Читайте только на Литрес

Kitap dosya olarak indirilemez ancak uygulamamız üzerinden veya online olarak web sitemizden okunabilir.

Kitabı oku: «Le Guaranis», sayfa 15

Yazı tipi:

LE GUARANIS

I
EL VADO DEL CABESTRO

Le 23 décembre 1815, entre deux et trois heures de l'après-midi, c'est-à-dire au moment le plus chaud de la journée, deux voyageurs, venant l'un du nord, l'autre du sud, se rencontrèrent face à face, sur les bords d'une petite rivière, affluent du rio Dulce, à un endroit nommé el Vado del Cabestro, c'est-à-dire le gué du Licol, situé à égale distance des villes de Santiago et de San Miguel de Tucumán.

En arrivant au bord de l'eau, comme d'un commun accord, les deux voyageurs retinrent la bride et s'examinèrent attentivement pendant quelques instants.

La rivière que tous deux se préparaient à traverser en sens contraire, grossie par les pluies d'orage, était assez large en ce moment, ce qui empêchait les deux voyageurs de se distinguer réciproquement assez complètement pour se former l'un de l'autre une opinion rassurante.

Tout étranger qu'on rencontre au désert est sinon un ennemi, du moins, jusqu'à plus ample renseignement, un individu dont la prudence exige qu'on se méfie.

Après une hésitation courte, mais bien marquée, chaque voyageur ramena à sa portée le long fusil qu'il avait jeté en bandoulière, l'arma en faisant craquer avec bruit la détente, et, semblant prendre une résolution suprême, chatouilla légèrement de l'éperon les flancs de son cheval et entra dans l'eau.

Le gué était large et peu profond; l'eau arrivait à peine au ventre des chevaux, ce qui laissait aux cavaliers liberté entière de se diriger à leur guise.

Cependant ils s'avançaient l'un vers l'autre en continuant à s'observer attentivement, prêts à faire feu au moindre mouvement suspect. La distance diminuait rapidement entre eux; bientôt ils ne se trouvèrent plus qu'à deux pas à peine l'un de l'autre.

Tout à coup ils poussèrent une exclamation joyeuse et s'arrêtèrent en riant à gorge déployée.

A plusieurs reprises ils essayèrent de parler; mais le rire, plus fort que leur volonté, les en empêcha, et ils éclatèrent de plus belle.

Cependant, ils avaient subitement désarmé leurs fusils, qui avaient aussitôt repris leur position inoffensive en bandoulière, ce qui témoignait que la sécurité la plus complète avait succédé dans leur esprit à l'inquiétude qui d'abord les agitait.

Enfin, l'un d'eux parvint à reprendre assez son sang-froid pour que les paroles se fissent jour à travers sa gorge et parvinssent jusqu'à ses lèvres.

«Pardieu! s'écria-t-il en français, en tendant la main droite à son singulier interlocuteur, qui riait toujours, la rencontre est précieuse et j'en garderai longtemps le souvenir; je n'ose encore en croire mes yeux: êtes-vous un homme ou un fantôme? Est-ce bien vous, cher monsieur, vous que j'ai vu, il y a deux ans à peine, postulant à Paris auprès du gouvernement, pour je ne sais plus quel emploi, que je retrouve aujourd'hui au fond de ce désert, portant poncho et sombrero, et ressemblant à s'y méprendre, par votre singulier accoutrement, à un gaucho de la bande orientale.

– Oui, répondit l'autre, en jetant un regard de satisfaction sur sa personne; le costume est assez bien réussi; mais, ajouta-t-il entré deux éclats de rire, je suis en droit, il me semble, de vous retourner la question; comment se fait-il que je vous rencontre ici, vous dont la haute position?..

– Chut! interrompit le premier interlocuteur en devenant subitement sérieux, rien n'est stable en ce monde, vous le savez, monsieur Gagnepain.

– Hélas! Qui plus que moi a été à même de l'apprendre? fit tristement le premier voyageur.

– Vous soupirez! Seriez-vous devenu comme moi le jouet de la fortune?

