Kitabı oku: «L'éclaireur», sayfa 26
XXXVIII.
Une reconnaissance de nuit
Le soleil se couchait au moment où les gambucinos atteignaient la lisière de la forêt et la limite du couvert.
Devant eux, à environ une lieue et demie, s'élevait la ville au milieu de l'océan de verdure de la plaine qui l'enveloppait et lui formait une ceinture d'herbes et de fleurs.
La nuit tombait rapidement, les ténèbres s'épaississaient de minute en minute, confondant en une masse sombre tous les accidents du paysage; l'heure était enfin des plus propices pour tenter le hardi coup de main auquel ils étaient résolus.
Ils firent un dernier adieu à leurs compagnons, et s'enfoncèrent résolument dans les hautes herbes au milieu desquelles ils ne tardèrent pas à disparaître.
Heureusement pour les aventuriers, auxquels il aurait été impossible de se diriger au milieu des ténèbres, les pas des piétons et ceux des cavaliers qui se rendaient incessamment à la ville, ou de ceux qui en sortaient, avaient tracé à la longue de larges sentiers qui tous aboutissaient directement à une des portes.
Les deux hommes marchèrent assez longtemps silencieux à côté l'un de l'autre.
Chacun d'eux réfléchissait profondément à l'issue probable de cette tentative désespérée.
Dans le premier moment d'enthousiasme, ils n'avaient que légèrement songé aux difficultés sans nombre qu'ils devaient rencontrer sur leur route et aux obstacles qui, à chaque pas, surgiraient sans doute devant eux.
Ils n'avaient vu que le but à atteindre.
Mais maintenant qu'ils étaient de sang-froid, bien des choses auxquelles ils n'avaient pas pris garde ou auxquelles ils n'avaient pas voulu s'arrêter se présentaient à leur pensée, et, ainsi que cela arrive souvent, leur faisaient voir leur expédition sous un aspect tout différent.
Maintenant, le but leur paraissait presque impossible à atteindre, au lieu que les dangers et les obstacles grossissaient pour ainsi dire à vue d'œil.
Malheureusement, ces judicieuses réflexions arrivaient trop tard; il n'était plus temps de reculer, il fallait marcher en avant quand même.
Du reste, tout était calme et tranquille; il n'y avait pas un soupir de la brise dans l'air, pas un bruit dans la prairie, et au fur et à mesure que les étoiles apparaissaient au ciel, une lueur pâle et tremblotante venait légèrement modifier les ténèbres et les rendre moins intenses.
Maintenant ils commençaient à y voir assez pour se diriger sans hésitation et reconnaître les environs à une certaine distance.
Balle-Franche ne s'arrangeait que médiocrement du silence opiniâtre de son compagnon; le digne chasseur aimait assez à parler, surtout dans des circonstances semblables à celles dans lesquelles il se trouvait en ce moment; aussi résolut-il de faire causer son compagnon, d'abord afin d'entendre la voix humaine, raison que ne comprendront probablement pas les gens dont la vie, heureusement pour eux, s'est passée sédentaire et exempte de ces grands orages du cœur qui donnent cependant tant de charme à l'existence; la seconde raison du chasseur était non moins péremptoire que la première: maintenant qu'il était embarqué dans cette entreprise désespérée, il n'était pas fâché de demander certains renseignements à don Leo, afin de savoir comment celui-ci prétendait agir et quel plan de conduite il comptait adopter.
Aussi, près de la ville, dans une campagne entièrement découverte, il n'y avait pour les aventuriers que très peu de risque de rencontrer des Indiens; les seuls qu'ils étaient exposés à voir étaient des batteurs d'estrade chargés d'aller à la découverte, au cas peu probable où les Indiens, contrairement à leurs usages habituels de ne pas faire un mouvement quelconque pendant la nuit, eussent jugé nécessaire d'envoyer quelques hommes pour surveiller les alentours.
Les deux hommes pouvaient donc, pour ainsi dire sans danger, à moins d'un hasard extraordinaire, causer entre eux en ayant, bien entendu, le soin de ne parler qu'à voix basse et de tenir constamment les yeux et les oreilles en vedette pour signaler le danger aussitôt qu'il se manifesterait.
