Sadece LitRes`te okuyun

Kitap dosya olarak indirilemez ancak uygulamamız üzerinden veya online olarak web sitemizden okunabilir.

Kitabı oku: «Valentine», sayfa 7

Yazı tipi:

XIII

Elle avait trouvé moyen, la veille, de faire avertir Louise de sa visite; aussi toute la ferme était en joie et en ordre pour la recevoir. Athénaïs avait mis des fleurs nouvelles dans des vases de verre bleu. Bénédict avait taillé les arbres du jardin, ratissé les allées, réparé les bancs. Madame Lhéry avait confectionné elle-même la plus belle galette qui se fût vue de mémoire de ménagère. M. Lhéry avait fait sa barbe et tiré le meilleur de son vin. Ce furent des cris de joie et de surprise quand Valentine entra toute seule et sans bruit dans la salle. Elle embrassa comme une folle la mère Lhéry, qui lui faisait de grandes révérences; elle serra la main de Bénédict avec vivacité; elle folâtra comme un enfant avec Athénaïs; elle se pendit au cou de sa sœur. Jamais Valentine ne s'était sentie si heureuse; loin des regards de sa mère, loin de la roideur glaciale qui pesait sur tous ses pas, il lui semblait respirer un air plus libre, et, pour la première fois depuis qu'elle était née, vivre de toute sa vie. Valentine était une bonne et douce nature; le ciel s'était trompé en envoyant cette âme simple et sans ambition habiter les palais et respirer l'atmosphère des cours. Nulle n'était moins faite pour la vie d'apparat, pour les triomphes de la vanité. Ses plaisirs étaient, au contraire, tout modestes, tout intérieurs; et plus on lui faisait un crime de s'y livrer, plus elle aspirait à cette simple existence qui lui semblait être la terre promise. Si elle désirait se marier, c'était afin d'avoir un ménage, des enfants, une vie retirée. Son cœur avait besoin d'affections immédiates, peu nombreuses, peu variées. À nulle femme la vertu ne semblait devoir être plus facile.

Mais le luxe qui l'environnait, qui prévenait ses moindres besoins, qui devinait jusqu'à ses fantaisies, lui interdisait les petits soins du ménage. Avec vingt laquais autour d'elle, c'eût été un ridicule et presque une apparence de parcimonie que de se livrer à l'activité de la vie domestique. À peine lui laissait-on le soin de sa volière, et l'on eût pu facilement préjuger du caractère de Valentine en voyant avec quel amour elle s'occupait minutieusement de ces petites créatures.

Lorsqu'elle se vit à la ferme, entourée de poules, de chiens de chasse, de chevreaux; lorsqu'elle vit Louise filant au rouet, madame Lhéry faisant la cuisine, Bénédict raccommodant des filets, il lui sembla être là dans la sphère pour laquelle elle était créée. Elle voulut aussi avoir son occupation, et, à la grande surprise d'Athénaïs, au lieu d'ouvrir le piano ou de lui demander une bande de sa broderie, elle se mit à tricoter un bas gris qu'elle trouva sur une chaise. Athénaïs s'étonna beaucoup de sa dextérité, et lui demanda si elle savait pour qui elle travaillait avec tant d'ardeur.

– Pour qui? dit Valentine. Moi, je n'en sais rien; c'est pour quelqu'un de vous toujours; pour toi, peut-être?

– Pour moi ces bas gris! dit Athénaïs avec dédain.

– Est-ce pour toi, ma bonne sœur? demanda Valentine à Louise.

– Cet ouvrage, dit Louise, j'y travaille quelquefois; mais c'est maman Lhéry qui l'a commencé. Pour qui? je n'en sais rien non plus.

– Et si c'était pour Bénédict? dit Athénaïs en regardant Valentine avec malice.

Bénédict leva la tête et suspendit son travail pour examiner ces deux femmes en silence.

Valentine avait un peu rougi; mais se remettant aussitôt:

– Eh bien! si c'est pour Bénédict, répondit-elle, c'est bon; j'y travaillerai de bon cœur.

Elle leva les yeux en riant vers sa jeune compagne. Athénaïs était pourpre de dépit. Je ne sais quel sentiment d'ironie et de méfiance venait d'entrer dans son cœur.

