Kitabı oku: «Valentine», sayfa 8
– À moi, madame la fermière!
Quoiqu'on bût le vin du cru à la ferme, M. Lhéry avait en réserve pour les grandes occasions, d'excellent champagne; mais personne n'y fit honneur. L'ivresse morale était assez forte. Ces êtres jeunes et sains n'avaient pas besoin d'exciter leurs nerfs et de fouetter leur sang. Après le dîner ils jouèrent à se cacher et à se poursuivre dans les prés. M. et Mme Lhéry eux-mêmes, libres enfin des soins de la journée, se mirent de la partie. On y admit encore une jolie servante de ferme et les enfants du métayer. Bientôt la prairie ne retentit plus que de rires et de cris joyeux. Ce fut le dernier coup pour la raison de Bénédict. Poursuivre Valentine, ralentir sa course pour la laisser fuir devant lui et la forcer de s'égarer dans les buissons, puis fondre sur elle à l'improviste, s'amuser de ses cris, de ses ruses, la joindre enfin et n'oser la toucher, mais voir son sein agité, ses joues vermeilles et ses yeux humides, c'en était trop pour un seul jour.
Athénaïs, remarquant en elle-même ces fréquentes absences de Bénédict et de Valentine, et voulant faire courir après elle, proposa de bander les yeux au poursuivant. Elle serra malicieusement le mouchoir à Bénédict, s'imaginant qu'il ne pourrait plus choisir sa proie; mais Bénédict s'en souciait bien! L'instinct de l'amour, ce charme puissant et magique qui fait reconnaître à l'amant l'air où sa maîtresse a passé, le guidait aussi bien que ses yeux; il atteignait toujours Valentine, et, plus heureux qu'à l'autre jeu, il pouvait la saisir dans ses bras, et, feignant de ne pas la reconnaître, l'y garder longtemps. Ces jeux-là sont la plus dangereuse chose du monde.
Enfin la nuit vint, Valentine parla de se retirer; Bénédict était auprès d'elle, et ne sut pas dissimuler son chagrin.
– Déjà! s'écria-t-il d'une grosse et rude manière qui porta jusqu'au fond du cœur de Valentine la conviction de la vérité.
– Déjà! en effet, répondit-elle; cette journée m'a semblé bien courte.
Et elle embrassa sa sœur; mais n'avait-elle songé qu'à Louise en le disant?
On apprêta la carriole, Bénédict se promettait encore quelques instants de bonheur; mais l'arrangement des places trompa son attente. Louise se mit tout au fond pour n'être pas aperçue aux environs du château. Sa sœur se mit auprès d'elle. Athénaïs s'assit sur la banquette de devant, auprès de son cousin; il en eut tant d'humeur qu'il ne lui adressa pas un mot pendant toute la route.
À l'entrée du parc, Valentine le pria d'arrêter à cause de Louise qui craignait toujours d'être vue malgré l'obscurité. Bénédict sauta à terre et l'aida à descendre. Tout était sombre et silencieux autour de cette riche demeure, que Bénédict eût voulu voir s'engloutir. Valentine embrassa sa sœur et Athénaïs, tendit la main à Bénédict, qui, cette fois, osa la baiser, et s'enfuit dans le parc. À travers la grille, Bénédict vit pendant quelques instants flotter sa robe blanche qui s'éloignait parmi les arbres; il aurait oublié toute la terre, si Athénaïs, l'appelant du fond de de la carriole, ne lui eût dit avec aigreur:
– Eh bien! allez-vous nous laisser coucher ici?
XV
Personne ne dormit à la ferme dans la nuit qui suivit cette journée. Athénaïs se trouva mal en rentrant; sa mère en conçut une vive inquiétude, et ne consentit à se coucher que pressée par les instances de Louise. Celle-ci s'engagea à passer la nuit dans la chambre de sa jeune compagne, et Bénédict se retira dans la sienne, où partagé entre la joie et le remords, il ne put goûter un instant de repos.
