Kitabı oku: «L'éclaireur», sayfa 10
XVI.
Recherche de la vérité
Malgré la ferme volonté de don Miguel de dompter la douleur, le mouvement du cheval lui occasionnait des souffrances atroces qui crispaient ses traits et faisaient perler sur son front, pâle comme celui d'un cadavre, des gouttelettes d'une sueur froide; parfois, sa vue se troublait, il lui semblait que tout tournait autour de lui, il chancelait sur sa selle et se cramponnait avec force à la crinière de son cheval pour ne pas tomber.
– Stupide matière! murmurait-il d'une voix sourde, ne pourrai-je donc pas te vaincre!
Alors, il redoublait d'efforts pour paraître impassible, souriait à Balle-Franche, et lui adressait gaiement la parole.
Pour la première fois, le vieux chasseur se trouvait à court; il avait beau fouiller sa mémoire, afin de trouver dans sa vie, cependant si accidentée, une circonstance analogue à celle dans laquelle il se trouvait en ce moment, à son grand regret, il était forcé de convenir in petto que jamais il n'avait vu rien de pareil; cela le chagrinait malgré lui, aussi venait-il d'un air tout maussade auprès du jeune homme.
Cependant ils avançaient toujours; tout à coup, ils entendirent un grand bruit de chevaux à une distance assez rapprochée en avant d'eux, sur la sente qu'ils suivaient.
– Voilà Bon-Affût, dit don Miguel.
– C'est probable.
– Il sera bien étonné de me rencontrer venant au-devant du secours qu'il m'amène.
– Cela est certain.
– Pressons un peu le pas de nos chevaux.
Balle-Franche le regarda.
– Vous avez juré de vous donner une congestion cérébrale, n'est-ce pas? lui dit-il nettement.
– Comment cela, répondit le jeune homme étonné.
– Pardieu! Cela est facile à prévoir, reprit le chasseur d'un ton bourru; depuis une heure, vous faites folie sur folie, mais ne vous y trompez pas, caballero, ce que vous prenez pour de la force n'est que de la fièvre, c'est elle seule qui vous soutient, prenez-y garde, ne vous obstinez pas dans une lutte impossible, et dont, je vous en avertis, vous ne sortirez pas vainqueur. Je vous ai laissé agir à votre guise, parce que je ne voyais pas d'inconvénient à le faire jusqu'à présent; mais, croyez-moi, en voilà assez, vous avez donné la mesure de vos forces, vous avez prouvé ce que vous pourriez dans une circonstance urgente; c'est tout ce qu'il faut, maintenant arrêtons-nous et attendons.
– Merci, répondit don Miguel en lui serrant cordialement la main, vous êtes réellement mon ami, vos rudes paroles me le prouvent; oui, je suis un fou, mais que voulez-vous, je me trouve dans une position étrange, où toute heure que je perds peut amener pour moi et pour d'autres personnes des périls extrêmes, j'ai peur de succomber avant d'avoir accompli la tâche que le malheur m'a imposée.
– Vous succomberez bien plus vite, si vous ne voulez pas être raisonnable, quatre ou cinq jours sont bientôt passés, et puis, ce que vous ne pourrez pas accomplir, vos amis l'accompliront.
– C'est vrai, vous me faites rougir de moi-même; non seulement je suis un fou, mais encore je suis un ingrat.
– Allons ne parlons plus de cela; le bruit se rapproche, il est probable que ce sont vos compagnons; cependant il serait possible que ce fussent des ennemis, dans le désert on doit s'attendre à tout; entrons dans ce fourré où nous demeurerons parfaitement invisibles aux regards des arrivants, si c'est Bon-Affût, nous nous montrerons, sinon nous nous tiendrons cois.
Don Miguel approuva chaleureusement ce conseil, il comprenait qu'en cas de lutte, il ne serait que d'un piètre secours à son compagnon dans l'état où il se trouvait.
Les deux hommes disparurent dans le fourré qui se referma sur eux, et ils attendirent, le pistolet au poing, l'arrivée des gens dont le galop des chevaux croissait de minute en minute.
