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Kitabı oku: «Histoire de ma Vie, Livre 3 (Vol. 10 - 13)», sayfa 16

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TOME DOUZIÈME

CHAPITRE TRENTE-TROISIEME

(SUITE.)

Delacroix. — David Richard et Gaubert. — La phrénologie et la médecine. — Les saints et les anges.

Dans tous les temps, dans tous les pays, on cite les grands artistes qui n'ont rien donné à la vanité ou à l'avarice, rien sacrifié à l'ambition, rien immolé à la vengeance. Nommer Delacroix, c'est nommer un de ces hommes purs dont le monde croit assez dire en les déclarant honorables, faute de savoir combien la tâche est rude au travailleur qui succombe et au génie qui lutte.

Je n'ai point à faire l'historique de nos relations; elle est dans ce seul mot, amitié sans nuages. Cela est bien rare et bien doux, et entre nous cela est d'une vérité absolue. Je ne sais pas si Delacroix a des imperfections de caractère. J'ai vécu près de lui dans l'intimité de la campagne et dans la fréquence des relations suivies, sans jamais apercevoir en lui une seule tache, si petite qu'elle fût. Et pourtant nul n'est plus liant, plus naïf et plus abandonné dans l'amitié. Son commerce a tant de charmes qu'auprès de lui on se trouve soi-même être sans défauts, tant il est facile d'être dévoué à qui le mérite si bien. Je lui dois en outre, bien certainement, les meilleures heures de pures délices que j'aie goûtées en tant qu'artiste. Si d'autres grandes intelligences m'ont initiée à leurs découvertes et à leurs ravissemens dans la sphère d'un idéal commun, je peux dire qu'aucune individualité d'artiste ne m'a été aussi plus sympathique, et, si je puis parler ainsi, plus intelligente dans son expansion vivifiante. Les chefs-d'œuvre qu'on lit, qu'on voit ou qu'on entend ne vous pénètrent jamais mieux que doublés en quelque sorte dans leur puissance par l'appréciation d'un puissant génie. En musique et en poésie comme en peinture, Delacroix est égal à lui-même, et tout ce qu'il dit quand il se livre est charmant ou magnifique sans qu'il s'en aperçoive.

Je ne compte pas entretenir le public de tous mes amis. Un chapitre consacré à chacun d'eux outre qu'il blesserait la timidité modeste de certaines natures éprises de recueillement et d'obscurité, n'aurait d'intérêt que pour moi et pour un fort petit nombre de lecteurs. Si j'ai parlé beaucoup de Rollinat, c'est parce que cette amitié type a été pour moi l'occasion de dresser mon humble autel à une religion de l'âme que chacun de nous porte plus ou moins pure en soi-même.

Quant aux personnes célèbres, je ne m'attribue pas le droit d'ouvrir le sanctuaire de leur vie intime, mais je regarde comme un devoir d'apprécier l'ensemble excellent de leur vie par rapport à la mission qu'elles remplissent, quand je suis à même de remplir ce devoir en connaissance de cause.

Que ceux de mes anciens amis qui ne trouveront pas leurs noms à cette page de mon histoire ne pensent donc pas qu'ils soient effacés de mon cœur. Plus d'un, même, que les circonstances ont forcément éloigné, à la longue, du milieu où j'ai dû vivre, m'est resté cher, et garde dans mes souvenirs la place honorable et douce qu'il s'y est faite.

Parmi ceux-là, je te nommerai pourtant, David Richard, type noble et doux, âme pure entre toutes! Tu appartiens à l'estime d'un groupe moins restreint que celui où ton humilité vraiment chrétienne s'est toujours cachée. La charité t'a, pour ainsi dire, détaché de toi-même, et tes patientes études, les élans généreux de ton cœur t'ont jeté dans une vie d'apôtre où le mien t'a suivi avec une constante vénération.

C'est qu'il est rare que les âmes portées à ce sentiment-là ne deviennent pas dignes de l'inspirer à leur tour. Cet humble axiome résume toute la vie de David Richard. Doué d'une tendresse suave et d'une foi fervente, il vit dans ses amis (et en tête de ses premiers amis fut l'illustre Lamennais), non pas des soutiens et des appuis pour sa faiblesse, mais des alimens naturels pour les forces de son dévouement. Je ne sais pas si on l'a jamais soutenu et consolé, lui! Je ne crois pas, du moins, qu'il ait jamais songé à se plaindre d'aucune peine personnelle. Ce que je sais, c'est qu'il écoutait, consolait et calmait toujours, attirant à lui toutes les peines des autres et les dissipant ou les calmant par je ne sais quelle influence mystérieuse.

