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Kitabı oku: «Histoire de ma Vie, Livre 3 (Vol. 10 - 13)», sayfa 18

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Ce troisième état de mon moi supposé, le désespoir, était le seul vrai, et je pouvais, en me laissant aller à mes idées noires, me placer dans la situation du vieil oncle, du vieux voyageur que je faisais parler. Quant au cadre où je le faisais mouvoir, je n'en pouvais trouver de meilleur que le milieu où j'existais, puisque c'était l'impression de ce milieu sur moi-même que je voulais raconter et décrire.

En un mot, je voulais faire le propre roman de ma vie et n'en être pas le personnage réel, mais le personnage pensant et analysant. Et encore, tout en étant ce personnage, je voulais étendre son point de vue à une expérience de malheur que je n'avais pas, que je ne pouvais pas avoir.

Je prévis bien que la fiction n'empêcherait pas le public de vouloir chercher et définir mon moi réel à travers le masque du vieillard. Il fut ainsi pour quelques lecteurs, et un avocat trop intelligent voulut, dans mon procès en séparation, me rendre responsable, en tant que partie adverse, de tout ce que j'avais fait dire au voyageur. Du moment que je parlais à la première personne, cela lui suffisait pour m'accuser de tout ce dont le pauvre voyageur s'accuse à un point de vue poétique et métaphorique. J'avais des vices, j'avais commis des crimes, n'était-ce pas évident? Le voyageur, le vieil oncle, ne présentait-il point sa vie passée comme un abîme d'enivremens, et sa vie présente comme un abîme de remords? En vérité, si j'avais pu, en moins de quatre ans, car il n'y avait pas quatre ans que j'avais quitté le bercail où la rigidité de ma vie avait été facile à constater; si j'avais pu en si peu d'années acquérir toute l'expérience du bien et du mal que s'attribuait mon voyageur, je serais un être fort extraordinaire, et, en tout cas, je n'aurais pas vécu au fond d'une mansarde comme je l'avais fait, entourée de cinq ou six personnes d'humeur grave ou poétique comme la mienne.

Mais peu importe ce qui me fut imputé comme personnel et réel dans les Lettres d'un oncle, car c'est sous ce titre que parurent d'abord les quatrième et cinquième numéros des Lettres d'un voyageur, et c'est sous ce titre que je m'étais promis de continuer dans la même donnée. C'eût été, je crois, un bon livre, je ne dis pas beau, mais intéressant et vivant, plus utile par conséquent que les romans où notre personnalité, à force de se disséminer dans des types divers et de s'égarer dans des situations fictives, arrive à disparaître pour nous-mêmes.

Je reviendrai sur les autres lettres de ce recueil; je ne m'occupe ici que des deux numéros que je viens de citer, et je dois dire que sous cette fiction-là il y avait une réalité bien profonde pour moi, le dégoût de la vie. On a vu que c'était un vieux mal chronique, éprouvé et combattu dès ma première jeunesse, oublié et repris comme un fâcheux compagnon de voyage qu'on croit avoir laissé loin derrière soi, et qui tout à coup revient se traîner sur vos talons. Je cherchais le secret de cette tristesse qui ne m'avait pas quittée à Venise et qui me reprenait plus amère au retour, dans des faits extérieurs, dans des causes immédiates, et elle n'y était réellement pas. Je dramatisais de bonne foi ces causes, et j'en exagérais, non le sentiment, il était poignant dans mon cœur, mais l'importance absolue. Pour avoir été déçue dans quelques illusions, je faisais le procès à toutes mes croyances; pour avoir perdu le calme et la confiance de mes pensées d'autrefois, je me persuadais ne pouvoir plus vivre.

