Kitabı oku: «L'éclaireur», sayfa 27
– Mais observa le grand-prêtre, l'une d'elles est incapable de remuer du hamac où repose son corps.
– La sagesse de mon fils réside dans chacune de ses paroles; mais qu'il se rassure, le Wacondah donnera à celles qu'il veut sauver la force nécessaire.
L'amantzin fut contraint de s'incliner devant cet argument sans réplique.
– Lorsque ce que j'ai expliqué à mon père sera fait, continua imperturbablement le Canadien, il choisira quatre des plus braves guerriers de la nation pour l'aider à garder les captives pendant la nuit, et alors, après que j'aurai fait boire au puissant amantzin, ainsi qu'aux hommes qui l'accompagneront, une liqueur qui les garantira de toutes les mauvaises influences, mon frère le divin tlacateotzin chassera le méchant esprit qui tourmente les femmes pâles.
Le grand-prêtre et le sachem écoutaient en silence, ils semblaient réfléchir: le Canadien s'en aperçut; il se hâta d'ajouter.
– Bien que le Wacondah nous assiste et nous donne le pouvoir nécessaire pour triompher, il faut que mon frère l'amantzin et les quatre guerriers d'élite qu'il choisira passent avec nous la nuit qui précédera la grande médecine dans le sanctuaire révéré. Atoyac remettra, pour être offertes au Wacondah, vingt cavales pleines au sage amantzin. Mon frère fera-t-il cela?
– Hum! fit l'Indien, peu flatté de la préférence; si je le fais, que m'en reviendra-t-il?
Bon-Affût le regarda fixement.
– L'accomplissement avant la fin de la seconde lune, répondit-il, du projet qu'Atoyac mûrit depuis si longtemps dans sa pensée.
Le chasseur avait parlé au hasard; cependant il paraît que le coup avait porté juste, car le sachem répondit d'un air troublé avec une certaine agitation:
– Je le ferai.
– Mon père est un homme sage, fit le grand-prêtre, dont le front s'était éclairci lorsque le chasseur avait parlé de l'offrande des vingt cavales; le Wacondah le protège.
– Mon fils est bon, se contenta de répondre le Canadien, et il prit congé des deux hommes.
Sur la place, l'Aigle-Volant et Balle-Franche attendaient la sortie des deux aventuriers.
Tout en se dirigeant vers le calli de leur hôte, Bon-Affût expliqua dans tous ses détails son plan à ses compagnons. Du reste, rien n'était plus simple que ce projet, qui consistait à enlever les jeunes filles dès qu'elles seraient placées sur le monticule. Cette chance de succès était la seule possible; car il ne fallait pas songer à employer la force pour les faire sortir du palais des vierges du Soleil.
Le délai de trois jours fixé par Bon-Affût avant de tenter la réussite de son plan était nécessaire pour expédier l'Aigle-Volant dans sa tribu, afin de chercher des renforts dont on aurait sans doute grand besoin pendant la poursuite qui suivrait sans doute l'enlèvement. Balle-Franche devait en même temps s'éloigner de la ville pour prévenir les gambucinos du jour choisi pour l'exécution du sauvetage, afin d'éviter tout malentendu et embusquer les chasseurs dans de bonnes positions.
Le soir même, l'Aigle-Volant, l'Églantine et Balle-Franche s'embarquèrent, ainsi que cela avait été convenu, dans la pirogue du Loup-Rouge, qui attendait près du pont, d'après l'ordre qu'il en avait reçu de Bon-Affût. L'Églantine devait rester au camp des gambucinos tandis que l'Aigle-Volant, monté sur l'excellent barbe dont il avait si fortuitement hérité de don Estevan, se rendrait en toute hâte à sa tribu.
