Kitabı oku: «Histoire de ma Vie, Livre 3 (Vol. 10 - 13)», sayfa 19
Mais avant de raconter ce qui suivit, je ne veux pas oublier une circonstance singulière qui eut lieu dans l'hiver de 1835.
J'avais en Berry une amie charmante, une nouvelle amie, il est vrai, Mme Rozane B., femme d'un fonctionnaire établi à La Châtre depuis quelques années seulement. C'était une personne distinguée à tous égards, d'une beauté exquise, et d'un caractère si parfaitement aimable qu'elle fut bientôt parmi nous comme si elle y était née.
Étant appelée à Paris pour ses affaires au moment où j'y retournais (au mois de janvier, je crois), elle accepta une des deux chambrettes de ma mansarde, et y passa une quinzaine.
Elle me dit un jour en recevant des lettres de sa famille, qui habitait Lyon: «On me charge vraiment d'une commission singulière. Une famille très honorable prie la mienne de s'informer par moi de ce que fait à Paris et dans le monde un jeune homme que je ne connais pas et dont l'existence est mystérieuse, même pour les siens. Si je sais comment m'y prendre, je veux être pendue. J'ai son adresse, et voilà tout.»
Elle se résolut à le prier de venir la voir, afin de parler avec lui de sa famille et de le sonder sur ses projets et sur ses occupations. Je l'autorisai à le recevoir chez moi.
Après qu'elle eut reçu sa visite, elle me dit qu'elle n'était guère plus avancée et qu'elle l'avait engagé à revenir, afin de pouvoir me le présenter. Elle comptait sur moi pour le faire causer d'une manière plus explicite. Cette idée me fit beaucoup rire. S'il y a jamais eu sous le ciel une personne inhabile à en confesser une autre, c'est moi à coup sûr; mais je ne pus refuser à Rozane ce qu'elle exigeait de moi: je reçus avec elle la visite du jeune homme mystérieux, et même elle nous laissa ensemble quelques instans, espérant qu'il se méfierait moins de moi que d'elle-même.
Je ne me rappelle pas un mot de la conversation, qui ne roula que sur des idées générales, et même, sans le secours de Rozane, qui a retenu le fait avec précision, je ne me souviendrais pas beaucoup de la conclusion que j'en tirai; mais, grâce à elle, la voici textuellement telle que je la lui donnai quand il fut parti: «Ce jeune homme est charmant. C'est un esprit très remarquable, et sa conscience me paraît fort tranquille. S'il voyage, s'il court le monde, ce n'est pas comme aventurier subalterne, mais comme aventurier politique, comme conspirateur. Il s'est dévoué à la fortune de la famille Bonaparte. Il croit encore à cette étoile. Il croit à quelque chose en ce monde: il est bien heureux!»
Or, je n'avais pas trop mal deviné. Ce jeune homme était M. Fialin de Persigny.
Je reprends le récit de mon voyage en Orient, lequel n'eut lieu que dans mes rêves.
J'étais à Nohant depuis quelques jours, quand Fleury, partant pour Bourges, où Planet était établi (il y rédigeait un journal d'opposition), me proposa d'aller causer sérieusement de ma situation et de mes projets, non seulement avec ce fidèle ami, mais avec le célèbre avocat Michel, notre ami à tous.
Il est donc temps que je parle de cet homme si diversement apprécié et que je crois avoir bien connu, quoique ce ne fût pas chose aisée. C'est à cette époque que je commençai à subir une influence d'un genre tout à fait exceptionnel dans la vie ordinaire des femmes, influence qui me fut longtemps précieuse, et qui pourtant cessa tout d'un coup et d'une manière complète, sans briser mon amitié.
CHAPITRE DEUXIEME
Éverard. — Sa tête, sa figure, ses manières, ses habitudes. — Patriotes ennemis de la propreté. — Conversation nocturne et ambulatoire. — Sublimités et contradictions. — Fleury et moi faisons le même rêve, à la même heure. — De Bourges à Nohant. — Les lettres d'Éverard. — Procès d'avril. — Lyon et Paris. — Les avocats. — Pléiade philosophique et politique. — Planet pose la question sociale. — Le pont des Saints-Pères. — Fête au château. — Fantasmagorie babouviste. — Ma situation morale. — Sainte-Beuve se moque. — Un dîner excentrique. — Une page de Louis Blanc. — Éverard malade et halluciné. — Je veux partir; conversation décisive; Éverard sage et vrai. — Encore une page de Louis Blanc. — Deux points de vue différens dans la défense, je donne raison à M. Jules Favre.