– La fortune et moi, nous nous sommes trop peu connus jusqu'à présent, fit-il avec un sourire, pour qu'elle ait songé à moi d'une façon ou d'une autre; je ne me plains au contraire que de son indifférence à mon égard. Quant à vous, monsieur, je croyais que les derniers événements, dont notre malheureux pays a été le théâtre, événements dans lesquels, si je ne me trompe, vous avez joué un rôle assez, important, ne pouvaient qu'avoir influé avantageusement sur votre fortune.»

Le second voyageur sourit amèrement.

«L'ingratitude et la proscription sont la monnaie courante des cours, dit-il. C'est en vain que l'homme se croit habile et un en ce monde, il s'agite et Dieu le mène.

– Sans compter les passions qui le conduisent, interrompit le premier interlocuteur avec un léger accent de raillerie. Mais se reprenant aussitôt et changeant de conversation: Où allez-vous donc ainsi?

– A San Miguel de Tucumán, puis de là au Chili.

– Seul?

– Oh! Non, mes gens viennent derrière moi; je les ai seulement un peu devancés, afin de me livrer en toute liberté à mes réflexions. Et vous?

– Oh! Moi, c'est différent; je suis presque sur mes terres, ici.

– En vérité?

– Ma foi, oui; seulement, entendons-nous, je ne compte pas habiter éternellement ce pays; cependant, si vous le désirez et que vous ne soyez pas trop pressé de continuer votre voyage, je serai heureux de vous faire visiter ma maison, dont nous ne sommes guères éloignés que d'une vingtaine de milles, et de vous y offrir l'hospitalité.

– Comment! Votre maison? Vous avez une maison ici?

– Mon Dieu! Oui; il fallait que je vinsse en Amérique pour accomplir ce miracle d'être propriétaire. C'est piquant, n'est-ce pas? fit-il en riant. Mais il me semble que, depuis bien longtemps déjà, nous sommes arrêtés au milieu de l'eau. Que dites-vous de ma proposition? Vous sourit-elle? Rebroussez-vous votre route?»

L'autre hésita un instant.

«Décidez-vous, monsieur, le hasard, ou si vous le préférez, la Providence, qui nous a fait nous rencontrer ainsi inopinément, a peut-être de secrets desseins sur nous; ne la contrarions pas. Ces paroles furent prononcées d'un ton semi-sérieux, semi-railleur.

– Pourquoi plaisanter sur ce sujet, monsieur Gagnepain, répondit l'autre avec un léger accent de reproche, bien que vous soyez artiste, et par conséquent esprit fort, ce que vous dites est plus vrai que vous ne voulez sans doute vous l'avouer à vous-même.

– Pardon, j'avais oublié que vous êtes un ancien oratorien, mettons que je n'ai rien dit; ainsi vous rebroussez chemin avec moi?

– Certes, rien ne me presse, j'arriverai toujours assez tôt là où je vais; j'aurai le plus grand plaisir à passer quelques heures en votre compagnie; les occasions de ne point parler cette affreuse langue espagnole et de causer avec un compatriote ne sont pas assez fréquentes dans cet abominable pays, pour qu'on les laisse échapper quand on a le bonheur de les rencontrer.

– Venez donc, alors; nous nous étendrons sur l'herbe, à l'ombre de ces magnifiques palmiers, et, pendant que nos chevaux se délasseront, nous laisserons passer la grande chaleur du jour en causant et en attendant vos gens.

– Votre offre est si cordiale que je ne veux pas la refuser.

– Parfaitement parlé, mon cher duc.

– Silence, interrompit vivement celui auquel on venait de donner ce titre; je me nomme Dubois, et je suis naturaliste; souvenez-vous de cela, je vous en supplie.

– Ah! fit l'autre avec un léger étonnement, comme vous voudrez; va pour Dubois, c'est un nom aussi bon qu'un autre.

– Meilleur pour moi en ce moment. Allons donc sans plus de retard.»

Les deux voyageurs regagnèrent alors le bord de la rivière où, suivant le programme convenu entre eux, ils enlevèrent la bride à leurs chevaux, tout en ayant soin de les attacher par la longe, de peur qu'ils ne s'écartassent; et, après avoir battu les buissons du canon de leurs fusils pour chasser les reptiles, ils s'étendirent sur l'herbe verte et touffue, sous l'ombre protectrice d'un palmier gigantesque, en poussant un soupir de voluptueuse satisfaction.