Lorsque Bon-Affût et don Leo eurent vu leurs amis s'éloigner dans la pirogue, ils retournèrent au calli d'Atoyac. Le digne sachem, bien qu'il leur gardât une secrète rancune pour l'impôt de vingt cavales qu'ils avaient levé sur lui, les reçut cependant de son mieux, n'osant pas enfreindre envers des hommes aussi puissants que les deux médecins les lois sacrées de l'hospitalité. Tout en causant, il leur apprit qu'Addick et le Loup-Rouge avaient subitement disparu de la ville sans que personne sût ce qu'ils étaient devenus. Quand au Loup-Rouge, les chasseurs le savaient, et son départ ne les inquiéta nullement; mais il n'en fut pas de même d'Addick, qui était, disait leur hôte, sorti à la tête d'un fort détachement de guerre. Ils soupçonnèrent que le jeune chef avait été rejoindre don Estevan, ce qui les engagea à redoubler de prudence, s'attendant à quelque perfide machination de la part de ces deux hommes.
Les trois jours qui devaient s'écouler se passèrent en visites aux jeunes filles et en prières au temple du Soleil. Cependant le temps semblait bien long à don Leo et aux jeunes filles, qui tremblaient toujours qu'une circonstance fortuite vînt déranger le plan si bien conçu de leur délivrance. Le dernier jour, Bon-Affût et don Leo s'entretenaient comme ils en avaient pris l'habitude avec doña Laura et doña Luisa, en leur recommandant une obéissance passive à toutes leurs injonctions, lorsqu'ils crurent entendre un certain frôlement extérieur sur la porte de la pièce qui précédait celle où habitaient les captives. Bon-Affût, reprenant aussitôt son visage d'emprunt, alla ouvrir et se trouva face à face avec le grand-prêtre, qui se recula avec la précipitation embarrassée d'une personne surprise en flagrant délit de curiosité indiscrète. Avait-il entendu ce que les jeunes gens et le chasseur s'étaient dits en espagnol? Bon-Affût, après mûre réflexion, ne le pensa pas; cependant il jugea prudent de recommander à ses compagnons de se tenir sur leurs gardes.
Ce jour si long se termina enfin; le soleil se coucha et la nuit vint. Tout était prêt pour le départ. Les captives, placées chacune dans un hamac suspendu aux épaules de quatre vigoureux esclaves, furent transportées sur le sommet du monticule choisi pour l'opération, et déposées doucement sur la peau de vigogne que l'on y avait étendue. Le grand-prêtre, d'après l'ordre de Bon-Affût, plaça en sentinelle aux quatre points cardinaux les guerriers qu'il avait amenés. Alors Bon-Affût prononça quelques paroles mystérieuses auxquelles don Leo répondit à voix basse, brûla quelques pincées d'une herbe odoriférante et ordonna aux Indiens et au grand-prêtre de s'agenouiller pour implorer le dieu inconnu —Teolt.
Don Leo, pendant ce temps-là, plongeait son regard sur la ville, cherchant à distinguer s'il ne s'y passait rien d'extraordinaire. Tout était calme, le plus profond silence régnait dans la campagne. Les deux chasseurs qui s'étaient agenouillés, eux aussi, se relevèrent.
– Que mes frères redoublent de prières, dit don Leo d'une voix sombre, je vais contraindre le méchant esprit à se retirer du corps des captives.
Malgré elles, les jeunes filles firent un mouvement d'effroi à ces paroles. Don Leo ne parut pas le remarquer; il fit un signe à Bon-Affût.
– Que mes frères approchent, commanda celui-ci.
Les sentinelles s'avancèrent avec une hésitation qui menaçait de dégénérer en frayeur au moindre mouvement suspect des médecins.
Don Leo reprit alors la parole:
– Mon frère et moi, dit-il, nous allons nous remettre en prières; mais, pour empêcher le méchant esprit de s'emparer de vous en abandonnant les captives, mon frère Deux-Lapins vous versera à chacun une corne d'une eau de feu préparée et douée par le Wacondah de la vertu de sauver ceux qui en boivent de l'atteinte du méchant esprit.
Les sentinelles étaient Apaches; au mot d'eau de feu, leurs yeux brillèrent de convoitise. Bon-Affût leur versa alors environ une pleine calebasse d'eau-de-vie mélangée d'opium à forte dose qu'ils avalèrent d'un seul trait avec des marques non équivoques de plaisir. Le grand-prêtre seul parut hésiter un instant; puis il se décida, et vida résolument la coupe, au grand soulagement des chasseurs que son hésitation commençait à inquiéter.