Balle-Franche après avoir toussé légèrement afin d'attirer l'attention de son compagnon, lui dit tout à coup en jetant autour de lui un regard de mauvaise humeur:
– Eh! Eh! Le ciel s'éclaircit énormément depuis quelques minutes, la nuit est moins profonde; pourvu que la lune ne se lève pas avant que nous soyons arrivés où nous voulons aller.
– Nous avons encore plus de deux heures devant nous avant que la lune ne se lève, répondit don Leo, c'est plus qu'il ne nous en faut.
– Vous croyez que deux heures nous suffiront?
– J'en suis sûr.
– Allons, tant mieux, car je n'aime que médiocrement les marches de nuit.
– Ce n'est guère la coutume d'en faire.
– En effet, depuis quarante ans que je parcours le désert dans tous les sens, c'est ce soir la seconde fois qu'il m'arrive de faire une expédition de nuit.
– Bah!
– Mon Dieu! Oui; la première fois, le fait mérite d'être constaté.
– Comment cela? demanda don Leo d'un air distrait.
– C'est que les circonstances étaient à peu près les mêmes: il s'agissait aussi de sauver une jeune fille qui avait été enlevée par les Indiens. C'était en 1835; j'étais alors au service de la Société des Pelleteries. Les Indiens Pieds-Noirs, pour se venger d'un tour que leur avait joué un mauvais drôle d'engagé, n'avaient rien trouvé de mieux que d'enlever la fille du commandant du fort Mackenzie25; alors…
– Écoutez, dit don Leo en lui saisissant le bras, n'entendez-vous rien?
Le Canadien, si subitement interrompu dans sa narration qu'il croyait bien cette fois conduire jusqu'au bout, ne manifesta cependant aucune mauvaise humeur, tant il était habitué à de pareilles mésaventures; il s'arrêta, se coucha sur le sol, appuya l'oreille à terre et écouta pendant deux ou trois minutes avec l'attention la plus soutenue, puis il se releva en secouant dédaigneusement la tête.
– Ce sont des coyotes en chasse d'un daim, dit-il.
– Vous en êtes certain?
– Vous ne tarderez pas à les entendre donner de la voix.
Effectivement, à peine le chasseur finissait-il de parler que les aboiements répétés des coyotes se firent entendre à une légère distance.
– Vous voyez, dit simplement le Canadien.
– En effet, répondit don Leo.
Ils reprirent leur marche interrompue un instant.
– Ah çà, dit Balle-Franche, vous savez ce qui est convenu, don Miguel; je me fie entièrement à vous pour entrer dans la ville: je ne sais pas comment nous ferons, par exemple.
– Je ne le sais pas trop moi-même, répondit le jeune homme; j'ai passé aujourd'hui plusieurs heures à examiner attentivement les murailles, et j'ai cru reconnaître un endroit par lequel il nous sera, je le suppose, assez facile de passer.
– Hum! dit Balle-Franche, votre plan ne me semble pas très bon, compagnon; il aboutira probablement à des os cassés.
– C'est une chance à courir.
– Parfaitement; mais, sans vous offenser, j'aimerais mieux autre chose, si cela est possible.
– Cette perspective ne vous fait pas peur, cependant?
– Moi, pas le moins du monde. Il est évident que les Indiens ne peuvent pas me tuer; sans cela depuis que je cours le désert, il y a longtemps que ce serait fait.
Le jeune homme ne put s'empêcher de rire du sang-froid avec lequel son compagnon émettait cette singulière opinion.
– Eh bien, alors, lui dit-il, dans ces conditions-là pourquoi trouvez-vous à reprendre à mon plan?
– Parce qu'il est mauvais: si les Indiens ne peuvent pas me tuer, rien ne prouve qu'ils ne me blesseront pas. Croyez-moi, don Miguel, soyons prudents; si l'un de nous est mis de prime-abord hors de combat, que deviendra l'autre?
– C'est juste; mais avez-vous un autre plan à me proposer, vous?
– Je le crois.
– Eh bien, faites-le-moi connaître: s'il est bon, je l'adopterai; je n'y mets pas le moindre amour-propre.
– Bon; savez-vous nager.
– Pourquoi cette question?