Balle-Franche ne s'était pas trompé, c'était effectivement Bon-Affût qui revenait avec une quinzaine de gambucinos. Lorsqu'ils ne furent plus qu'à quelques pas d'eux, les deux hommes se montrèrent.
Bon-Affût ne pouvait en croire ses yeux, il ne comprenait pas comment cet homme, qu'il avait laissé privé de connaissance, étendu sur la terre comme un corps inerte et presque sans vie, avait eu la force de venir à sa rencontre, et de se tenir aussi droit et aussi ferme sur sa selle.
Don Miguel jouit quelques instants de son triomphe et de l'admiration qu'il inspirait à ces hommes pour lesquels la seule suprématie est celle de la force, puis il se pencha en souriant vers Bon-Affût.
– Vous n'en êtes pas moins le bienvenu avec le secours que vous m'amenez, mon ami, lui dit-il à voix basse; ce secours me devient en ce moment, sinon indispensable, du moins fort nécessaire, la volonté seule me maintient à cheval dans la position où je suis.
– Il faut vous hâter de retourner au camp, et de crainte d'accident, vous étendre sur un brancard.
– Un brancard! se récria don Miguel.
– Il le faut, croyez-moi; il est urgent que vous repreniez, dans le plus bref délai, le commandement de votre cuadrilla, n'usez donc pas vos forces dans d'inutiles bravades.
Don Miguel s'inclina sans répondre, il avait compris la portée de l'argument du chasseur; lui-même, après être descendu de cheval avec le secours des deux Canadiens, donna l'ordre à ses compagnons de construire le brancard qui devait servir à le transporter.
Bon-Affût, passant son bras sous celui du jeune homme et faisant signe à Balle-Franche de les suivre, s'écarta de quelques pas de la troupe, et, faisant asseoir sur l'herbe l'aventurier;
– Maintenant que vous êtes en état de me répondre, profitons du temps pendant lequel on confectionne le brancard, pour causer; vous avez beaucoup de choses à m'apprendre.
Le jeune homme soupira.
– Interrogez, répondit-il.
– Oui, cela vaudra mieux ainsi; comment et par qui avez-vous été attaqué?
– Je ne saurais vous le dire; c'est une étrange histoire, tellement embrouillée qu'il m'est impossible, malgré tous mes efforts, d'en deviner le premier mot.
– C'est égal, dites-nous ce qui vous est arrivé, peut-être nous autres, qui avons plus que vous l'habitude des prairies, trouverons-nous un fil conducteur qui servira à nous guider dans ce labyrinthe inextricable en apparence.
Don Miguel, sans se faire prier davantage, rapporta alors, dans tous leurs détails, les faits tels qu'ils s'étaient passés.
Au nom d'Addick, Bon-Affût fronça les sourcils.
Lorsque le Mexicain parla de don Stephano, les chasseurs échangèrent un regard d'intelligence; mais lorsque le jeune homme arriva à la singulière péripétie du combat où, sur le point de succomber, il avait été tout à coup secouru par des inconnus qui avaient disparu comme par enchantement après l'avoir dégagé, les chasseurs donnèrent les marques de la plus grande surprise.
– Voilà, ajouta don Miguel, l'odieux guet-apens dans lequel je suis tombé et dont j'aurais été victime, si vous n'étiez pas accourus à propos pour me sauver. Maintenant que vous savez tout, aussi bien que moi, quelle est votre opinion?
– Hum! fit le chasseur, tout cela est bien extraordinaire, en effet; il y a au fond de cette histoire une sombre machination, menée avec une adresse et une perversité diaboliques qui m'effrayent. J'ai certains soupçons que je tiens avant tout à éclaircir; je ne puis donc vous donner de suite mon opinion. Il faut avant tout, que j'approfondisse certaines choses. Rapportez-vous en à moi pour cela. Mais ces hommes, qui sont venus si à propos à votre secours, ne les avez-vous pas vus? Ne leur avez-vous pas parlé?
– Vous oubliez, répondit en souriant don Miguel, qu'ils me sont apparus au milieu du combat, apportés pour ainsi dire par l'ouragan qui sévissait avec fureur. Le temps eût été mal choisi pour une conversation.