– Maintenant, s'écria le Canadien d'une voix rude, à genoux tous!
Les Apaches obéirent. Don Leo les imita.
Seul Bon-Affût resta debout, pendant que don Leo, le bras étendu vers le nord, semblait commander au méchant esprit de se retirer; le Canadien se mit à tourner rapidement sur lui-même en murmurant des paroles incohérentes que l'aventurier répétait après lui. Puis don Leo se releva et fit une évocation.
Vingt minutes s'étaient écoulées. Pendant cet intervalle de temps, un Indien s'était laissé aller la face contre terre, comme s'il se prosternait par humilité. Bientôt un autre fit de même, puis un autre, puis un autre encore, et enfin le grand-prêtre tomba à son tour. Les cinq Indiens ne donnaient plus signe de vie.
Bon-Affût, par acquit de conscience, fit légèrement sentir la pointe de son poignard à celui qui était le plus rapproché de lui. Le pauvre diable ne bougea pas: l'opium avait produit sur lui et sur ses compagnons un tel effet qu'on aurait pu les déchiqueter sans qu'ils se réveillassent.
Don Leo se tourna alors vers les jeunes filles qui attendaient, avec une perplexité toujours croissante, le dénoûment de cette scène.
– Fuyons! dit-il, il y va de votre vie!
Il saisit alors doña Laura dans ses bras, l'enleva sur son épaule, prit un pistolet de la main gauche et descendit en courant le monticule! Bon-Affût, plus calme que le jeune homme, commença par imiter, à trois reprises différentes, le cri de l'épervier d'eau, signal convenu entre lui et ses compagnons.
Au bout d'une minute, qui lui sembla un siècle, le même cri lui répondit.
– Dieu soit loué! s'écria-t-il, nous sommes sauvés!
Il s'avança alors vers la jeune fille et voulut la prendre dans ses bras.
– Non, lui répondit-elle en souriant, je vous remercie; je suis forte, moi, je puis marcher.
– Venez donc alors, au nom du ciel!
La jeune fille se leva.
– Allez, dit-elle, je vous suis. Songez à votre salut, je saurai me défendre!
Et elle montra au chasseur les pistolets que celui-ci lui avait remis deux mois auparavant.
– Brave fille! s'écria le chasseur. C'est égal, ne me quittez pas!
Il l'obligea à descendre devant lui, et tous deux abandonnèrent enfin le monticule. Arrivés à peu près à moitié chemin de la forêt, les chasseurs furent contraints de s'arrêter, les jeunes filles, épuisées de fatigue et d'émotion, sentaient qu'elles ne pouvaient aller plus loin.
Soudain une nombreuse troupe de cavaliers, à la tête desquels se trouvaient don Mariano, Balle-Franche et Ruperto, déboucha au galop de la forêt et accourut vers eux.
– Ah! s'écria don Leo avec une joie délirante, je l'ai donc sauvée enfin!
Les jeunes filles montèrent sur des chevaux préparés à l'avance pour elles et furent placées au centre du détachement.
– Ma fille! Ma fille chérie! répétait don Mariano en la couvrant de baisers.
L'aventurier respecta quelques instants les doux épanchements de ce père et de cette fille qui depuis si longtemps étaient séparés et n'espéraient plus se revoir. Deux larmes brûlantes qu'il ne put retenir roulèrent sur ses joues brunies, et devant un bonheur si complet il oublia une minute que désormais une barrière infranchissable était élevée entre celle qu'il aimait et lui; mais bientôt, reprenant ses esprits et comprenant la nécessité de se hâter:
– En route! En route! commanda-t-il; ne nous laissons pas surprendre.
Soudain un éclair sinistre traversa l'horizon; un sifflement aigu se fit entendre, et une balle vint s'aplatir sur la tête d'un gambucino, à deux pas de don Leo. Puis un hurlement horrible, le cri de guerre des Apaches, éclata avec fureur.