La première chose qui m'avait frappée en voyant Michel pour la première fois, fraîche que j'étais dans mes études phrénologiques, c'était la forme extraordinaire de sa tête. Il semblait avoir deux crânes soudés l'un à l'autre, les signes des hautes facultés de l'âme étant aussi proéminens à la proue de ce puissant navire que ceux des généreux instincts l'étaient à la poupe. Intelligence, vénération, enthousiasme, subtilité et vastitude d'esprit étaient équilibrés par l'amour familial, l'amitié, la tendre domesticité, le courage physique. Éverard16 était une organisation admirable. Mais Éverard était malade, Éverard ne devait pas, ne pouvait pas vivre. La poitrine, l'estomac, le foie étaient envahis. Malgré une vie sobre et austère, il était usé, et à cette réunion de facultés et de qualités hors ligne, dont chacune avait sa logique particulière, il manquait fatalement la logique générale, la cheville ouvrière des plus savantes machines humaines, la santé.
Ce fut précisément cette absence de vie physique qui me toucha profondément. Il est impossible de ne pas ressentir un tendre intérêt pour une belle âme aux prises avec les causes d'une inévitable destruction, quand cette âme ardente et courageuse domine à chaque instant son mal et paraît le dominer toujours. Éverard n'avait que trente-sept ans, et son premier aspect était celui d'un vieillard petit, grêle, chauve et voûté; le temps n'était pas venu où il voulut se rajeunir, porter une perruque, s'habiller à la mode et aller dans le monde. Je ne l'ai jamais vu ainsi: cette phase d'une transformation qu'il dépouilla tout à coup, comme il l'avait revêtue, ne s'est pas accomplie sous mes yeux. Je ne le regrette pas; j'aime mieux conserver son image sévère et simple comme elle m'est toujours apparue.
Éverard paraissait donc, au premier coup d'œil avoir soixante ans, et il avait soixante ans en effet; mais, en même temps, il n'en avait que quarante quand on regardait mieux sa belle figure pâle, ses dents magnifiques et ses yeux myopes d'une douceur et d'une candeur admirables à travers ses vilaines lunettes. Il offrait donc cette particularité de paraître et d'être réellement jeune et vieux tout ensemble.
Cet état problématique devait être et fut la cause de grands imprévus et de grandes contradictions dans son être moral. Tel qu'il était, il ne ressemblait à rien et à personne. Mourant à toute heure, la vie débordait cependant en lui à toute heure, et parfois avec une intensité d'expansion fatigante même pour l'esprit qu'il a le plus émerveillé et charmé, je veux dire pour mon propre esprit.
Sa manière d'être extérieure répondait à ce contraste par un contraste non moins frappant. Né paysan, il avait conservé le besoin d'aise et de solidité dans ses vêtemens. Il portait chez lui et dans la ville une épaisse houppelande informe et de gros sabots. Il avait froid en toute saison et partout; mais, poli quand même, il ne consentait pas à garder sa casquette ou son chapeau dans les appartemens. Il demandait seulement la permission de mettre un mouchoir, et il tirait de sa poche trois ou quatre foulards qu'il nouait au hasard les uns sur les autres, qu'il faisait tomber en gesticulant, qu'il ramassait et remettait avec distraction, se coiffant ainsi, sans le savoir, de la manière tantôt la plus fantastique et tantôt la plus pittoresque.
Sous cet accoutrement, on apercevait une chemise fine, toujours blanche et fraîche, qui trahissait la secrète exquisité de ce paysan du Danube. Certains démocrates de province blâmaient ce sybaritisme caché et ce soin extrême de la personne. Ils avaient grand tort. La propreté est un indice et une preuve de sociabilité et de déférence pour nos semblables, et il ne faut pas qu'on proscrive la propreté raffinée, car il n'y a pas de demi-propreté. L'abandon de soi-même, la mauvaise odeur, les dents répugnantes à voir, les cheveux sales, sont des habitudes malséantes qu'on aurait tort d'accorder aux savans, aux artistes ou aux patriotes. On devrait les en reprendre d'autant plus, et ils devraient se les permettre d'autant moins, que le charme de leur commerce ou l'excellence de leurs idées attire davantage, et qu'il n'est point de si belle parole qui ne perde de son prix quand elle sort d'une bouche qui vous donne des nausées. Enfin, je me persuade que la négligence du corps doit avoir dans celle de l'esprit quelque point de correspondance dont les observateurs devraient toujours se méfier.