– Ah! ah! dit avec une franchise étourdie la bonne Valentine, cela semble ne pas te faire trop de plaisir. Au fait, j'ai tort, Athénaïs; je vais là sur tes brisées, j'usurpe des droits qui t'appartiennent. Allons, allons, prends vite cet ouvrage, et pardonne-moi d'avoir mis la main au trousseau.

– Mademoiselle Valentine, dit Bénédict poussé par un sentiment cruel pour sa cousine, si vous ne regrettez pas de travailler pour le plus humble de vos vassaux, continuez, je vous en prie. Les jolis doigts de ma cousine n'ont jamais touché de fil aussi rude et d'aiguilles aussi lourdes.

Une larme roula dans les cils noirs d'Athénaïs. Louise lança un regard de reproche à Bénédict. Valentine, étonnée, les regarda tous trois alternativement, cherchant à comprendre ce mystère.

Ce qui avait fait le plus de mal à la jeune fermière dans les paroles de son cousin, ce n'était pas tant le reproche de frivolité (elle y était habituée) que le ton de soumission et de familiarité en même temps envers Valentine. Elle savait bien, en gros, l'histoire de leur connaissance, et jusque-là elle n'avait point songé à s'en alarmer. Mais elle ignorait quel rapide progrès avait fait entre eux une intimité qui ne se serait jamais formée dans des circonstances ordinaires. Elle s'émerveillait douloureusement d'entendre Bénédict, naturellement si rebelle, si hostile aux prétentions de la noblesse, s'intituler l'humble vassal de mademoiselle de Raimbault. Quelle révolution s'était donc opérée dans ses idées? Quelle puissance Valentine exerçait-elle déjà sur lui?

Louise, voyant la tristesse sur tous les visages, proposa une partie de pèche sur le bord de l'Indre, en attendant le dîner. Valentine, qui se sentait instinctivement coupable envers Athénaïs, passa amicalement son bras sous le sien, et se mit à courir avec elle à travers la prairie. Affectueuse et franche comme elle était, elle réussit bientôt à dissiper le nuage qui s'était élevé dans l'âme de la jeune fille. Bénédict, chargé de son filet et couvert de sa blouse, les suivit avec Louise, et bientôt tous les quatre arrivèrent sur les rives bordées de lotos et de saponaires.

Bénédict jeta l'épervier. Il était adroit et robuste. Dans les exercices du corps on trouvait en lui la force, la hardiesse et la grâce rustique du paysan. C'étaient des qualités qu'Athénaïs n'appréciait pas, communes à tous ceux qui l'entouraient; mais Valentine s'en étonnait comme de choses surnaturelles, et elle en faisait volontiers à ce jeune homme un point de supériorité sur les hommes qu'elle connaissait. Elle s'effrayait de le voir se hasarder sur des saules vermoulus qui se penchaient sur l'eau et craquaient sous le pied; et lorsqu'elle le voyait échapper, par un bond nerveux, à une chute certaine, atteindre avec adresse et sang-froid à de petites places unies que l'herbe et les joncs semblaient devoir lui cacher, elle sentait son cœur battre d'une émotion indéfinissable, comme il arrive chaque fois que nous voyons accomplir bravement une œuvre périlleuse ou savante.

Après avoir pris quelques truites, Louise et Valentine s'élançant avec enfantillage sur l'épervier tout ruisselant, et s'emparant du butin avec des cris de joie, tandis qu'Athénaïs, craignant de salir ses doigts, ou gardant rancune à son cousin, se cachait boudeuse à l'ombre des aunes, Bénédict, accablé de chaleur, s'assit sur un frêne équarri grossièrement et jeté d'un bord à l'autre en guise de pont. Éparses sur la fraîche pelouse de la rive, les trois femmes s'occupaient diversement. Athénaïs cueillait des fleurs, Louise jetait mélancoliquement des feuilles dans le courant, et Valentine, moins habituée à l'air, au soleil et à la marche, sommeillait à demi, cachée, à ce qu'elle croyait, par les hautes tiges de la prêle de rivière. Ses yeux, qui errèrent longtemps sur les brillantes gerçures de l'eau et sur un rayon de soleil qui se glissait parmi les branches, vinrent par hasard se reposer sur Bénédict, qu'elle découvrait en entier à dix pas devant elle, assis les jambes pendantes sur le pont élastique.