Après la fatigue d'une attaque de nerfs, Athénaïs s'endormit profondément; mais bientôt les chagrins qui l'avaient torturée durant le jour se présentèrent dans les images de son sommeil, et elle se mit à pleurer amèrement. Louise, qui s'était assoupie sur une chaise, s'éveilla en sursaut en l'entendant sangloter; et se penchant vers elle, lui demanda avec affection la cause de ses larmes. N'en obtenant pas de réponse, elle s'aperçut qu'elle dormait et se hâta de l'arracher à cet état pénible. Louise était la plus compatissante personne du monde; elle avait tant souffert pour son compte, qu'elle sympathisait avec toutes les peines d'autrui. Elle mit en œuvre tout ce qu'elle possédait de douceur et de bonté pour consoler la jeune fille; mais celle-ci se jetant à son cou:
– Pourquoi voulez-vous me tromper aussi? s'écria-t-elle; pourquoi voulez-vous prolonger une erreur qui doit cesser entièrement tôt ou tard? Mon cousin ne m'aime pas; il ne m'aimera jamais, vous le savez bien! Allons, convenez qu'il vous l'a dit.
Louise était fort embarrassée de lui répondre. Après le jamais qu'avait prononcé Bénédict (mot dont elle ne pouvait apprécier la valeur), elle n'osait pas répondre de l'avenir à sa jeune amie, dans la crainte de lui apprêter une déception. D'un autre côté, elle aurait voulu trouver un motif de consolation; car sa douleur l'affligeait sincèrement. Elle s'attacha donc à lui démontrer que si son cousin n'avait pas d'amour pour elle, du moins il n'était pas vraisemblable qu'il en eût pour aucune autre femme, et elle s'efforça de lui faire espérer qu'elle triompherait de sa froideur; mais Athénaïs n'écouta rien.
– Non, non, ma chère demoiselle, répondit-elle en essuyant tout à coup ses larmes, il faut que j'en prenne mon parti; j'en mourrai peut-être de chagrin, mais enfin je ferai mon possible pour en guérir. Il est trop humiliant de se voir mépriser ainsi! J'ai bien d'autres aspirants! Si Bénédict croit qu'il était le seul dans le monde à me faire la cour, il se trompe. J'en connais qui ne me trouveront pas si indigne d'être recherchée. Il verra! il verra que je m'en vengerai, que je ne serai pas longtemps au dépourvu, que j'épouserai Georges Simonneau, ou Pierre Blutty, ou bien encore Blaise Moret! Il est vrai que je ne peux pas les souffrir. Oh! oui, je sens bien que je haïrai l'homme qui m'épousera à la place de Bénédict! Mais c'est lui qui l'aura voulu; et, si je suis une mauvaise femme, il en répondra devant Dieu!
– Tout cela n'arrivera pas, ma chère enfant, reprit Louise; vous ne trouverez point parmi vos nombreux adorateurs un homme que vous puissiez comparer à Bénédict pour l'esprit, la délicatesse et les talents, comme, de son côté, il ne trouvera jamais une femme qui vous surpasse en beauté et en attachement…
– Oh! pour cela, arrêtez, ma bonne demoiselle Louise, arrêtez; je ne suis pas aveugle, ni vous non plus. Il est bien facile de voir quand on a des yeux, et M. Bénédict ne se donne pas beaucoup de peine pour échapper aux nôtres. Rien n'a été si clair pour moi que sa conduite d'aujourd'hui. Ah! si ce n'était pas votre sœur, que je la haïrais!
– Haïr Valentine! elle, votre compagne d'enfance, qui vous aime tant, qui est si loin d'imaginer ce que vous soupçonnez? Valentine, si amicale et si bienveillante de cœur, mais si fière par modestie! Ah! qu'elle souffrirait, Athénaïs, si elle pouvait deviner ce qui se passe en vous!
– Ah! vous avez raison! dit la jeune filles en recommençant à pleurer; je suis bien injuste, bien impertinente de l'accuser d'une chose semblable! Je sais bien que si elle en avait la pensée, elle frémirait d'indignation. Eh bien! voilà ce qui me désespère pour Bénédict; voilà ce qui me révolte contre sa folie: c'est de le voir se rendre malheureux à plaisir. Qu'espère-t-il donc? quel égarement d'esprit le pousse à sa perte? Pourquoi faut-il qu'il s'éprenne de la femme qui ne pourra jamais être rien pour lui, tandis que sous sa main il y en a une qui lui apporterait jeunesse, amour, fortune? Ô Bénédict! Bénédict! quel homme êtes-vous donc? Et moi, quelle femme suis-je aussi, puisque je ne peux pas me faire aimer! Vous m'avez toutes trompée; vous m'avez dit que j'étais jolie, que j'avais des talents, que j'étais aimable et faite pour plaire. Vous m'avez trompée; vous voyez bien que je ne plais pas!