Les manières brusques, le sans-gêne, la franchise acerbe d'Éverard n'étaient qu'une apparence, et, avouons-le, une affectation devant les gens hostiles, ou qu'il supposait tels à première vue. Il était par nature la douceur, l'obligeance et la grâce même: attentif au moindre désir, au moindre malaise de ceux qu'il aimait, tyrannique en paroles, débonnaire dans la tendresse quand on ne résistait pas à ses théories d'autorité absolue.
Cet amour de l'autorité n'était cependant pas joué. C'était le fond, c'était les entrailles même de son caractère, et cela ne diminuait en rien ses bontés et ses condescendances paternelles. Il voulait des esclaves, mais pour les rendre heureux, ce qui eût été une belle et légitime volonté s'il n'eût eu affaire qu'à des êtres faibles. Mais il eût sans doute voulu travailler à les rendre forts, et dès lors ils eussent cessé d'être heureux en se sentant esclaves.
Ce raisonnement si simple n'entra jamais dans sa tête; tant il est vrai que les plus belles intelligences peuvent être troublées par quelque passion qui leur retire, sur certains points, la plus simple lumière.
Arrivée à l'auberge de Bourges, je commençai par dîner, après quoi j'envoyai dire à Éverard par Planet que j'étais là, et il accourut. Il venait de lire Lélia et il était toqué de cet ouvrage. Je lui racontai tous mes ennuis, toutes mes tristesses, et le consultai beaucoup moins sur mes affaires que sur mes idées. Il était disposé à l'expansion, et de sept heures du soir à quatre heures du matin, ce fut un véritable éblouissement pour mes deux amis et pour moi. Nous nous étions dit bonsoir à minuit, mais comme il faisait un brillant clair de lune et une nuit de printemps magnifique, il nous proposa une promenade dans cette belle ville austère et muette qui semble être faite pour être vue ainsi. Nous le reconduisîmes jusqu'à sa porte; mais là il ne voulut pas nous quitter et nous reconduisit jusqu'à la nôtre en passant par l'hôtel de Jacques Cœur, un admirable édifice de la Renaissance, où chaque fois nous faisions une longue pause. Puis il nous demanda de le reconduire encore, revint encore avec nous, et ne se décida à nous laisser rentrer que quand le jour parut. Nous fîmes neuf fois la course, et l'on sait que rien n'est fatigant comme de marcher en causant et en s'arrêtant à chaque pas; mais nous ne sentîmes l'effet de cette fatigue que quand il nous eût quittés.
Que nous avait-il dit durant cette longue veillée? Tout et rien. Il s'était laissé emporter par nos dire, qui ne se plaçaient là que pour lui fournir la réplique, tant nous étions curieux d'abord et puis ensuite avides de l'écouter. Il avait monté d'idée en idée jusqu'aux plus sublimes élans vers la Divinité, et c'est quand il avait franchi tous ces espaces qu'il était véritablement transfiguré. Jamais parole plus éloquente n'est sortie, je crois, d'une bouche humaine, et cette parole grandiose était toujours simple. Du moins elle s'empressait de redevenir naturelle et familière quand elle s'arrachait souriante à l'entraînement de l'enthousiasme. C'était comme une musique pleine d'idées qui vous élève l'âme jusqu'aux contemplations célestes, et qui vous ramène sans effort et sans contraste par un lien logique et une douce modulation, aux choses de la terre et aux souffles de la nature.
