Kitabı oku: «Valentine», sayfa 3
Mais Athénaïs y portait encore plus de charme et de coquetterie; sa beauté était du genre de celles qui plaisent plus généralement. Les hommes d'une éducation vulgaire aiment les grâces qui attirent, les yeux qui préviennent, le sourire qui encourage. La jeune fermière trouvait dans son innocence même une assurance espiègle et piquante. En un instant elle fut entourée et comme enlevée par ses adorateurs campagnards. Bénédict la suivit encore quelque temps à travers le bal. Puis, mécontent de la voir s'éloigner de sa mère et se mêler à un essaim de jeunes étourdies autour duquel bourdonnaient des volées d'amoureux, il essaya de lui faire comprendre, par ses signes et par ses regards, qu'elle s'abandonnait trop à sa pétulance naturelle. Athénaïs ne s'en aperçut point ou ne voulut point s'en apercevoir. Bénédict prit de l'humeur, haussa les épaules, et quitta la fête. Il trouva dans l'auberge le valet de ferme de son oncle, qui s'était rendu là sur la petite jument grise que Bénédict montait ordinairement. Il le chargea de ramener le soir M. Lhéry et sa famille dans la patache, et, s'emparant de sa monture, il reprit seul le chemin de Grangeneuve à l'entrée de la nuit.
V
Valentine, après avoir remercié Bénédict par un salut gracieux, quitta la danse, et, se tournant vers la comtesse, elle comprit à sa pâleur, à la contraction de ses lèvres, à la sécheresse de son regard, qu'un orage couvait contre elle dans le cœur vindicatif de sa mère. M. de Lansac, qui se sentait responsable de la conduite de sa fiancée, voulut lui épargner les âcres reproches du premier moment, et, lui offrant son bras, il suivit avec elle, à une certaine distance, madame de Raimbault, qui entraînait sa belle-mère et se dirigeait vers le lieu où l'attendait sa calèche. Valentine était émue, elle craignait la colère amassée sur sa tête; M. de Lansac, avec l'adresse et la grâce de son esprit, chercha à la distraire, et, affectant de regarder ce qui venait de se passer comme une niaiserie, il se chargea d'apaiser la comtesse. Valentine, reconnaissante de cet intérêt délicat qui semblait l'entourer toujours sans égoïsme et sans ridicule, sentit augmenter l'affection sincère que son futur époux lui inspirait.
Cependant la comtesse, outrée de n'avoir personne à quereller, s'en prit à la marquise sa belle-mère. Comme elle ne trouva pas ses gens au lieu indiqué parce qu'ils ne l'attendaient pas si tôt, il fallut faire quelques tours de promenade sur un chemin poudreux et pierreux, épreuve douloureuse pour des pieds qui avaient foulé des tapis de cachemire dans les appartements de Joséphine et de Marie-Louise. L'humeur de la comtesse en augmenta; elle repoussa presque la vieille marquise, qui, trébuchant à chaque pas, cherchait à s'appuyer sur son bras.
– Voilà une jolie fête, une charmante partie de plaisir! lui dit-elle. C'est vous qui l'avez voulu; vous m'avez amenée ici à mon corps défendant. Vous aimez la canaille, vous; mais, moi, je la déteste. Vous êtes-vous bien amusée, dites? Extasiez-vous donc sur les délices des champs! Trouvez-vous cette chaleur bien agréable?
– Oui, oui, répondit la vieille, j'ai quatre-vingts ans.
– Moi, je ne les ai pas; j'étouffe. Et cette poussière, ces grès qui vous percent la plante des pieds! Tout cela est gracieux!
– Mais, ma belle, est-ce ma faute, à moi, s'il fait chaud, si le chemin est mauvais, si vous avez de l'humeur?
– De l'humeur! vous n'en avez jamais, vous, je le conçois, ne vous occupant de rien, laissant agir votre famille comme il plaît à Dieu. Aussi, les fleurs dont vous avez semé votre vie ont porté leurs fruits, et des fruits précoces, on peut le dire.