La vraie cause, je la vois très clairement aujourd'hui. Elle était physique et morale, comme toutes les causes de la souffrance humaine, où l'âme n'est pas longtemps malade sans que le corps s'en ressente, et réciproquement. Le corps souffrait d'un commencement d'hépatite qui s'est manifestée clairement plus tard et qui a pu être combattue à temps. Je la combats encore, car l'ennemi est en moi et se fait sentir au moment où je le crois endormi. Je crois que ce mal est proprement le spleen des Anglais, causé par un engorgement du foie. J'en avais le germe ou la prédisposition sans le savoir; ma mère l'avait et en est morte. Je dois en mourir comme elle, et nous devons tous mourir de quelque mal que l'on porte en soi-même, à l'état latent, dès l'heure de sa naissance. Toute organisation, si heureuse qu'elle soit, est pourvue de sa cause de destruction, soit physique et devant agir sur le système moral et intellectuel, soit morale et devant agir sur les fonctions de l'organisme.

Que ce soit la bile qui m'ait rendue mélancolique, ou la mélancolie qui m'ait rendue bilieuse (ceci résoudrait un grand problème métaphysique et physiologique; je ne m'en charge pas), il est certain que les vives douleurs au foie ont pour symptômes, chez tous ceux qui y sont sujets, une tristesse profonde et l'envie de mourir. Depuis cette première invasion de mon mal, j'ai eu des années heureuses, et lorsqu'il revenait me saisir, bien que je fusse dans des conditions favorables à l'amour de la vie, je me sentais tout à coup prise du désir de l'éternel repos.

Mais si le mal physique est fallacieux dans ses effets sur l'âme, l'âme réagit, je ne dirai pas par sa volonté immédiate, qui est souvent paralysée par ce mal même, mais par sa disposition générale et par ses croyances acquises. Depuis que je n'ai plus ces doutes amers où la pensée dangereuse du néant arrive à être une volupté irrésistible, depuis que cet éternel repos dont je parlais tout à l'heure m'est démontré illusoire, depuis enfin que je crois à une éternelle activité au delà de cette vie, la pensée du suicide n'est plus que passagère et facilement vaincue par la réflexion. Et quant aux noires illusions du malheur en ce monde, produites par l'hépatite, je ne saurais plus les prendre au sérieux comme au temps où j'ignorais que la cause était en moi-même. Je les subis encore, mais non pas d'une manière aussi complète que par le passé. Je me débats pour écarter ces voiles qui tombent comme de lourds orages sur l'imagination. On est alors dans la disposition singulière où nous jettent quelquefois les songes, quand on se dit, au milieu d'apparitions désagréables, qu'on sait fort bien être endormi, et que l'on s'agite dans son lit pour se réveiller.

Quant à la cause morale indépendante de la cause physique, je l'ai dite, je la dirai encore, car j'écris pour ceux qui souffrent comme j'ai souffert, et je ne saurais trop m'expliquer sur ce point.

QUATRIEME PARTIE

CHAPITRE PREMIER

Personnalité de la jeunesse. — Détachement de l'âge mûr. — L'orgueil religieux. — Mon ignorance me désole encore. — Si je pouvais me reposer et m'instruire! — J'aime, donc je crois. — L'orgueil catholique, l'humilité chrétienne. — Encore Leibnitz. — Pourquoi mes livres ont des endroits ennuyeux. — Horizon nouveau. — Allées et venues. — Solange et Maurice. — Planet. — Projets de départ et de dispositions testamentaires. — M. de Persigny. — Michel (de Bourges).

Je vivais trop en moi-même, par moi-même et pour moi-même. Je ne me savais pas égoïste, je ne croyais pas l'être, et si je ne l'étais pas dans le sens étroit, avare et poltron du mot, je l'étais dans mes idées, dans ma philosophie. Cela est bien visible dans les Lettres d'un voyageur. On y sent la personnalité ardente de la jeunesse, inquiète, tenace, ombrageuse, orgueilleuse en un mot.

Oui, orgueilleuse, je l'étais, et je le fus encore longtemps après. J'eus raison de l'être en bien des occasions, car cette estime de moi-même n'était pas de la vanité. J'ai quelque bon sens, et la vanité est une folie qui me fait toujours peur à voir. Ce n'était pas moi-même, à l'état de personne, que je voulais aimer et respecter; c'était moi-même à l'état de créature humaine, c'est-à-dire d'œuvre divine, pareille aux autres, mais ne voulant pas me laisser moralement détériorer par ceux qui niaient et raillaient leur propre divinité.