Je crois sérieusement à des influences. Je ne sais pas qualifier autrement certaines dispositions soudaines où nous placent, à notre insu, peut-être à l'insu d'elles-mêmes, certaines personnes que nous aimons ou qui nous déplaisent à première vue. Que ce soit une impression reçue dans une existence antérieure dont nous avons perdu le souvenir, ou réellement un fluide qui émane d'elles, il est certain que la rencontre de ces personnes nous est bienfaisante ou nuisible. Je ne crois pas que ces préventions soient imaginaires dans leurs causes n'ayant jamais vu qu'elles le fussent dans leurs effets. Je ne parle pas des préventions légères, fantasques ou préconçues. On fait fort bien de vaincre celles-là dès qu'on les sent mal fondées; mais il en est de bien sérieuses auxquelles on ne donne pas assez d'attention, et qu'on se repent toujours d'avoir repoussées lorsqu'on avait la liberté d'agir.

Si c'est une superstition, j'ai celle-là, je l'avoue, et j'ai fait l'expérience d'aimer toute ma vie les gens que j'ai aimés en les voyant pour la première fois. Il en fut ainsi de David Richard, que je n'ai pas vu depuis plus de dix ans, et de mon pauvre Gaubert, que je ne verrai plus que dans une autre vie. Les voir était pour moi un véritable bien-être moral, que je ressentais même d'une façon matérielle, dans l'aisance de ma respiration, comme s'ils eussent apporté autour de moi une atmosphère plus pure que celle dont j'étais nourrie à l'habitude. Ne plus les voir n'a rien ôté au bien-être intellectuel que m'apporte leur souvenir et au rassérénement qui se fait dans ma pensée quand je m'imagine converser avec eux.

C'est qu'il y a des âmes, je ne dirai pas faites les unes pour les autres, trop de dissemblances dans leurs facultés leur commandent de ne pas se jeter aveuglement dans le même chemin; mais des âmes qui se conviennent par quelque point essentiel et dominant. Gaubert me disait, dans sa langue phrénologique, que nous nous tenions par les protubérances de l'affectionnivité et de la vénération. Soit! Quand ces âmes se rencontrent, elles se devinent et s'acceptent mutuellement sans hésiter, elles se saluent comme de vieilles connaissances; elles n'ont rien à se révéler de nouveau, et pourtant elles se délectent dans l'entretien l'une de l'autre, comme si elles se retrouvaient après une longue séparation.

La femme admirable et infortunée dont j'ai parlé dans les pages précédentes demandait au ciel des saints et des anges sur la terre. Je me souviens de lui avoir dit souvent qu'il y en avait, mais que nous n'avions pas toujours le sens divin qui les fait reconnaître sous l'humble forme et parfois sous le pauvre habit qui les déguisent. Nous avons de l'imagination, nous cherchons le prestige. La beauté, le charme, l'esprit, la grâce nous enivrent, et nous courons après de trompeurs météores sans nous douter que les vrais saints sont plus souvent cachés dans la foule que placés sur le piédestal. Et puis, quand nous avons suivi ces belles lumières qui attirent comme les feux follets, elles s'éteignent tout à coup, et avec elles l'enthousiasme qu'elles nous inspiraient. Ces erreurs-là s'appellent quelquefois passions. Les vrais saints ne fanatisent pas ainsi. Ils n'inspirent que des sentimens doux et angéliques comme eux-mêmes. Ils sont trop modestes pour vouloir entraîner ou éblouir. Ils ne troublent pas le cerveau, ils ne tourmentent pas le cœur. Ils sourient et bénissent. Heureux l'instinct qui les découvre et le jugement qui les apprécie!

Des saints et des anges! Et pourquoi ne voulons-nous pas comprendre que ces beaux êtres fantastiques sont déjà de ce monde à l'état latent, comme le papillon splendide dans sa pauvre larve? Ils n'ont ni rayons de feu ni ailes d'or pour se distinguer des autres hommes. Ils n'ont pas même toujours les beaux yeux profonds et lumineux qui éclairaient la figure pâle de mon bon Gaubert. Ils ne sont ni remarqués ni admirés dans le monde. Ils ne brillent nulle part, ni sur des chevaux rapides, ni aux avant-scènes des théâtres, ni dans les salons, ni dans les académies, ni dans le forum, ni dans les cénacles. S'ils eussent vécu sous Tibère, ils n'eussent brillé qu'aux arènes, en qualité de martyrs, comme tant d'autres fidèles serviteurs de Dieu, dont on n'eût jamais entendu parler si l'occasion d'un grand acte de foi ne se fût rencontrée pour envoyer aux archives du ciel les noms sacrés de ces victimes obscures, la splendeur de ces vertus ignorées.