Athénaïs passa ses mains dans ses cheveux noirs comme si elle eût voulu les arracher; mais son regard tomba sur la toilette de citronnier ouverte à côté de son lit, et le miroir lui donna un si formel démenti qu'elle se réconcilia un peu avec elle-même.
– Vous êtes bien enfant! lui dit Louise. Comment pouvez-vous croire que Bénédict soit déjà épris de ma sœur, qu'il a vue trois fois?
– Que trois fois! Oh! que trois fois!
– Mettons-en quatre ou cinq, qu'importe! Certes, s'il l'aimait ce serait depuis peu; car, hier encore, il me disait que Valentine était la plus belle, la plus estimable des femmes…
– Voyez-vous, la plus belle, la plus estimable…
– Attendez donc. Il disait qu'elle était digne des hommages de toute la terre, et que son mari serait le plus heureux des hommes; et cependant, ajoutait-il, je crois que je pourrais vivre dix ans auprès d'elle sans en devenir amoureux, tant sa confiante franchise m'inspire de respect, tant son front pur et serein répand de calme autour d'elle!
– Il disait cela hier?
– Je vous le jure par l'amitié que j'ai pour vous.
– Eh bien! oui; mais c'était hier! aujourd'hui tout cela est bien changé!
– Croyez-vous donc que Valentine ait perdu le charme qui la rendait si imposante?
– Peut-être en a-t-elle acquis d'autres; qui sait? l'amour vient si vite! Moi, il n'y a guère qu'un mois que j'aime mon cousin. Avant je ne l'aimais pas; je ne l'avais pas vu depuis qu'il était sorti du collège, et dans ce temps-là j'étais si jeune! Et puis je me souvenais de l'avoir vu si grand, si gauche, si embarrassé de ses bras trop longs de moitié pour ses manches! Mais quand je l'ai retrouvé si élégant, si aimable, ayant si bonne tournure, sachant tant de choses, et puis ayant ce regard un peu sévère qui lui sied si bien et qui fait que j'ai toujours peur de lui… oh! de ce moment-là je l'ai aimé, et je l'ai aimé tout d'un coup; du soir au matin mon cœur a été surpris. Qui empêche que Valentine n'ait pris le sien de même aujourd'hui? Elle est bien belle Valentine; elle a toujours l'esprit de dire ce qui est dans les idées de Bénédict. Il semble qu'elle devine ce qu'il a envie de lui entendre dire, et moi je fais tout le contraire. Où prend-elle cet esprit-là? Ah! c'est plutôt parce qu'il est disposé à admirer ce qu'elle dit. Et puis, quand ce ne serait qu'une fantaisie commencée ce matin, finie ce soir; quand demain il viendrait encore me tendre la main et me dire: «Faisons la paix;» je vois bien que je ne l'ai pas fixé, que je ne le fixerai pas. Voyez quelle belle vie j'aurais, étant sa femme, s'il me fallait toujours pleurer de rage, toujours sécher de jalousie! Non, non, il vaut mieux se faire une raison et y renoncer.
– Eh bien! ma chère belle, dit Louise, puisque vous ne pouvez éloigner ce soupçon de votre esprit, il faut en avoir le cœur net. Demain je parlerai à Bénédict, je l'interrogerai franchement sur ses intentions, et, quelle que soit la vérité, vous en serez instruite. Vous sentez-vous ce courage?
– Oui, répondit Athénaïs en l'embrassant; j'aime mieux savoir mon sort que de vivre dans de pareils tourments.
– Prenez donc sur vous-même, lui dit Louise, d'essayer de vous reposer, et ne faites rien paraître demain de votre émotion. Puisque vous ne croyez pas devoir compter sur l'attachement de votre cousin, votre dignité de femme exige que vous fassiez bonne contenance.
– Oh! vous avez raison, dit la jeune fille en se renfonçant dans son lit. Je veux agir selon vos conseils. Je me sens déjà plus forte puisque vous prenez mes intérêts.