Je n'essaierai pas de me rappeler ce dont il nous entretint. Mes Lettres à Éverard (Sixième numéro des Lettres d'un voyageur), qui sont comme des réponses réfléchies à ces appels spontanés de sa prédication, ne peuvent que le faire pressentir. J'étais le sujet un peu passif de sa déclamation naïve et passionnée. Planet et Fleury m'avaient citée devant son tribunal pour que j'eusse à confesser mon scepticisme à l'endroit des choses de la terre, et cet orgueil qui voulait follement s'élever à l'adoration d'une perfection abstraite en oubliant les pauvres humains mes semblables. Comme c'était chez moi une théorie plus sentie que raisonnée, je n'étais pas bien solide dans ma défense, et je ne résistais guère que pour me faire mieux endoctriner. Cependant j'apercevais dans cet admirable enseignement de profondes contradictions que j'eusse pu saisir au vol et que j'eusse bien fait de constater davantage. Mais il est doux et naturel de se laisser aller au charme des choses de détail, quand elles sont bien pensées et bien dites, et c'est être ennemi de soi-même que d'en interrompre la déduction par des chicanes. Je n'eus pas ce courage; mes amis ne l'eurent pas non plus quoique l'un, Planet, eût le parfait et solide bon sens qui peut tenir tête au génie; quoique l'autre, Fleury, eût de secrètes méfiances instinctives contre la poésie dans les argumens.
Tous trois nous fûmes vaincus, et quel que fût le degré de conviction de l'homme qui nous avait parlé, nous nous sentîmes, en le quittant, tellement au dessus de nous-mêmes, que nous ne pouvions et ne devions pas nous soustraire par le doute à l'admiration et à la reconnaissance.
«Jamais je ne l'ai vu ainsi, nous dit Planet. Il y a un an que je vis à ses côtés, et je ne le connais que de ce soir. Il s'est enfin livré pour vous tout entier; il a fait tous les frais de son intelligence et de sa sensibilité. Ou il vient de se révéler à lui-même pour la première fois de sa vie, ou il a vécu parmi nous replié sur lui-même et se défendant d'un complet abandon.»
De ce moment, l'attachement de Planet pour Éverard devint une sorte de fétichisme, et il en arriva de même à plusieurs autres qui avaient douté jusque-là de son cœur et qui y crurent en le lui voyant ouvrir devant moi. Ce fut une modification notable que j'apportais, sans le savoir, à l'existence morale d'Éverard et à ses relations avec quelques-uns de ses amis. Ce fut une douceur réelle dans sa vie, mais fût-ce un bien réel? Il n'est bon pour personne d'être trop aveuglement aimé.
Après quelques heures de sommeil, je retrouvai mon Gaulois (Fleury) singulièrement tourmenté. Il avait fait un rêve effrayant, et je fus presque effrayée moi-même en le lui entendant raconter: car, à peu de chose près, j'avais eu le même rêve. C'était une parole dite en riant par Éverard qui s'était logée, on ne sait jamais comment cela arrive, dans un coin de notre cervelle, et précisément celle qui nous avait le moins frappés dans le moment où elle avait été dite.
Il n'y avait rien de plus naturel et de plus explicable que ce fait d'une parole éveillant la même pensée, et que la même cause produisant dans l'imagination de mon ami et dans la mienne les mêmes effets. Pourtant, cette coïncidence d'images simultanées dans le cours des mêmes heures nous frappa un instant tous les deux, et peu s'en fallut que nous n'y vissions un pressentiment ou un avertissement à la manière des croyances antiques.
Mais nous ne songeâmes bientôt qu'à rire de notre préoccupation et surtout du mouvement naïf que j'avais provoqué chez Éverard par ma résistance enjouée aux argumens humanitaires de la guillotine. Il ne pensait pas un mot de ce qu'il avait dit; il avait horreur de la peine de mort en matière politique; il avait voulu être logique jusqu'à l'absurde, mais il eût ri de son propre emportement, si, après les mondes que la suite de la discussion nous avait fait franchir à tous, nous eussions songé à revenir sur cette misère de quelques têtes de plus ou de moins en travers de nos opinions!
Nous étions dans le vrai en nous disant qu'Éverard n'eût pas voulu occire seulement une mouche pour réaliser son utopie. Mais Fleury n'en resta pas moins frappé de la tendance dictatoriale de son esprit, qui ne lui était apparue pour la première fois qu'en l'entendant contrecarrer par mes théories de liberté individuelle.
Et puis, fût-ce l'effet du songe allégorique qui nous avait visités tous deux, ou la sollicitude d'une amitié délicate et la crainte de m'avoir jetée sous une influence funeste, en voulant me pousser sous une influence curative? Il est certain que le Gaulois se sentit tout à coup pressé de partir. Il m'en avait fait la promesse en montant en voiture, et il avait regretté cette promesse en arrivant à Bourges. Maintenant, il trouvait qu'on n'attelait pas assez vite. Il craignait de voir arriver Éverard pour nous retenir.