– En retraite! En retraite! s'écria Bon-Affût, voilà les peaux-rouges!
Les gambucinos, enfonçant les éperons dans les flancs de leurs chevaux, partirent avec une rapidité vertigineuse.
XL.
Le dernier coup de boutoir
Bon-Affût ne s'était pas trompé: c'étaient effectivement les peaux-rouges, guidés par Addick et don Estevan d'une part et par Atoyac de l'autre, qui poursuivaient les gambucinos.
Nous expliquerons en quelques mots au lecteur, cette apparente alliance entre Addick et Atoyac. Dans le précédent chapitre, nous avons dit que Bon-Affût avait surpris l'amantzin écoutant à la porte. Bien que le grand-prêtre ne comprit pas un mot d'espagnol et par conséquent ne pût rien entendre à la conversation, cependant il avait remarqué une certaine animation dans le discours qui lui avait paru suspecte; pourtant, n'osant pas s'opposer ouvertement à la cérémonie de la grande médecine qui devait avoir lieu dans la soirée même, il fit part de ses soupçons à Atoyac. Celui-ci, déjà mal disposé envers les deux hommes, feignit cependant d'être étonné de la subite méfiance de l'amantzin et la traita de vision. Mais, à la fin, comme le vieillard insistait et qu'il paraissait fortement persuadé qu'il y avait quelque machination cachée sous les jongleries des soi-disant médecins, Atoyac finit par se rendre aux raisons de son ami, il consentit à surveiller ce qui se passerait sur le monticule, et à se tenir prêt à voler au secours de l'amantzin, si celui-ci était dupe d'une fourberie.
Ceci bien convenu entre les deux hommes, aussitôt après que le cortège des captifs eut quitté Quiepaa-Tani, Atoyac s'était mis sur ses traces avec une troupe de guerriers d'élite composée de ses parents et de ses amis; puis, arrivé au pied de l'éminence, il l'avait gravie en partie en se glissant dans les hautes herbes, et s'était mis en devoir d'écouter et d'observer ce qui se passait.
En entendant les prières des cinq hommes, le chef fut sur le point de regretter d'être venu. Bientôt le bruit des voix cessa de se faire entendre. Atoyac supposa que des prières à voix basse avaient succédé aux premières, et attendit. Cependant ce silence se prolongeant, Atoyac se décida à gravir jusqu'au sommet de l'éminence; il demeura tout interdit en n'apercevant que l'amantzin et les sentinelles étendues sur le sol. Dans le premier moment, il les crut morts et appela à lui ses compagnons, qui étaient demeurés en bas du tertre. Ceux-ci accoururent en toute hâte et s'élancèrent vers les dormeurs qu'ils secouèrent avec force sans parvenir à les éveiller. Atoyac devina alors une partie de la vérité; les cris de l'épervier d'eau qu'il avait entendu lui revinrent en mémoire, ne doutant pas que les fugitifs ne se fussent dirigés du côté de la forêt, ils se précipitèrent dans cette direction en hurlant.
Atoyac fut le premier qui aperçut les fuyards, et ce fut lui qui tira le coup de feu dont la balle avait tué un gambucino. Mais la position des blancs devenait critique; car, en arrivant sur la lisière de la forêt, ils se virent subitement arrêtés par la troupe d'Addick et d'Estevan qui les chargèrent avec fureur. Les jeunes filles étaient au milieu des gambucinos, protégées par don Mariano et Balle-Franche; elles se trouvaient relativement en sûreté.
Pendant que Bon-Affût et Ruperto faisaient volte-face pour repousser les attaques des guerriers d'Atoyac et soutenir la retraite, don Leo, s'armant d'un casse-tête que la main d'un Apache blessé venait de laisser échapper, se précipita au plus épais de la mêlée en bondissant comme un tigre aux abois. Les combattants, trop serrés les uns contre les autres pour faire usage de leurs armes à feu, s'égorgeaient à coup de couteau et de lance, ou bien s'assommaient avec les casse-têtes et les crosses des rifles et des fusils.