– C'est vrai, je ne sais ce que je dis; mais, ajouta le chasseur en frappant la terre de la crosse de son rifle, je n'en aurai pas le démenti, je vous jure que bientôt j'aurai découvert quels sont vos ennemis, quelques soins qu'ils prennent et quelques précautions qu'ils emploient pour se cacher.
– Oh! Je compte bien me mettre à leur poursuite, dès que mes forces seront un peu revenues.
– Vous, caballero, répondit sèchement Bon-Affût, vous allez vous guérir d'abord. Arrivé à votre camp, vous vous enfermerez comme dans une citadelle, et vous ne ferez pas un mouvement avant de m'avoir revu.
– Comment, de vous avoir revu? Vous avez donc l'intention de me quitter?
– A l'instant, Balle-Franche et moi, nous allons partir; auprès de vous, nous ne vous servirions à rien, au lieu que nous vous serons utiles au dehors.
– Que voulez-vous faire?
– A notre retour vous saurez tout.
– Je ne puis demeurer dans une telle inquiétude, en outre je ne vous comprends pas.
– C'est cependant limpide. Je veux, aidé par Balle-Franche, arracher le masque à ce don Stefano, masque qui, à mon avis, doit cacher un bien laid visage, savoir quel est cet homme, et pourquoi il s'est posé vis-à-vis de vous en ennemi acharné.
– Merci, Bon-Affût; maintenant je suis tranquille. Allez, faites ce que bon vous semblera, je suis convaincu que tout ce qui sera humainement possible d'accomplir, vous l'accomplirez; seulement avant de nous séparer, promettez-moi une chose.
– Laquelle?
– Promettez-moi que, dès que vous aurez obtenu tous les renseignements que vous allez chercher, vous me les transmettrez, sans rien entreprendre contre cet homme dont je tiens à tirer personnellement, vous m'entendez, Bon-Affût, personnellement une vengeance exemplaire.
– Ceci vous regarde, je n'aurais garde d'aller sur vos brisées; à chacun sa tâche en ce monde: cet homme est votre ennemi et non le mien. Dès que je serai parvenu à vous mettre face à face, ou du moins à vous placer vis-à-vis l'un de l'autre dans une position égale, vous ferez comme vous l'entendrez, je m'en lave les mains.
– Bon, bon! murmura don Miguel, si quelque jour je tiens ce démon entre mes mains comme il m'a tenu entre les siennes, je ne le laisserai pas échapper, moi, je vous le jure.
– Ainsi, c'est convenu, nous pouvons partir?
– Quand il vous plaira.
Balle-Franche avait assisté calme et impassible jusque-là à l'entretien des deux hommes; mais à cette parole il fit un pas en avant, et, posant la main sur le bras de Bon-Affût:
– Un instant, dit-il.
– Quoi, encore? répondit le chasseur.
– Un mot seulement, mais un mot qui a, je le crois, dans les circonstances actuelles une certaine importance.
– Dites vite alors.
– Vous voulez découvrir quel est ce don Stefano, ainsi qu'il lui plaît de se faire appeler, et je vous approuve; mais il est, il me semble, une chose bien autrement sérieuse que nous devons d'abord nous appliquer à découvrir.
– Laquelle?
Balle-Franche tourna la tête à droite et à gauche, pencha le haut du corps légèrement en avant, et baissant la voix de façon que ceux auxquels il s'adressait ne l'entendaient eux-mêmes que difficilement, il reprit d'un ton sévère:
– La vie du désert ne ressemble en rien à celle des villes. Là-bas, on se connaît peu ou beaucoup, soit de nom, soit par des relations personnels; on est souvent lié par des intérêts plus ou moins directs; enfin, il existe entre tous les habitants des villes des liens sociaux qui les attachent les uns aux autres, et en forment, pour ainsi dire, une même famille. Au désert, ce n'est plus cela: l'égoïsme et le personnalisme règnent en maître; le moi est la loi suprême; chacun ne pense qu'à soi, n'agit que pour soi, et, dirai-je plus, n'aime que soi.