En effet, cette résolution ayant ramené un peu de calme dans ses idées, elle s'endormit bientôt, et Louise, dont le cœur était bien plus profondément ébranlé, attendit, les yeux ouverts, que les premières lueurs du matin eussent blanchi l'horizon. Alors elle entendit Bénédict, qui ne dormait pas non plus, entr'ouvrir doucement la porte de sa chambre et descendre l'escalier. Elle le suivit sans éveiller personne, et tous deux, s'étant abordés d'un air plus grave que de coutume, s'enfoncèrent dans une allée du jardin qui commençait à se remplir de rosée.
XVI
Louise était assez embarrassée pour aborder une question si délicate, lorsque Bénédict, prenant le premier la parole, lui dit d'un ton ferme:
– Mon amie, je sais de quoi vous allez me parler. Nos cloisons de bois de chêne ne sont pas tellement épaisses, la nuit n'est pas tellement bruyante autour de cette demeure, et mon sommeil n'était pas tellement profond, que j'aie perdu un seul mot de votre entretien avec ma cousine. La confession que je me proposais de vous faire serait donc parfaitement inutile à présent, puisque vous êtes aussi bien informée que moi-même de l'état de mon cœur.
Louise s'arrêta et le regarda en face pour savoir s'il ne raillait point; mais l'expression de son visage était si parfaitement calme qu'elle resta stupéfaite.
– Je sais que vous maniez la plaisanterie avec un admirable sang-froid, lui répondit-elle; mais je vous supplie de me parler sérieusement. Il ne s'agit point ici de sentiments dont vous ayez le droit de vous faire un jeu.
– À Dieu ne plaise! dit Bénédict avec force; il s'agit de l'affection la plus importante et la plus sacrée de ma vie. Athénaïs vous l'a dit, et j'en jure sur mon honneur, j'aime Valentine de toutes les puissances de mon âme.
Louise joignit les mains d'un air atterré, et s'écria en levant les yeux au ciel:
– Quelle insigne folie!
– Pourquoi? reprit Bénédict en attachant sur elle ce regard fixe qui renfermait tant d'autorité.
– Pourquoi? répéta Louise; vous me le demandez! Mais, Bénédict, êtes-vous sous la puissance d'un rêve, ou moi-même ne suis-je pas bien éveillée? Vous aimez ma sœur, vous me le dites; et qu'espérez-vous donc d'elle, grand Dieu?
– Ce que j'espère?.. le voici, répondit-il: j'espère l'aimer toute ma vie.
– Et vous pensez peut-être qu'elle vous le permettra?
– Qui sait?.. peut-être.
– Mais vous n'ignorez pas qu'elle est riche, qu'elle est d'une haute naissance…
– Elle est, comme vous, fille du comte de Raimbault, et j'ai bien osé vous aimer! Est-ce donc parce que je suis le fils du paysan Lhéry que vous m'avez repoussé?
– Non, certes, répondit Louise, qui devint pâle comme la mort; mais Valentine n'a pas vingt ans, et en supposant qu'elle n'eût pas les préjugés de la naissance…
– Elle ne les a pas, interrompit Bénédict.
– Comment le savez-vous?
– Comme vous le savez vous-même. Notre connaissance avec Valentine date de la même époque, ce me semble.
– Mais oubliez-vous qu'elle dépend d'une mère vaine et inflexible, d'un monde qui ne l'est pas moins? qu'elle est fiancée à M. de Lansac? qu'elle ne peut enfin rompre les liens qui l'enchaînent à ses devoirs sans attirer sur elle les malédictions de sa famille, le mépris de sa caste, et sans détruire à jamais le repos de toute sa vie?
– Comment ne saurais-je pas tout cela?
– Eh bien! enfin, qu'attendez-vous donc de sa folie ou de la vôtre?
– De la sienne, rien; de la mienne tout…
– Ah! vous croyez vaincre la destinée par la seule force de votre caractère! Est-ce cela? Je vous ai entendu quelquefois développer cette utopie; mais soyez sûr, Bénédict, que, fussiez-vous plus qu'un homme, vous n'y parviendrez pas. Dès cet instant, j'entre en résistance ouverte contre vous; je renoncerais plutôt à voir ma sœur que de vous fournir l'occasion et les moyens de compromettre son avenir…
– Oh! quelle chaleur d'opposition! dit Bénédict avec un sourire, dont l'effet fut atroce pour Louise. Calmez-vous, ma bonne sœur… vous m'avez permis, vous m'avez presque ordonné de vous donner ce nom alors que nous ne connaissions pas Valentine. Si vous y eussiez consenti, j'en aurais réclamé un plus doux. Mon âme inquiète eût été fixée, et Valentine eût pu passer dans ma vie sans y faire impression; mais vous ne l'avez pas voulu, vous avez rejeté des vœux qui, maintenant j'y songe de sang-froid, ont dû vous sembler bien ridicules… Vous m'avez repoussé du pied dans cette mer d'incertitudes et d'orages; je me prends à suivre une belle étoile qui me luit; que vous importe?