Des saints et des anges! Oui, à mes yeux, Gaubert était un saint et Richard un ange. Celui-ci paisible et nageant sans trouble et sans effroi dans son rayonnement intérieur; celui-là, plus agité, plus impatient, exhalant de brûlantes indignations contre la folie ou la perversité qu'il comprenait d'autant moins qu'il les étudiait davantage.

Gaubert m'inspirait une tendresse véritable, parce qu'il l'éprouvait pour moi. Quoiqu'il n'eût qu'une dizaine d'années de plus que moi, sa tête chauve, ses joues creuses, sa débile santé et, plus que tout cela, l'austérité naïve de sa vie et de ses idées, le vieillissaient de vingt ans à mes yeux et à ceux de ses autres amis. C'était le type du vertueux et tendre père, sévère et absolu dans ses théories, indulgent jusqu'à la gâterie dans la pratique des affections. J'ai pleuré sa mort, non pas seulement par respect et par attendrissement, mais par égoïsme de cœur. Il nous avait pourtant dit cent fois à tous qu'il ne fallait pas pleurer les morts, mais bien plutôt remercier Dieu de les avoir appelés à lui, et pousser le dévouement au-delà de la tombe, jusqu'à se réjouir de les savoir en possession de leur récompense. Il avait raison, mais les entrailles ne raisonnent pas, et si je l'ai amèrement regretté, c'est sa faute. Il s'était rendu trop nécessaire à moi. Je voyais en lui un refuge contre tous les découragemens et toutes les langueurs de la volonté, une loi vivante du devoir avec les suavités de la prédication enthousiaste et ces douceurs de la sollicitude paternelle qui pénètrent et consolent. Les saints farouches et ascétiques frappent l'imagination ou éveillent l'orgueil qu'on appelle émulation. Ils n'agissent donc que sur de nobles orgueilleux de leur trempe. Les saints doux et tendres attirent davantage, et, pour mon compte, je n'aime que ceux-ci.

J'aurai à reparler de Gaubert et du bon frère qui lui a survécu, dans la suite de mon histoire.

CHAPITRE TRENTE-QUATRIEME

Sainte-Beuve. — Luigi Calamatta. — Gustave Planche. — Charles Didier. — Pourquoi je ne parle pas de certains autres.

Je ne crois pas interrompre l'ordre de mon récit en consacrant encore quelques pages à mes amis. Le monde de sentimens et d'idées où ces amis me firent pénétrer est une partie essentielle de ma véritable histoire, celle de mon développement moral et intellectuel. J'ai la conviction profonde que je dois aux autres tout ce que j'ai acquis et gardé d'un peu bon dans l'âme. Je suis venue sur la terre avec le goût et le besoin du vrai; mais je n'étais pas une assez puissante organisation pour me passer d'une éducation conforme à mes instincts, ou pour la trouver toute faite dans les livres. Ma sensibilité avait besoin surtout d'être réglée. Elle ne le fut guère: les amis éclairés, les sages conseils vinrent un peu trop tard et quand le feu avait trop longtemps couvé sous la cendre pour être étouffé facilement. Mais cette sensibilité douloureuse fut souvent calmée et toujours consolée par des affections sages et bienfaisantes.

Mon esprit, à demi cultivé, était à certains égards une table rase, à d'autres égards une sorte de chaos. L'habitude que j'ai d'écouter, et qui est une grâce d'état, me mit à même de recevoir de tous ceux qui m'entourèrent une certaine somme de clarté et beaucoup de sujets de réflexion. Parmi ceux-là, des hommes supérieurs me firent faire assez vite de grands pas, et d'autres hommes, d'une portée moins saisissante, quelques-uns même qui paraissaient ordinaires, mais qui ne furent jamais tels à mes yeux, m'aidèrent puissamment à me tirer du labyrinthe d'incertitudes où ma contemplation s'était longtemps endormie.