Bénédict n'était pas absolument dépourvu de beauté. Son teint était d'une pâleur bilieuse; ses yeux longs n'avaient pas de couleur; mais son front était vaste et d'une extrême pureté. Par un prestige attaché peut-être aux hommes doués de quelque puissance morale, les regards s'habituaient peu à peu aux défauts de sa figure pour n'en plus voir que les beautés; car certaines laideurs sont dans ce cas, et celle de Bénédict particulièrement. Son teint blême et uni avait une apparence de calme qui inspirait comme un respect d'instinct pour cette âme dont aucune altération extérieure ne trahissait les mouvements. Ces yeux, où la prunelle pâle nageait dans un émail blanc et vitreux, avaient une expression vague et mystérieuse qui devait piquer la curiosité de tout observateur. Mais ils auraient désespéré toute la science de Lavater; ils semblaient lire profondément dans ceux d'autrui, et leur immobilité était métallique quand ils avaient à se méfier d'un examen indiscret. Une femme n'en pouvait soutenir l'éclat quand elle était belle; un ennemi n'y pouvait surprendre le secret d'aucune faiblesse. C'était un homme qu'on pouvait toujours regarder sans le trouver au-dessous de lui-même, un visage qui pouvait s'abandonner à la distraction, sans enlaidir comme la plupart des autres, une physionomie qui attirait comme l'aimant. Aucune femme ne le voyait avec indifférence, et si la bouche le dénigrait parfois, l'imagination n'en perdait pas aisément l'empreinte; personne ne le rencontrait pour la première fois sans le suivre des yeux aussi longtemps que possible; aucun artiste ne pouvait le voir sans en admirer la singularité et sans désirer la reproduire.

Lorsque Valentine le regarda, il était plongé dans une de ces rêveries profondes qui semblaient lui être familières. La teinte du feuillage qui l'abritait envoyait à son large front un reflet verdâtre; et ses yeux fixés sur l'eau semblaient ne saisir aucun objet. Le fait est qu'ils saisissaient parfaitement l'image de Valentine réfléchie dans l'onde immobile. Il se plaisait à cette contemplation dont l'objet s'évanouissait chaque fois qu'une brise légère ridait la surface du miroir; puis l'image gracieuse se reformait peu à peu, flottait d'abord incertaine et vague, et se fixait enfin belle et limpide sur la masse cristalline. Bénédict ne pensait pas; il contemplait, il était heureux, et c'est dans ces moments-là qu'il était beau.

Valentine avait toujours entendu dire que Bénédict était laid. Dans les idées de la province, où, suivant la spirituelle définition de M. de Stendhal, un bel homme est toujours gros et rouge, Bénédict était le plus disgracié des jeunes gens. Valentine n'avait jamais regardé Bénédict avec attention; elle avait conservé le souvenir de l'impression qu'elle avait reçue en le voyant pour la première fois; cette impression n'était pas favorable. Depuis quelques instants seulement elle commençait à lui trouver un charme inexprimable. Plongée elle-même dans une rêverie où nulle réflexion précise ne trouvait place, elle se laissait aller à cette dangereuse curiosité qui analyse et qui compare. Elle trouvait une immense différence entre Bénédict et M. de Lansac. Elle ne se demandait pas à l'avantage duquel était cette différence; seulement elle la constatait. Comme M. de Lansac était beau et qu'il était son fiancé, elle ne s'inquiétait pas du résultat de cette contemplation imprudente; elle ne pensait pas qu'il pouvait en sortir vaincu.

Et c'est pourtant ce qui arriva; Bénédict, pâle, fatigué, pensif, les cheveux en désordre; Bénédict, vêtu d'habits grossiers et couvert de vase, le cou nu et hâlé; Bénédict, assis négligemment au milieu de cette belle verdure, au-dessus de ces belles eaux; Bénédict, qui regardait Valentine à l'insu de Valentine, et qui souriait de bonheur et d'admiration; Bénédict alors était un homme; un homme des champs et de la nature, un homme dont la mâle poitrine pouvait palpiter d'un amour violent, un homme s'oubliant lui-même dans la contemplation de ce que Dieu a créé de plus beau. Je ne sais quelles émanations magnétiques nageaient dans l'air embrasé autour de lui; je ne sais quelles émotions mystérieuses, indéfinies, involontaires, firent tout d'un coup battre le cœur ignorant et pur de la jeune comtesse.