– Que m'importe? quand il s'agit de ma sœur, de ma sœur dont je suis presque la mère!..
– Ah! vous êtes une mère bien jeune! dit Bénédict avec un peu d'ironie. Mais, écoutez, Louise; je serais presque tenté de croire que vous manifestez toutes ces craintes pour me railler, et dans ce cas vous devez avouer que, depuis le temps qu'elle dure, j'ai assez bien subi la plaisanterie.
– Que voulez-vous dire?
– Il est impossible que vous me trouviez dangereux pour votre sœur, quand vous savez si bien par vous-même combien je le suis peu. Vos terreurs sont fort singulières, et vous croyez la raison de Valentine bien fragile apparemment, puisque vous vous effrayez tant des atteintes que j'y peux porter… Rassurez-vous, bonne Louise; vous m'avez donné, il n'y a pas longtemps, une leçon dont je vous remercie, et que je saurai mettre à profit peut-être. Je n'irai plus m'exposer à mettre aux pieds d'une femme telle que Valentine ou Louise l'hommage d'un cœur comme le mien. Je n'aurai plus la folie de croire qu'il ne s'agit, pour attendrir une femme, que de l'aimer avec toute l'ardeur d'un cerveau de vingt ans, que, pour effacer à ses yeux la distance des rangs et pour faire taire en elle le cri de la mauvaise honte, il suffise d'être dévoué à elle corps et âme, sang et honneur. Non, non, tout cela n'est rien aux yeux des femmes; je suis le fils d'un paysan, je suis horriblement laid, absurde on ne peut plus; je n'ai pas la prétention d'être aimé. Il n'est qu'une pauvre bourgeoise frelatée comme Athénaïs qui, faute de mieux jusqu'ici, ait pu songer à descendre jusqu'à moi.
– Bénédict! s'écria Louise avec chaleur, tout ceci est une cruelle moquerie, je le vois bien; c'est un sanglant reproche que vous m'adressez. Oh! vous êtes bien injuste; vous ne voulez pas comprendre ma situation; vous ne songez pas que si je vous avais écouté, ma conduite envers votre famille aurait été odieuse; vous ne me tenez pas compte de la vertu qu'il m'a fallu peut-être pour vous sembler si glaciale. Oh! vous ne voulez rien comprendre!
La pauvre Louise cacha son visage dans ses mains, effrayée d'en avoir trop dit. Bénédict étonné la regarda attentivement. Son sein était agité, une rougeur brûlante se trahissait sur son front malgré ses efforts pour le cacher. Bénédict comprit qu'il était aimé…
Il s'arrêta irrésolu, tremblant, bouleversé. Il avança une main pour saisir celle de Louise; il craignit d'être trop ardent, il craignit d'être trop froid. Louise, Valentine, laquelle des deux aimerait-il?
Quand Louise, effrayée de son silence, releva timidement la tête, Bénédict n'était plus auprès d'elle.
XVII
Mais à peine Bénédict fut-il seul que, n'éprouvant plus l'effet de l'attendrissement, il s'étonna d'en avoir ressenti un si vif, et ne s'expliqua cette émotion qu'en l'attribuant à un sentiment d'amour-propre flatté. En effet, Bénédict, ce garçon laid à faire peur, comme disait la marquise de Raimbault, ce jeune homme enthousiaste pour les autres et sceptique envers lui-même, se trouvait dans une étrange position. Aimé à la fois de trois femmes dont la moins belle eût rempli d'orgueil le cœur de tout autre, il avait bien de la peine à lutter contre les bouffées de vanité qui s'élevaient en lui. C'était une rude épreuve pour sa raison, il le sentait bien. Pour y résister il se mit à penser à Valentine, à celle des trois qui lui inspirait le moins de certitude, et qui devait nécessairement le désabuser la première. Il ne connaissait l'amour de celle-là que par ces révélations sympathiques qui trompent rarement les amants. Mais quand cet amour serait éclos réellement dans le sein de la jeune comtesse, il devait y être étouffé en naissant, dès qu'il se trahirait à elle-même. Bénédict se dit tout cela pour triompher du démon de l'orgueil, et, ce qui peut-être ne fut pas sans mérite à son âge, il en triompha.