Le pays au centre duquel s'étaient rencontrés nos personnages étaient loin sous tous les rapports de mériter l'épithète dont l'un deux l'avait flétri; c'était, au contraire, une admirable contrée, dont les paysages grandioses et accidentés ont toujours fait l'admiration des explorateurs, bien rares à la vérité, que l'amour de la science a poussés à les visiter sous tous leurs aspects.

Le Tucumán où se passent en ce moment les événements de notre histoire, est une des contrées les plus heureusement situées de l'Amérique du Sud.

Placée au nord de la province de Catamarca, cette contrée, traversée par une branche des Andes, jouit d'un climat tempéré en été et presque froid en hiver; une grande partie de son territoire se compose d'immenses plateaux ou llanos, couverts d'une luxuriante végétation, entretenue par de nombreux cours d'eau et des rivières considérables qui, ne trouvant pas de débouché, à cause du peu de pente du terrain, y forment de nombreux lacs sans écoulement.

Cette région est aujourd'hui une des plus vastes, des plus peuplées et des plus riches de la Confédération Buenos-airienne.

De l'endroit où les voyageurs s'étaient arrêtés, ils jouissaient d'un coup d'œil enchanteur et voyaient se dérouler devant eux un paysage ravissant: à leurs pieds, une rivière large et profonde serpentait comme un ruban d'argent à travers les plaines couvertes de hautes herbes d'un vert d'émeraude, du milieu desquelles bondissaient à chaque instant des cerfs, des vigognes, jouant par troupes, tandis que les taureaux sauvages levaient leurs larges têtes armées de cornes formidables, et jetaient autour d'eux des regards empreints d'une pensive tristesse; des volées de pigeons et de perdrix volaient dans tous les sens en jetant dans l'air les notes stridentes ou douces de leurs chants, tandis que de magnifiques cygnes noirs s'ébattaient sur la rivière et se laissaient nonchalamment emporter au courant, défilant devant les flamants roses et les hérons, occupés à pêcher sur la rive; d'immenses forêts tenaient tout l'arrière-plan du paysage et s'élevaient, de gradin en gradin, sur les versants lointains des Cordillières, dont les cimes dentelées et couvertes de neiges éternelles se confondaient avec les nuages.

Le soleil répandait avec profusion ses rayons éblouissants sur cette nature primitive et faisait scintiller, comme des millions de diamants, les sables incessamment mouillés des plages de la rivière.

Un calme profond régnait dans ce désert, si vivant et si animé cependant, et du sein duquel s'élevaient, comme un hymne solennel vers Dieu, les chants des innombrables oiseaux blottis sous la feuillée.

Avant que d'aller plus loin et de rapporter la conversation de nos personnages, nous les ferons plus intimement connaître au lecteur en traçant leur portrait en quelques lignes.

Le premier, celui qui ne voulait pas qu'on lui donnât le titre de duc et qui prétendait se nommer Dubois et exercer la profession de naturaliste, était un homme d'environ cinquante-deux ans, mais qui en paraissait plus de soixante; son corps, long et maigre, était légèrement courbé; ses membres grêles se perdaient pour ainsi dire dans les larges plis de ses vêtements, ses traits, fatigués par les veilles et les travaux intellectuels, sans doute, devaient avoir été admirablement beaux: son front était large, mais sillonné de rides profondes; ses yeux noirs bien ouverts, surmontés d'épais sourcils, avaient un regard fixe pénétrant, qui, lorsqu'il s'animait, devenait impossible à supporter; son nez était droit, sa bouche un peu grande, mais garnie de dents magnifiques; ses lèvres un peu minces, sur lesquelles un sourire froid et railleur semblait stéréotypé, son menton carré lui complétait, avec l'absence complète de barbe, une physionomie imposante, un peu dure, mais que, lorsque cela lui plaisait, il savait rendre extrêmement bienveillante. Toute sa personne respirait cette grâce aristocratique, onctueuse et un peu féline qui distingue les diplomates et les hauts dignitaires de l'Église; elle formait, avec la noblesse de ses gestes, le contraste le plus complet, non seulement avec le costume qu'il avait cru devoir adopter, mais encore avec les façons plébéiennes qu'il affectait, et que, comme un rôle mal appris, il oubliait à chaque instant.