Cet orgueil-là, je l'ai encore. Je ne veux pas qu'on me conseille et qu'on me persuade ce que je crois être mauvais et indigne de la dignité humaine. Je résiste avec une obstination qui n'est que dans ma croyance, car mon caractère n'a aucune énergie. Donc la croyance est bonne à quelque chose. Elle remédie parfois à ce qui manque à l'organisation.

Mais il y a un fol orgueil que l'on nourrit au dedans de soi-même et qui s'exhale de l'homme à Dieu. A mesure que nous nous sentons devenir plus intelligens, nous nous croyons plus près de lui, ce qui est vrai, mais vrai d'une manière si relative à notre misère, que notre ambition ne s'en contente pas. Nous voulons comprendre Dieu, et nous lui demandons ses secrets avec assurance. Dès que les croyances aveugles des religions enseignées ne nous suffisent plus et que nous voulons arriver à la foi par les propres forces de notre entendement, ce qui est, je le soutiens, de droit et de devoir, nous allons trop vite. Nous autres Français surtout, ardens et pressés à l'attaque du ciel comme à celle d'une redoute, nous ne savons pas planer lentement et monter peu à peu sur les ailes d'une philosophie patiente et d'une lente étude. Nous demandons la grâce sans humilité, c'est-à-dire la lumière, la sérénité, une certitude que rien ne trouble; et quand notre faiblesse rencontre dans le moindre raisonnement des obstacles imprévus, nous voilà irrités et comme désespérés.

Ceci est l'histoire de ma vie, ma véritable histoire. Tout le reste n'en a été que l'accident et l'apparence. Une femme très supérieure dont je parlerai plus tard15 m'écrivait dernièrement, en me parlant de Sainte-Beuve: «Il a toujours été tourmenté des choses divines.» Le mot est beau et bon, et m'a résumé mon propre tourment. Hélas! oui, c'est un calvaire que cette recherche de la vérité abstraite; mais ç'a été un moindre tourment pour Sainte-Beuve que pour moi, j'en réponds; car il était savant, et je n'ai jamais pu l'être, n'ayant ni temps, ni mémoire, ni facilité à comprendre la manière des autres. Or cette science des œuvres humaines n'est pas la lumière divine, elle n'en reçoit que de fugitifs reflets; mais elle est un fil conducteur qui m'a manqué et qui me manquera tant que, forcée à vivre de mon travail de chaque jour, je ne pourrai consacrer au moins quelques années à la réflexion et à la lecture.

Cela ne m'arrivera pas: je mourrai dans le nuage épais qui m'enveloppe et m'oppresse. Je ne l'ai déchiré que par momens, et, dans des heures d'inspirations plus que d'étude, j'ai aperçu l'idéal divin comme les astronomes aperçoivent le corps du soleil à travers les fluides embrasés qui le voilent de leur action impétueuse et qui ne s'écartent que pour se resserrer de nouveau. Mais c'est assez peut-être, non pour la vérité générale, mais pour la vérité à mon usage, pour le contentement de mon pauvre cœur; c'est assez pour que j'aime ce Dieu, que je sens là, derrière les éblouissemens de l'inconnu, et pour que je jette au hasard dans son mystérieux infini l'aspiration à l'infini qu'il a mise en moi et qui est une émanation de lui-même. Quelle que soit la route de ma pensée, clairvoyance, raison, poésie ou sentiment, elle arrivera bien à lui, et ma pensée parlant à ma pensée est encore avec quelque chose de lui.