M. de Lansac était un dandy régulièrement beau, parfaitement spirituel, parlant au mieux, riant à propos, ne faisant jamais rien hors de place; son visage ne faisait jamais un pli, pas plus que sa cravate; sa toilette, on le voyait dans les plus petits détails, était pour lui une affaire aussi importante, un devoir aussi sacré que les plus hautes délibérations de la diplomatie. Jamais il n'avait rien admiré, ou du moins il n'admirait plus rien désormais; car il avait vu les plus grands potentats de l'Europe, il avait contemplé froidement les plus hautes têtes de la société; il avait plané dans la région culminante du monde, il avait discuté l'existence des nations entre le dessert et le café. Valentine l'avait toujours vu dans le monde, en tenue, sur ses gardes, exhalant des parfums et ne perdant pas une ligne de sa taille. En lui, elle n'avait jamais aperçu l'homme; le matin, le soir, M. de Lansac était toujours le même. Il se levait secrétaire d'ambassade, il se couchait secrétaire d'ambassade; il ne rêvait jamais; il ne s'oubliait jamais devant personne jusqu'à commettre l'inconvenance de méditer; il était impénétrable comme Bénédict, mais avec cette différence qu'il n'avait rien à cacher, qu'il ne possédait pas une volonté individuelle, et que son cerveau ne renfermait que les niaiseries solennelles de la diplomatie. Enfin M. de Lansac, homme sans passion généreuse, sans jeunesse morale, déjà usé et flétri au dedans par le commerce du monde, incapable d'apprécier Valentine, la louant sans cesse et ne l'admirant jamais, n'avait, dans aucun moment, excité en elle un de ces mouvements rapides, irrésistibles, qui transforment, qui éclairent, qui entraînent avec impétuosité vers une existence nouvelle.

Imprudente Valentine! Elle savait si peu ce que c'est que l'amour, qu'elle croyait aimer son fiancé; non pas, il est vrai, avec passion, mais de toute sa puissance d'aimer.

Parce que cet homme ne lui inspirait rien, elle croyait son cœur incapable d'éprouver davantage; elle ressentait déjà l'amour à l'ombre de ces arbres. Dans cet air chaud et vif son sang commençait à s'éveiller; plusieurs fois, en regardant Bénédict, elle sentit comme une ardeur étrange monter de son cœur à son front, et l'ignorante fille ne comprit point ce qui l'agitait ainsi. Elle ne s'en effraya pas: elle était fiancée à M. de Lansac, Bénédict était fiancé à sa cousine. C'étaient là de belles raisons; mais Valentine, habituée à regarder ses devoirs comme faciles à remplir, ne croyait pas qu'un sentiment mortel à ces devoirs pût naître en elle.

XIV

Bénédict regardait d'abord l'image de Valentine avec calme; peu à peu une sensation pénible, plus prompte et plus vive que celle qu'elle éprouvait elle-même, le força de changer de place et d'essayer de s'en distraire. Il reprit ses filets et les jeta de nouveau, mais il ne put rien prendre; il était distrait. Ses yeux ne pouvaient pas se détacher de ceux de Valentine; soit qu'il se penchât sur l'escarpement de la rivière, soit qu'il se hasardât sur les pierres tremblantes ou sur les grès polis et glissants, il surprenait toujours le regard de Valentine qui l'épiait, qui le couvait pour ainsi dire avec sollicitude. Valentine ne savait pas dissimuler, elle ne croyait pas en cette circonstance avoir le moindre motif pour le faire; Bénédict palpitait fortement sous ce regard si naïf et si affectueux. Il était fier pour la première fois de sa force et de son courage. Il traversa une écluse que le courant franchissait avec furie, en trois sauts il fut à l'autre bord. Il se retourna; Valentine était pâle: Bénédict se gonfla d'orgueil.

Et puis, comme elles revenaient à la ferme par un long détour à travers les prés, et marchaient toutes trois devant lui, il réfléchit un peu. Il se dit que de toutes les folies qu'il pût faire, la plus misérable, la plus fatale au repos de sa vie, serait d'aimer mademoiselle de Raimbault. Mais l'aimait-il donc?