– Abrégez, pour Dieu! Balle-Franche, abrégez, interrompit Bon-Affût avec impatience; où diable voulez-vous en venir?
– Patience! continua l'imperturbable Canadien, patience, vous allez le savoir. Donc, pour me résumer, au désert, à moins d'avoir pendant longues années vécu côte à côte avec un homme, partageant avec lui les peines et les plaisirs, la bonne et la mauvaise fortune, chaque individu vit seul, sans amis, ne comptant que des indifférents ou des ennemis. Dans le guet-apens dont cette nuit don Miguel a failli être la victime, deux sortes de gens se sont spontanément révélés à lui. Ces deux sortes de gens sont des ennemis acharnés d'abord, puis ensuite des amis non moins acharnés. Ne croyez pas, continua le chasseur en s'échauffant, que je n'ai pas calculé la portée du mot que je viens de prononcer; vous vous tromperiez extraordinairement. Ne vous semble-t-il pas étrange, comme à moi, maintenant que vous êtes de sang-froid et que vous raisonnez dans toute la plénitude de vos facultés, ne vous semble-t-il pas étrange, dis-je, que soudainement, à un moment donné, sans qu'il soit possible de savoir ni pourquoi ni comment, ces hommes soient tout à coup sortis pour ainsi dire de terre afin de vous prêter main-forte; puis, lorsque le péril fut passé ou à peu près, ils soient disparus aussi brusquement qu'ils étaient venus, sans laisser de traces de leur passage et sans rompre l'incognito qui les couvrait; cela n'est-il pas étrange, répondez?
– En effet, murmura Bon-Affût, je n'y avais pas songé jusqu'à présent, la conduite de ces hommes est inexplicable.
– Voilà justement ce qu'il faut expliquer, s'écria violemment Balle-Franche: la Prairie n'est pas assez habitée pour que, à point nommé, par un ouragan épouvantable, il se trouve là des hommes tout prêts à vous défendre pour la seule satisfaction de le faire; ces gens, pour agir ainsi, devaient avoir des motifs secrets, un but qu'il est urgent de découvrir. Qui nous dit qu'ils ne faisaient pas partie de la troupe qui vous attaquait, que ce n'était pas un jeu joué afin de s'emparer plus facilement de vous, coup de partie dont notre présence imprévue est venue déranger l'exécution? Je vous le répète, il nous faut d'abord, et avant tout, retrouver ces hommes, savoir qui ils sont, ce qu'ils veulent; en un mot, s'ils sont pour nous des amis ou des ennemis.
– Il est bien tard maintenant pour entreprendre une telle recherche, observa don Miguel.
Les deux chasseurs sourirent en échangeant un regard significatif.
– Bien tard pour vous, certainement, qui n'avez pas la clef du désert, reprit Balle-Franche; mais pour nous, c'est autre chose.
– Oui, appuya Bon-Affût; que nous retrouvions seulement une trace de leur passage, si légère qu'elle soit, une empreinte sur le sable mouillé, que nous tenions un bout de leur piste, cela nous suffira pour arriver à l'autre, et nous vous rendrons bon compte de ces inconnus dont, ainsi que l'a fort bien observé Balle-Franche, la conduite est trop étrange et trop belle pour être loyale.
– Oh! Que ne puis-je vous suivre! s'écria don Miguel avec regret.
– Guérissez-vous d'abord; bientôt, j'en ai la certitude, votre rôle commencera; car, avant trois jours, nous vous apporterons tous les renseignements qui vous manquent aujourd'hui, et, sans lesquels vous ne pouvez rien faire.
– Ainsi, vous me promettez que dans trois jours…
– Oui, dans trois jours nous serons de retour de notre expédition; comptez sur notre promesse et soignez-vous de façon à pouvoir vous mettre immédiatement en campagne.
– Je serai prêt.
– Allons, au revoir; le soleil est haut déjà, nous n'avons pas une minute à perdre.
– Au revoir et bonne chance.