Que vous dirai-je, cœurs amis qui m'interrogez? J'aime, donc je crois. Je sens que j'aime Dieu de cet amour désintéressé que Leibnitz nous dit être le seul vrai et qui ne se peut assouvir sur la terre, puisque nous aimons les êtres de notre choix par besoin d'être heureux, et nos semblables comme nous aimons nos enfans, par besoin de les rendre heureux, ce qui est au fond la même chose, leur bonheur étant nécessaire au nôtre. Je sens que mes douleurs et mes fatigues ne peuvent altérer l'ordre immuable, la sérénité de l'auteur de toutes choses; je sens qu'il n'agit pas pour m'en retirer en modifiant les événemens extérieurs autour de moi; mais je sens que quand j'anéantis en moi la personnalité qui aspire aux joies terrestres, la joie céleste me pénètre et que la confiance absolue, délicieuse, inonde mon cœur d'un bien-être impossible à décrire. Comment ferais-je donc pour ne pas croire, puisque je sens?

Mais je n'ai véritablement senti ces joies secrètes qu'à deux époques de ma vie, dans l'adolescence, à travers le prisme de la foi catholique, et dans l'âge mûr, sous l'influence d'un détachement sincère de ma personnalité devant Dieu. — Ce qui ne m'empêche pas, je le déclare, de chercher sans cesse à le comprendre, mais ce qui me préserve de le nier aux heures où je ne le comprends pas.

Quoique mon être ait subi des modifications et passé par des phases d'action et de réaction, comme tous les êtres pensans, il est au fond toujours le même: besoin de croire, soif de connaître, plaisir d'aimer.

Les catholiques, et j'en ai connu de très sincères, m'ont crié que, dans ces trois termes, il y en avait un qui tuerait les deux autres. La soif de connaître est, suivant eux, l'ennemi et le destructeur impitoyable du besoin de croire et du plaisir d'aimer.

Ils ont quelquefois raison, ces bons catholiques. Dès qu'on ouvre la porte aux curiosités de l'esprit, les joies du cœur sont amèrement troublées et risquent d'être emportées pour longtemps dans la tourmente. Mais je dirai encore là que la soif de connaître est inhérente à l'intelligence humaine, que c'est une faculté divine qui nous est donnée, et que refuser à cette faculté son exercice, s'efforcer de la détruire en nous, c'est transgresser une loi divine. Il en est de ces croyans naïfs qui ne sentent pas les tressaillemens de leur intelligence et qui aiment Dieu avec leur cœur seulement, comme de ces amans qui n'aiment qu'avec leurs sens. Ils ne connaissent qu'un amour incomplet. Ils ne sont pas encore à l'état d'hommes parfaits. Ignorant leur infirmité, ils ne sont pas coupables; mais ils le deviennent dès qu'ils la sentent ou la devinent, s'ils s'opiniâtrent dans leur impuissance.

Les catholiques appelleront encore ce que je dis là les suggestions du démon de l'orgueil. Je leur répondrai: «Oui, il y a un démon de l'orgueil; je consens à parler votre langue poétique. Il est en vous et en moi. En vous, pour vous persuader que votre sentiment est si grand et si beau que Dieu l'accepte sans se soucier du culte de votre raison. Vous êtes des paresseux qui ne voulez pas souffrir en risquant de rencontrer le doute dans une recherche approfondie, et vous avez la vanité de croire que Dieu vous dispense de souffrir, pourvu que vous l'adoriez comme un fétiche. C'est trop d'estime de vous-mêmes. Dieu voudrait davantage, et cependant vous êtes contens de vous.

«Le démon de l'orgueil! Il est en moi aussi chaque fois que je m'irrite contre les souffrances que j'ai acceptées en sortant du facile aveuglement des mystères. Il a été en moi surtout au commencement de cette recherche, et il m'a rendue sceptique pendant quelques années de ma vie. Il était né chez vous, mon démon d'orgueil; il me venait de l'enseignement catholique; il méprisait ma raison au moment où je voulais en faire usage; il me disait: Ton cœur seul vaut quelque chose, pourquoi l'as-tu laissé languir? Et ainsi émoussant l'arme dont j'avais besoin, chaque fois que j'y portais la main, il me rejetait dans le vague et voulait me persuader de ne croire qu'à mon sentiment.

