Kitabı oku: «Histoire de ma Vie, Livre 3 (Vol. 10 - 13)», sayfa 15
CHAPITRE TRENTE-TROISIEME
Eugène Delacroix
Eugène Delacroix fut un de mes premiers amis dans le monde des artistes, et j'ai le bonheur de le compter toujours parmi mes vieux amis. Vieux, on le sent, est le mot relatif à l'ancienneté des relations, et non à la personne. Delacroix n'a pas et n'aura pas de vieillesse. C'est un génie et un homme jeune. Bien que, par une contradiction originale et piquante, son esprit critique sans cesse le présent et raille l'avenir, bien qu'il se plaise à connaître, à sentir, à deviner, à chérir exclusivement les œuvres et souvent les idées du passé, il est, dans son art, l'innovateur et l'oseur par excellence. Pour moi, il est le premier maître de ce temps-ci, et, relativement à ceux du passé, il restera un des premiers dans l'histoire de la peinture. Cet art n'ayant pas généralement progressé depuis la renaissance, et paraissant moins goûté et moins compris relativement par les masses, il est naturel qu'un type d'artiste comme Delacroix, longtemps étouffé ou combattu par cette décadence de l'art et par cette perversion du goût général, ait réagi, de toute la force de ses instincts, contre le monde moderne. Il a cherché dans tous les obstacles qui l'entouraient des monstres à renverser, et il a cru les trouver souvent dans des idées de progrès dont il n'a senti ou voulu sentir que le côté incomplet ou excessif. C'est une volonté trop exclusive et trop ardente que la sienne pour s'accommoder des choses à l'état d'abstraction. En cela il est, dans l'appréciation des vues sociales, comme était Marie Dorval dans celles des idées religieuses. Il faut à ces fortes imaginations un terrain solide pour édifier le monde de leurs pensées. Il ne faut pas leur parler d'attendre que la lumière soit faite. Elles ont horreur du vague, elles veulent le grand jour. C'est tout simple: elles sont jour et lumière elles-mêmes.
Il ne faut donc pas espérer de les calmer en leur disant que la certitude est et sera toujours en dehors des faits du monde où l'on vit, et que la foi à l'avenir ne doit pas s'embarrasser du spectacle des choses présentes. Ces yeux perçans voient souvent les hommes d'avenir faire fatalement des mouvemens rétrogrades, et, dès lors, ils jugent que la philosophie du siècle marche à reculons.
C'est ici le lieu de dire que notre philosophie, à nous autres qui nous piquons d'être progressistes, devrait bien faire le progrès d'une certaine tolérance. Dans l'art, dans la politique, et, en général, dans tout ce qui n'est pas science exacte, on veut qu'il n'y ait qu'une vérité, et c'est là une vérité, en effet; mais, dès qu'on se l'est formulée à soi-même, on s'imagine avoir trouvé la vraie formule, on se persuade qu'il n'y en a qu'une, et on prend dès lors cette formule pour la chose. Là commencent l'erreur, la lutte, l'injustice et le chaos des discussions vaines.
Il n'y a qu'une vérité dans l'art, le beau; qu'une vérité dans la morale, le bien; qu'une vérité dans la politique, le juste. Mais dès que vous voulez faire chacun le cadre d'où vous prétendez exclure tout ce qui, selon vous, n'est pas juste, bien et beau, vous arrivez à rétrécir ou à déformer tellement l'image de l'idéal, que vous vous trouvez fatalement et bien heureusement à peu près seul de votre avis. Le cadre de la vérité est plus vaste, toujours plus vaste qu'aucun de nous ne peut se l'imaginer.
La notion de l'infini peut seule agrandir un peu l'être fini que nous sommes, et c'est la notion qui entre le plus difficilement dans nos esprits. La discussion, la délimitation, l'épluchage et l'épilogage sont devenus, surtout en ce temps-ci, de véritables maladies; à ce point que beaucoup de jeunes artistes sont morts pour l'art, ayant oublié, à force de causer, qu'il s'agissait de prouver par des œuvres, et non par des discours. L'infini ne se démontre pas, il se cherche, et le beau se sent plus dans l'âme qu'il ne s'établit par des règles. Tous ces catéchismes d'art et de politique que l'on se jette à la tête, sentent l'enfance de la politique et de l'art. Laissons donc discuter, puisque c'est l'enseignement pénible, agaçant et puéril, qu'il faut sans doute encore à notre époque; mais que ceux d'entre nous qui sentent au dedans d'eux-mêmes un élan véritable ne s'embarrassent pas de ce bruit de l'école, et fassent leur tâche en se bouchant un peu les oreilles.