– Répondez d'abord, vous le saurez ensuite.
– Je nage comme un esturgeon.
– Moi comme une loutre; nous sommes dans d'excellentes conditions. Maintenant faites bien attention à ce que je vais vous dire.
– Allez toujours.
– Vous voyez cette rivière, n'est-ce pas, un peu sur notre droite?
– Pardieu!
– Fort bien. Cette rivière traverse la ville qu'elle coupe en deux, n'est-ce pas?
– Oui.
– En supposant que les peaux-rouges aient connaissance de notre présence dans ces parages, de quel côté doivent-ils craindre une attaque?
– Du côté de la plaine évidemment; cela est logique.
– De mieux en mieux, de façon que les murailles sont garnies de sentinelles qui surveillent la plaine dans toutes les directions, au lieu que la rivière du côté de laquelle on ne soupçonne aucun danger est parfaitement solitaire.
– C'est vrai! s'écria don Leo en se frappant le front, je n'y avais pas songé.
– On ne pense pas à tout, observa philosophiquement Balle-Franche.
– Mon digne ami, que je vous remercie d'avoir eu cette bonne idée; maintenant nous sommes certains d'entrer dans la ville.
– Ne vendons pas la peau de l'ours avant de…; vous connaissez le proverbe. Malgré cela, rien ne nous empêche d'essayer.
Ils obliquèrent immédiatement à gauche pour se rapprocher de la rivière qu'ils atteignirent après un quart d'heure de marche. Le rivage était désert; la rivière, calme comme un miroir, semblait un large ruban d'argent.
– Maintenant, reprit Balle-Franche, ne nous pressons pas; bien que nous sachions nager, gardons cet expédient au cas où nous n'en aurions pas d'autres. Fouillez tous les buissons d'un côté pendant que je les explorerai de l'autre; je me trompe fort, ou nous finirons par trouver une pirogue quelconque.
Les prévisions du chasseur ne l'avaient pas trompé; après quelques minutes de recherches, ils trouvèrent en effet une pirogue cachée sous un amas de feuilles, au milieu d'un épais buisson de lentisques et de floripondios; les pagaies étaient cachées à quelques pas plus loin.
Nous avons déjà dit au lecteur quel est le mode de construction adopté par les Indiens pour ces embarcations, qui entre autres avantages ont celui d'être extrêmement légères. Balle-Franche prit les pagaies; don Leo chargea la pirogue sur son dos, et en quelques minutes elle fut à flot.
– Maintenant embarquez-vous, dit Balle-Franche.
– Un instant, observa don Leo, garnissons les pagaies pour éviter le bruit.
Balle-Franche haussa les épaules.
– Ne soyons pas trop fins, dit-il, cela nous nuirait. S'il y a des Indiens près d'ici, ils verront la pirogue; si en même temps ils n'entendent pas le bruit des pagaies, ils soupçonneront un piège et voudront s'assurer de la vérité. Non, non, laissez-moi faire; couchez-vous au fond de la pirogue; elle est petite, heureusement pour nous; les peaux-rouges ne supposeront jamais qu'une si chétive embarcation, montée par un homme seul, ait la prétention de les surprendre; car ce qui fait, relativement, la sécurité de notre expédition, ne l'oubliez pas, c'est sa témérité et sa folie même: il faut être des visages pâles pour avoir des idées aussi biscornues. Je me rappelle qu'en l'année 1835, dont je vous parlais tout à l'heure…
– Partons, partons, interrompit don Leo en sautant dans la pirogue, au fond de laquelle il s'installa, d'après la recommandation de son compagnon.
Celui-ci le suivit en hochant la tête et prit les pagaies, dont il ne se servit cependant qu'avec une nonchalance affectée qui ne communiquait à l'embarcation qu'un mouvement lent et mesuré.
– Voyez-vous, continua le chasseur, de la façon dont nous marchons, s'il y a aux aguets quelques-uns de ces diables rouges, ils me prendront évidemment pour un de leurs compatriotes attardé à la pêche et qui regagne son calli.