Cet affreux carnage dura près de vingt minutes, animé par les hurlements sauvages des Indiens et les cris non moins atroces des gambucinos. Enfin, par un effort désespéré, don Leo parvint à rompre la digue humaine qui s'opposait à son passage, et se précipita, suivi de ses compagnons, par la large et sanglante trouée qu'il avait ouverte, au prix de la mort de dix de ses plus déterminés compagnons. Laissant à Bon-Affût le soin de s'opposer aux derniers efforts des peaux-rouges, don Leo rallia son monde autour de lui, et toute la troupe s'élança dans les profondeurs de la forêt, où elle disparut bientôt.
Au lever du soleil, les aventuriers arrivèrent à la grotte qui devait primitivement servir de refuge à Ruperto. Don Leo donna l'ordre de s'arrêter.
Il était temps, les chevaux, haletants de fatigue, ne se soutenaient plus qu'avec peine; d'ailleurs, quelque diligence que fissent les Apaches, les aventuriers avaient sur eux toute une nuit d'avance: ils pouvaient donc prendre quelques heures d'un repos indispensable.
Bon-Affût, qui arriva bientôt avec l'arrière-garde, confirma les prévisions de don Leo. Les peaux-rouges avaient, au dire de Bon-Affût, subitement tourné bride dans la direction de la ville.
Cette nouvelle redoubla la sécurité des aventuriers.
Pendant que les gambucinos, diversement groupés, préparaient le repas ou pansaient leurs blessures, et que les jeunes filles, retirées dans la grotte, dormaient sur un amas de feuilles et de zarapés, don Leo et les deux Canadiens se baignèrent, afin d'effacer les traces de leurs peintures indiennes; puis, après avoir repris leurs vêtements, ils allèrent chercher quelques instants de repos.
Seul, don Leo entra dans la grotte. L'Églantine, assise aux pieds des jeunes filles endormies, les berçait doucement avec le refrain plaintif d'une chanson indienne. Don Mariano dormait non loin de sa fille. Le jeune homme remercia par un doux sourire la femme du chef, s'étendit en travers de l'entrée de la grotte, et s'endormit, lui aussi, après s'être assuré que des sentinelles veillaient à la sûreté commune.
Les premières paroles des jeunes filles, en s'éveillant, furent pour remercier leurs libérateurs. Don Mariano ne se lassait pas de caresser sa fille, qui lui était enfin rendue; le vieillard ne savait comment exprimer sa reconnaissance à don Leo. Doña Laura, avec toute la naïve franchise d'un jeune cœur auquel les détours sont inconnus, ne trouvait pas d'expressions assez fortes pour exprimer à don Leo le bonheur dont son âme débordait; seule doña Luisa demeurait sombre et pensive. En voyant avec quel laisser-aller et quel dévouement don Leo, sans autre intérêt que celui de les servir, avait si souvent risqué sa vie pour elles, la jeune fille avait deviné la grandeur et la noblesse du caractère de l'aventurier; alors l'amour était entré dans son cœur, amour d'autant plus violent que celui qui en était l'objet semblait ne pas s'en apercevoir.
L'amour rend perspicace: doña Luisa comprit bientôt pourquoi son amie lui vantait continuellement les qualités généreuses du jeune homme, elle devina la passion secrète qu'ils nourrissaient l'un pour l'autre. Une douleur cruelle la mordit au cœur à cette découverte; en vain elle se débattit contre l'horrible torture d'une jalousie effrénée car elle sentait que jamais don Leo ne l'aimerait. Cependant, malgré elle, la pauvre enfant se laissait aller sans espoir au charme de voir et d'entendre celui pour lequel elle aurait sacrifié sa vie avec bonheur. Quant à don Leo il ne voyait rien, n'entendait rien: il était ivre de joie et savourait avec délices la voluptueuse félicité dont l'inondait la présence de doña Laura, assise, belle et nonchalante, entre lui et son père.