Alors, jetant sur sa situation un regard aussi lucide que possible à un homme fortement épris, il se dit qu'il fallait arrêter son choix sur l'une d'elles, et couper court sur-le-champ aux angoisses des deux autres. Athénaïs fut la première fleur qu'il retrancha de cette belle couronne; il jugea qu'elle serait bientôt consolée. Les naïves menaces de vengeance dont il avait été le confident involontaire pendant la nuit précédente lui firent espérer que Georges Simonneau, Pierre Blutty ou Blaise Moret se chargerait de dégager sa conscience de tout remords envers elle.
Le plus raisonnable, peut-être le plus généreux choix eût dû tomber sur Louise. Donner un état et un avenir à cette infortunée que sa famille et l'opinion avaient si cruellement outragée, réparer envers elle les rudes châtiments que le passé lui avait infligés, être le protecteur d'une femme si malheureuse et si intéressante, il y avait dans cette idée quelque chose de chevaleresque qui avait déjà tenté Bénédict. Peut-être l'amour qu'il avait cru ressentir pour Louise avait-il pris naissance dans la portée un peu héroïque de son caractère. Il avait vu là une occasion de dévouement; sa jeunesse, avide d'une gloire quelconque, appelait l'opinion en combat singulier, comme faisaient ces preux aventuriers envoyant un cartel au géant de la contrée, jaloux qu'ils étaient de faire parler d'eux, ne fût-ce que par une chute glorieuse.
Le refus de Louise, qui d'abord avait rebuté Bénédict, lui apparaissait maintenant sous son véritable aspect. Ne voulant point accepter de si grands sacrifices, et craignant de se laisser vaincre en générosité, Louise avait cherché à lui ôter toute espérance, et peut-être y avait-elle réussi au delà de son désir. Dans toute vertu il y a un peu d'espoir de récompense; elle n'eut pas plus tôt repoussé Bénédict qu'elle en souffrit amèrement. Maintenant Bénédict comprenait que, dans ce refus, il y avait plus de véritable générosité, plus d'affection délicate et forte qu'il n'y en avait eu dans sa propre conduite. Louise s'élevait à ses propres yeux presque au-dessus de l'héroïsme dont il se sentait capable lui-même; c'était de quoi l'émouvoir profondément et le jeter dans une nouvelle carrière d'émotions et de désirs.
Si l'amour était un sentiment qui se calcule et se raisonne comme l'amitié ou la haine, Bénédict eût été se jeter aux pieds de Louise; mais ce qui fait l'immense supériorité de celui-là sur tous les autres, ce qui prouve son essence divine, c'est qu'il ne naît point de l'homme même; c'est que l'homme n'en peut disposer; c'est qu'il ne l'accorde pas plus qu'il ne l'ôte par un acte de sa volonté; c'est que le cœur humain le reçoit d'en haut sans doute pour le reporter sur la créature choisie entre toutes dans les desseins du ciel; et quand une âme énergique l'a reçu, c'est en vain que toutes les considérations humaines élèveraient la voix pour le détruire; il subsiste seul et par sa propre puissance. Tous ces auxiliaires qu'on lui donne, ou plutôt qu'il attire à soi, l'amitié, la confiance, la sympathie, l'estime même, ne sont que des alliés subalternes; il les a créés, il les domine, il leur survit.
Bénédict aimait Valentine et non pas Louise. Pourquoi Valentine? Elle lui ressemblait moins; elle avait moins de ses défauts, moins de ses qualités; elle devait sans doute le comprendre et l'apprécier moins… c'est celle-là qu'il devait aimer apparemment. Il se mit à chérir en elle, dès qu'il la vit, les qualités qu'il n'avait pas en lui-même: il était inquiet, mécontent, exigeant envers la destinée; Valentine était calme, facile, heureuse à propos de tout. Eh bien! cela n'était-il pas selon les desseins de Dieu? La suprême Providence, qui est partout en dépit des hommes, n'avait-elle pas présidé à ce rapprochement? L'un était nécessaire à l'autre: Bénédict à Valentine, pour lui faire connaître ces émotions sans lesquelles la vie est incomplète; Valentine à Bénédict, pour apporter le repos et la consolation dans une vie orageuse et tourmentée. Mais la société se trouvait là entre eux, qui rendait ce choix mutuel absurde, coupable, impie! La Providence a fait l'ordre admirable de la nature, les hommes l'ont détruit; à qui la faute? Faut-il que, pour respecter la solidité de nos murs de glace, tout rayon du soleil se retire de nous?