– Non! se dit Bénédict en haussant les épaules, je ne suis pas si fou; cela n'est pas. Je l'aime aujourd'hui, comme je l'aimais hier, d'une affection toute fraternelle, toute paisible…

Il ferma les yeux sur tout le reste, et, rappelé par un regard de Valentine, il doubla le pas et se rapprocha d'elle, résolu de savourer le charme qu'elle savait répandre autour d'elle, et qui ne pouvait pas être dangereux.

La chaleur était si forte que ces trois femmes délicates furent forcées de s'asseoir en chemin. Elles se mirent au frais dans un enfoncement qui avait été un bras de la rivière, et qui, desséché depuis peu, nourrissait une superbe végétation d'osiers et de fleurs sauvages. Bénédict, écrasé sous le poids de son filet garni de plomb, se jeta par terre à quelques pas d'elles. Mais au bout de cinq minutes toutes trois étaient autour de lui, car toutes trois l'aimaient: Louise avec une ardente reconnaissance à cause de Valentine, Valentine (au moins elle le croyait) à cause de Louise, et Athénaïs à cause d'elle-même.

Mais elles ne furent pas plus tôt installées auprès de lui, alléguant qu'il y avait là plus d'ombrage, que Bénédict se traîna plus près de Valentine, sous prétexte que le soleil gagnait de l'autre côté. Il avait mis le poisson dans son mouchoir, et s'essuyait le front avec sa cravate.

– Cela doit être agréable, lui dit Valentine en le raillant, une cravate de taffetas! J'aimerais autant une poignée de ces feuilles de houx.

– Si vous étiez une personne humaine, vous auriez pitié de moi au lieu de me critiquer, répondit Bénédict.

– Voulez-vous mon fichu? dit Valentine; je n'ai que cela à vous offrir.

Bénédict tendit la main sans répondre. Valentine détacha le foulard qu'elle avait autour du cou.

– Tenez, voici mon mouchoir, dit Athénaïs vivement, en jetant à Bénédict un petit carré de batiste brodé et garni de dentelle.

– Votre mouchoir n'est bon à rien, répondit Bénédict en s'emparant de celui de Valentine avant qu'elle eût songé à le lui retirer.

Il ne daigna même pas ramasser celui de sa cousine, qui tomba sur l'herbe à côté de lui. Athénaïs, blessée au cœur, s'éloigna et reprit en boudant le chemin de la ferme. Louise, qui comprenait son chagrin, courut après elle pour la consoler, pour lui démontrer combien cette jalousie était une ridicule pensée; et, pendant ce temps, Bénédict et Valentine, qui ne s'apercevaient de rien, restèrent seuls dans la ravine, à deux pas l'un de l'autre, Valentine assise et feignant de jouer avec des pâquerettes, Bénédict couché, pressant ce mouchoir brûlant sur son front, sur son cou, sur sa poitrine, et regardant Valentine, d'un regard dont elle sentait le feu sans oser le voir.

Elle resta ainsi sous le charme de ce fluide électrique qui à son âge et à celui de Bénédict, avec des cœurs si neufs, des imaginations si timides et des sens dont rien n'a émoussé l'ardeur, a tant de puissance et de magie! Ils ne se dirent rien, ils n'osèrent échanger ni un sourire ni un mot. Valentine resta fascinée à sa place, Bénédict s'oublia dans la sensation d'un bonheur impétueux, et, lorsque la voix de Louise les rappela, ils quittèrent à regret ce lieu où l'amour venait de parler secrètement, mais énergiquement, au cœur de l'un et de l'autre, Louise revint vers eux.

– Athénaïs est fâchée, leur dit-elle. Bénédict, vous la traitez mal; vous n'êtes pas généreux. Valentine, dites-le-lui, ma chérie. Engagez-le à mieux reconnaître l'affection de sa cousine.

Une sensation de froid gagna le cœur de Valentine. Elle ne comprit rien au sentiment de douleur inouïe qui s'empara d'elle à cette pensée. Cependant elle maîtrisa vite ce mouvement, et regardant Bénédict avec surprise:

– Vous avez donc affligé Athénaïs? lui dit-elle dans la sincérité de son âme; je ne m'en suis pas aperçue. Que lui avez-vous donc dit?