L'autre voyageur se nommait Émile Gagnepain; il avait de trente à trente-deux ans; sa taille était ordinaire, mais bien prise et fortement charpentée; ses épaules larges, sa poitrine bombée; la santé semblait lui sortir par tous les pores: ses bras sur lesquels saillaient des muscles gros comme des cordes et durs comme du fer, témoignaient d'une vigueur corporelle peu commune; son visage respirait la franchise et la bonne humeur; ses traits réguliers, ses yeux bruns pleins de finesse, sa bouche rieuse, ses cheveux d'un blond fauve, frisés comme ceux d'un nègre; sa moustache, cirée avec soin et coquettement relevée; son menton rasé et ses favoris touffus qui atteignaient presque les coins de sa bouche, lui formaient une physionomie pleine de franchise et d'énergie qui, au premier coup d'œil, attirait la sympathie. La liberté un peu brusque de ses mouvements, sa parole vive et colorée le faisaient reconnaître facilement pour un de ces êtres privilégiés, dit-on, malheureux, disons-nous, qu'on est convenu de nommer artistes. En effet, il était peintre; du reste, particularité que nous avons oublié de mentionner, il avait attaché solidement à la croupe de son cheval, une boîte à couleurs, un large parapluie, un chevalet et un appuie-main, appareil indispensable à tous les peintres et qui, dans un pays moins sauvage que celui dans lequel il se trouvait, l'aurait immédiatement dénoncé pour ce qu'il était, malgré son costume de gaucho.

Ce fut lui qui, le premier, prit la parole. A peine s'était-il laissé aller sur l'herbe que, se redressant brusquement et traçant un cercle dans l'espace avec son bras droit étendu devant lui:

«Quelle admirable chose que la nature, s'écriât-il, et comme les hommes sont coupables de la gâter ainsi qu'ils le font sans cesse, sous prétexte d'amélioration, comme si la Providence n'était pas plus habile qu'eux!

– Bravo! répondit l'autre personnage, auquel nous conserverons, jusqu'à nouvel ordre, le nom de Dubois, sous lequel il s'est fait connaître à nous; bravo! Monsieur Émile, je vois que vous êtes toujours aussi enthousiaste qu'à l'époque où j'ai eu le plaisir de vous rencontrer.

– Eh! Monseigneur … monsieur, veux-je dire, pardon de ce lapsus involontaire, ne nous enviez pas l'enthousiasme, à nous autres pauvres diables d'artistes; l'enthousiasme, c'est la foi, c'est la jeunesse, c'est l'espérance peut-être!

– Dieu me garde d'avoir une telle pensée; je vous admire, au contraire, moi qui, de la vie, ne puis plus aujourd'hui boire que l'absinthe.

– Bah! fit gaiement le peintre, demain n'existe pas, c'est un mythe; vive aujourd'hui! Voyez quel éblouissant soleil, quelle magnifique campagne; est-ce que tout cela ne vous raccommode pas un peu avec l'humanité?»

M. Dubois soupira.

«Que la jeunesse est heureuse, dit-il; tout lui sourit, jusqu'au désert où elle court le risque flagrant de mourir de faim.

– Laissez donc, monsieur, l'homme qui est parvenu à vivre à Paris n'ayant rien ne doit redouter aucun désert.

– Cela nous ramène à une question que je voulais vous adresser, répondit M. Dubois en riant de la boutade paradoxale de l'artiste.

– Voyons la question? fit celui-ci d'un ton de bonne humeur.

– Veuillez d'abord ne pas attribuer à une indiscrétion indigne de moi, mais seulement, je vous prie, au vif intérêt que je vous porte, la question que je me propose de vous adresser.

– De l'indiscrétion avec moi, monsieur; vous voulez rire, sans doute. Allez, ne craignez pas de m'adresser cette question. Quelle qu'elle soit, je me fais fort d'y répondre de façon à vous satisfaire.

– Depuis notre singulière rencontre, je me creuse vainement la tête pour deviner le motif qui vous a décidé à émigrer ainsi dans ces régions inconnues.