– Madame, dit la marquise avec amertume, vous êtes féroce dans la colère, je le sais.
– Sans doute, Madame, reprit la comtesse, vous appelez férocité le juste orgueil d'une mère offensée?
– Et qui donc vous a offensée, bon Dieu?
– Ah! vous me le demandez. Vous ne me trouvez pas assez insultée dans la personne de ma fille, quand toute la canaille de la province a battu des mains en la voyant embrassée par un paysan, sous mes yeux, contre mon gré! quand ils diront demain: «Nous avons fait un affront sanglant à la comtesse de Raimbault!»
– Quelle exagération! quel puritanisme! Votre fille est déshonorée pour avoir été embrassée devant trois mille personnes! Le beau crime! De mon temps, Madame, et du vôtre aussi, je gage, on ne faisait pas ainsi, j'en conviens; mais on ne faisait pas mieux. D'ailleurs, ce garçon n'est pas un rustre.
– C'est bien pis, Madame; c'est un rustre enrichi, c'est un mariant éclairé.
– Parlez donc moins haut; si l'on vous entendait!..
– Oh! vous rêvez toujours la guillotine; vous croyez qu'elle marche derrière vous, prête à vous saisir à la moindre marque de courage et de fierté. Mais je veux bien parler bas, Madame; écoutez ce que j'ai à vous dire: Mêlez-vous de Valentine le moins possible, et n'oubliez pas si vite les résultats de l'éducation de l'autre.
– Toujours! toujours! dit la vieille femme en joignant les mains avec angoisse. Vous n'épargnerez jamais l'occasion de réveiller cette douleur! Eh! laissez-moi mourir en paix, Madame; j'ai quatre-vingts ans.
– Tout le monde voudrait avoir cet âge, s'il autorisait tous les écarts du cœur et de la raison. Si vieille et si inoffensive que vous vous fassiez, vous avez encore sur ma fille et sur ma maison une influence très-grande. Faites-la servir au bien commun; éloignez Valentine de ce funeste exemple, dont le souvenir ne s'est malheureusement pas éteint chez elle.
– Eh! il n'y a pas de danger! Valentine n'est-elle pas à la veille d'être mariée? Que craignez-vous ensuite?.. Ses fautes, si elle en fait, ne regarderont que son mari; notre tâche sera remplie…
– Oui, Madame, je sais que vous raisonnez ainsi; je ne perdrai pas mon temps à discuter vos principes; mais, je vous le répète, effacez autour de vous jusqu'à la dernière trace de l'existence qui nous a souillés tous.
– Grand Dieu! Madame, avez-vous fini? Celle dont vous parlez est ma petite-fille, la fille de mon propre fils, la sœur unique et légitime de Valentine. Ce sont des titres qui me feront toujours pleurer sa faute au lieu de la maudire. Ne l'a-t-elle pas expiée cruellement? Votre haine implacable la poursuivra-t-elle sur la terre d'exil et de misère? Pourquoi cette insistance à tirailler une plaie qui saignera jusqu'à mon dernier soupir?
– Madame, écoutez-moi bien: votre estimable petite-fille n'est pas si loin que vous feignez de le croire. Vous voyez que je ne suis pas votre dupe.
– Grand Dieu! s'écria la vieille femme en se redressant, que voulez-vous dire? Expliquez-vous; ma fille! ma pauvre fille! où est-elle? dites-le-moi, je vous le demande à mains jointes.
Madame de Raimbault, qui venait de plaider le faux pour savoir le vrai, fut satisfaite du ton de sincérité pathétique avec lequel la marquise détruisit ses doutes.
– Vous le saurez, Madame, répondit-elle; mais pas avant moi. Je jure que je découvrirai bientôt la retraite qu'elle s'est choisie dans le voisinage, et que je l'en ferai sortir. Essuyez vos larmes, voici nos gens.