Cependant peu à peu et d'une manière imperceptible le chasseur augmenta la marche de la pirogue, si bien qu'au bout d'une demi-heure elle avait atteint une certaine rapidité relative, qui n'était pas pourtant assez grande pour inspirer des soupçons. Ils voguèrent ainsi sans encombre pendant plus d'une heure et finirent par entrer dans la ville. Mais, s'ils avaient cru opérer leur débarquement sans être aperçus, ils s'étaient trompés: aux environs du pont, endroit où un grand nombre de pirogues tirées à terre montrait que c'était là que s'arrêtaient les Indiens, Balle-Franche aperçut une sentinelle indienne qui, appuyée sur sa longue lance, le suivait du regard. Le Canadien explora rapidement les environs et s'assura que la sentinelle était seule.
– Bon! murmura-t-il à part lui, s'il n'y a que toi, ce ne sera pas long.
Alors il rendit compte à don Leo de ce qui se passait; celui-ci lui répondit quelques mots.
– C'est vrai, dit le chasseur en se redressant, il n'y a que ce moyen.
Et il dirigea la pirogue directement sur la sentinelle. Dès que le Canadien fut à portée de voix:
– Ooah! lui dit l'Indien, mon frère rentre bien tard à Quiepaa-Tani; tout le monde dort à cette heure.
– C'est vrai, répondit Balle-Franche dans la langue dont s'était servi la sentinelle; mais j'apporte de bien beau poisson.
– Eh! fit curieusement le guerrier, puis-je le voir?
– Non seulement mon frère peut le voir, répondit gracieusement le Canadien, mais j'encore je l'autorise à choisir celui qui lui plaira.
– Och! Mon frère a la main ouverte, le Wacondah ne la lui laissera jamais vide; j'accepte l'offre de mon frère.
– Hum! murmura Balle-Franche: pauvre diable, c'est étonnant comme il mord à l'hameçon: il ne se doute guère que c'est lui qui est le poisson en ce moment; et, après cette réflexion philosophique faite in petto, il continua à avancer.
Bientôt l'avant de la pirogue grinça sur le sable du rivage. L'Indien, alléché par l'offre fallacieuse du Canadien, ne voulut pas demeurer en reste de gracieuseté avec lui, il saisit le bord de l'embarcation et commença à la tirer au plein.
– Ooah! fit-il, effectivement, ainsi que l'a dit mon frère, il a fait une bonne pêche car la pirogue est lourde.
En disant cela, il se baissa afin de se donner plus de force et se mit en devoir de la tirer de nouveau à lui. Mais il n'en eut pas le temps, don Leo bondit hors de la pirogue, et, levant son rifle par le canon, il asséna un coup de crosse terrible sur le crâne du malheureux Indien. La pauvre sentinelle fut tuée roide et roula sur le sable sans pousser un cri.
– Là! fit Balle-Franche en descendant à son tour, au moins ce n'est pas celui-là qui nous dénoncera.
– Maintenant il faut nous en débarrasser, répondit don Leo.
– Ce ne sera pas long.
L'implacable chasseur choisit alors une grosse pierre, la plaça dans la frazada du peau-rouge, fit un paquet du tout et le fit doucement couler dans l'eau. Aussitôt que cela fut fait, que toute trace du meurtre eut disparu, ils tirèrent la pirogue à terre auprès de celles qui s'y trouvaient déjà et se disposèrent à s'éloigner.
Mais alors commencèrent pour eux les véritables difficultés de l'entreprise: comment s'orienter dans cette ville inconnue, au milieu des ténèbres? Où et comment retrouver Bon-Affût. Ces deux questions semblaient aussi impossibles à résoudre l'une que l'autre.
– Bah! fit Balle-Franche, une piste ne doit pas être plus difficile à trouver dans une ville que dans le désert, essayons.
– Le principal est de nous éloigner le plus tôt possible d'ici.
– Oui, le lieu n'est pas sain pour nous; mais, j'y songe, tâchons d'atteindre la grand'place: c'est là, ordinairement, que l'on peut espérer obtenir des renseignements.
– A cette heure-ci, cela me semble assez difficile.
– Au contraire. Nous nous embusquerons en attendant le jour; le premier peau-rouge qui passera à notre portée, nous l'obligerons de nous donner des nouvelles de notre ami; un grand médecin comme lui doit être connu, que diable! ajouta-t-il en riant.