Et puis, quand notre tâche du jour est faite, regardons celle des autres, et ne nous hâtons pas de dire qu'elle n'est pas bonne, parce qu'elle est différente. Profiter vaut mieux que contredire, et bien souvent on ne profite de rien, parce que l'on veut tout critiquer.
Nous exigeons trop de logique dans les autres, et par là nous montrons que nous n'en avons pas assez pour nous-mêmes. Nous voulons qu'on voie par nos yeux en toutes choses, et plus un individu nous frappe et nous occupe par l'emploi de hautes facultés, plus nous voulons l'assimiler à nos facultés propres, qui, à supposer qu'elles ne soient pas très inférieures, sont du moins très différentes. Philosophes, nous voudrions qu'un musicien fît ses délices de Spinoza; musiciens, nous voudrions qu'un philosophe nous donnât l'opéra de Guillaume Tell; et quand l'artiste, hardi novateur dans sa partie, rejette l'innovation sur un autre point, de même que quand le penseur, bouillant à s'élancer dans l'inconnu de ses croyances, recule devant la nouveauté d'une tentative d'art, nous crions à l'inconséquence et nous dirions volontiers: «Toi, artiste, je condamne tes œuvres d'art, parce que tu n'es pas de mon parti et de mon école; toi, philosophe, je nie ta science, parce que tu n'entends rien à la mienne.»
C'est ainsi qu'on juge trop souvent, et trop souvent la critique écrite arrive pour donner la dernière main à ce système d'intolérance si parfaitement déraisonnable. Cela était surtout sensible il y a quelques années, lorsque beaucoup de journaux et de revues représentaient beaucoup de nuances d'opinions. On eût pu dire alors: «Dis-moi dans quel journal tu écris, et je vais te dire quel artiste tu vas louer ou blâmer.»
On m'a bien souvent dit à moi: «Comment pouvez-vous vivre et parler avec tel de vos amis qui pense tout au rebours de vous? Quelles concessions vous fait-il, ou quelles concessions n'êtes-vous pas forcée de lui faire?»
Je n'ai jamais fait ni demandé la moindre concession, et si j'ai quelquefois discuté, c'est pour m'instruire en faisant parler les autres, m'instruire, non pas en ce sens que j'acceptais toujours toutes leurs solutions, mais en ce sens qu'examinant le mécanisme de leur pensée et recherchant en eux la source de leurs convictions, j'arrivais à comprendre ce que l'être humain le mieux organisé renferme de contradictions de fait dans sa logique apparente, et, par suite, de logique véritable dans ses apparentes contradictions.
Du moment que l'intelligence vous révèle ses forces, ses besoins, son but et même ses infirmités à côté de ses grandeurs, je ne comprends guère qu'on ne l'accepte pas tout entière, même avec ses tâches, lesquelles, comme celles du soleil, ne peuvent pas être regardées à l'œil nu sans faire cligner beaucoup la paupière.
J'ai donc, outre l'amitié tendre qui me lie à certaines natures d'élite, un grand respect pour ce que je n'admettrais pas en moi-même à l'état de croyance arrêtée, mais ce qui, chez elles me paraît l'accident inévitable, nécessaire, peut être le coup de fouet intérieur de leur développement. Un grand artiste peut nier devant moi une partie de ce qui fait la vie de mon âme, peu m'importe; je sais bien que par les endroits de mon âme qui lui sont ouverts, il fera rentrer ma vie avec sa flamme. De même un grand philosophe qui me blâmera d'être artiste me rendra plus artiste en ranimant ma foi à des vérités supérieures, lorsqu'il m'expliquera ces vérités avec l'éloquence de la conviction.
Notre esprit est une boîte à compartimens qui communiquent les uns avec les autres par un admirable mécanisme. Un grand esprit qui se livre à nous nous donne à respirer comme un bouquet de fleurs où certains parfums, qui nous seraient nuisibles isolés, nous charment et nous raniment par leur mélange avec les autres parfums qui les modifient.
Ces réflexions me viennent à propos d'Eugène Delacroix. Je pourrais les appliquer à beaucoup d'autres natures éminentes que j'ai eu le bonheur d'apprécier sans qu'elles m'aient causé aucun souci en me contredisant et même en se moquant de moi à l'occasion. J'ai été tenace dans ma résistance à certains de leurs dires, mais tenace aussi dans mon affection pour elles et dans ma reconnaissance pour le bien qu'elles m'ont fait en excitant en moi le sentiment de moi-même. Elles me regardent comme une rêveuse incorrigible; mais elles savent que je suis une amie fidèle.