Quand il se rapprocha du banc où il avait laissé Louise, il la trouva pâle, les mains pendantes, les yeux fixés à terre. Elle tressaillit en écoutant le frôlement de ses vêtements contre le feuillage; mais quand elle l'eut regardé, quand elle eut compris qu'il s'était renfermé dans son inexpugnable impénétrabilité, elle attendit dans une angoisse plus grande le résultat de ses réflexions.
– Nous ne nous sommes pas compris, ma sœur, lui dit Bénédict en s'asseyant à son côté. Je vais m'expliquer mieux.
Ce mot de sœur fut un coup mortel pour Louise; elle rassembla ce qu'elle avait de force pour cacher sa douleur et pour écouter d'un air calme.
– Je suis loin, dit Bénédict, de conserver aucun dépit contre vous; au contraire, j'admire en vous cette candeur et cette bonté qui ne se sont point retirées de moi malgré mes folies; je sens que vos refus ont affermi mon respect et ma tendresse pour vous. Comptez sur moi comme sur le plus dévoué de vos amis, et laissez-moi vous parler avec toute la confiance qu'un frère doit à sa sœur. Oui, j'aime Valentine, je l'aime avec passion; et, comme Athénaïs l'a très-bien remarqué, c'est d'hier seulement que je connais le sentiment qu'elle m'inspire. Mais je l'aime sans espoir, sans but, sans dessein aucun. Je sais que Valentine ne renoncera pour moi ni à sa famille, ni à son prochain mariage, ni même, en supposant qu'elle fût libre, aux devoirs de convention que les idées de sa classe auraient pu lui tracer. J'ai mesuré de sang-froid l'impossibilité d'être pour elle autre chose qu'un ami obscur et soumis, estimé en secret peut-être, mais jamais redoutable. Dussé-je, moi chétif et imperceptible, inspirer à Valentine une de ces passions qui rapprochent les rangs et surmontent les obstacles, je la fuirais plutôt que d'accepter des sacrifices dont je ne me sens pas digne! Tout cela, Louise, doit vous rassurer un peu sur l'état de mon cerveau.
– En ce cas, mon ami, dit Louise en tremblant, vous allez travailler à détruire cet amour qui ferait le tourment de votre vie?
– Non, Louise, non, plutôt mourir, répondit Bénédict avec force. Tout mon bonheur, tout mon avenir, toute ma vie sont là! Depuis que j'aime Valentine, je suis un autre homme; je me sens exister. Le voile sombre qui couvrait ma destinée se déchire de toutes parts; je ne suis plus seul sur la terre; je ne m'ennuie plus de ma nullité; je me sens grandir d'heure en heure avec cet amour. Ne voyez-vous pas sur ma figure un calme qui doit la rendre plus supportable?
– J'y vois une assurance qui m'effraie, répondit Louise. Mon ami, vous vous perdez vous-même. Ces chimères ruineront votre destinée; vous dépenserez votre énergie à des rêves inutiles, et quand le temps viendra d'être un homme, vous verrez avec regret que vous en aurez perdu la force.
– Qu'entendez-vous donc par être un homme, Louise?
– J'entends avoir sa place dans la société sans être à charge aux autres.
– Eh bien! dès demain je puis être un homme, avocat ou portefaix, musicien ou laboureur; j'ai plus d'une ressource.
– Vous ne pouvez être rien de tout cela, Bénédict; car au bout de huit jours une profession quelconque, dans l'état d'irritation où vous êtes…
– M'ennuierait, j'en conviens; mais j'aurai toujours la ressource de me casser la tête si la vie m'ennuie, ou de me faire lazzarone si elle me plaît beaucoup. Et, tout bien considéré, je crois que je ne suis plus bon à autre chose. Plus j'ai appris, plus je me suis dégoûté de la vie; je veux retourner maintenant, autant que possible, à mon état de nature, à ma grossièreté de paysan, à la simplicité des idées, à la frugalité de la vie. J'ai, de mon patrimoine, cinq cents livres de rentes en bonnes terres, avec une maison couverte en chaume; je puis vivre honorablement dans mes propriétés, seul, libre, heureux, oisif, sans être à charge à personne.