Gaieté que don Leo partagea de tout son cœur. C'était une chose étrange que l'insouciance et le laisser-aller de ces deux hommes qui, au milieu de cette ville où ils s'étaient introduits en tuant un de ses habitants, dans laquelle ils savaient ne rencontrer que des ennemis et où des dangers terribles étaient de toutes parts suspendus sur leurs têtes, se trouvaient cependant aussi à leur aise que s'ils eussent été au milieu de leurs amis, et riaient et plaisantaient entre eux comme si leur position eût été la plus agréable du monde.
– Eh! reprit Balle-Franche, nous sommes dans un assez joli labyrinthe; ne trouvez-vous pas comme moi que cela sent furieusement les os cassés ici?
– Qui sait! Peut-être nous en tirerons-nous mieux que nous ne le croyons.
– Ce qu'il y de certain, c'est que nous ne pouvons tarder à le savoir.
– Prenons cette rue qui s'ouvre là devant nous, elle est large et bien tracée; j'ai comme un pressentiment qui m'annonce qu'elle nous mettra dans la bonne voie.
– A la grâce de Dieu! Autant celle-là qu'une autre. Les chasseurs s'engagèrent donc dans la rue qui se trouvait devant eux et aboutissait au pont.
Le hasard les avait bien servis; après dix minutes de marche, ils se trouvèrent à l'entrée de la grand'place.
– Là, fit Balle-Franche d'un ton ravi; le bonheur est avec nous, nous ne pouvons nous plaindre; du reste, cela devait être ainsi; le hasard favorise toujours les fous, à ce titre nous avons droit à toute sa sympathie.
– Silence! dit vivement don Leo, voici quelqu'un.
– Où cela?
Le jeune homme étendit le bras dans la direction du temple du Soleil.
– Voyez, répondit-il.
– En effet, murmura Balle-Franche après un instant; mais il me semble que cet homme fait comme nous. Il a l'air d'être aux aguets. Quelle raison peut le faire veiller aussi tard?
Après s'être, en quelques mots, concertés entre eux, les deux aventuriers se séparèrent, et, de deux côtés différents, s'approchèrent à pas de loup du côté du nocturne promeneur, en se dissimulant le mieux qu'il leur était possible dans l'ombre, ce qui n'était pas une tâche facile. La lune était levée depuis quelque temps et répandait une lueur assez faible, il est vrai, mais cependant suffisante pour laisser, à une assez grande distance, distinguer les objets. L'homme vers lequel s'avançaient les aventuriers était toujours immobile à l'endroit où ils l'avaient aperçu; le corps penché en avant, l'oreille appuyée contre la porte du temple, il semblait écouter avec attention. Don Leo et Balle-Franche n'étaient plus qu'à cinq ou six pas, ils se préparaient à fondre sur lui, lorsque tout à coup il se redressa. Ils étouffèrent avec peine un cri de surprise.
– L'Aigle-Volant! murmurèrent-ils. Mais, si bas qu'ils eussent parlé, celui-ci les avait entendus; il avait immédiatement sondé les ténèbres d'un regard perçant.
– Ooah! fit-il en apercevant les deux hommes, et il s'avança résolument de leur côté.
Les aventuriers quittèrent l'ombre qui les protégeait et attendirent. Lorsque l'Aigle-Volant fut arrivé presque sur eux:
– C'est moi! lui dit don Leo.
– Et moi! ajouta Balle-Franche.
Le chef comanche recula avec un mouvement de stupéfaction impossible à rendre.
– La tête grise ici! s'écria-t-il.
XXXIX.
La grande médecine
Nous avons dit que Bon-Affût, après avoir accompagné le Loup-Rouge jusqu'à la porte du temple et l'avoir vu s'éloigner, était rentré dans le sanctuaire en fermant et barricadant la porte derrière lui.
Le chef comanche l'attendait l'épaule appuyée au mur, les bras croisés sur la poitrine.
– Je vous remercie de votre aide, chef, lui dit-il; sans vous, j'étais perdu.
– Depuis longtemps déjà, répondit l'Indien, l'Aigle-Volant assistait invisible à la conversation de son frère avec le Loup-Rouge.
