMIER SPADASSIN
Ces gens-là sont bien pressés! Est-ce que la gorge brûle à ce vieux fou?
SECOND SPADASSIN
Ils sont mis proprement.
TROISIÈME SPADASSIN
Hein! un vieillard et un enfant! quelle heure est-il?
PREMIER SPADASSIN
Occupe l'hôte, afin qu'il ne les serve pas trop vite. Pour peu qu'ils vident deux flacons, nous gagnerons bien minuit.
DEUXIÈME SPADASSIN
Ils sont bien armés.
TROISIÈME SPADASSIN
Bah! l'un sans barbe, l'autre sans dents.
(Astolphe entre.)
PREMIER SPADASSIN
Ouf! voilà ce ferrailleur d'Astolphe. Quand serons-nous débarrassés de lui?
QUATRIÈME SPADASSIN
Quand nous voudrons.
DEUXIÈME SPADASSIN
Il est seul ce soir.
QUATRIÈME SPADASSIN
Attention!
(Il montre les étudiants, qui se lèvent.)
LE GROUPE D'ÉTUDIANTS. – PREMIER ÉTUDIANT
Voilà le roi des tapageurs, Astolphe. Invitons-le à vider un flacon avec nous; sa gaieté nous réveillera.
DEUXIÈME ÉTUDIANT
Ma foi, non. Il se fait tard; les rues sont mal fréquentées.
PREMIER ÉTUDIANT
N'as-tu pas ta rapière?
DEUXIÈME ÉTUDIANT
Ah! je suis las de ces sottises-là. C'est l'affaire des sbires, et non la nôtre, de faire la guerre aux voleurs toutes les nuits.
TROISIÈME ÉTUDIANT
Et puis je n'aime guère ton Astolphe. Il a beau être gueux et débauché, il ne peut oublier qu'il est gentilhomme, et de temps en temps il lui prend, comme malgré lui, des airs de seigneurie qui me donnent envie de le souffleter.
DEUXIÈME ÉTUDIANT
Et ces deux cuistres qui boivent là tristement dans un coin me font l'effet de barons allemands mal déguisés.
PREMIER ÉTUDIANT
Décidément le cabaret est mal composé ce soir. Partons.
(Ils paient l'hôte et sortent. Les spadassins suivent tous leurs mouvements. Gabriel est occupé à examiner Astolphe qui s'est jeté sur un banc d'un air farouche, les coudes appuyés sur la table, sans demander à boire et sans regarder personne.)
MARC, bas à Gabriel
C'est un beau jeune homme; mais quelle mauvaise tenue! Voyez, sa fraise est déchirée et son pourpoint couvert de taches.
GABRIEL
C'est la faute de son valet de chambre. Quel noble front! Ah! si j'avais ces traits mâles et ces larges mains!..
PREMIER SPADASSIN, regardant par la fenêtre
Ils sont loin… Si ces deux benêts qui restent là sans vider leurs verres pouvaient partir aussi…
DEUXIÈME SPADASSIN
Lui chercher querelle ici? L'hôte est poltron.
TROISIÈME SPADASSIN
Raison de plus.
DEUXIÈME SPADASSIN
Il criera.
QUATRIÈME SPADASSIN
On le fera taire.
(Minuit sonne.)
(Astolphe frappe du poing sur la table. Les sbires l'observent alternativement avec Gabriel, qui ne regarde qu'Astolphe.)
MARC, bas à Gabriel
Il y a là des gens de mauvaise mine qui vous regardent beaucoup.
GABRIEL
C'est la gaucherie avec laquelle tu tiens ton verre qui les divertit.
MARC, buvant
Ce vin est détestable, et je crains qu'il ne me porte à la tête.
(Long silence.)
PREMIER SPADASSIN
Le vieux s'endort.
DEUXIÈME SPADASSIN
Il n'est pas ivre.
TROISIÈME SPADASSIN
Mais il a une bonne dose d'hivers dans le ventre. Va voir un peu si Mezzani n'est pas par là dans la rue; c'est son heure. Ce jeune gars qui ouvre là-bas de si grands yeux a un surtout de velours noir qui n'annonce pas des poches percées.
(Le deuxième spadassin va à la porte.)
L'HÔTE, à Astolphe
Eh bien! seigneur Astolphe, quel vin aurai-je l'honneur de vous servir?
ASTOLPHE
Va-t'en à tous les diables!
TROISIÈME SPADASSIN, à l'hôte à demi-voix, sans qu'Astolphe le remarque
Ce seigneur vous a demandé trois fois du malvoisie.
L'HÔTE
En vérité?
(Il sort en courant. Le premier spadassin fait un signe au troisième, qui met un banc en travers de la porte comme par hasard. Le deuxième rentre avec un cinquième compagnon.)
LE PREMIER SPADASSIN
Mezzani?
MEZZANI, bas
C'est entendu. D'une pierre deux coups… Le moment est bon. La ronde vient de passer. J'entame la querelle.
(Haut.)