– Eh! rien, dit Bénédict en haussant les épaules; elle est folle!

– Non! elle n'est pas folle, dit Louise avec sévérité, c'est vous qui êtes dur et injuste. Bénédict, mon ami, ne troublez pas ce jour, si doux pour moi, par une faute nouvelle. Le chagrin de notre jeune amie détruit mon bonheur et celui de Valentine.

– C'est vrai, dit Valentine en passant son bras sous celui de Bénédict à l'exemple de Louise, qui l'entraînait de l'autre côté. Allons rejoindre cette pauvre enfant, et, si vous avez eu en effet des torts envers elle, réparez-les, afin que nous soyons toutes heureuses aujourd'hui.

Bénédict tressaillit brusquement dès qu'il sentit le bras de Valentine se glisser sous le sien. Il le pressa insensiblement contre sa poitrine, et finit par l'y tenir si bien qu'elle n'eût pas pu le retirer sans avoir l'air de s'apercevoir de son émotion. Il valait mieux feindre d'être insensible à ces pulsations violentes qui soulevaient le sein du jeune homme. D'ailleurs, Louise les entraînait vers Athénaïs, qui se faisait une malice de doubler le pas pour se faire suivre. Qu'elle se doutait peu, la pauvre fille, de la situation de son fiancé! Palpitant, ivre de joie entre ces deux sœurs, l'une qu'il avait aimée, l'autre qu'il allait aimer; Louise qui la veille lui faisait éprouver encore quelques réminiscences d'un amour à peine guéri, Valentine qui commençait à l'enivrer de toutes les ardeurs d'une passion nouvelle; Bénédict ne savait pas trop encore vers qui allait son cœur, et s'imaginait par instants que c'était vers toutes les deux, tant on est riche d'amour à vingt ans! Et toutes deux l'entraînaient pour qu'il mît aux pieds d'une autre ce pur hommage que chacune d'elles peut-être regrettait de ne pouvoir accepter. Pauvres femmes! pauvre société où le cœur n'a de véritables jouissances que dans l'oubli de tout devoir et de toute raison!

Au détour d'un chemin Bénédict s'arrêta tout à coup, et, pressant leurs mains dans chacune des siennes, il les regarda alternativement, Louise d'abord avec une amitié tendre, Valentine ensuite avec moins d'assurance et plus de vivacité.

– Vous voulez donc, leur dit-il, que j'aille apaiser les caprices de cette petite fille? Eh bien! pour vous faire plaisir j'irai; mais vous m'en saurez gré, j'espère!

– Comment faut-il que nous vous poussions à une chose que votre conscience devrait vous dicter? lui dit Louise.

Bénédict sourit et regarda Valentine.

– En effet, dit celle-ci avec un trouble mortel, n'est-elle pas digne de votre affection? n'est-elle pas la femme que vous devez épouser?

Un éclair passa sur le large front de Bénédict. Il laissa tomber la main de Louise, et gardant un instant encore celle de Valentine qu'il pressa insensiblement:

– Jamais! s'écria-t-il en levant les yeux au ciel, comme pour y enregistrer son serment en présence de ces deux témoins.

Puis son regard sembla dire à Louise: – Jamais cet amour n'entrera dans un cœur où vous avez régné. À Valentine: – Jamais; car vous y régnerez éternellement.

Et il se mit à courir après Athénaïs, laissant les deux sœurs confondues de surprise.

Il faut l'avouer, ce mot jamais fit une telle impression sur Valentine qu'il lui sembla qu'elle allait tomber. Jamais joie aussi égoïste, aussi cruelle, n'envahit de force le sanctuaire d'une âme généreuse.

Elle resta un instant sans pouvoir se remettre; puis, s'appuyant sur le bras de sa sœur, sans songer, l'ingénue, que le tremblement de son corps était facile à apercevoir:

– Qu'est-ce donc que cela veut dire? lui demanda-t-elle.

Mais Louise était si absorbée elle-même dans ses pensées qu'elle se fit répéter deux fois cette question sans l'entendre. Enfin elle répondit qu'elle n'y comprenait rien.

Bénédict atteignit sa cousine en trois sauts, et passant un bras autour de sa taille:

– Vous êtes fâchée? lui dit-il.