Valentine monta dans la calèche et en redescendit après avoir passé sur ses vêtements une grande jupe de mérinos bleu qui remplaçait l'amazone trop lourde pour la saison. M. de Lansac lui présenta la main pour monter sur un beau cheval anglais, et les dames s'installèrent dans la calèche; mais au moment où l'on voulut sortir le cheval de M. de Lansac de l'écurie villageoise, il tomba à terre et ne put se relever. Soit que ce fût l'effet de la chaleur ou de la quantité d'eau qu'on lui avait laissé boire, il était en proie à de violentes tranchées et absolument hors d'état de marcher. Il fallut laisser le jockey à l'auberge pour le soigner, et M. de Lansac fut forcé de monter en voiture.
– Eh bien! s'écria la comtesse, est-ce que Valentine va faire la route seule à cheval?
– Pourquoi pas? dit le comte de Lansac, qui voulut épargner à Valentine le malaise de passer deux heures en présence de sa mère irritée. Mademoiselle ne sera pas seule en trottant à côté de la voiture, et nous pourrons fort bien causer avec elle. Son cheval est si sage que je ne vois pas le moindre inconvénient à lui en laisser tout le gouvernement.
– Mais cela ne se fait guère, dit la comtesse, sur l'esprit de laquelle M. de Lansac avait un grand ascendant.
– Tout se fait dans ce pays-ci, où il n'y a personne pour juger ce qui est convenable et ce qui ne l'est pas. Nous allons, au détour du chemin, entrer dans la Vallée-Noire, où nous ne rencontrerons pas un chat. D'ailleurs il fera assez sombre dans dix minutes pour que nous n'ayons pas à craindre les regards.
Cette grave contestation terminée à l'avantage de M. de Lansac, la calèche s'enfonça dans une traîne de la vallée; Valentine la suivit au petit galop, et la nuit s'épaissit.
À mesure que l'on avançait dans la vallée, la route devenait plus étroite. Bientôt il fut impossible à Valentine de la côtoyer parallèlement à la voiture. Elle se tint quelque temps par derrière; mais, comme les inégalités du terrain forçaient souvent le cocher à retenir brusquement ses chevaux, celui de Valentine s'effarouchait chaque fois de la voiture qui s'arrêtait presque sur son poitrail. Elle profita donc d'un endroit où le fossé disparaissait pour passer devant, et alors elle galopa beaucoup plus agréablement, n'étant gênée par aucune appréhension, et laissant à son vigoureux et noble cheval toute la liberté de ses mouvements.
Le temps était délicieux; la lune, n'étant pas levée, laissait encore le chemin enseveli sous ses obscurs ombrages; de temps en temps un ver-luisant chatoyait dans l'herbe, un lézard rampait dans le buisson, un sphinx bourdonnait sur une fleur humide. Une brise tiède s'était levée toute chargée de l'odeur de vanille qui s'exhale des champs de fèves en fleurs. La jeune Valentine, élevée tour à tour par sa sœur bannie, par sa mère orgueilleuse, par les religieuses de son couvent, par sa grand'mère étourdie et jeune, n'avait été définitivement élevée par personne, elle s'était faite elle-même ce qu'elle était, et, faute de trouver des sympathies bien réelles dans sa famille, elle avait pris le goût de l'étude et de la rêverie. Son esprit naturellement calme, son jugement sain, l'avaient également préservée des erreurs de la société et de celles de la solitude. Livrée à des pensées douces et pures comme son cœur, elle savourait le bien-être de cette soirée de mai si pleine de chastes voluptés pour une âme poétique et jeune. Peut-être aussi songeait-elle à son fiancé, à cet homme qui, le premier, lui avait témoigné de la confiance et du respect, choses si douces à un cœur qui s'estime et qui n'a pas encore été compris. Valentine ne rêvait pas la passion; elle ne partageait pas l'empressement altier des jeunes cerveaux qui la regardent comme un besoin impérieux de leur organisation. Plus modeste, Valentine ne se croyait pas destinée à ces énergiques et violentes épreuves. Elle se pliait facilement à la réserve dont le monde lui faisait un devoir; elle l'acceptait comme un bienfait et non comme une loi. Elle se promettait d'échapper à ces inclinations ardentes qui faisaient sous ses yeux le malheur des autres, à l'amour du luxe auquel sa grand'mère sacrifiait toute dignité, à l'ambition dont les espérances déçues torturaient sa mère, à l'amour qui avait si cruellement égaré sa sœur. Cette dernière pensée amena une larme au bord de sa paupière. C'était là le seul événement de la vie de Valentine; mais il l'avait remplie; il avait influé sur son caractère, il lui avait donné à la fois de la timidité et de la hardiesse: de la timidité pour elle-même, de la hardiesse quand il s'agissait de sa sœur. Elle n'avait, il est vrai, jamais pu lui prouver le dévouement courageux dont elle se sentait animée; jamais le nom de sa sœur n'avait été prononcé par sa mère devant elle; jamais on ne lui avait fourni une seule occasion de la servir et de la défendre. Son désir en était d'autant plus vif, et cette sorte de tendresse passionnée, qu'elle nourrissait, pour une personne dont l'image se présentait à elle à travers les vagues souvenirs de l'enfance, était réellement la seule affection romanesque qui eût trouvé place dans son âme.