Heureusement que Bon-Affût n'était pas amoureux, lui, et qu'il voyait nettement les dangers de la position. Il convoqua un conseil composé de lui d'abord, de don Leo, de Ruperto, de don Mariano et de Balle-Franche, dans lequel il fut résolu qu'on se dirigerait en toute hâte vers la plus prochaine frontière mexicaine, afin de mettre le plus tôt possible les jeunes femmes à l'abri de tout danger et d'échapper, si cela était possible, à un retour agressif des Indiens. Surtout il fallait se hâter, parce que, par une coïncidence malheureuse, on se trouvait à l'époque de l'année nommé par les peaux-rouges lune du Mexique, et qu'ils ont choisie pour leur déprédations périodiques sur les frontières de ce misérable pays. Bon-Affût se fit fort d'atteindre les défrichements en moins de quatre jours par des chemins, croyait-il, connus de lui seul.
On partit.
Les aventuriers ne furent pas inquiétés dans leur fuite rapide; et, ainsi que Bon-Affût l'avait annoncé dans l'après-midi du quatrième jour la cuadrilla traversait à gué le Río Gila et entrait dans la Sonora. Cependant, au fur et à mesure qu'ils avançaient sur le territoire mexicain, le front du chasseur se rembrunissait, ses sourcils se fronçaient avec inquiétude, et les regards qu'il portait de tous les côtés dénotaient une profonde préoccupation. C'est que ces parages, dont l'apparence devait dans cette saison être si luxuriante, avaient un aspect étrange et désolé qui faisait froid au cœur. Les terres bouleversées et foulées aux pieds des chevaux, les débris de jacales charbonnés, épars çà et là, les cendres amoncelées aux endroits où auraient dû s'élever d'énormes meules de grains, attestaient que la guerre avait passé par là avec toutes les horreurs qu'elle entraîne à sa suite.
Cependant, à deux lieux à l'horizon, on voyait blanchir les maisons d'un pueblo fortifié, ancien présidio, qui étincelaient aux derniers rayons du soleil. Tout était calme aux environs; mais ce calme était celui de la mort. Aucun être humain ne se montrait; aucune manada ne paraissait dans les prairies dévastées; les recuas de mules et les grelots de la nena ne se laissaient ni voir ni entendre; partout un silence de plomb, une tranquillité lugubre pesaient sur ce paysage et lui donnaient, aux gais rayons du soleil, un aspect navrant.
Tout à coup Balle-Franche, qui marchait un peu en avant de la troupe, ramena son cheval d'un écart qui avait failli le désarçonner et se pencha de côté avec Un cri de surprise. Don Leo et Bon-Affût accoururent avec empressement.
Un spectacle hideux s'offrit alors à la vue des trois hommes. Au fond d'une douve qui bordait la route, un monceau de cadavres espagnols gisaient pêle-mêle, horriblement défigurés et privés de leur chevelure.
Don Leo ordonna de faire halte, ne sachant s'il devait avancer ou reculer. Il était permis d'hésiter dans une semblable occurrence. Pousser jusqu'au présidio, peut-être était-il désert, peut-être même les peaux-rouges s'en étaient-ils rendus maîtres. Cependant une détermination, quelle qu'elle fût, devait être prise sur l'heure. Don Leo à force d'interroger l'horizon, aperçut à environ deux lieues, sur la droite, une hacienda en ruines. Bien que précaire, il valait mieux se réfugier dans cet abri que de camper en plaine. Les aventuriers piquèrent des deux, vingt minutes plus tard, ils arrivèrent à la ferme.
L'hacienda portait les traces du feu et de la dévastation; les murs lézardés étaient noircis par la fumée, les fenêtres et les portes brisées, au milieu des décombres, plusieurs cadavres d'hommes et de femmes à demi consumés étaient entassés çà et là dans les patios. Don Leo conduisit les jeunes filles toutes tremblantes dans une chambre que l'on débarrassa des débris qui en obstruaient l'entrée; puis, après leur avoir recommandé de ne pas en sortir, il rejoignit ses compagnons, qui, sous la direction de Balle-Franche, s'installaient tant bien que mal dans l'hacienda. Bon-Affût était parti à la découverte avec Ruperto. Don Mariano, excité par l'amour paternel, s'était improvisé ingénieur; aidé par une dizaine d'aventuriers, il s'occupait à fortifier la maison du mieux qu'il lui était possible.