– Non, répondit la jeune fille d'un ton qui exprimait qu'elle l'était beaucoup.

– Vous êtes une enfant, lui dit Bénédict; vous doutez toujours de mon amitié.

– Votre amitié? dit Athénaïs avec dépit; je ne vous la demande pas.

– Ah! vous la repoussez donc? Alors…

Bénédict s'éloigna de quelques pas. Athénaïs se laissa tomber, pâle et ne respirant plus, sur un vieux saule au bord du chemin.

Aussitôt Bénédict se rapprocha; il ne l'aimait pas assez pour vouloir entrer en discussion avec elle; il valait mieux profiter de son émotion que de perdre le temps à se justifier.

– Voyons, ma cousine, lui dit-il d'un ton sévère qui dominait entièrement la pauvre Athénaïs, voulez-vous cesser de me bouder?

– Est-ce donc moi qui boude? répondit-elle en fondant en larmes.

Bénédict se pencha vers elle, et déposa un baiser sur un cou frais et blanc que n'avait point rougi le hâle des champs. La jeune fermière frémit de plaisir et se jeta dans les bras de son cousin. Bénédict éprouva un cruel malaise. Athénaïs était, à coup sûr, une fort belle personne; de plus, elle l'aimait, et, se croyant destinée à lui, elle le lui montrait ingénument. Il était bien difficile à Bénédict de se garantir d'un certain amour-propre et d'une sensation de plaisir toute physique en recevant ses caresses. Cependant sa conscience lui ordonnait de repousser toute pensée d'union avec cette jeune personne; car il sentait que son cœur était à jamais enchaîné ailleurs.

Il se hâta donc de se lever et d'entraîner Athénaïs vers ses deux compagnes, après l'avoir embrassée. C'est ainsi que se terminaient toutes leurs querelles. Bénédict, qui ne voulait pas, qui ne pouvait pas dire sa pensée, évitait toute explication, et, au moyen de quelques marques d'amitié, réussissait toujours à apaiser la crédule Athénaïs.

En rejoignant Louise et Valentine, la fiancée de Bénédict se jeta au cou de cette dernière avec effusion. Son cœur facile et bon abjura sincèrement toute rancune, et Valentine, en lui rendant ses caresses, sentit comme un remords s'élever en elle.

Néanmoins, la gaieté qui se peignait sur les traits de Bénédict les entraîna toutes trois. Bientôt elles rentrèrent à la ferme, rieuses et folâtres. Le dîner n'étant pas prêt, Valentine voulut faire le tour de la ferme, visiter les bergeries, les vaches, le pigeonnier. Bénédict s'occupait peu de tout cela, et cependant il aurait su bon gré à sa fiancée de s'en occuper. Lorsqu'il vit mademoiselle de Raimbault entrer dans les étables, courir après les jeunes agneaux, les prendre dans ses bras, caresser toutes les bestioles favorites de madame Lhéry, donner même à manger, sur sa main blanche, aux grands bœufs de trait qui la regardaient d'un air hébété, il sourit d'une pensée flatteuse et cruelle qui lui vint: c'est que Valentine semblait bien mieux faite qu'Athénaïs pour être sa femme; c'est qu'il y avait eu erreur dans la distribution des rôles, et que Valentine, bonne et franche fermière, lui aurait fait aimer la vie domestique.

– Que n'est-elle la fille de madame Lhéry! se dit-il; je n'aurais jamais eu l'ambition d'apprendre, et même encore aujourd'hui je renoncerais à la vaine rêverie de jouer un rôle dans le monde. Je me ferais paysan avec joie; j'aurais une existence utile, positive; avec Valentine, au fond de cette belle vallée, je serais poëte et laboureur: poëte pour l'admirer, laboureur pour la servir. Ah! que j'oublierais facilement la foule qui bourdonne au sein des villes!