Parmi les hommes d'un talent apprécié, M. Sainte-Beuve, par les abondantes et précieuses ressources de sa conversation, me fut très salutaire, en même temps que son amitié, un peu susceptible, un peu capricieuse mais toujours précieuse à retrouver, me donna quelquefois la force qui me manquait vis-à-vis de moi-même. Il m'a affligé profondément par des aversions et des attaques acerbes contre des personnes que j'admirais et que je respectais; mais je n'avais ni le droit ni le pouvoir de modifier ses opinions et d'enchaîner ses vivacités de discussion; et comme, vis-à-vis de moi, il fut toujours généreux et affectueux (on m'a dit qu'il ne l'avait pas toujours été en paroles, mais je ne le crois plus); comme d'ailleurs il m'avait été secourable avec sollicitude et délicatesse dans certaines détresses de mon âme et de mon esprit, je regarde comme un devoir de le compter parmi mes éducateurs et bienfaiteurs intellectuels.

Sa manière littéraire ne m'a pourtant pas servi de type, et dans des momens où ma pensée éprouvait le besoin d'une expression plus hardie, sa forme délicate et adroite m'a paru plus propre à m'empêtrer qu'à me dégager. Mais quand les heures de fièvre sont passées, on revient à cette forme un peu vanlotée, comme on revient à Vanloo lui-même; pour en reconnaître la vraie force et la vraie beauté à travers le caprice de l'individualité et le cachet de l'école, sous ces miévreries souriantes de la recherche, il y a, quand même, le génie du maître. Comme poète et comme critique, Sainte-Beuve est un maître aussi. Sa pensée est souvent complexe, ce qui la rend un peu obscure au premier abord; mais les choses qui ont une conscience réelle valent qu'on les relise, et la clarté est vive au fond de cette apparente obscurité. Le défaut de cet écrivain est un excès de qualités. Il sait tant, il comprend si bien, il voit et devine tant de choses, son goût est si abondant et son objet le saisit par tant de côtés à la fois, que la langue doit lui paraître insuffisante et le cadre toujours trop étroit pour le tableau.

A mes yeux, il était dominé par une contradiction nuisible, je ne dirai pas à son talent, il a bien prouvé que son talent n'en a pas souffert, mais à son propre bonheur. J'entends par ce mot de bonheur, non pas une rencontre ou une réunion de faits qu'il n'est au pouvoir d'aucun homme de faire surgir et de gouverner, mais une certaine source de foi et de sérénité intérieure qui, pour être intermittente, et souvent troublée par le contact des choses extérieures, n'en est pas moins intarissable au fond de l'âme. Le seul bonheur que Dieu nous ait accordé, et dont on puisse oser, sans folie, lui demander la continuation, c'est de sentir qu'au milieu des accidens et des catastrophes de la vie commune, on est en possession de certaines joies intimes et pures qui sont bien l'idéal de celui qui les savoure. Dans l'art comme dans la philosophie, dans l'amour comme dans l'amitié, dans toutes ces choses abstraites dont les événemens ne peuvent nous ôter le sentiment ou le rêve, l'âge ou l'expérience prématurée nous apportent ce bienfait de nous mettre d'accord un jour ou l'autre avec nous-mêmes.

Probablement ce jour est venu pour Sainte-Beuve; mais je l'ai vu longtemps aussi tourmenté que je l'étais alors, quoiqu'il eût infiniment plus de science, de raison et de force défensive contre la douleur. Il enseignait la sagesse avec une éloquence convaincante, et il portait cependant en lui le trouble des âmes généreuses inassouvies.

Il me semblait alors qu'il voulait résoudre le problème de la raison en le compliquant. Il voyait le bonheur dans l'absence d'illusions et d'entraînement; et puis tout aussitôt, il voyait l'ennui, le dégoût et le spleen dans l'exercice de la logique pure. Il éprouvait le besoin des grandes émotions: il convenait que s'y soustraire par crainte du désenchantement est un métier de dupe, puisque les petites émotions inévitables nous tuent en détail; mais il voulait gouverner et raisonner les passions en les subissant. Il voulait qu'on pardonnât aux illusions de ne pouvoir pas être complètes, oubliant, ce me semble, que si elles ne sont pas complètes, elles ne sont pas du tout, et que les amis, les amans, les philosophes qui voient quelque chose à pardonner à leur idéal ne sont déjà plus en possession de la foi, mais qu'ils sont tout simplement dans l'exercice de la vertu et de la sagesse.