– Enfin nous en voilà débarrassés pour longtemps, je l'espère; maintenant rien ne viendra entraver nos projets ni empêcher leur réussite.
Le guerrier secoua négativement la tête.
– Vous doutez encore, chef? demanda le chasseur.
– Je doute plus que jamais.
– Comment! Lorsque tout marche aussi bien que nous le pouvons désirer, lorsque tous les obstacles s'abaissent devant nous?
– Och! Les obstacles s'abaissent; mais d'autres plus grands, plus difficiles à vaincre, surgissent aussitôt.
– Je ne vous comprends pas, chef. Auriez-vous une mauvaise nouvelle à m'annoncer? Parlez vite alors, le temps est précieux pour nous.
– Mon frère jugera, répondit simplement le chef. Alors, se détournant à demi, il frappa dans ses mains à deux reprises. Comme si ce signal inoffensif eût eu la puissance d'évoquer des fantômes, deux hommes sortirent instantanément de l'ombre et apparurent aux regards étonnés du chasseur. Bon-Affût les examina un instant, puis il joignit les mains avec surprise en murmurant:
– Balle-Franche et don Miguel ici! Miséricorde! Qu'allons-nous devenir?
– Est-ce donc ainsi que vous nous recevez, mon ami? lui dit affectueusement don Leo.
– Mais, au nom du ciel! Que venez-vous faire ici? Quelle mauvaise inspiration vous a poussé à me rejoindre, lorsque tout marchait si bien, que le succès était pour ainsi dire assuré?
– Nous ne sommes pas venus pour contrecarrer vos projets; au contraire, inquiets de vous savoir seul au milieu de ces démons, nous avons voulu vous voir, afin de vous aider, si cela était possible.
– Je vous remercie de cette bonne intention. Malheureusement elle est plutôt nuisible qu'utile dans les circonstances présentes. Mais comment êtes-vous parvenus à vous introduire dans la ville?
– Oh! Bien facilement, allez, répondit Balle-Franche; et il raconta en peu de mots de quelle façon ils étaient arrivés jusqu'à lui.
Le chasseur secoua la tête.
– L'action est hardie, dit-il; je dois convenir qu'elle a été bien conduite. Mais à quoi cela vous avance-t-il d'avoir couru tous ces dangers? De plus grands vous attendent ici, sans profit et sans avantage pour nous.
– Peut-être! Quoi qu'il arrive, répondit fermement don Leo, vous comprenez bien que je ne me suis pas, de gaieté de cœur, exposé à tous ces dangers, sans une raison bien forte.
– Je le suppose; mais je cherche vainement quelle peut être cette raison.
– Ne la cherchez pas plus longtemps, je vais vous la dire.
– Parlez.
– Il faut, vous comprenez, n'est-ce pas, mon vieil ami? reprit-il en appuyant avec intention sur chaque syllabe, il faut que je voie doña Laura.
– Voir doña Laura, c'est impossible! s'écria Bon-Affût.
– Je ne sais pas si cela est impossible, mais je sais que je la verrai.
– Vous êtes fou, sur mon âme! Don Leo; c'est impossible, vous dis-je.
L'aventurier haussa les épaules avec dédain
– Je vous répète que je la verrai, dit-il avec résolution, quand même, pour arriver jusqu'à elle, je devrais marcher dans le sang jusqu'à la ceinture; je le veux, cela sera!
– Mais comment ferez-vous?
– Je l'ignore, cela m'importe peu. Si vous refusez de nous aider, eh bien! Balle-Franche et moi, nous trouverons un moyen, n'est-ce pas mon vieux camarade?
– Il est certain, don Miguel, répondit celui-ci du ton placide qui lui était habituel, que je ne vous abandonnerai pas. Pour trouver un moyen d'arriver jusqu'aux captives, nous le trouverons; seulement je ne réponds pas qu'il sera bon.
Il y eut un assez long silence. Bon-Affût était atterré de la résolution de don Leo, résolution qu'il savait devoir être immuable; il calculait dans son esprit les chances bonnes ou mauvaises qu'offrait pour la réussite de ses projets l'arrivée si malencontreuse du jeune homme. Enfin il reprit la parole.