L'espèce d'agitation que cette amitié comprimée avait mise dans son existence s'était exaltée encore depuis quelques jours. Un bruit vague s'était répandu dans le pays que sa sœur avait été vue à huit lieues de là, dans une ville où jadis elle avait demeuré provisoirement pendant quelques mois. Cette fois elle n'y avait passé qu'une nuit et ne s'était pas nommée; mais les cens de l'auberge assuraient l'avoir reconnue. Ce bruit était arrivé jusqu'au château de Raimbault, situé à l'autre extrémité de la Vallée-Noire. Un domestique, empressé de faire sa cour, était venu faire ce rapport à la comtesse. Le hasard voulut que, dans ce moment, Valentine, occupée à travailler dans une pièce voisine, entendit sa mère élever la voix, prononcer un nom qui la fit tressaillir. Alors, incapable de maîtriser son inquiétude et sa curiosité, elle prêta l'oreille et pénétra le secret de la conférence. Cet incident s'était passé la veille du 1er mai; et maintenant Valentine, émue et troublée, se demandait si cette nouvelle était vraisemblable, et s'il n'était pas bien possible que l'on se fût trompé en croyant reconnaître une personne exilée du pays depuis quinze ans.
En se livrant à ces réflexions, mademoiselle de Raimbault, légèrement emportée par son cheval qu'elle ne songeait point à ralentir, avait pris une avance assez considérable sur la calèche. Lorsque la pensée lui en vint, elle s'arrêta, et ne pouvant rien distinguer dans l'obscurité, elle se pencha pour écouter; mais, soit que le bruit des roues fût amorti par l'herbe longue et humide qui croissait dans le chemin, soit que la respiration haute et pressée de son cheval, impatient de cette pause, empêchât un son lointain de parvenir jusqu'à elle, son oreille ne put rien saisir dans le silence solennel de la nuit. Elle retourna aussitôt sur ses pas, jugeant qu'elle s'était fort éloignée, et s'arrêta de nouveau pour écouter, après avoir fait un temps de galop sans rencontrer personne.
Elle n'entendit encore cette fois que le chant du grillon qui s'éveillait au lever de la lune, et les aboiements lointains de quelques chiens.
Elle poussa de nouveau son cheval jusqu'à l'embranchement de deux chemins qui formaient comme une fourche devant elle. Elle essaya de reconnaître celui par lequel elle était venue; mais l'obscurité rendait toute observation impossible. Le plus sage eût été d'attendre en cet endroit l'arrivée de la calèche, qui ne pouvait manquer de s'y rendre par l'un ou l'autre coté. Mais la peur commençait à troubler la raison de la jeune fille; rester en place dans cet état d'inquiétude lui semblait la pire situation. Elle s'imagina que son cheval aurait l'instinct de se diriger vers ceux de la voiture, et que l'odorat le guiderait à défaut de mémoire. Le cheval, livré à sa propre décision, prit à gauche. Après une course inutile et de plus en plus incertaine, Valentine crut reconnaître un gros arbre qu'elle avait remarqué dans la matinée. Cette circonstance lui rendit un peu de courage; elle sourit même de sa poltronnerie et pressa le pas de son cheval.