Croire ou aimer par devoir m'a toujours révoltée comme un paradoxe. On peut agir dans le fait comme si on croyait ou comme si on aimait: voilà, en certains cas, le devoir. Mais du moment qu'on ne croit plus à l'idée ou qu'on n'aime plus l'être, c'est le devoir seul que l'on suit et que l'on aime.

Sainte-Beuve avait bien trop d'esprit pour se poser de la sorte une prescription impossible; mais quand il arrivait à philosopher sur la pratique de la vie, je ne sais si je me trompais, mais je croyais le voir tourner dans ce cercle infranchissable.

En résumé, trop de cœur pour son esprit et trop d'esprit pour son cœur, voilà comment je m'expliquai cette nature éminente, et, sans oser affirmer aujourd'hui que je l'ai bien comprise, je m'imagine toujours que ce résumé est la clef de ce que son talent offre d'original et de mystérieux. Peut-être que si ce talent fût laissé être faible, maladroit et fatigué à ses heures, il aurait pris des revanches d'autant plus éclatantes; mais bien qu'il aimât ce laisser-aller dans l'œuvre des autres, il n'a pas consenti à être inégal, et il s'est maintenu excellent. Ceux qui ont entrevu dans un artiste quelque chose de plus ému et de plus pénétrant que ce qu'il a consenti à exprimer dans son œuvre générale se permettent quelque regret. Ils ont eu pour cet artiste plus d'ambition qu'il ne s'en est permis à lui-même. Mais le public n'est pas obligé de savoir que les œuvres qui le charment et l'instruisent ne sont souvent que le débordement d'un vase qui a retenu le plus précieux de sa liqueur. C'est d'ailleurs un peu notre histoire à tous. L'âme renferme toujours le plus pur de ses trésors comme un fonds de réserve qu'elle doit rendre à Dieu seul, et que les épanchemens des tendresses intimes font seuls pressentir. On est même effrayé quand le génie réussit à se produire tout entier sous une forme arrêtée; on craint qu'il ne se soit épuisé dans cet effort suprême, car l'impuissance de se manifester complétement est un bienfait du ciel envers l'humaine faiblesse, et si l'on pouvait exprimer l'aspiration infinie, elle cesserait peut-être aussitôt d'exister.

Le hasard d'un portrait que Buloz fit graver pour mettre en tête d'une de mes éditions me fit connaître Calamatta, graveur habile et déjà estimé, qui vivait pauvrement et dignement avec un autre graveur italien, Mercuri, à qui l'on doit, entre autres, la précieuse petite gravure des Moissonneurs de Léopold Robert. Ces deux artistes étaient liés par une noble et fraternelle amitié. Je ne fis que voir et saluer Mercuri, dont le caractère timide ne pouvait guère se communiquer à ma propre timidité. Calamatta, plus Italien dans ses manières, c'est-à-dire plus confiant et plus expansif, me fut vite sympathique, et, peu à peu, notre mutuelle amitié s'établit pour toute la vie.

J'ai rencontré en vérité peu d'amis aussi fidèles, aussi délicats dans leur sollicitude et aussi soutenus dans l'agréable et saine durée des relations. Quand on peut dire d'un homme qu'il est un ami sûr, on dit de lui une grande chose, car il est rare de rencontrer chez une personne aimable et enjouée aucune légèreté, et chez une personne sérieuse aucune pédanterie. Calamatta, aimable compagnon dans le rire et dans le mouvement de la vie d'artiste, est un esprit sérieux, recueilli et juste, que l'on trouve toujours dans une bonne et sage voie d'appréciation des choses de sentiment. Beaucoup de caractères charmans comme le sien inspirent la confiance, mais peu la méritent et la justifient comme lui.

La gravure est un art sérieux en même temps qu'un métier dur et assujettissant, où le procédé, ennemi de l'inspiration, peut s'appeler réellement le génie de la patience. Le graveur doit être habile artisan avant de songer à être artiste. Certes, la partie du métier est immense aussi dans la peinture, et, dans la peinture murale particulièrement, elle se complique de difficultés formidables. Mais les émotions de la création libre, du génie, qui ne relève que de lui-même sont si puissantes, que le peintre a des jouissances infinies. Le graveur n'en connaît que de craintives, car ses joies sont troublées justement par l'appréhension de se laisser prendre à l'envie de devenir créateur lui-même.