Le grand maître dont je parle est donc mélancolique et chagrin dans sa théorie, enjoué, charmant, bon enfant au possible dans son commerce. Il démolit sans fureur et raille sans fiel, heureusement pour ceux qu'il critique; car il a autant d'esprit que de génie, chose à quoi l'on ne s'attend pas en regardant sa peinture, où l'agrément cède la place à la grandeur, et où la maestria n'admet pas la gentillesse et la coquetterie. Ses types sont austères; on aime à les regarder bien en face: ils vous appellent dans une région plus haute que celle où l'on vit. Dieux, guerriers, poètes ou sages, ces grandes figures de l'allégorie ou de l'histoire qu'il a traitées vous saisissent par une allure formidable ou par un calme olympien. Il n'y a pas moyen de penser, en les contemplant, au pauvre modèle d'atelier, qu'on retrouve dans presque toutes les peintures modernes, sous le costume d'emprunt à l'aide duquel on a vainement tenté de le transformer. Il semble que si Delacroix a fait poser des hommes et des femmes, il ait cligné les yeux pour ne pas les voir trop réels.
Et cependant ses types sont vrais, quoique idéalisés dans le sens du mouvement dramatique ou de la majesté rêveuse. Ils sont vrais comme les images que nous portons en nous-mêmes quand nous nous représentons les dieux de la poésie ou les héros de l'antiquité. Ce sont bien des hommes, mais non des hommes vulgaires comme il plaît au vulgaire de les voir pour les comprendre. Ils sont bien vivans, mais de cette vie grandiose, sublime ou terrible dont le génie seul peut retrouver le souffle.
Je ne parle pas de la couleur de Delacroix. Lui seul aurait peut-être la science et le droit de faire la démonstration de cette partie de son art, où ses adversaires les plus obstinés n'ont pas trouvé moyen de le discuter; mais parler de la couleur en peinture, c'est vouloir faire sentir et deviner la musique par la parole. Décrira-t-on le Requiem de Mozart? On pourrait bien écrire un beau poème en l'écoutant; mais ce ne serait qu'un poème et non une traduction; les arts ne se traduisent pas les uns par les autres. Leur lien est serré étroitement dans les profondeurs de l'âme, mais, ne parlant pas la même langue, ils ne s'expliquent mutuellement que par de mystérieuses analogies. Ils se cherchent, s'épousent et se fécondent dans des ravissemens où chacun d'eux n'exprime que lui-même.
«Ce qui fait le beau de cette industrie-là, me disait gaîment Delacroix lui-même dans une de ses lettres, consiste dans des choses que la parole n'est pas habile à exprimer. — Vous me comprenez de reste, ajoute-t-il; et une phrase de votre lettre me dit assez combien vous sentez les limites nécessaires à chacun des arts, limites que messieurs vos confrères franchissent parfois avec une aisance admirable.»
Il n'y a guère moyen d'analyser la pensée dans quelque art que ce soit, si ce n'est à travers une pensée de même ordre. Du moment qu'on veut rapetisser à sa propre mesure, quand on est petit, les grandes pensées des maîtres, on erre et on divague sans entamer en rien le chef-d'œuvre: on a pris une peine inutile.
Quant à disséquer leur procédé, soit pour le louer, soit pour le blâmer, l'étalage des termes techniques que la critique introduit plus ou moins adroitement dans ses argumentations sur la peinture et la musique, n'est qu'un tour de force réussi ou manqué. Manqué, ce qui arrive souvent à ceux qui parlent du métier sans en comprendre les termes et en les employant à tort et travers, le tour fait rire les plus humbles praticiens. Réussi, il n'initie en rien le public à ce qu'il lui importe de sentir, et n'apprend rien aux élèves attentifs à saisir les secrets de la maîtrise. Vous leur direz en vain les procédés de l'artiste, et devant ces naïfs rapins qui s'extasient sur un petit coin de la toile en se demandant avec stupeur comment cela est fait, vous exposerez en vain la théorie savante des moyens employés: vous fussent-ils révélés par la propre bouche du maître, ils seront parfaitement inutiles à celui qui ne saura pas les mettre en œuvre. S'il n'a pas de génie, aucun moyen ne lui servira; s'il a du génie, il trouvera ses moyens tout seul, ou se servira à sa manière de ceux d'autrui, qu'il aura compris ou devinés sans vous. Les seuls ouvrages d'art sur l'art qui aient de l'importance et qui puissent être utiles sont ceux qui s'attachent à développer les qualités de sentiment des grandes choses, et qui par là, élèvent et élargissent le sentiment des lecteurs. Sous ce point de vue, Diderot a été grand critique, et de nos jours, plus d'un critique a encore écrit de belles et bonnes pages. Hors de là, il n'y a qu'efforts perdus et pédantisme puéril.