Mais elle vit bientôt que le chemin descendait de plus en plus rapidement vers le fond de la vallée. Elle ne connaissait point le pays, qu'elle avait à peu près abandonné depuis son enfance, et pourtant il lui sembla que dans la matinée elle avait côtoyé la partie la plus élevée du terrain. L'aspect du paysage avait changé; la lune, qui s'élevait lentement à l'horizon, jetait des lueurs transversales dans les interstices des branches, et Valentine pouvait distinguer des objets qui ne l'avaient pas frappée précédemment. Le chemin était plus large, plus découvert, plus défoncé par les pieds des bestiaux et les roues des chariots; de gros saules ébranchés se dressaient aux deux côtés de la haie, et, dessinant sur le ciel leurs mutilations bizarres, semblaient autant de créations hideuses prêtes à mouvoir leurs têtes monstrueuses et leurs corps privés de bras.
VI
Tout à coup Valentine entendit un bruit sourd et prolongé semblable au roulement d'une voiture. Elle quitta le chemin, et se dirigea à travers un sentier vers le lieu d'où partait ce bruit, qui augmentait toujours, mais changeait de nature. Si Valentine eût pu percer le dôme de pommiers en fleurs où se glissaient les rayons de la lune, elle eût vu la ligne blanche et brillante de la rivière s'élançant dans une écluse à quelque distance. Cependant la fraîcheur croissante de l'atmosphère et une douce odeur de menthe lui révélèrent le rivage de l'Indre. Elle jugea qu'elle s'était écartée considérablement de son chemin; mais elle se décida à descendre le cours de l'eau, espérant trouver bientôt un moulin ou une chaumière où elle pût demander des renseignements. En effet, elle s'arrêta devant une vieille grange isolée et sans lumière, que les aboiements d'un chien enfermé dans le clos lui firent supposer habitée. Elle appela en vain, personne ne bougea. Elle fit approcher son cheval de la porte et frappa avec le pommeau d'acier de sa cravache. Un bêlement plaintif lui répondit: c'était une bergerie. Et dans ce pays-là, comme il n'y a ni loups ni voleurs, il n'y a point non plus de bergers. Valentine continua son chemin.
Son cheval, comme s'il eût partagé le sentiment de découragement qui s'était emparé d'elle, se mit à marcher lentement et avec négligence. De temps en temps il heurtait son sabot retentissant contre un caillou d'où jaillissait un éclair, ou il allongeait sa bouche altérée vers les petites pousses tendres des ormilles.
Tout à coup, dans ce silence, dans cette campagne déserte, sur ces prairies qui n'avaient jamais ouï d'autre mélodie que le pipeau de quelque enfant désœuvré, ou la chanson rauque et graveleuse d'un meunier attardé; tout à coup, au murmure de l'eau et aux soupirs de la brise, vint se joindre une voix pure, suave, enchanteresse, une voix d'homme, jeune et vibrante comme celle d'un hautbois. Elle chantait un air du pays bien simple, bien lent, bien triste comme ils le sont tous. Mais comme elle le chantait! Certes, ce n'était pas un villageois qui savait ainsi poser et moduler les sons. Ce n'était pas non plus un chanteur de profession qui s'abandonnait ainsi à la pureté du rhythme, sans ornement et sans système. C'était quelqu'un qui sentait la musique et qui ne la savait pas; ou, s'il la savait, c'était le premier chanteur du monde, car il paraissait ne pas la savoir, et sa mélodie, comme une voix des éléments, s'élevait vers les cieux sans autre poésie que celle du sentiment. Si, dans une forêt vierge, loin des œuvres de l'art, loin des quinquets de l'orchestre et des réminiscences de Rossini, parmi ces sapins alpestres où jamais le pied de l'homme n'a laissé d'empreinte, les créations idéales de Manfred venaient à se réveiller, c'est ainsi qu'elles chanteraient, pensa Valentine.