J'ai entendu discuter beaucoup cette question-ci, à savoir: si le graveur doit être artiste comme Edelink de Bervic, ou comme Marc-Antoine et Audran; c'est-à-dire s'il doit copier fidèlement les qualités et les défauts de son modèle, ou s'il doit copier librement en donnant essor à son propre génie; en un mot, si la gravure doit être l'exacte reproduction ou l'ingénieuse interprétation de l'œuvre des maîtres.

Je ne me pique de trancher aucune question difficile, surtout en dehors de mon métier à moi, mais il me semble que celle-ci est la même qu'on peut appliquer à la traduction des livres étrangers. Pour ma part, si j'étais chargée de ce soin, et qu'il me fût permis de choisir, je ne choisirais que des chefs-d'œuvre, et je me plairais à les rendre le plus servilement possible, parce que les défauts des maîtres sont encore aimables ou respectables. Au contraire, si j'étais forcée de traduire un ouvrage utile, mais obscur et mal écrit, je serais tentée de l'écrire de mon mieux, afin de le rendre aussi clair que possible; mais il est bien probable que l'auteur vivant me saurait très mauvais gré du service que je lui aurais rendu, car il est dans la nature des talens incomplets de préférer leurs défauts à leurs qualités.

Ce malheur d'avoir trop bien fait doit arriver aux graveurs qui interprètent, et il n'y a peut-être qu'un peintre de génie qui puisse pardonner à son copiste d'avoir eu plus de talent que lui.

Cependant, si l'on admettait en principe que tout graveur est libre d'arranger à sa guise l'œuvre qu'il reproduit, et, pour peu que la mode encourageât cette licence, où s'arrêterait-on, et où serait le caractère utile et sérieux de cet art, dont le premier but est non-seulement de répandre et de populariser l'œuvre de la peinture, mais encore de conserver intacte à la postérité la pensée des maîtres, à travers le temps et les événemens qui détruisent les originaux?

Il faut que chaque science, chaque art, chaque métier même ait sa doctrine. Rien n'existe sans une pensée dominante où le travail se rattache, où la volonté se maintient consciencieuse. Dans les époques de décadence où chacun fait à sa guise, sans respect pour rien ni personne, les arts déclinent et périssent.

Calamatta, après avoir soulevé et retourné ces considérations dans sa pensée, se renferma dans une idée où il trouva au moins une certitude absolue: c'est qu'il faut savoir très bien dessiner pour savoir bien copier, et que qui ne le sait pas ne comprend pas ce qu'il voit et ne peut pas le rendre, quelque effort d'attention et de volonté qu'il y apporte. Il fit donc des études sérieuses en s'essayant à dessiner des portraits d'après nature, en même temps qu'il poursuivait ces travaux de burin qui prennent des années. Calamatta a travaillé sept ans de suite au Vœu de Louis XIII de M. Ingres.

On lui doit quelques portraits remarquables qu'il a répandus par la gravure après les avoir dessinés lui-même, entre autres celui de M. Lamennais, dont la ressemblance est fidèle et dont l'expression est saisissante.

Mais le talent vraiment supérieur de Calamatta est dans la copie passionnément minutieuse et consciencieuse des maîtres anciens. Il a consacré le meilleur de sa volonté à reproduire la Joconde de Léonard de Vinci, dont il termine la gravure peut-être au moment où j'écris, et dont le dessin m'a paru un chef-d'œuvre. Ce type, réputé si difficile à reproduire, cette figure de femme d'une beauté si mystérieuse, même pour ses contemporains, et que le peintre estima miraculeuse à saisir dans son expression, méritait de rester à jamais dans les arts. Le fugitif sourire de la Joconde, ce rayonnement divin d'une émotion inconnue, un grand génie a su le fixer sur la toile, arrachant ainsi à l'empire de la mort un éclair de cette vie exquise que fait la beauté exquise; mais le temps détruit les belles toiles aussi fatalement (quoique plus tardivement) qu'il détruit les beaux corps. La gravure conserve et immortalise. Un jour, elle seule restera pour attester que les maîtres et les femmes ont vécu, et tandis que les ossemens des générations ne seront plus que poussière, la triomphante Joconde sourira encore, de son vrai et intraduisible sourire, à de jeunes cœurs amoureux d'elle.