Éverard, de son côté, pensait nous retrouver là, et fut étonné de notre fuite. Moi, sans me presser avec inquiétude, mais bien résolue à m'en aller dès le matin, je m'en allais en effet, causant de lui et de la république sur la grande route avec mon Gaulois, et ne lui cachant pas que j'acceptais un bel aperçu de cet idéal, mais que j'avais besoin d'y réfléchir et de me reposer de ces torrens d'éloquence qu'il n'était pas dans ma nature de subir trop longtemps sans respirer.
Mais il ne dépendit pas de moi de respirer, en effet, l'air du matin et des pommiers en fleur. La béatitude de mes rêveries n'était pas du goût de mon compagnon de voyage. Il était organisé pour le combat et non pour la contemplation. Il voulait trouver sa certitude dans les luttes et dans les solutions successives de l'humanité. Il n'essayait pas de me prêcher après Éverard, mais il voulait se prêcher lui-même, commenter chacune des paroles du maître, accepter ou repousser ce qui lui avait paru faux ou juste, et comme lui-même était un esprit distingué et un cœur sincère, il ne me fût pas possible de ne pas parler d'Éverard, de politique et de philosophie pendant dix-huit lieues.
Éverard ne me laissa pas respirer davantage. A peine fus-je reposée de ma course, que je reçus à mon réveil une lettre enflammée du même souffle de prosélytisme qu'il semblait avoir épuisé dans notre veillée ambulatoire à travers les grands édifices blanchis par la lune et sur le pavé retentissant de la vieille cité endormie. C'était une écriture indéchiffrable d'abord, et comme torturée par la fièvre de l'impatience de s'exprimer; mais quand on avait lu le premier mot, tout le reste allait de soi-même. C'était un style aussi concis que sa parole était abondante, et comme il m'écrivait de très longues lettres, elles étaient si pleines de choses non développées, qu'il y en avait pour tout un jour à les méditer après les avoir lues.
Ces lettres se succédèrent avec rapidité sans attendre les réponses. Cet ardent esprit avait résolu de s'emparer du mien; toutes ses facultés étaient tendues vers ce but. La décision brusque et la délicate persuasion, qui étaient les deux élémens de son talent extraordinaire, s'aidaient l'une l'autre pour franchir tous les obstacles de la méfiance par des élans chaleureux et par des ménagemens exquis. Si bien que cette manière impérieuse et inusitée de fouler aux pieds les habitudes de la convenance, de se poser en dominateur de l'âme et en apôtre inspiré d'une croyance, ne laissait aucune prise à la raillerie, et ne tombait pas un seul instant dans le ridicule, tant il y avait de modestie personnelle, d'humilité religieuse et de respectueuse tendresse dans ses cris de colère comme dans ses cris de douleur.
«Je sais bien,» me disait-il — après des élans de lyrisme où le tutoiement arrivait de bonne grâce — «que le mal de ton intelligence vient de quelque grande peine de cœur. L'amour est une passion égoïste. Étends cet amour brûlant et dévoué, qui ne recevra jamais sa récompense en ce monde, à toute cette humanité qui déroge et qui souffre. Pas tant de sollicitude pour une seule créature! Aucune ne le mérite, mais toutes ensemble l'exigent au nom de l'éternel auteur de la création!»
Tel fut, en résumé, le thème qu'il développa dans cette série de lettres, auxquelles je répondis sous l'empire d'un sentiment modifié, depuis une certaine méfiance au point de départ jusqu'à la foi presque entière pour conclusion. On pourrait appeler ces Lettres à Éverard, qui, de ses mains, ont passé presque immédiatement dans celles du public, l'analyse rapide d'une conversion rapide.
Cette conversion fut absolue dans un sens et très incomplète dans un autre sens. La suite de mon récit le fera comprendre.
Une grande agitation régnait alors en France. La monarchie et la république allaient jouer leur va-tout dans ce grand procès qu'on a nommé avec raison le procès-monstre, bien que, par une suite brutale de dénis de justice et de violations de la légalité, le pouvoir ait su l'empêcher d'atteindre aux proportions et aux conséquences qu'il pouvait et devait avoir.