«Ainsi, ceux que vous appelez des esprits forts, ô catholiques, ne sont pas toujours assez fiers de leur raison, tandis que vous autres, vous êtes à toute heure excessivement orgueilleux de votre sentiment.»

Mais le sentiment sans raison fait le mal aussi aisément que le bien. Le sentiment sans raison est exigeant, impérieux, égoïste. C'est par le sentiment sans raison qu'à quinze ans je reprochais à Dieu, avec une sorte de colère impie, les heures de fatigue et de langueur où il semblait me retirer sa grâce. C'est encore par le sentiment sans raison qu'à trente ans, je voulais mourir, disant: Dieu ne m'aime pas et ne se soucie pas de moi, puisqu'il me laisse faible, ignorant et malheureux sur la terre.

Je suis encore ignorante et faible; mais je ne suis plus malheureuse, parce que je suis moins orgueilleuse qu'alors. J'ai reconnu que j'étais peu de chose: raison, sentiment, instinct réunis, cela fait encore un être si fini et une action si bornée, qu'il faut en revenir à l'humilité chrétienne jusqu'à ce point de dire: «Je sens vivement, je comprends fort peu et j'aime beaucoup.» Mais il faut quitter l'orthodoxie catholique quand elle dit: Je prétends sentir et aimer sans rien comprendre. Cela est possible, je n'en doute pas, mais cela ne suffit pas à accomplir la volonté de Dieu, qui veut que l'homme comprenne autant qu'il lui est donné de comprendre.

En résumé, s'efforcer d'aimer Dieu en le comprenant, et s'efforcer de le comprendre en l'aimant; s'efforcer de croire ce que l'on ne comprend pas, mais s'efforcer de comprendre pour mieux croire, voilà tout Leibnitz, et Leibnitz est le plus grand théologien des siècles de lumière. Je ne l'ai jamais ouvert, depuis dix ans, sans trouver, dans celles de ses pages où il se met à la portée de tous, la règle saine de l'esprit humain, celle que je me sens de plus en plus capable de suivre.

Je demande bien pardon de ce chapitre à ceux qui ne se sont jamais tourmentés des choses divines. C'est, je crois, le grand nombre; mon insistance sur les idées religieuses ennuiera donc beaucoup de personnes; mais je crois les avoir déjà assez ennuyées, depuis le commencement de cet ouvrage, pour qu'elles en aient, depuis longtemps, abandonné la lecture.

Ce qui, du reste, m'a mis à l'aise toute ma vie en écrivant des livres, c'est la conscience du peu de popularité qu'ils devaient avoir. Par popularité, je n'entends pas qu'ils dussent, par leur nature, rester dans la région aristocratique des intelligences. Ils ont été mieux lus et mieux compris par ceux des hommes du peuple qui portent le sentiment de l'idéal dans leur aspiration, que par beaucoup d'artistes qui ne se soucient que du monde positif. Mais, soit dans le peuple, soit dans l'aristocratie, je n'ai dû contenter, à coup sûr, que le très petit nombre. Mes éditeurs s'en sont plaints. «Pour Dieu, m'écrivait souvent Buloz, pas tant de mysticisme!» Ce bon Buloz me faisait l'honneur de voir du mysticisme dans mes préoccupations! Au reste, tout son monde de lecteurs pensait comme lui que je devenais de plus en plus ennuyeuse, et que je sortais du domaine de l'art, en communiquant à mes personnages la contention dominante de mon propre cerveau. C'est bien possible, mais je ne vois pas trop comment j'eusse pu faire pour ne pas écrire avec le propre sang de mon cœur et la propre flamme de ma pensée.