Les chasseurs serrèrent cordialement la main de don Miguel, remontèrent à cheval et s'éloignèrent rapidement dans la direction du gué del Rubio.
Le chef des gambucinos, placé sur une civière, reprit doucement, escorté par ses compagnons, le chemin de son camp, où il arriva un peu avant le coucher du soleil.
XVII.
Don Mariano
Nous retournerons à présent auprès de don Stefano Cohecho, que nous avons laissé évanoui entre Ruperto et don Mariano.
La double exclamation poussée par le chasseur et le voyageur mexicain, en reconnaissant l'homme qu'ils avaient relevé sur les bords de la rivière, avait plongé les assistants dans une stupéfaction profonde.
Bermudez reprit le premier son sang-froid, et, s'approchant de son maître:
– Venez, don Mariano, lui dit-il, ne restez pas ici, peut-être serait-il bon qu'en ouvrant les yeux votre frère ne vous vît pas.
Don Mariano fixait un regard ardent sur le blessé.
– Comment se fait-il que je le retrouve là? dit-il, comme se parlant à soi-même; que fait-il dans ces régions sauvages? Il me mentait donc en m'écrivant que d'importantes affaires l'appelaient au États-Unis et qu'il partait pour la Nouvelle-Orléans?
– Le señor don Estevan, votre frère, répondit gravement Bermudez, est un de ces hommes aux allures ténébreuses, dont il est impossible de connaître les pensées et de deviner les actes; voyez, ce chasseur lui donne un nom qui ne lui appartient pas: dans quel but se cache-t-il ainsi? Croyez-moi, don Mariano, il y a là-dessous un mystère que nous éclaircirons avec la grâce de Dieu; mais soyons prudents, ne révélons pas notre présence à don Estevan: il sera toujours temps de le faire, si nous reconnaissons que nous nous sommes trompés.
– C'est vrai, Bermudez, votre avis est bon, je veux le suivre; seulement avant de m'éloigner, laissez-moi m'assurer de l'état où il se trouve: cet homme est mon frère, et, quelques grands que soient ses torts envers moi, je ne voudrais pas le voir mourir sans secours.
– Peut-être cela vaudrait-il mieux, murmura Bermudez.
Don Mariano lui jeta un regard mécontent et se pencha sur le blessé.
Celui-ci était toujours évanoui. L'Églantine lui prodiguait ces soins délicats et intelligents dont les femmes de toutes les couleurs et de toutes les nations ont le secret, sans cependant parvenir à le rappeler à la vie.
– Croyez-moi, seigneurie, insista Bermudez, éloignez-vous.
Don Mariano jeta un dernier regard sur son frère et sembla hésiter un instant; puis, se détournant avec effort.
– Allons! dit-il.
Le visage du vieux domestique rayonna.
– Je vous recommande cet homme, fit encore don Mariano en s'adressant à Ruperto; ayez pour lui tous les soins que réclame son état et que l'humanité exige.
Le chasseur s'inclina sans répondre. Le gentilhomme mexicain fit quelques pas pour se rapprocher de son cheval, qui, avec ceux de ses compagnons, était attaché à un jeune ébénier. Ce n'était qu'à regret que don Mariano s'éloignait; une voix secrète semblait l'avertir d'attendre.
Au moment où il mettait le pied à l'étrier, une main se posa sur son épaule; il se retourna.
Un homme était devant lui; cet homme était l'Aigle-Volant.
Le chef avait laissé les blancs s'occuper du soin de transporter les blessés; avec cet instinct particulier à sa race, il avait visité, lui, avec le plus grand soin le lieu de l'embuscade et tous les endroits où les hasards de la lutte avaient conduit les combattants. Son but, en agissant ainsi, avait été de découvrir quelque trace, quelque indice qui, le cas échéant, seraient utiles à ceux qui auraient intérêt à approfondir les causes du guet-apens tendu à don Miguel. Le hasard l'avait servi à souhait en lui fournissant une preuve dont le prix devait être immense, et que, sans nul doute, don Stefano aurait rachetée avec le plus clair de son sang, afin de l'anéantir; malheureusement cette preuve, tout intéressante qu'elle fût, était lettre close pour l'Indien, et dans ses mains n'avait aucune valeur.