Un modèle d'appréciation supérieure est sous mes yeux. J'en veux rappeler un fragment pour ceux qui ne l'auraient pas sous la main.
«On ne peut nier l'impression sans cesse décroissante des ouvrages qui s'adressent à la partie la plus enthousiaste de l'esprit; c'est une espèce de refroidissement mortel qui nous gagne par degrés, avant de glacer tout à fait la source de toute vénération et de toute poésie.......
«Doit-on se dire que les beaux ouvrages ne sont pas faits pour le public et ne sont pas appréciés par lui, et qu'il ne garde ses admirations privilégiées que pour de futiles objets? Serait-ce qu'il se sent pour toute production extraordinaire une sorte d'antipathie, et que son instinct le porte naturellement vers ce qui est vulgaire et de peu de durée? Y aurait-il, pour toute œuvre qui semble par sa grandeur échapper au caprice de la mode, une condition secrète de lui déplaire, et n'y voit-il qu'une espèce de reproche de l'inconstance de ses goûts et de la vanité de ses opinions?»
Après ce cri de douleur et d étonnement, le critique que je cite nous parle du Jugement dernier, et, sans employer aucun terme de métier, sans nous initier à aucun des procédés que nous n'avons pas besoin de connaître, occupé seulement de nous communiquer l'enthousiasme qui l'embrase, il nous jette dans la pensée la propre pensée de Michel-Ange.
«Le style de Michel-Ange, dit-il, semble le seul qui soit parfaitement approprié à un pareil sujet. L'espèce de convention qui est particulière à ce style, ce parti tranché de fuir toute trivialité au risque de tomber dans l'enflure et d'aller jusqu'à l'impossible, se trouvaient à leur place dans la peinture d'une scène qui nous transporte dans une sphère tout idéale. Il est si vrai que notre esprit va toujours au-delà de ce que l'art peut exprimer en ce genre, que la poésie elle-même, qui semble si immatérielle dans ses moyens d'expression, ne nous donne jamais qu'une idée trop définie de semblables inventions. Quand l'Apocalypse de saint Jean nous peint les dernières convulsions de la nature, les montagnes qui s'écroulent, les étoiles qui tombent de la voûte céleste, l'imagination la plus poétique et la plus vaste ne peut s'empêcher de circonscrire dans un champ borné le tableau qui lui est offert. Les comparaisons employées par les poètes sont tirées d'objets matériels qui arrêtent la pensée dans son vol. Michel-Ange, au contraire, avec ses dix ou douze groupes de quelques figures disposées symétriquement et sur une surface que l'œil embrasse sans peine, nous donne une idée incomparablement plus terrible de la catastrophe suprême qui amène aux pieds de son juge le genre humain éperdu; et cet empire immense qu'il prend à l'instant même sur l'imagination, il ne le doit à aucune des ressources que peuvent employer les peintres vulgaires; c'est son style seul qui le soutient dans les régions du sublime et nous y emporte avec lui.
Le Christ de Michel-Ange n'est ni un philosophe ni un héros de roman. C'est Dieu lui-même dont le bras va réduire en poudre l'univers. Il faut à Michel-Ange, il faut au peintre des formes, des contrastes, des ombres, des lumières sur des corps charnus et mouvans. Le jugement dernier, c'est la fête de la chair; aussi comme on la voit courir déjà sur les os de ces pâles ressuscités, au moment où la trompette entr'ouvre leur tombe et les arrache au sommeil des siècles! Dans quelle variété de poétiques attitudes ils entr'ouvrent leurs paupières à la lueur de ce sinistre et dernier jour qui secoue pour jamais la lumière du sépulcre et pénètre jusqu'aux entrailles de cette terre où la mort a entassé ses victimes! Quelques-uns soulèvent avec effort la couche épaisse sous laquelle ils ont dormi si longtemps; d'autres, dégagés déjà de leur fardeau, restent là étendus et comme étonnés d'eux-mêmes. Plus loin, la barque vengeresse emporte la foule des réprouvés. Caron se tient là, battant de son aviron les âmes paresseuses: qualunque s'adagia!»