On s'est souvent moqué de moi autour de moi. Je ne demandais pas mieux. Qu'importe! J'aime à rire aussi à mes heures, et il n'est rien qui repose l'âme tendue vers le spectacle des choses abstraites comme de se moquer de soi-même dans l'entr'acte. J'ai vécu plus souvent avec les personnes gaies qu'avec les personnes graves, depuis mon âge mûr surtout, et j'aime les caractères artistes, les intelligences d'instinct. Leur commerce habituel est beaucoup plus doux que celui des penseurs obstinés. Quand on est, comme moi, moitié mystique (j'accepte le mot de Buloz), moitié artiste, on n'est pas de force à vivre avec les apôtres du raisonnement pur, sans risquer d'y devenir fou; mais aussi, après des jours passés dans le délicieux oubli des choses dogmatiques, on a besoin d'une heure pour les écouter ou pour les lire.

Voilà pourquoi j'ai fait fatalement des romans dont une partie plaît aux uns et déplaît aux autres; voilà surtout ce qui, en dehors de toute influence des chagrins positifs, explique la tristesse et la gaîté des Lettres d'un voyageur.

J'approche du moment où ma vue s'ouvrit sur une perspective nouvelle, la politique. J'y fus conduite comme je pouvais l'être, par une influence du sentiment. C'est donc une histoire de sentiment, c'est trois ans de ma vie que j'ai à raconter.

Revenue à Nohant en septembre, retournée à Paris à la fin des vacances avec mes enfans, je revins encore, en janvier 1835, passer quelques jours sous mon toit. C'est là que j'écrivis le second numéro des Lettres d'un voyageur dans une disposition un peu moins sombre, mais encore très triste. Enfin, je passai février et mars à Paris, et en avril j'étais de nouveau à Nohant.

Ces allées et ces venues me fatiguaient le corps et l'âme. Je n'étais bien nulle part. Il y avait pourtant du bon dans mon âme, ces lettres désolées me le prouvent bien aujourd'hui; mais tout en me débattant pour retourner aux douceurs de ma vie de Nohant, j'y trouvais de tels ennuis, et, d'autre part, mon cœur était si troublé, si déchiré par des chagrins secrets, que j'éprouvai tout à coup le besoin de m'en aller. Où? Je n'en savais rien, je ne voulais pas le savoir. Il me fallait aller loin, le plus loin possible, me faire oublier en oubliant moi-même. Je me sentais malade, mortellement malade. Je n'avais plus du tout de sommeil, et, par momens, il me semblait que ma raison était prête à me quitter. Je m'étais fait un riant espoir d'avoir ma fille avec moi; mais je dus renoncer, pour le moment, au plaisir de l'élever moi-même. C'était une nature toute différente de celle de son frère, s'ennuyant de ma vie sédentaire autant que Maurice s'y complaisait, et sentant déjà le besoin d'une suite de distractions appropriées à son âge et nécessaires à l'énergie alors très prononcée de son organisation. Je la menais à Nohant pour la secouer et la développer sans crise; mais quand il fallait revenir à la mansarde et ne plus avoir une demi-douzaine d'enfans villageois pour compagnons de ses jeux échevelés, sa vigueur physique comprimée se tournait en révolte ouverte. C'était une enfant terrible si drôle, que mes amis la gâtaient affreusement et moi-même, incapable d'une sévérité soutenue, vaincue par une tendresse aveugle pour le premier âge, je ne savais pas, je ne pouvais pas la dominer.

J'espérai qu'elle serait plus calme et plus heureuse avec d'autres enfans, et dans des conditions où la discipline subie en commun paraît moins dure aux natures indépendantes. J'essayai de la mettre en pension dans une de ces charmantes petites maisons d'éducation du quartier Beaujon, au milieu de ces tranquilles et rians jardins qui semblent destinés à n'être peuplés que de belles petites filles. Mlles Martin étaient deux bonnes sœurs anglaises vraiment maternelles pour leurs jeunes élèves. Ces élèves n'étaient que huit, condition excellente pour qu'elles fussent choyées et surveillées avec soin.