Elle avait laissé tomber les rênes; son cheval broutait les marges du sentier; Valentine n'avait plus peur, elle était sous le charme de ce chant mystérieux, et son émotion était si douce qu'elle ne songeait point à s'étonner de l'entendre en ce lieu et à cette heure.
Le chant cessa. Valentine crut avoir fait un rêve; mais il recommença en se rapprochant, et chaque instant l'apportait plus net à l'oreille de la belle voyageuse; puis il s'éteignit encore, et elle ne distingua plus que le trot d'un cheval. À la manière lourde et décousue dont il rasait la terre, il était facile d'affirmer que c'était le cheval d'un paysan.
Valentine eut un sentiment de peur en songeant qu'elle allait se trouver, dans cet endroit isolé, tête à tête avec un homme qui pouvait bien être un rustre, un ivrogne; car était-ce lui qui venait de chanter, ou le bruit de sa marche avait-il fait envoler le sylphe mélodieux? Cependant il valait mieux l'aborder que de passer la nuit dans les champs. Valentine songea que, dans le cas d'une insulte, son cheval avait de meilleures jambes que celui qui venait à elle, et, cherchant à se donner une assurance qu'elle n'avait pas, elle marcha droit à lui.
– Qui va là? cria une voix ferme.
– Valentine de Raimbault, répondit la jeune fille, qui n'était peut-être pas tout à fait étrangère à l'orgueil de porter le nom le plus honoré du pays. Cette petite vanité n'avait rien de ridicule, puisqu'elle tirait toute sa considération des vertus et de la bravoure de son père.
– Mademoiselle de Raimbault! toute seule ici! reprit le voyageur. Et où donc est M. de Lansac?.. Est-il tombé de cheval? est-il mort?..
– Non, grâce au ciel, répondit Valentine, rassurée par cette voix qu'elle croyait reconnaître. Mais si je ne me trompe pas, Monsieur, l'on vous nomme Bénédict, et nous avons dansé aujourd'hui ensemble.
Bénédict tressaillit. Il trouva qu'il n'y avait point de pudeur à rappeler une circonstance si délicate, et dont la seule pensée en ce moment et dans cette solitude faisait refluer tout son sang vers sa poitrine. Mais l'extrême candeur ressemble parfois à de l'effronterie. Le fait est que Valentine, absorbée par l'agitation de sa course nocturne, avait complètement oublié l'anecdote du baiser. Elle s'en souvint au ton dont Bénédict lui répondit:
– Oui, Mademoiselle, je suis Bénédict.
– Eh bien, dit-elle, rendez-moi le service de me remettre dans mon chemin.
Et elle lui raconta comment elle s'était égarée.
– Vous êtes à une lieue de la route que vous deviez tenir, lui répondit-il, et pour la rejoindre il faut que vous passiez par la ferme de Grangeneuve. Comme c'est là que je dois me rendre, j'aurai l'honneur de vous servir de guide; peut-être retrouverons-nous à l'entrée de la route la calèche qui vous aura attendue.
– Cela n'est pas probable, reprit Valentine; ma mère, qui m'a vue passer devant, croit sans doute que je dois arriver au château avant elle.
– En ce cas, Mademoiselle, si vous le permettez, je vous accompagnerai jusque chez vous. Mon oncle serait sans doute un guide plus convenable; mais il n'est point revenu de la fête, et je ne sais pas à quelle heure il rentrera.