Qui donc a écrit ces belles pages? Ne semble-t-il pas qu'on entende Michel-Ange lui-même parler de son œuvre et en expliquer la pensée? Ce langage si grand et si ferme qu'il ne semble pas appartenir à notre siècle, n'est-il pas celui du maître traduit par quelque littérateur contemporain du premier ordre?
Non! ces pages sont écrites par un maître moderne qui n'a ni le goût ni le temps d'écrire. Elles ont été jetées à la hâte sur le papier, dans un jour de brûlante indignation contre l'indifférence du public et de la critique en présence d'une belle copie du Jugement dernier, due à Sigalon, et que Paris était appelé à contempler au palais des Beaux-Arts, ce dont Paris ne se souciait pas le moins du monde. Ces pages, dont le maître ne veut pas seulement qu'on lui parle et qu'il craint peut-être de relire, sont signées Eugène Delacroix.
Je ne dirai pas: Que n'en a-t-il écrit beaucoup d'autres12! mais bien: Que n'a-t-il pu mettre douze heures de plus dans ses journées déjà trop courtes pour la peinture! Lui seul, je le crois, eût pu traduire son propre génie à la multitude en lui traduisant celui des maîtres tant aimés et si bien compris par lui!
Citons la conclusion; on y verra le procédé par lequel Delacroix est devenu un peintre égal à Michel-Ange.
«On n'a pas craint d'affirmer que la vue du chef-d'œuvre de Michel-Ange corromprait le goût des élèves et les induirait à la manière, comme si quelque chose pouvait être plus funeste que la manière même des écoles. Sans doute, des modèles aussi frappans ne s'adressent pas à tous les esprits. Il en est de l'étude d'une manière si agrandie, d'un art si abstrait, si l'on peut parler ainsi, comme de ces régimes austères auxquels ne se soumettent que les rudes tempéramens. En présence de tant de grandeur et de hardiesse, un élève imbécile se retourne vers son maître et ne voit dans le dédain du grand peintre pour l'imitation vulgaire que l'impuissance d'imiter. Le maître se demande à son tour s'il fera céder la tradition devant ce mépris de toute tradition, et cependant le sublime artiste s'avance à travers les siècles, entouré de disciples plus dignes de lui. Tous les grands noms de la peinture marchent à ses côtés et le couronnent des rayons de leur propre gloire................
«Après toutes les nouvelles déviations dans lesquelles l'art pourra se trouver entraîné par le caprice et le besoin du changement, le grand style du Florentin sera toujours comme un pôle vers lequel il faudra se tourner de nouveau pour retrouver la route de toute grandeur et de toute beauté.»
Le voilà, le procédé! C'est d'adorer le beau d'abord, ensuite de le comprendre, et puis enfin de le tirer de soi-même. Il n'y en a pas d'autre.
On peut bien croire que l'inintelligence du siècle a fait mortellement souffrir cette âme enthousiaste des grandes choses. Heureusement, la gaîté charmante de son esprit l'a préservé de la souffrance qui aigrit. Quant à celle qui énerve, le géant était trop fortement trempé pour la connaître. Il a résolu le problème de prendre son essor entier, un essor victorieux, immense, et qui laisse le parlage et le paradoxe loin sous ses pieds, comme cette fulgurante figure d'Apollon qu'il a jetée aux voûtes du Louvre oublie, dans la splendeur des cieux, les Chimères qu'il vient de terrasser. Il a résolu ce problème sans perdre la jeunesse de son âme, la générosité et la droiture de ses instincts, le charme de son caractère, la modestie et le bon goût de son attitude.