Ma grosse fille se trouva fort bien de ce nouveau régime. Elle commença à s'effiler et à se civiliser avec ses compagnes. Mais elle resta longtemps sauvage avec les personnes du dehors, avec mes amis surtout, qui se plaisaient trop à se faire ses esclaves. Elle avait une manière d'être si originale et si comique avec eux, que la fine mouche, voyant bien qu'en les faisant rire elle les désarmait, s'en donnait à cœur joie. Emmanuel Arago surtout, ce bon frère aîné, qu'elle traitait encore plus lestement que Maurice, et qui était encore enfant lui-même pour s'en divertir, fut sa victime de prédilection. Un jour qu'elle s'était montrée fort aimable avec lui, jusqu'à le reconduire à la porte du jardin de la pension: «Solange, lui dit-il, qu'est-ce que tu veux que je t'apporte quand je reviendrai! — Rien, lui dit-elle, mais tu peux me faire un grand plaisir si tu m'aimes bien. — Lequel, dis? — Eh bien, mon garçon, c'est de ne jamais revenir me voir.»

Une autre fois qu'elle était chez moi, un peu malade, et que le médecin avait recommandé de la faire promener, elle partit de bonne grâce, en fiacre, avec Emmanuel, pour le jardin du Luxembourg; mais, chemin faisant, il lui prit fantaisie de déclarer qu'elle ne voulait pas se promener à pied. Emmanuel, à qui j'avais recommandé d'être inflexible, tint bon, et lui déclara, de son côté, que ce n'était pas la coutume de se promener en fiacre dans le jardin du Luxembourg, et qu'elle y marcherait sur ses pieds bon gré, mal gré. Elle parut se soumettre; mais, arrivée à la grille, quand il la prit dans ses bras pour la faire descendre, il s'aperçut qu'elle était sans souliers: elle les avait adroitement détachés et jetés dans la rue avant d'arriver. "A présent, lui dit-elle, vois si tu veux me faire marcher pieds nus."

Souvent, quand j'étais dehors avec elle, il lui passait par l'esprit de s'arrêter court et de ne vouloir ni marcher ni monter en voiture, ce qui ameutait les passans autour de nous. Elle avait sept ou huit ans, qu'elle me faisait encore de ces tours-là, et qu'il me fallait la porter malgré elle du bas de l'escalier à la mansarde, ce qui n'était pas une petite affaire. Et le pire, c'est que ces humeurs bizarres n'avaient aucune cause que je pusse prévoir d'avance et deviner ensuite. Elle-même ne s'en rend pas compte aujourd'hui; c'était comme une impossibilité naturelle de se plier à l'impulsion d'autrui, et je ne pouvais pas m'habituer à briser par la rigueur cette incompréhensible résistance.

Je me décidai donc à me séparer de ma fille pour quelque temps; mais quoiqu'il me fût bientôt prouvé qu'elle acceptait plus volontiers la règle générale que la règle particulière, et qu'elle était heureuse en pension, ce fut pour moi un profond chagrin de voir que son bonheur d'enfant ne lui venait pas de moi. J'en fus d'autant plus disposée, malgré mes belles résolutions, à la gâter par la suite.

De son côté, Maurice faisait tout le contraire. Il ne voulait et ne savait vivre qu'avec moi. Ma mansarde était le paradis de ses rêves. Aussi, quand il fallait se séparer le soir, c'était des larmes à recommencer, et je ne me sentais pas plus de courage que lui.

Mes amis blâmaient ma faiblesse pour mes pauvres enfans et je sentais bien qu'elle était extrême. Je ne l'entretenais pas à plaisir, car elle me déchirait l'âme. Mais que faire pour la vaincre? J'étais opprimée et torturée par mes entrailles comme je l'étais d'ailleurs par mon cœur et mon cerveau.