Valentine pensa tristement au redoublement de colère que cette circonstance causerait à sa mère; mais comme elle était fort innocente de tous les événements de cette journée, elle accepta l'offre de Bénédict avec une franchise qui commandait l'estime. Bénédict fut touché de ses manières simples et douces. Ce qui l'avait choqué d'abord en elle, cette aisance qu'elle devait à l'idée de supériorité sociale où on l'avait élevée, finit par le gagner. Il trouva qu'elle était fille noble de bonne foi, sans morgue et sans fausse humilité. Elle était comme le terme moyen entre sa mère et sa grand'mère; elle savait se faire respecter sans offenser jamais. Bénédict était surpris de ne plus sentir auprès d'elle cette timidité, ces palpitations qu'un homme de vingt ans, élevé loin du monde, éprouve toujours dans le tête-à-tête d'une femme jeune et belle. Il en conclut que mademoiselle de Raimbault, avec sa beauté calme et son caractère candide, était digne d'inspirer une amitié solide. Aucune pensée d'amour ne lui vint auprès d'elle.
Après quelques questions réciproques, relatives à l'heure, à la route, à la bonté de leurs chevaux, Valentine demanda à Bénédict si c'était lui qui avait chanté. Bénédict savait qu'il chantait admirablement bien, et ce fut avec une secrète satisfaction qu'il se ressouvint d'avoir fait entendre sa voix dans la vallée. Néanmoins, avec cette profonde hypocrisie que nous donne l'amour-propre, il répondit négligemment:
– Avez-vous entendu quelque chose? C'était moi, je pense, ou les grenouilles des roseaux.
Valentine garda le silence. Elle avait tant admiré cette voix, qu'elle craignait d'en dire trop ou trop peu. Cependant, après une pause, elle lui demanda ingénument;
– Et où avez-vous appris à chanter?
– Si j'avais du talent, je serais en droit de répondre que cela ne s'apprend pas; mais chez moi ce serait une fatuité. J'ai pris quelques leçons à Paris.
– C'est une belle chose que la musique! reprit Valentine.
Et à propos de musique ils parlèrent de tous les arts.
– Je vois que vous êtes extrêmement musicienne, dit Bénédict à une remarque assez savante qu'elle venait de faire.
– On m'a appris cela comme on m'a tout appris, répondit-elle, c'est-à-dire superficiellement;… mais, comme j'avais le goût et l'instinct de cet art, je l'ai facilement compris.
– Et sans doute vous avez un grand talent?
– Moi! je joue des contredanses; voilà tout.
– Vous n'avez pas de voix?
– J'ai de la voix, j'ai chanté, et l'on trouvait que j'avais des dispositions; mais j'y ai renoncé.
– Comment! avec l'amour de l'art?
– Oui, je me suis livrée à la peinture, que j'aimais beaucoup moins, et pour laquelle j'avais moins de facilité.
– Cela est étrange!
– Non. Dans le temps où nous vivons, il faut une spécialité. Notre rang, notre fortune ne tiennent à rien. Dans quelques années peut-être la terre de Raimbault, mon patrimoine sera un bien de l'État, comme elle l'a été il n'y a pas un demi-siècle. L'éducation que nous recevons est misérable; on nous donne les éléments de tout, et l'on ne nous permet pas de rien approfondir. On veut que nous soyons instruites; mais du jour où nous deviendrions savantes, nous serions ridicules. On nous élève toujours pour être riches, jamais pour être pauvres. L'éducation si bornée de nos aïeules valait beaucoup mieux; du moins elles savaient tricoter. La révolution les a trouvées femmes médiocres; elles se sont résignées à vivre en femmes médiocres; elles ont fait sans répugnance du filet pour vivre. Nous qui savons imparfaitement l'anglais, le dessin et la musique; nous qui faisons des peintures en laque, des écrans à l'aquarelle, des fleurs en velours, et vingt autres futilités ruineuses que les mœurs somptuaires d'une république repousseraient de la consommation, que ferions-nous? Laquelle de nous s'abaissera sans douleur à une profession mécanique? Car sur vingt d'entre nous, il n'en est souvent pas une qui possède à fond une connaissance quelconque. Je ne sache qu'un état qui leur convienne, c'est d'être femme de chambre. J'ai senti de bonne heure, aux récits de ma grand'mère et à ceux de ma mère (deux existences si opposées: l'émigration et l'empire, Coblentz et Marie-Louise), que je devais me garantir des malheurs de l'une, des prospérités de l'autre. Et quand j'ai été à peu près libre de suivre mon opinion, j'ai supprimé de mes talents ceux qui ne pouvaient me servir à rien. Je me suis adonnée à un seul, parce que j'ai remarqué que, quels que soient les temps et les modes, une personne qui fait très bien une chose se soutient toujours dans la société.