Parmi ceux de mes amis qui m'ont enseigné, par l'exemple soutenu (la meilleure des leçons), qu'il faut étudier, chercher et vouloir toujours; aimer le travail plus que soi-même, et n'avoir pour but dans la vie que de laisser après soi le meilleur de sa propre vie, Calamatta est aux premiers rangs, et, à ce titre, il garde dans mon âme une bonne part de ce respect qui est la base essentielle de toute amitié durable.

Je dois aussi une reconnaissance particulière, comme artiste, à M. Gustave Planche, esprit purement critique, mais d'une grande élévation. Mélancolique par caractère et comme rassasié, en naissant, du spectacle des choses humaines, Gustave Planche n'est cependant pas un esprit froid ni un cœur impuissant; mais une tension contemplative, trop peu accessible aux émotions variées et au laisser-aller de l'imprévu dans les arts, concentra le rayonnement de sa pensée sur un seul point fixe. Il ne voulut longtemps admettre, comprendre et sentir le beau que dans le grand et le sévère. Le joli, le gracieux et l'agréable lui devinrent antipathiques. De là une injustice réelle dans plusieurs faits d'appréciation, qui lui fut imputée à mauvaise humeur, à parti pris, bien qu'aucune critique ne soit plus intègre et plus sincère que la sienne.

Aussi nul critique n'a soulevé plus de colères et attiré sur lui plus de vengeances personnelles. Il endura le tout avec patience poursuivant ses exécutions sous une apparente impassibilité. Mais c'était là un rôle que sa force intérieure n'acceptait pas réellement. Cette hostilité, qu'il avait provoquée, le faisait souffrir; car le fond de son caractère est plus bienveillant que sa plume, et si l'on y faisait bien attention, on verrait que cette forme cassante et absolue ne couvre pas les ménagemens caractéristiques de la haine. Une discussion douce le ramène facilement, ou, du moins, le ramenait alors des excès de sa propre logique. Il est vrai qu'en reprenant la plume, entraîné par je ne sais quelle fatalité de son talent, il achevait de briser ce qu'il s'était peut-être promis de ménager.

J'aurais complétement accepté ce caractère avec tous ses inconvéniens et tous ses dangers si j'avais trouvé juste et concluant le point de vue où il se plaçait, en tant que critique. La différence de mon sentiment sur les œuvres d'art que je défendais quelquefois contre ses anathèmes ne m'eût pas empêchée de regarder la sobriété et la sévérité de ses appréciations comme des effets utiles de ses convictions raisonnées.

Mais ce que je n'approuvais pas, et ce que j'ai approuvé de moins en moins, même chez mes amis, dans l'exercice de la critique en général, c'est le ton hautain et dédaigneux, c'est la rudesse des formes, c'est, en un mot, le sentiment qui préside parfois à cet enseignement et qui en dénature le but et l'effet. Je trouvais Planche d'autant plus dans l'erreur sur ce point, que son sentiment n'était égaré par aucune personnalité méchante, envieuse ou vindicative. Il parlait de tous les vivans, au contraire, avec une grande sérénité, et même, dans la conversation, il leur rendait beaucoup plus de justice ou montrait pour eux beaucoup plus d'indulgence qu'il ne voulait en faire paraître en écrivant. C'était donc évidemment le résultat d'un système et d'une croyance qui pouvaient être respectables, mais dont le résultat n'était pas bienfaisant.

Si la critique est ce quelle doit être, un enseignement, elle doit se montrer douce et généreuse, afin d'être persuasive. Elle doit ménager surtout l'amour-propre, qui, durement froissé en public, se révolte naturellement contre cette sorte d'insulte à la personne. On aura beau dire que la critique est libre et ne relève que d'elle-même, toutes choses relèvent de Dieu, qui a fait de la charité le premier de nos devoirs et la plus forte de nos armes. Si les critiques qui nous jugent sont plus forts que nous (ce qui n'arrive pas toujours), nous le sentirons aisément à leur indulgence, et les conseils enveloppés de ces explications modestes qui prouvent ont une valeur que la raillerie et le dédain n'auront jamais.

Je ne pense pas qu'il faille céder à la critique, même la plus aimable, quand elle ne nous persuade pas; mais une critique élevée, désintéressée, noble de sentimens et de formes, doit nous être toujours utile, même quand elle nous contredit ouvertement. Elle soulève en nous-mêmes un examen nouveau et une discussion approfondie qui ne peuvent nous être que salutaires. Elle doit donc nous trouver reconnaissans quand son but est bien visiblement d'instruire le public et nous-mêmes.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
13 ekim 2017
Hacim:
530 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
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