L'Aigle-Volant songea aussitôt à don Mariano, qui pourrait probablement lui expliquer l'importance de la trouvaille mystérieuse qu'il avait faite; après l'avoir tournée et retournée plusieurs fois, il la cacha définitivement dans son sein, et, avec la décision caractéristique de sa race, il s'était élancé d'un pas rapide vers le campement où il était certain de rencontrer le Mexicain.
– Mon père va partir? demanda le peau-rouge.
– Oui, répondit don Mariano; mais je suis heureux de vous voir avant mon départ, chef, afin de vous remercier de votre cordiale hospitalité.
L'Indien s'inclina.
– Mon père sait déchiffrer les colliers des visages pâles, n'est-ce pas? continua-t-il; les blancs ont beaucoup de science, mon père doit être un chef dans sa nation.
Don Mariano regarda le Comanche avec surprise.
– Que voulez-vous dire? lui demanda-t-il.
– Nos pères indiens nous ont appris à transmettre, sur des peaux d'animaux préparées à cet effet, les événements intéressants qui se sont passés parmi nous dans nos tribus aux anciens âges du monde; les visages pâles savent tout: ils ont la grande médecine, eux aussi ont des colliers.
– Certes nous avons des livres sur lesquels, au moyen de signes convenus, on retrace l'histoire des nations et jusqu'aux pensées des hommes.
Le chef fit un geste de joie.
– Bon, dit-il, mon père doit connaître ces signes, car sa tête est grise.
– Je les connais en effet; cette science bien simple que je possède pourrait-elle donc vous être de quelque utilité?
L'Aigle-Volant secoua négativement la tête.
– Non, dit-il, pas à moi, mais peut-être à d'autres.
– Je ne vous comprends pas, chef; soyez donc assez bon pour vous expliquer plus clairement, je désire m'éloigner avant que l'homme qui est là reprenne connaissance.
L'Indien jeta un regard de côté sur le blessé.
– Il n'ouvrira pas les yeux avant une heure, dit-il, l'Aigle-Volant peut causer avec son père.
Malgré lui don Mariano se sentait intéressé à connaître ce que l'Indien désirait lui dire, il se résolut à attendre et lui fit signe de parler.
Le chef reprit d'une voix grave:
– Que mon père écoute, dit-il; l'Aigle-Volant n'est pas une vieille femme bavarde, c'est un chef renommé; les paroles que souffle sa poitrine sont toutes inspirées par le Wacondah; l'Aigle-Volant aime les visages pâles parce que ceux-ci ont été bons pour lui et lui ont, dans plusieurs circonstances, rendus de grands services. Après le combat, le chef a parcouru le champ de bataille, près de l'endroit où est tombé l'homme que mon père a amené ici; l'Aigle-Volant a trouvé un sac de médecine renfermant plusieurs colliers, l'Indien les a regardés dans tous les sens, mais il n'a pu les comprendre parce que le Wacondah a étendu sur ses yeux l'épais bandeau qui empêche les peaux-rouges d'égaler les blancs, cependant le chef, soupçonnant que, peut-être, ce sac mystérieux, inutile pour lui, pourrait être important pour mon père ou quelques-uns de ses amis, l'a serré précieusement dans sa poitrine et il est accouru en toute hâte afin de le remettre à mon père. Le voilà, ajouta-t-il en sortant un portefeuille de son sein et le présentant à don Mariano; que mon père le prenne, peut-être parviendra-t-il à connaître ce qu'il renferme.
Bien que l'action du peau-rouge fut toute naturelle de sa part, que ce portefeuille et ce qu'il contenait devait probablement être fort indifférent au gentilhomme, ce ne fut cependant qu'avec un secret serrement de cœur qu'il le prit des mains du chef.
L'Indien croisa les bras sur sa poitrine et attendit, fort satisfait de ce qu'il venait de faire.