Comme toutes les haciendas mexicaines de la frontière, celle-ci était entourée d'une haute muraille crénelée. Don Leo fit boucher la porte; puis, rentrant dans la maison, il ordonna de relever les portes et les fenêtres, fit percer des meurtrières et placer des sentinelles auprès de l'enceinte et sur l'azotea– toit. Donnant ensuite à Balle-Franche le commandement de douze hommes résolus, il lui ordonna de s'aller embusquer avec cette troupe derrière un mamelon couvert de bois qui s'élevait à deux cents mètres à peu près de l'hacienda. Il fit ensuite le dénombrement de sa troupe: en comptant les domestiques de don Mariano et le gentilhomme lui-même, il n'avait auprès de lui que vingt et un hommes; mais ces hommes étaient des aventuriers, déterminés à se faire tuer jusqu'au dernier plutôt que de se rendre. Don Leo ne perdit pas tout espoir. Enfin, toutes ces précautions prises, il attendit. Ruperto arriva bientôt; son rapport n'était pas rassurant.
Les peaux-rouges s'étaient emparés du présidio par surprise; le bourg avait été livré au pillage, puis abandonné; il était complètement désert. De nombreux partis d'Apaches battaient la campagne dans toutes les directions; il paraissait évident que les aventuriers ne pourraient faire une lieue hors de l'hacienda sans tomber dans une embuscade.
Bon-Affût arriva enfin; le chasseur ramenait avec lui une quarantaine de soldats et de paysans mexicains qui depuis deux jours erraient à l'aventure, au risque d'être surpris à chaque instant par les peaux-rouges qui massacraient sans pitié tous les blancs qui tombaient entre leurs mains. Don Leo reçut ce secours imprévu avec joie; un renfort de quarante hommes n'étaient pas à dédaigner, d'autant plus que ces individus étaient armés et par conséquent en état de lui rendre de grands services. Bon-Affût, en bon fourrier, amenait aussi avec lui plusieurs mules chargées de vivres. Le digne Canadien songeait à tout, rien ne lui échappait. Lorsque les hommes eurent été distribués aux endroits les plus exposés aux surprises, don Leo et Bon-Affût montèrent sur l'azotea afin d'examiner les environs.
Rien n'était changé: la campagne était toujours déserte. Ce calme était de mauvaise augure. Le soleil se coucha dans un flot de vapeurs rougeâtres, la lumière décrut subitement et la nuit arriva avec ses ténèbres et ses mystères.
Don Leo, laissant le Canadien seul, descendit dans la chambre qui servait de refuge aux trois femmes. Les jeunes filles étaient assises et gardaient le silence.
L'Églantine s'avança vers lui.
– Que veut ma sœur? demanda le jeune homme.
– L'Églantine veut partir, répondit-elle de sa voix douce.
– Comment! Partir! se récria-t-il avec étonnement; c'est impossible; la nuit est sombre; ma sœur courrait trop de danger seule dans la campagne; les callis de sa tribu sont bien loin dans la prairie.
L'Églantine fit sa petite moue habituelle en secouant la tête.
– L'Églantine veut partir, reprit-elle avec impatience; mon frère lui fera donner un cheval; il faut qu'elle rejoigne l'Aigle-Volant.
– Hélas! Ma pauvre enfant, l'Aigle-Volant est bien loin en ce moment, j'en ai la crainte; vous ne le retrouverez pas.
La jeune femme releva vivement la tête:
– L'Aigle-Volant n'abandonne pas ses amis, dit-elle; c'est un grand chef; l'Églantine est fière d'être sa femme. Que mon frère la laisse sortir; l'Églantine à dans le cœur un petit oiseau qui chante doucement et qui lui dit où est le sachem.