Il n'était plus guère possible de rester neutre dans ce vaste débat qui n'avait plus le caractère des conspirations et des coups de main, mais bien celui d'une protestation générale où tous les esprits s'éveillaient pour se jeter dans un camp ou dans l'autre. La cause de ce procès (les événemens de Lyon) avait eu un caractère plus socialiste, et un but plus généralement senti que ceux de Paris qui les avaient précédés. Ici il ne s'était agi, du moins en apparence, que de changer la forme du gouvernement. Là-bas, le problème de l'organisation du travail avait été soulevé avec la question du salaire et pleinement compris. Le peuple, sollicité et un peu entraîné ailleurs par des chefs politiques, avait, à Lyon, entraîné ces mêmes chefs dans une lutte plus profonde et plus terrible.
Après les massacres de Lyon, la guerre civile ne pouvait plus de longtemps amener de solution favorable à la démocratie. Le pouvoir avait la force des canons et des baïonnettes. Le désespoir seul pouvait chercher désormais dans les combats le terme de la souffrance et de la misère. La conscience et la raison conseillaient d'autres luttes, celles du raisonnement et de la discussion. Le retentissement de la parole publique devait ébranler l'opinion publique. C'est sous l'opinion de la France entière que pouvait tomber ce pouvoir perfide, ce système de provocation inauguré par la politique de Louis-Philippe.
C'était une belle partie à jouer. Une simple mais large question de procédure pouvait aboutir à une révolution. Elle pouvait, tout au moins, imprimer un mouvement de recul à l'aristocratie et lui poser une digue difficile à franchir. La partie fut mal jouée par les démocrates. C'est à eux que le mouvement de recul fut imprimé, c'est devant eux que la digue fut posée.
Au premier abord, il semblait pourtant que cette réunion de talens appelés de tous les coins du pays et représentant tous les types de l'intelligence des provinces dût produire une résistance vigoureuse. C'était, dans les rêves du départ, la formation d'un corps d'élite, d'un petit bataillon sacré impossible à entamer, parce qu'il présentait une masse parfaitement homogène. Il s'agissait de parler et de protester, et presque tous les combattans de la démocratie appelés dans la lice étaient des orateurs brillans ou des argumentateurs habiles.
Mais on oubliait que les avocats les plus sérieux sont, avant tout, des artistes, et que les artistes n'existent qu'à la condition de s'entendre sur certaines règles de forme, et de différer essentiellement les uns des autres par le fond de la pensée, par l'illumination intérieure, par l'inspiration.
On se croyait bien d'accord au début sur la conclusion politique, mais chacun comptait sur ses propres moyens; on pliera difficilement des artistes à la discipline, à la charge en douze temps.
Le moment commençait à poindre où les idées purement politiques et les idées purement socialistes devaient creuser des abîmes entre les partisans de la démocratie. Cependant on s'entendait encore à Paris contre l'ennemi commun. On s'entendait même mieux sous ce rapport qu'on n'avait fait depuis longtemps. La phalange des avocats de province venait se ranger sur un pied d'égalité, mais avec une tendre vénération, autour d'une pléiade de célébrités, choisie d'inspiration et d'enthousiasme parmi les plus beaux noms démocratiques du barreau, de la politique et de la philosophie, de la science et de l'art littéraire: Dupont, Marie, Garnier-Pagès, Ledru-Rollin, Armand Carrel, Buonarotti, Voyer-d'Argenson, Pierre Leroux, Jean Reynaud, Raspail, Carnot, et tant d'autres dont la vie a été éclatante de dévoûment ou de talent par la suite. A côté de ces noms déjà illustres, un nom encore obscur, celui de Barbès, donne à cette réunion choisie un caractère non moins sacré pour l'histoire que ceux de Lamennais, Jean Reynaud et Pierre Leroux. Grand parmi les grands, Barbès a eu l'éclat de la vertu, à défaut de celui de la science.
J'ai dit qu'on se croyait bien d'accord au point de départ. Pour mon compte, je me crus d'accord avec Éverard et je supposais ses amis d'accord avec lui. Il n'en était rien. La plupart de ceux qu'il avait amenés de la province étaient tout au plus girondins quoiqu'ils se crussent montagnards.
Mais Éverard n'avait encore confié à personne et pas plus à moi qu'aux autres, sa doctrine ésotérique. Son expansion ne paralysait pas une grande prudence qui, en fait d'idées, allait quelquefois jusqu'à la ruse. Il se croyait en possession d'une certitude, et, sentant bien qu'elle dépassait la portée révolutionnaire de ses adeptes, il en insinuait tout doucement l'esprit et n'en révélait pas la lettre.