Quel est donc le malappris qui se permet de bâiller de la sorte?
ASTOLPHE
Il n'y a de malappris ici que vous, mon maître.
(Il recommence à bâiller, en étendant les bras avec affectation.)
MEZZANI
Seigneur mal peigné, prenez garde à vos manières.
ASTOLPHE, s'étendant comme pour dormir
Tais-toi, bravache, j'ai sommeil.
PREMIER SPADASSIN, lui lançant son verre
Astolphe, à ta santé!
ASTOLPHE
A la bonne heure; il me manquait d'avoir cassé quelque cruche en battu quelque chien aujourd'hui.
(Il s'élance au milieu d'eux en poussant sa table au-devant de lui avec rapidité. Il renverse la table des spadassins, leurs bouteilles et leurs flambeaux. Le combat s'engage.)
MEZZANI, tenant Astolphe à la gorge
Eh! vous autres, lourdauds, tombez donc sur l'enfant.
PREMIER SPADASSIN, courant sur Gabriel
Il tremble.
(Marc se jette au-devant, il est renversé. Gabriel tue le spadassin d'un coup de pistolet à bout portant. Un autre s'élance vers lui. Marc se relève. Ils se battent. Gabriel est pâle et silencieux, mais il se bat avec sang-froid.)
ASTOLPHE, qui s'est dégagé des mains de Mezzani, se rapproche de Gabriel en continuant à se battre
Bien, mon jeune lion! courage, mon beau jeune homme!..
(Il traverse Mezzani de son épée.)
MEZZANI, tombant. A moi, camarades! je suis mort…
L'HÔTE crie en dehors
Au secours! au meurtre! on s'égorge dans ma maison!
(Le combat continue.)
DEUXIÈME SPADASSIN
Mezzani mort… Sanche mourant… trois contre trois… Bonsoir!
(Il s'enfuit vers la porte; les deux autres veulent en faire autant. Astolphe se met en travers de la porte.)
ASTOLPHE
Non pas, non pas. Mort aux mauvaises bêtes! A toi! don Gibet; à toi, Coupe-bourse!..
(Il en accule deux dans un coin, blesse l'un qui demande grâce. Marc poursuit l'autre qui cherche à fuir. Gabriel désarme le troisième, et lui met le poignard sur la gorge.)
LE SPADASSIN, à Gabriel
Grâce, mon jeune maître, grâce! Vois, la fenêtre est ouverte, je puis me sauver… ne me perds pas! C'était mon premier crime, ce sera le dernier… Ne me fais pas douter de la miséricorde de Dieu! Laisse-moi!.. pitié!..
GABRIEL
Misérable! que Dieu t'entende et te punisse doublement si tu blasphèmes!.. Va!
LE SPADASSIN, montant sur la fenêtre
Je m'appelle Giglio… Je te dois la vie!..
(Il s'élance et disparaît. La garde entre et s'empare des deux autres, qui essayaient de fuir.)
ASTOLPHE
Bon! à votre affaire, messieurs les sbires! Vous arrivez, selon l'habitude, quand on n'a plus besoin de vous! Enlevez-nous ces deux cadavres; et vous, monsieur l'hôte, faites relever les tables. (A Gabriel, qui se lave les mains avec empressement.) Voilà de la coquetterie; ces souillures étaient glorieuses, mon jeune brave!
GABRIEL, très-pâle et près de défaillir
J'ai horreur du sang.
ASTOLPHE
Vrai Dieu! il n'y parait guère quand vous vous battez! Laissez-moi serrer cette petite main blanche qui combat comme celle d'Achille.
GABRIEL, s'essuyant les mains avec un mouchoir de soie richement brodé
De grand coeur, seigneur Astolphe, le plus téméraire des hommes!
(Il lui serre la main.)
MARC, à Gabriel
Monseigneur, n'êtes-vous pas blessé?
ASTOLPHE
Monseigneur? En effet, vous avez tout l'air d'un prince. Eh bien! puisque vous connaissez mon nom, vous savez que je suis de bonne maison, et que vous pouvez, sans déroger, me compter parmi vos amis. (Se retournant vers les sbires, qui ont interrogé l'hôte et qui s'approchent pour le saisir.) Eh bien! à qui en avez-vous maintenant, chers oiseaux de nuit?
LE CHEF LES SBIRES
Seigneur Astolphe, vous allez attendre en prison que la justice ait éclairci cette affaire. (A Gabriel.) Monsieur, veuillez aussi nous suivre.
ASTOLPHE, riant
Comment! éclairci? Il me semble qu'elle est assez claire comme cela. Des assassins tombent sur nous; ils étaient cinq contre trois, et parce qu'ils comptaient sur la faiblesse d'un vieillard et d'un enfant… Mais ce sont de braves compagnons… Ce jeune homme… Tiens, sbire, tu devrais te prosterner. En attendant, voilà pour boire… Laisse-nous tranquilles… (Il fouille dans sa poche.) Ah! j'oubliais que j'ai perdu ce soir mon dernier écu… Mais demain… si je te retrouve dans quelque coupe-gorge comme celui-ci, je te paierai double aubaine… entendu? Monsieur est un prince… le prince de… neveu du cardinal de… (A l'oreille du sbire.) Le bâtard du dernier pape… (A Gabriel.) Glissez-leur trois écus, et dites-leur votre nom.