Don Leo était en proie à une vive perplexité; il ne pouvait se décider à consentir à ce que lui demandait l'Indienne; il lui répugnait d'abandonner ainsi cette jeune femme qui leur avait donné tant de preuves de dévouement depuis qu'elle était parmi eux. En ce moment il se sentit frapper sur l'épaule; il se retourna: c'était Bon-Affût qui venait le rejoindre.
– Laissez-la faire, dit-il; elle sait mieux que nous pourquoi elle agit ainsi; les peaux-rouges ne font jamais rien qu'avec connaissance de cause. Venez, chère enfant, je vais vous accompagner jusqu'à la porte et vous faire donner un cheval.
– Allez donc, répondit don Leo; mais souvenez-vous que c'est contre mon désir que vous nous avez quittés.
L'Indienne sourit, embrassa les deux jeunes filles en leur disant ce seul mot:
– Courage!
Puis elle suivit Bon-Affût.
– Pauvre chère créature! murmura don Leo. Elle va chercher à nous être utile encore, j'en suis convaincu. Se tournant alors vers les jeunes femmes:
– Niñas, leur dit-il, reprenez courage; nous sommes nombreux; demain, au lever du soleil, nous repartirons sans craindre d'être inquiétés par les maraudeurs indiens.
– Don Miguel, répondit doña Laura en souriant avec tristesse, vous essaierez en vain de nous rassurer; nous avons entendu ce que vos hommes disaient entre eux; ils s'attendent à une attaque.
– Pourquoi ne pas être franc avec nous, don Miguel? ajouta doña Luisa. Mieux vaut nous avouer clairement dans quelle position nous sommes et à quoi nous sommes exposées.
– Mon Dieu! Le sais-je moi-même? reprit-il; j'ai pris toutes les précautions nécessaires pour défendre l'hacienda jusqu'à la dernière extrémité; mais j'espère que notre piste ne sera pas découverte.
– Vous nous trompez encore, don Miguel, dit Laura avec un ton de reproche si doux qu'il alla au cœur du jeune homme.
– D'ailleurs, continua l'aventurier, sans vouloir répondre à l'interruption de celle qu'il aimait, soyez certaines, señoritas, qu'en cas d'attaque nous mourrons tous, mes compagnons et moi, avant qu'un Apache puisse franchir le seuil de cette porte.
– Les Apaches, s'écrièrent les jeunes filles, dont le souvenir de leur captivité était encore palpitant dans leur mémoire et qui tremblaient à la seule pensée de retomber entre leurs mains.
Cependant ce mouvement d'effroi n'eut que la durée d'un éclair; la physionomie de Laura reprit aussitôt l'expression angélique qui lui était habituelle, et ce fut en donnant à sa voix l'intonation la plus douce qu'elle dit à don Leo:
– Nous avons foi en vous; nous savons que, pour nous sauver, vous ferez tout ce qui est humainement possible; nous vous remercions de votre dévouement; notre sort est entre les mains de Dieu, nous avons confiance en lui. Agissez en homme, don Miguel, ne vous inquiétez pas de nous davantage; seulement, je vous en prie, veillez sur mon père.
– Oui, ajouta doña Luisa, faites bravement votre devoir; de notre côté, nous ferons le nôtre.
Don Leo la regarda sans comprendre. Elle sourit en rougissant, mais sans parler davantage.
Le jeune homme semblait vouloir dire quelques mots; mais après un moment d'hésitation, il salua respectueusement les jeunes filles et se retira.
Laura et Luisa se jetèrent alors dans les bras l'une de l'autre et s'embrassèrent avec effusion.
Lorsque don Leo entra dans le patio, Bon-Affût s'avança vers lui, et lui montrant du doigt plusieurs rangées de points noirs qui semblaient ramper dans la direction de l'hacienda:
– Regardez, lui dit-il sèchement.
– Ce sont les peaux-rouges! s'écria don Leo.
– Il y a dix minutes que je les vois, reprit le chasseur; mais nous avons encore le temps de nous préparer à les recevoir; ils ne seront pas ici avant une heure.
En effet, une heure environ se passa dans une horrible anxiété.
Soudain la tête hideuse d'un Apache parut au-dessus de la porte et jeta un regard féroce dans le patio.