Planet me conseilla de prendre une grande résolution, et de quitter la France au moins pour un an. «Votre séjour à Venise a été bon pour vos enfans, me disait-il: Maurice n'a travaillé et ne travaillera au collége qu'en vous sentant loin de lui. Il est encore faible. Solange, trop forte, subit une crise de développement physique dont vous vous tourmentez trop. En vous faisant sa victime, elle s'habitue à vous voir souffrir, et cela ne vaut rien pour elle. Vous n'avez pas de bonheur, cela est certain; votre intérieur à Nohant n'est possible qu'à la condition d'y être comme en visite. Votre mari est aigri maintenant par votre présence, et le temps approche où il en sera irrité. Vous vous affectez de vos chagrins extérieurs jusqu'à vous en créer d'imaginaires. Vos écrits prouvent que vous vous tournez contre vous-même, et que vous vous en prenez à votre propre organisation, à votre propre destinée, d'une rencontre de circonstances fâcheuses, il est vrai, mais non pas tellement exceptionnelles que votre volonté ne puisse les surmonter ou les faire fléchir. Un moment viendra où vous le pourrez; mais auparavant il vous faut recouvrer la santé morale et physique, que vous êtes en train de perdre. Il faut vous éloigner du spectacle et des causes de vos souffrances. Il faut sortir de ce cercle d'ennuis et de déboires. Allez-vous-en faire de la poésie dans quelque beau pays où vous ne connaîtrez personne. Vous aimez la solitude, vous en serez toujours privée ici: ne vous flattez pas de vivre en ermite dans votre mansarde. On vous y assiégera toujours. La solitude est mauvaise à la longue; mais par momens elle est nécessaire. Vous êtes dans un de ces momens-là. Obéissez à l'instinct qui vous y pousse; fuyez! Je vous connais, vous n'aurez pas plus tôt rêvé seule quelques jours que vous reviendrez croyante, et quand vous en serez là, je réponds de vous.»

Planet a toujours été pour ses amis un excellent médecin moral, persuasif par l'attention avec laquelle il pesait ses conseils et celle qu'il portait à comprendre votre véritable situation. Beaucoup d'amis ont le tort de nous juger d'après eux-mêmes, de vous apporter une opinion toute faite, que ne modifie aucune objection de votre part, et qui vous fait sentir que vous n'êtes pas compris. Planet, ingénieux dans l'art de consoler, interrogeait minutieusement, n'avait pas de parti pris tant qu'il n'avait pas réussi à se figurer qu'il était vous-même, et alors il se prononçait avec une grande décision et une grande netteté. Pour les gens qui ne le connaissaient que superficiellement, Planet était un type de simplicité et même de niaiserie; mais il avait, pour nous autres, le génie du cœur et de la volonté. Il n'est aucun de nous, je parle de ce groupe berrichon qui ne s'est jamais divisé et dont je faisais partie, qui n'ait subi plusieurs fois dans sa vie l'influence extraordinaire de Planet, celui d'entre nous qui, au premier abord, eût semblé devoir être mené par tous les autres.

Je fus donc persuadée, et un beau matin, après avoir arrangé tant bien que mal mes affaires de façon à m'assurer quelques ressources, je quittai Paris sans faire d'adieux à personne et sans dire mon projet à Maurice. Je vins à Nohant pour prendre congé de mes amis et les entretenir de mes enfans, dans le cas où quelque accident me ferait trouver la mort en voyage, car je voulais aller loin devant moi en prenant la route de l'Orient.

Je savais bien que mes amis n'auraient aucune autorité sur mes enfans tant qu'ils seraient enfans. Mais ils pouvaient, au sortir de ce premier âge, exercer sur eux de douces influences. J'espérais même que Mme Decerfz pourrait être une véritable mère pour ma fille, et je voulais vendre ma propriété littéraire pour lui créer une petite rente qui la mît à même de faire son éducation, dans le cas où mon mari viendrait à y consentir. A l'époque du mariage de ma fille, cette rente lui eût été restituée: c'était alors peu de chose, mais cela représentait ce que coûte, dans la meilleure position possible l'éducation d'une jeune fille. Je partis donc pour Nohant avec le projet de tenter cet arrangement, qui ne devait avoir lieu que dans l'éventualité de ma mort, et pour entretenir, dans tous les cas, mes amis du devoir que je leur léguais d'entourer Maurice et Solange d'un réseau de sollicitudes paternelles et de relations assidues.

15
  Mme Hortense Allart.


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Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
13 ekim 2017
Hacim:
530 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
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