– Je n'essaierai pas, dit-il à don Leo, de chercher plus longtemps à vous dissuader de tenter de voir les jeunes filles; je vous connais assez pour savoir que ce serait inutile et que mes raisonnements n'aboutiraient peut-être qu'à vous entraîner à faire quelque irrémédiable folie; je me charge, moi de vous introduire auprès de doña Laura.
– Vous me le promettez! s'écria vivement le jeune homme.
– Oui, mais à une condition.
– Parlez, quelle qu'elle soit je l'accepte.
– Bien; lorsque le moment sera venu, je vous la ferai connaître; seulement, croyez-moi, priez l'Aigle-Volant de compléter votre déguisement; de la façon dont vous et Balle-Franche êtes attifés en ce moment, vous ne feriez point un pas dans la ville sans être reconnus. Maintenant je vous quitte, voici le jour, je dois me rendre auprès du grand-prêtre; je vous laisse à la garde de l'Aigle-Volant; suivez bien ses instructions: il y va de la vie, non seulement pour vous, mais encore pour celles que vous voulez sauver.
Le jeune homme tressaillit douloureusement.
– Je vous obéirai, répondit-il; mais vous tiendrez votre promesse.
– Je la tiendrai aujourd'hui même.
Après avoir pendant quelques instants parlé à voix basse avec l'Aigle-Volant, Bon-Affût laissa les trois hommes dans le temple et sortit.
L'amantzin se préparait à se rendre au temple au moment où le chasseur entrait dans le palais, Atoyac, curieux comme un véritable Indien qu'il était, n'avait pas, depuis la veille, quitté le grand-prêtre, afin d'assister à la seconde visite du médecin, visite qui, d'après ce qu'il avait vu déjà à la première, devait, dans sa pensée, être fort intéressante. Le chasseur retourna, accompagné de l'amantzin qui ne le quittait pas plus que son ombre, auprès des jeunes filles. Il acquit alors la certitude que doña Laura pouvait sans inconvénient supporter la fatigue d'un transport hors du palais des vierges du Soleil. La jeune fille, avec l'espoir d'une prompte délivrance, avait repris des forces, le mal qui la minait sourdement avait disparu comme par enchantement. Quant à Luisa, plus défiante, lorsque le grand-prêtre se fut retiré, car le chasseur avait exigé de demeurer seul avec les malades, elle dit au Canadien:
– Nous serons prêtes, quant vous l'ordonnerez, à vous suivre, Bon-Affût, mais à une condition.
– Comment! A une condition? se récria le chasseur. Puis il ajouta mentalement: Qu'est-ce que cela signifie? Rencontrerai-je donc des obstacles de tous les côtés? Parlez, niña, reprit-il, je vous écoute.
– Pardonnez-moi ce que mes paroles auront de dur en apparence; nous ne doutons pas de votre loyauté, Dieu nous en garde! Cependant…
– Vous vous méfiez de moi, interrompit le chasseur d'une voix chagrine. Du reste, je devais m'y attendre, vous me connaissez trop peu l'une et l'autre pour avoir foi en moi.
– Hélas! dit doña Laura, tel est le malheur de notre position que, malgré nous, nous tremblons de rencontrer partout des traîtres.
– Ce misérable Addick, auquel don Miguel s'était fié, ajouta doña Luisa, comment en a-t-il agi avec nous?
– C'est vrai! Vous devez parler ainsi! Que puis-je faire pour vous prouver d'une façon péremptoire que vous pouvez avoir en moi pleine et entière confiance?
Les deux jeunes filles rougirent et se regardèrent en hésitant.
– Tenez, reprit le chasseur avec bonhomie, je vais lever tous vos doutes. Ce soir, je vous reverrai; un homme m'accompagnera; je crois qu'il pourra vous convaincre.
– De qui parlez-vous donc? demanda vivement doña Laura.
– De don Miguel.
– Il viendra? s'écrièrent ensemble les jeunes filles.
– Ce soir, je vous le promets.
Les deux enfants se jetèrent dans les bras l'une de l'autre pour cacher leur rougeur et leur confusion.
Le chasseur, après avoir un instant admiré ce groupe gracieux, sortit en disant d'une voix douce et sympathique:
– A ce soir.