– Vous pensez donc que la peinture sera moins négligée, moins inutile que la musique dans les mœurs lacédémoniennes que vous prévoyez, puisque vous l'avez rigidement embrassée contre votre vocation?
– Peut-être; mais ce n'est pas là la question. Comme profession, la musique ne m'eût pas convenu; elle met une femme trop en évidence; elle la pousse sur le théâtre ou dans les salons; elle en fait une actrice ou une subalterne à qui l'on confie l'éducation d'une demoiselle de province. La peinture donne plus de liberté; elle permet une existence plus retirée, et les jouissances qu'elle procure doublent de prix dans la solitude. J'imagine que vous ne désapprouverez plus mon choix… Mais allons un peu plus vite, je vous prie; ma mère m'attend peut-être avec inquiétude.
Bénédict, plein d'estime et d'admiration pour le bon sens de cette jeune fille, flatté de la confiance avec laquelle elle lui exposait ses pensées et son caractère, doubla le pas à regret. Mais comme la ferme de Grangeneuve étalait son grand pignon blanc au clair de la lune, une idée subite vint le frapper. Il s'arrêta brusquement, et, dominé par cette pensée qui l'agitait, il avança machinalement le bras pour arrêter le cheval de Valentine.
– Qu'est-ce? lui dit-elle en retenant sa monture; n'est-ce pas par ici?
Bénédict resta plongé dans un grand embarras. Puis tout d'un coup prenant courage:
– Mademoiselle, dit-il, ce que j'ai à vous dire me cause une grande anxiété, parce que je ne sais pas bien comment vous l'accueillerez venant de moi. C'est la première fois de ma vie que je vous parle, et le ciel m'est témoin que je vous quitterai pénétré de vénération. Cependant ce peut être aussi la seule, la dernière fois que j'aurai ce bonheur; et si ce que j'ai à vous annoncer vous offense, il vous sera facile de ne jamais rencontrer la figure d'un homme qui aura eu le malheur de vous déplaire…
Ce débat solennel jeta autant de crainte que de surprise dans l'esprit de Valentine. Bénédict avait dans tous les temps une physionomie particulièrement bizarre. Son esprit avait la même teinte de singularité; elle s'en était aperçue dans l'entretien qu'ils venaient d'avoir ensemble. Ce talent supérieur pour la musique, ces traits dont on ne pouvait saisir l'expression dominante, cet esprit cultivé et déjà sceptique à propos de tout, faisaient de lui un être étrange aux yeux de Valentine, qui n'avait jamais eu aucun rapport aussi direct avec un jeune homme d'une autre classe que la sienne. L'espèce de préface qu'il venait de lui débiter lui causa donc de l'épouvante. Quoique étrangère à de pures vanités, elle craignait une déclaration, et n'eut pas la présence d'esprit de répondre un seul mot.
– Je vois que je vous effraie, Mademoiselle, reprit Bénédict. C'est que, dans la position délicate où je me trouve jeté par le hasard, je n'ai pas assez d'usage ou d'esprit pour me faire comprendre à demi-mot.
Ces paroles augmentèrent l'effroi et la terreur de Valentine.
– Monsieur, lui dit-elle, je ne pense pas que vous puissiez avoir à me dire quelque chose que je puisse entendre, après l'aveu que vous faites de votre embarras. Puisque vous craignez de m'offenser, je dois craindre de vous laisser commettre une gaucherie. Brisons là, je vous prie; et comme me voici dans mon chemin, agréez mes remerciements et ne prenez pas la peine d'aller plus loin…