Don Mariano examina d'un air distrait le portefeuille qu'il tenait à la main. Ce portefeuille était en chagrin noir assez ordinaire, sans enjolivements ni dorures; on reconnaissait que c'était plus un meuble d'utilité que de luxe; il était bourré de papiers et fermé au moyen d'une petite serrure en argent. L'examen, commencé d'abord, ainsi que nous l'avons dit, d'un air distrait, prit soudain une grande importance pour don Mariano, ses yeux étaient tombés sur ces mots à demi effacés, gravés en lettres d'or sur un des côtés du portefeuille:
« Don Estevan de Real del Monte. »
A la vue de ces mots qui lui révélaient le nom du propriétaire de l'objet qu'il tenait, il fit un geste de surprise en lançant un regard profond à son frère toujours étendu sans connaissance, et, par un mouvement indépendant de sa volonté, sa main se crispa avec force. Cette pression rompit l'attache qui fermait le portefeuille; il s'ouvrit, et plusieurs papiers s'en échappèrent.
Bermudez se baissa vivement, les ramassa et les remit à son maître. Celui-ci fit machinalement le geste de les replacer dans le portefeuille. Bermudez l'arrêta résolument.
– C'est Dieu qui vous donne les moyens de connaître enfin la vérité, dit-il; ne négligez pas l'occasion qu'il vous offre, sans cela vous pourriez plus tard vous en repentir.
– Violer les secrets de mon frère, murmura don Mariano avec un mouvement de répulsion.
– Non, repartit sèchement Bermudez, mais savoir comment il est devenu le maître des vôtres; seigneurie, souvenez-vous de la cause de notre voyage.
– Mais si je me trompais… s'il n'était pas coupable?
– Tant mieux! De cette façon vous en acquerrez les preuves.
– Ce que tu me pousses à faire là est mal, je n'ai pas le droit d'agir ainsi.
– Eh bien, moi qui ne suis qu'un misérable criado dont les actions n'ont aucune portée sérieuse, dans votre intérêt, je le prends, ce droit, seigneurie.
Et, par un geste rapide comme la pensée, il s'empara du portefeuille.
– Malheureux! s'écria don Mariano, arrête! Que vas-tu faire?
– Sauver, peut-être, celle que vous chérissez, puisque vous n'osez pas le faire vous-même.
– Que mon père laisse son esclave, dit l'Indien, en s'interposant, le Wacondah l'inspire.
Don Mariano n'eut pas le courage de résister plus longtemps, d'autant plus que, malgré lui, un sentiment inconnu dont il ne pouvait se rendre compte lui disait que c'était lui qui avait tort et que Bermudez faisait bien d'agir ainsi. Le métis avait, avec le plus grand sang-froid, ouvert les papiers sans paraître s'occuper de ce que son action avait de risqué au point de vue des convenances.
– Oh! s'écria-t-il tout à coup, ne vous avais-je pas dit, seigneurie, que c'était Dieu qui vous mettait entre les mains les preuves que vous cherchiez vainement depuis si longtemps; lisez! Lisez! Et s'il est possible, doutez encore du témoignage de vos yeux et refusez plus longtemps de croire à la perfidie de votre frère et à son odieuse trahison.
Don Mariano s'empara des papiers avec un geste fébrile et les parcourut rapidement des yeux. Après en avoir lu deux ou trois, il s'arrêta, leva les yeux au ciel, et laissa tomber sa tête dans ses mains avec l'expression de la plus grande douleur.
– Oh! fit-il avec désespoir, mon frère! Mon frère!
– Courage! lui dit doucement Bermudez.
– J'en aurai! répondit-il, l'heure de la justice est arrivée.
Un changement étrange s'était subitement opéré en lui. Cet homme si craintif quelques minutes auparavant, dont l'hésitation était extrême, s'était métamorphosé; il semblait avoir grandi, ses traits avaient pris une rigidité imposante, ses yeux lançaient des éclairs.
– Plus de craintes puériles, dit-il, plus de tergiversations. Il faut agir.
Se tournant alors vers l'Aigle-Volant:
– Cet homme est-il gravement blessé? lui demanda-t-il.
L'Indien alla examiner avec soin don Stefano.