Dans la première salle du palais, l'amantzin et Atoyac attendaient avec anxiété le résultat de la visite. Lorsque le chasseur fut au milieu d'eux et que le grand-prêtre l'eut interrogé sur la situation des malades, il parut se recueillir un instant, puis il répondit d'une voix grave:
– Mon père est un homme sage; rien n'égale sa science: que son cœur soit dans la joie, car bientôt ses captives seront délivrées du méchant esprit qui les obsède.
– Mon père dit-il vrai? demanda l'amantzin en cherchant à lire sur le visage du faux médecin le degré de confiance qu'il devait lui accorder.
Mais celui-ci était impénétrable.
– Écoutez, répondit-il, voici ce que cette nuit le grand esprit m'a révélé: En ce moment arrive dans la ville un tlacateotzin d'une tribu éloignée; je ne le connais pas, jamais jusqu'à ce jour je n'avais entendu parler de lui; c'est cet homme divin qui doit m'aider à sauver les malades. Lui seul sait quels remèdes doivent leur être administrés.
– Mais, fit le grand-prêtre avec un accent de soupçon mal dissimulé, mon père nous a donné des preuves de son immense savoir; pourquoi ne termine-t-il pas seul ce qu'il a si bien commencé?
– Je suis un homme simple dont la force réside dans la protection que le Wacondah m'accorde; il m'a révélé le moyen de rendre la santé à celles qui souffrent: je dois obéir.
Le grand-prêtre s'inclina avec soumission et invita le chasseur à lui confier ce qu'il comptait faire.
– Le tlacateotzin inconnu le dira à mon père lorsqu'il aura vu ses captives, répondit Bon-Affût; mais son attente ne sera pas longue, je sens l'approche de l'homme divin. Que mon père l'introduise sans retard.
Précisément en ce moment plusieurs coups furent frappés à la porte extérieure. Le grand-prêtre, dominé malgré lui par l'assurance du chasseur, se hâta d'aller ouvrir. Don Leo parut; grâce à l'Aigle-Volant, il était méconnaissable. Il est inutile de faire remarquer au lecteur que cette scène avait été préparée par le Canadien et le guerrier comanche, pendant le court a parte qu'ils avaient eu avant de se quitter dans le temple.
Don Leo jeta un regard interrogateur autour de lui.
– Où sont les malades que je dois délivrer du grand esprit, selon l'ordre du Wacondah? dit-il d'une voix sévère.
Le grand-prêtre et le chasseur échangèrent un regard d'intelligence. Les deux Indiens étaient confondus; l'arrivée de cet homme si clairement prédite par Bon-Affût leur paraissait tenir du prodige.
Nous ne rapporterons pas la conversation qui eut lieu entre don Leo et les jeunes filles lorsqu'ils se trouvèrent en présence; nous nous bornerons à dire que, après une visite d'une heure qui pour les jeune gens s'écoula avec la rapidité d'une minute, Bon-Affût parvint à grand-peine à les faire consentir à se séparer et revint avec l'aventurier auprès du grand-prêtre, dont il redoutait d'éveiller les soupçons.
– Courage! dit rapidement le chasseur pendant le trajet, tout va bien; maintenant laissez-moi faire.
– Eh bien? demanda le grand-prêtre dès qu'ils parurent.
Bon-Affût redressa majestueusement sa haute taille, et, prenant un accent imposant et sévère:
– Écoutez, fit-il, les paroles que le grand Wacondah souffle à ma poitrine et fait arriver à mes lèvres; voici ce que dit l'homme divin ici présent: Les deux soleils qui suivront celui-ci sont tertzauh– mauvais augure; – mais le soir du troisième, dis que mexteli– la lune – répandra sa lumière bienfaisante, mon fils le sachem Atoyac prendra la peau d'une vigogne que mon père le vénéré amantzin de Quiepaa-Tani tuera d'ici là et qu'il bénira au nom de Teolt26; il étendra cette peau sur le sommet d'un monticule qui doit se trouver à peu de distance hors de la ville, afin que le méchant esprit en sortant du corps des jeunes filles ne puisse s'emparer d'aucun des habitants de la cité, puis il conduira les captives à la place où cette peau sera étendue.