GABRIEL, leur jetant sa bourse
Le prince Gabriel de Bramante.
ASTOLPHE
Bramante! mon cousin germain! Par Bacchus et par le diable! il n'y a pas de bâtard dans notre famille…
LE CHEF DES SBIRES, recevant la bourse de Gabriel et regardant l'hôte avec hésitation
En indemnisant l'hôte pour les meubles brisés et le vin répandu… cela peut s'arranger… Quand les assassins seront en jugement, vos seigneuries comparaîtront.
ASTOLPHE
A tous les diables! c'est assez d'avoir la peine de les larder… Je ne veux plus entendre parler d'eux. (Bas à Gabriel.) Quelque chose à l'hôte, et ce sera fini.
GABRIEL, tirant une autre bourse
Faut-il donc acheter la police et les témoins, comme si nous étions des malfaiteurs!
ASTOLPHE
Oui, c'est assez l'usage dans ce pays-ci.
L'HÔTE, refusant l'argent de Gabriel
Non, monseigneur, je suis bien tranquille sur le dommage que ma maison a souffert. Je sais que votre altesse me le paiera généreusement, et je ne suis pas pressé. Mais il faut que justice se fasse. Je veux que ce tapageur d'Astolphe soit arrêté et demeure en prison jusqu'à ce qu'il m'ait payé la dépense qu'il fait chez moi depuis six mois. D'ailleurs je suis las du bruit et des rixes qu'il apporte ici tous les soirs avec ses méchants compagnons. Il a réussi à déconsidérer ma maison… C'est lui qui entame toujours les querelles, et je suis sûr que la scène de ce soir a été provoquée par lui…
UN DES SPADASSINS, garrotté
Oui, oui; nous étions là bien tranquilles…
ASTOLPHE, d'une voix tonnante
Voulez-vous bien rentrer sous terre, abominable vermine? (A l'hôte.) Ah! ah! déconsidérer la maison de monsieur! (Riant aux éclats.) Entacher la réputation du coupe-gorge de monsieur! Un repaire d'assassins… une caverne de bandits…
L'HÔTE
Et qu'y veniez-vous faire, monsieur, dans cette caverne de bandits?
ASTOLPHE
Ce que la police ne fait pas, purger la terre de quelques coupe-jarrets.
LE CHEF DES SBIRES
Seigneur Astolphe, la police fait son devoir.
ASTOLPHE
Bien dit, mon maître: à preuve que sans notre courage et nos armes nous étions assassinés là tout à l'heure.
L'HÔTE
C'est ce qu'il faut savoir. C'est à la justice d'en connaître. Messieurs, faites votre devoir, ou je porte plainte.
LE CHEF DES SBIRES, d'un air digne
La police sait ce qu'elle a à faire. Seigneur Astolphe, marchez avec nous.
L'HÔTE
Je n'ai rien à dire contre ces nobles seigneurs.
(Montrant Gabriel et Marc.)
GABRIEL, aux sbires
Messieurs, je vous suis. Si votre devoir est d'arrêter le seigneur Astolphe, mon devoir est de me remettre également entre les mains de la justice. Je suis complice de sa faute, si c'est une faute que de défendre sa vie contre des brigands. Un des cadavres qui gisaient ici tout à l'heure a péri de ma main.
ASTOLPHE
Brave cousin!
L'HÔTE
Vous, son cousin? fi donc! Voyez l'insolence! un misérable qui ne paie pas ses dettes!
GABRIEL
Taisez-vous, monsieur, les dettes de mon cousin seront payées. Mon intendant passera chez vous demain matin.
L'HÔTE, s'inclinant
Il suffit, monseigneur.
ASTOLPHE
Vous avez tort, cousin, cette dette-ci devrait être payée en coups de bâton. J'en ai bien d'autres auxquelles vous eussiez dû donner la préférence.
GABRIEL
Toutes seront payées.
ASTOLPHE
Je crois rêver… Est-ce que j'aurais fait mes prières ce matin? ou ma bonne femme de mère aurait-elle payé une messe à mon intention?
LE CHEF DES SBIRES
En ce cas les affaires peuvent s'arranger…
GABRIEL
Non, monsieur, la justice ne doit pas transiger; conduisez-nous en prison… Gardez l'argent, et traitez-nous bien.
LE CHEF DES SBIRES
Passez, monseigneur.
MARC, à Gabriel
Y songez-vous? en prison, vous, monseigneur?
GABRIEL
Oui, je veux connaître un peu de tout.
MARC
Bonté divine! que dira monseigneur votre grand-père?
GABRIEL
Il dira que je me conduis comme un homme.