Pourtant certaines réticences, certaines contradictions m'avaient frappée, et je sentais en lui des lacunes ou des choses réservées qui échappaient aux autres et qui me tourmentaient. J'en parlais à Planet, qui n'y voyait pas plus avant que moi et qui, naïvement tourmenté aussi pour son compte, avait coutume de dire à tout propos, et même souvent à propos de bottes: «Mes amis, il est temps de poser la question sociale!»
Il disait cela si drôlement, ce bon Planet, que sa proposition était toujours accueillie par des rires, et que son mot était passé chez nous en proverbe. On disait: «Allons poser la question sociale» pour dire: «Allons dîner!» et quand quelque bavard venait nous ennuyer, on proposait de lui poser la question sociale pour la mettre en fuite.
Planet cependant avait raison; même dans ses gaîtés excentriques, son bon sens allait toujours au fait.
Enfin, un soir que nous avions été au Théâtre-Français, et que, par une nuit magnifique, nous ramenions Éverard à sa demeure voisine de la mienne (il s'était logé quai Voltaire), la question sociale fut sérieusement posée. J'avais toujours admis ce que l'on appelait alors l'égalité des biens, et même le partage des biens, faute d'avoir adopté généralement le mot si simple d'association, qui n'est devenu populaire que par la suite. Les mots propres descendent toujours trop tard dans les masses. Il a fallu que le socialisme fût accusé de vouloir le retour de la loi agraire et de toutes ses conséquences brutales, pour qu'il trouvât des formules plus propres à exprimer ses aspirations.
J'entendais, moi, ce partage des biens de la terre d'une façon toute métaphorique; j'entendais réellement par là la participation au bonheur, due à tous les hommes, et je ne pouvais pas m'imaginer un dépècement de la propriété qui n'eût pu rendre les hommes heureux qu'à la condition de les rendre barbares. Quelle fut ma stupéfaction quand Éverard, serré de près par mes questions et les questions encore plus directes et plus pressantes de Planet, nous exposa enfin son système!
Nous nous étions arrêtés sur le pont des Saints-Pères. Il y avait bal ou concert au château: on voyait le reflet des lumières sur les arbres du jardin des Tuileries. On entendait le son des instrumens qui passait par bouffées dans l'air chargé de parfums printaniers, et que couvrait, à chaque instant, le roulement des voitures sur la place du Carroussel. Le quai désert du bord de l'eau, le silence et l'immobilité qui régnaient sur le pont contrastaient avec ces rumeurs confuses, avec cet invisible mouvement. J'étais tombée dans la rêverie, je n'écoutais plus le dialogue entamé, je ne me souciais plus de la question sociale, je jouissais de cette nuit charmante, de ces vagues mélodies, des doux reflets de la lune mêlés à ceux de la fête royale.
Je fus tirée de ma contemplation par la voix de Planet, qui disait auprès de moi: «Ainsi, mon bon ami, vous vous inspirez du vieux Buonarotti, et vous iriez jusqu'au babouvisme? — Quoi? qu'est-ce? leur dis-je tout étonnée. Vous voulez faire revivre cette vieillerie? Vous avez laissé chez moi l'ouvrage de Buonarotti: je l'ai lu, c'est beau; mais ces moyens empiriques pouvaient entrer dans le cœur désespéré des hommes de cette époque, au lendemain de la chute de Robespierre. Aujourd'hui, ils seraient insensés, et ce n'est pas par ces chemins-là qu'une époque civilisée peut vouloir marcher. — La civilisation! s'écria Éverard courroucé et frappant de sa canne les balustrades sonores du pont; oui! voilà le grand mot des artistes! La civilisation! Moi, je vous dis que, pour rajeunir et renouveler votre société corrompue, il faut que ce beau fleuve soit rouge de sang, que ce palais maudit soit réduit en cendres, et que cette vaste cité où plongent vos regards soit une grève nue, où la famille du pauvre promènera la charrue et dressera sa chaumière!»
Je lui conserverai dans ce récit le pseudonyme que je lui ai donné dans les Lettres d'un voyageur. J'ai toujours aimé à baptiser mes amis d'un nom à ma guise, mais dont je ne me rappelle pas toujours l'origine.
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