Delacroix a traversé plusieurs phases de son développement en imprimant à chaque série de ses ouvrages le sentiment profond qui lui était propre. Il s'est inspiré du Dante, de Shakspeare et de Goëthe, et les romantiques ayant trouvé en lui leur plus haute expression, ont cru qu'il appartenait exclusivement à leur école. Mais une telle fougue de création ne pouvait s'enfermer dans un cercle ainsi défini. Elle a demandé au ciel et aux hommes de l'espace, de la lumière, des lambris assez vastes pour contenir ses compositions, et s'élançant alors dans le monde de son idéal complet, elle a tiré de l'oubli, où il était question de les reléguer, les allégories de l'antique Olympe, qu'elle a mêlées en grand historien de la poésie, à l'illustration des génies de tous les siècles. Delacroix a rajeuni ce monde évanoui ou travesti par de froides traditions, au feu de son interprétation brûlante. Autour de ces personnifications surhumaines, il a créé un monde de lumière et d'effets, que le mot couleur ne suffit peut-être pas à exprimer pour le public, mais qu'il est forcé de sentir dans l'effroi, le saisissement ou l'éblouissement qui s'emparent de lui à un tel spectacle. Là éclate l'individualité du sentiment de ce maître, enrichie du sentiment collectif des temps modernes, dont la source cachée au fond des esprits supérieurs grossit toujours à travers les âges.
Il y aura néanmoins toujours un ordre d'esprits systématiques qui reprocheront à Delacroix de n'avoir pas présenté à leurs sens le joli, le gracieux, la forme voluptueuse, l'expression caressante comme ils l'entendent. Reste à savoir s'ils l'entendent bien, et si, dans cette région de la fantaisie, ils sont compétens à discerner le faux du vrai, le naïf du maniéré. J'en doute. Ceux qui comprennent réellement le Corrége, Raphaël, Watteau, Prud'hon, comprennent tout aussi bien Delacroix. La grâce a son siége et la puissance a le sien. D'ailleurs les grâces sont des divinités à mille faces. Elles sont lascives ou chastes, selon l'œil qui les voit, selon l'âme qui les formule. Le génie de Delacroix est sévère, et quiconque n'a pas un sentiment capable d'élévation ne le goûtera jamais entièrement. Je crois qu'il y est tout résigné.
Mais quelle que soit la critique, il laissera un grand nom et de grandes œuvres. Quand on le voit pâle, frêle, nerveux et se plaignant de mille petits maux obstinés à le tenir en haleine, on s'étonne que cette délicate organisation ait pu produire avec une rapidité surprenante, à travers des contrariétés et des fatigues inouïes, des œuvres colossales. Et pourtant elles sont là, et elles seront suivies, s'il plaît à Dieu, de beaucoup d'autres, car le maître est de ceux qui se développent jusqu'à la dernière heure, et dont on croit en vain saisir le dernier mot à chaque nouveau prodige.
Delacroix n'a pas été seulement grand dans son art, il a été grand dans sa vie d'artiste. Je ne parle pas de ses vertus privées, de son culte pour sa famille, de ses tendresses pour ses amis malheureux, des charmes solides de son caractère, en un mot. Ce sont là des mérites individuels que l'amitié ne publie pas à son de trompe. Les épanchemens de son cœur dans ses admirables lettres feraient ici un beau chapitre qui le peindrait mieux que je ne sais le faire. Mais les amis vivans doivent-ils être ainsi révélés, même quand cette révélation ne peut être que la glorification de leur être intime? Non, je ne le pense pas. L'amitié a sa pudeur, comme l'amour a la sienne. Mais ce qui en Delacroix appartient à l'appréciation publique pour le profit que portent les nobles exemples, c'est l'intégrité de sa conduite; c'est le peu d'argent qu'il a voulu gagner, la vie modeste et longtemps gênée qu'il a acceptée plutôt que de faire aux goûts et aux idées du siècle (qui sont bien souvent celles des gens en place) la moindre concession à ses principes d'art. C'est la persévérance héroïque avec laquelle, souffrant, malingre, brisé en apparence, il a poursuivi sa carrière, riant des sots dédains; ne rendant jamais le mal pour le mal, malgré les formes charmantes d'esprit et de savoir-vivre qui l'eussent rendu redoutable dans ces luttes sourdes et terribles de l'amour-propre; se respectant lui-même dans les moindres choses, ne boudant jamais le public, exposant chaque année au milieu d'un feu croisé d'invectives, qui eût étourdi ou écœuré tout autre; ne se reposant jamais, sacrifiant ses plaisirs les plus purs, car il aime et comprend admirablement les autres arts, à la loi impérieuse d'un travail longtemps infructueux pour son bien-être et son succès: vivant, en un mot, au jour le jour, sans envier le faste ridicule dont s'entourent les artistes parvenus, lui dont la délicatesse d'organes et de goûts se fût si bien accommodée pourtant d'un peu de luxe et de repos.
FIN DU TOME ONZIÈME
Il en a écrit quelques autres que la postérité recueillera très précieusement, entre autres un opuscule intitulé: Questions sur le beau.
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