Il se livrait à ces pensées en suivant Valentine au travers des granges dont elle se plaisait à respirer l'odeur saine et champêtre. Tout d'un coup elle lui dit en se retournant vers lui:

– Je crois vraiment que j'étais née pour être fermière! Oh! que j'aurais aimé cette vie simple et ces calmes occupations de tous les jours! J'aurais fait tout moi-même comme madame Lhéry; j'aurais élevé les plus beaux troupeaux du pays; j'aurais eu de belles poules huppées et des chèvres que j'aurais menées brouter dans les buissons. Si vous saviez combien de fois dans les salons, au milieu des fêtes, ennuyée du bruit de cette foule, je me suis prise à rêver que j'étais une gardeuse de moutons, assise au coin d'un pré! mais l'orchestre m'appelait dans la cohue, mais mon rêve était l'histoire du pot au lait!

Appuyé contre un râtelier, Bénédict l'écoutait avec attendrissement; car elle venait de répondre tout haut, par une liaison d'idées sympathiques, aux vœux qu'il avait formés tout bas.

Ils étaient seuls. Bénédict voulut se hasarder à poursuivre ce rêve.

– Mais s'il vous avait fallu épouser un paysan? lui dit-il.

– Au temps où nous vivons, répondit-elle, il n'y a plus de paysans. Ne recevons-nous pas la même éducation dans presque toutes les classes? Athénaïs n'a-t-elle pas plus de talents que moi? Un homme comme vous n'est-il pas très-supérieur par ses connaissances à une femme comme moi?

– N'avez-vous pas les préjugés de la naissance? reprit Bénédict.

– Mais je me suppose fermière; je n'aurais pas pu les avoir.

– Ce n'est pas une raison; Athénaïs est née fermière, et elle est bien fâchée de n'être pas née comtesse.

– Oh! qu'à sa place je m'en réjouirais, au contraire! dit-elle avec vivacité.

Et elle resta pensive, appuyée sur la crèche, vis-à-vis de Bénédict, les yeux fixés à terre, et ne songeant pas qu'elle venait de lui dire des choses qu'il aurait payées de son sang.

Bénédict s'enivra longtemps des images folles et flatteuses que cet entretien venait d'éveiller. Sa raison s'endormit dans ce doux silence, et toutes les idées riantes et trompeuses prirent la volée. Il se vit maître, époux et fermier dans la Vallée-Noire. Il vit dans Valentine sa compagne, sa ménagère, sa plus belle propriété. Il rêva tout éveillé, et deux ou trois fois il s'abusa au point d'être près de l'aller presser dans ses bras. Quand le bruit des voix l'avertit de l'approche de Louise et d'Athénaïs, il s'enfuit par un côté opposé, et courut se cacher dans un coin obscur de la grange, derrière les meules de blé. Là il pleura comme un enfant, comme une femme, comme il ne se souvenait pas d'avoir pleuré; il pleura ce rêve qui venait de l'enlever un instant au monde existant, et qui lui avait donné plus de joie en quelques minutes d'illusion qu'il n'en avait goûté dans toute une vie de réalité. Quand il eut essuyé ses larmes, quand il revit Valentine, toujours sereine et douce, interrogeant son visage avec une muette sollicitude, il fut heureux encore: il se dit qu'il y avait plus de bonheur et de gloire à être aimé en dépit des hommes et de la destinée qu'à obtenir sans peine et sans péril une affection légitime. Il se plongea jusqu'au cou dans cette mer trompeuse de souhaits et de chimères; il retomba dans son rêve. À table, il se plaça auprès de Valentine; il s'imagina qu'elle était la maîtresse chez lui. Comme elle aimait volontiers à se charger de tout l'embarras du service, elle découpait, faisait les portions et se plaisait à être utile à tous. Bénédict la regardait d'un air stupide de joie; il lui tendait son assiette, ne lui adressait plus une seule de ces politesses d'usage qui rapellent à chaque instant les conventions et les distances, et, quand il voulait qu'elle lui servît de quelque mets, il lui disait en tendant son assiette:

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
28 eylül 2017
Hacim:
350 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
Metin
Ortalama puan 0, 0 oylamaya göre
Metin
Ortalama puan 0, 0 oylamaya göre
Metin
Ortalama puan 0, 0 oylamaya göre
Metin
Ortalama puan 0, 0 oylamaya göre
Metin
Ortalama puan 0, 0 oylamaya göre
Metin
Ortalama puan 0, 0 oylamaya göre
Metin
Ortalama puan 4,5, 2 oylamaya göre
Metin
Ortalama puan 5, 1 oylamaya göre
Metin
Ortalama puan 0, 0 oylamaya göre