– Parlez-vous sérieusement?
– Pourquoi pas? Dans l'état de la société, le meilleur résultat possible de l'éducation qu'on nous donne serait de retourner volontairement à l'état d'abrutissement d'où l'on s'efforce de nous tirer durant vingt ans de notre vie. Mais, écoutez, Louise, ne faites pas pour moi de ces rêves chimériques que vous me reprochez. C'est vous qui m'invitez à dépenser mon énergie en fumée, quand vous me dites de travailler pour être un homme comme les autres, de consacrer ma jeunesse, mes veilles, mes plus belles heures de bonheur et de poésie, à gagner de quoi mourir de vieillesse commodément, les pieds dans de la fourrure et la tête sur un coussin de duvet. Voilà pourtant le but de tous ceux qu'on appelle de bons sujets à mon âge, et des hommes positifs à quarante ans. Dieu les bénisse! Laissez-les aspirer de tous leurs efforts vers ce but sublime: être électeurs du grand collège, ou conseillers municipaux, ou secrétaires de préfecture. Qu'ils engraissent des bœufs et maigrissent des chevaux à courir les foires; qu'ils se fassent valets de cour ou valets de basse-cour, esclaves d'un ministre ou d'un lot de moutons, préfets à la livrée d'or ou marchands de porcs à la ceinture doublée de pistoles; et qu'après toute une vie de sueurs, de maquignonnage, de platitude ou de grossièreté, ils laissent le fruit de tant de peines à une fille entretenue, intrigante cosmopolite, ou servante joufflue du Berri, par le moyen de leur testament ou par l'intermédiaire de leurs héritiers pressés de jouir de la vie: voilà la vie positive qui se déroule dans toute sa splendeur autour de moi! voilà la glorieuse condition d'homme vers laquelle aspirent tous mes contemporains d'étude. Franchement, Louise, croyez-vous que j'abandonne là une bien belle et bien glorieuse existence?
– Vous savez vous-même, Bénédict, combien il serait facile de rétorquer cette hyperbolique satire. Aussi je n'en prendrai pas la peine; je veux vous demander simplement ce que vous comptez faire de cette ardente activité qui vous dévore, et si votre conscience ne vous prescrit pas d'en faire un emploi utile à la société?
– Ma conscience ne me prescrit rien de semblable. La société n'a pas besoin de ceux qui n'ont pas besoin d'elle. Je conçois la puissance de ce grand mot chez des peuples nouveaux, sur une terre vierge qu'un petit nombre d'hommes, rassemblés d'hier, s'efforcent de fertiliser et de faire servir à leurs besoins; alors, si la colonisation est volontaire, je méprise celui qui viendra s'engraisser impunément du travail des autres. Je puis concevoir le civisme chez les nations libres ou vertueuses, s'il en existe. Mais ici, sur le sol de la France, où, quoi qu'on en dise, la terre manque de bras, où chaque profession regorge d'aspirants, où l'espèce humaine, hideusement agglomérée autour des palais, rampe et lèche la trace des pas du riche, où d'énormes capitaux rassemblés (selon toutes les lois de la richesse sociale) dans les mains de quelques hommes, servent d'enjeu à une continuelle loterie entre l'avarice, l'immoralité et l'ineptie; dans ce pays d'impudeur et de misère, de vice et de désolation; dans cette civilisation pourrie jusqu'à sa racine, vous voulez que je sois citoyen? que je sacrifie ma volonté, mon inclination, ma fantaisie à ses besoins pour être sa dupe ou sa victime? pour que le denier que j'aurais jeté au mendiant aille tomber dans la caisse du millionnaire? Il faudra que je m'essouffle à faire du bien afin de produire un peu plus de mal, afin de fournir mon contingent aux administrations qui patentent les mouchards, les croupiers et les prostituées? Non, sur ma vie! je ne le ferai pas. Je ne veux rien être dans cette belle France, la plus éclairée des nations. Je vous l'ai dit, Louise, j'ai cinq cents livres de rente; tout homme qui a cinq cents livres de rente doit en vivre, et vivre en paix.