Pendant tout le temps qu'il fut éloigné, nul ne prononça une parole; chacun comprenait que don Mariano avait enfin pris une résolution énergique et qu'il l'accomplirait, quelles qu'en dussent être plus tard les conséquences pour lui, sans remords et sans hésitation.
L'Aigle-Volant revint au bout de quelques minutes.
– Eh bien? lui demanda le gentilhomme.
– Cet homme n'est pas réellement blessé, répondit l'Indien, il a reçu seulement une contusion sérieuse à la tête qui l'a plongé dans une espèce d'évanouissement léthargique, dont il ne sortira pas avant une heure.
– Fort bien; et en se réveillant, dans quel état se trouvera-t-il?
– Il sera très faible, mais peu à peu cette faiblesse se dissipera, et demain il sera aussi bien portant qu'avant le coup qu'il a reçu.
Un sourire amer plissa les livres de don Mariano.
– Priez ce chasseur, votre ami, d'approcher, dit-il, j'ai à vous parler à tous deux; un service à vous demander.
Le chef obéit.
– Me voici à vos ordres, seigneurie, dit Ruperto.
– Nous allons tenir conseil, reprit alors don Mariano; n'est-ce pas la locution dont vous vous servez au désert lorsque vous avez à traiter d'affaires sérieuses?
Le chasseur et l'Indien firent un geste affirmatif.
– Ecoutez-moi avec attention, continua le gentilhomme d'une voix ferme et accentuée: l'homme qui est là est mon frère, cet homme doit mourir; je ne veux pas le tuer, je veux le juger; vous tous ici présents serez ses juges, moi je l'accuserai. Voulez-vous m'aider à accomplir, non pas un acte de vengeance, mais un acte de la plus rigoureuse justice? Je vous le répète, je l'accuserai devant vous présents, et, pièces en main; votre conscience sera éclairée; cet homme pourra se défendre, liberté entière lui sera laissée pour cela devant vous, de plus vous serez libres de le condamner ou de l'absoudre, suivant que vous le trouverez innocent ou coupable. Vous m'avez entendu, réfléchissez, j'attends votre réponse.
Il y eut un silence suprême.
Après quelques minutes, Ruperto prit la parole.
– Dans le désert, où ne pénètre pas la justice humaine, dit-il, la loi de Dieu doit régner; lorsque nous avons le droit de tuer les bêtes féroces et malfaisantes, pourquoi n'aurions-nous pas le droit de punir un scélérat? J'accepte la mission dont vous me chargez, parce que, dans mon cœur, j'ai la persuasion qu'en agissant ainsi j'accomplis un devoir et que je suis utile à la société tout entière, dont je me fais le vengeur.
– Bien, répondit don Mariano, je vous remercie. Et, vous chef?
– J'accepte, dit nettement le Comanche; les traîtres doivent être punis, n'importe à quelle race ils appartiennent. L'Aigle-Volant est un chef, il a le droit de siéger au feu du conseil au premier rang des sachems et de condamner ou d'absoudre.
– A vous maintenant, reprit don Mariano en se tournant vers ses domestiques, répondez.
Bermudez fit un pas en avant, et saluant respectueusement don Mariano:
– Seigneurie, dit-il, nous connaissons cet homme: enfant, nous l'avons fait sauter et jouer sur nos genoux; plus tard il a été notre maître; nos cœurs ne seraient pas libres en sa présence; nous ne pouvons le juger, nous ne devons pas le condamner, nous ne sommes bons qu'à exécuter le jugement, quel qu'il soit, qu'on porte contre lui si nous en recevons l'ordre; d'anciens esclaves, libres par la bonté de leur maître, ne sont jamais égaux à lui.
– Ces sentiments sont ceux que j'attendais de vous; je vous remercie de votre franchise, mes enfants. En effet, vous ne devez pas intervenir dans cette affaire; Dieu, je l'espère, nous enverra deux hommes au cœur loyal et à la volonté ferme pour vous remplacer et remplir sans arrière-pensée les fonctions de juges.
– Dieu vous a entendu, caballero, dit une voix rude, nous voici, disposez de nous.