– Émigrer, fi! Monsieur! Le vilain mot; voyager, vous voulez dire, sans doute?

– Voyager, soit, mon jeune ami; je ne chicanerai pas avec vous sur une expression que vous avez le droit de trouver malsonnante.

– Pourquoi ne pas me dire franchement que c'est mon histoire que vous me demandez, monsieur le duc?

– Chut! Chut! Cher monsieur, ne vous ai-je pas prié d'oublier ce titre.

– Au diable la recommandation! Je l'oublierai toujours.

– J'espère que non, lorsque je vous aurai affirmé qu'il est pour moi de la dernière importance que ce titre malencontreux soit ignoré de tous en ce pays.

– Cela suffit, monsieur, je ne me le rappellerai plus.

– Je vous remercie; maintenant, si ce n'est pas abuser de votre complaisance, racontez-moi cette histoire que je désire si fort connaître, car, à Paris, nous nous sommes rencontrés dans des circonstances trop peu sérieuses pour que je me sois informé jamais de vos antécédents qui, je ne sais pourquoi, m'intéressent aujourd'hui plus que je ne pourrais vous l'exprimer.

– Cela est facile à comprendre, monsieur, les distances qui nous séparaient l'un de l'autre, les barrières infranchissables qui, à Paris, s'élevaient entre nous n'existent plus ici; nous sommes deux hommes, face à face dans le désert, se valant l'un l'autre, et je me hâte d'ajouter deux compatriotes, c'est-à-dire deux amis; naturellement, nous devons faire cause commune envers et contre tous, nous intéresser l'un à l'autre et nous aimer comme protestation en haine des étrangers au milieu desquels le sort nous a jetés et qui sont et doivent être nos ennemis naturels.

– Peut-être avez-vous raison, mais, quelle qu'en soit la cause, cette sympathie existe, et je serai heureux, s'il vous plaît, de me dire votre histoire.

– Cette histoire est bien simple, monsieur; en deux mots, je vous la raconterai; seulement, je doute fort qu'elle vous intéresse.

– Dites toujours, mon jeune ami.

– M'y voici. Mon nom, vous le connaissez, je me nomme Émile Gagnepain, nom plébéien s'il en fût, n'est-ce pas?

– Le nom ne fait rien à l'affaire.

– Sans doute. En 1792, lorsque la patrie fut en danger, mon père, pauvre diable de premier clerc de procureur, marié depuis quelques années à peine, abandonna sa femme et son enfant, alors âgé de sept à huit ans, pour s'engager comme volontaire et voler à la défense de la République. Lorsque mon père annonça à sa femme la détermination qu'il avait prise, celle-ci lui répondit avec un laconisme tout spartiate: Va défendre la patrie, elle doit passer avant les affections de famille. Mon père parti, notre pauvre foyer, déjà bien misérable, le devint davantage encore; heureusement, j'eus le bonheur d'être recommandé à David, dans l'atelier duquel j'entrai. Ma mère, débarrassée de moi, put, à force de travail et d'économie, attendre des temps meilleurs. Cependant les années s'écoulaient les unes après les autres, mon père ne revenait pas, les nouvelles que nous recevions de lui étaient rares, nous avions appris qu'il avait été nommé capitaine dans la vingt-cinquième demi-brigade, après plusieurs actions d'éclat, voilà tout. Quelquefois, rarement, un petit secours d'argent arrivait à ma mère; au camp de Boulogne, mon père avait refusé la croix de la Légion d'honneur, sous prétexte que la République n'avait pas de distinctions à donner à ceux de ses enfants qui ne faisaient que leur devoir le plus strict en la servant bien. Quelques mois plus tard il tombait criblé de balles à Austerlitz, au milieu d'un carré autrichien qu'il avait enfoncé, à la tête de sa compagnie, en criant, malgré le nouvel ordre de choses: Vive la République! L'Empereur ne garda pas rancune au soldat de 92; il donna une pension de 800 fr. à sa veuve; c'était bien, mais, pas assez pour vivre. Heureusement j'avais grandi, j'étais maintenant en mesure de venir en aide à ma mère. Grâce à la toute-puissante protection de mon maître, bien que fort jeune encore, je gagnais assez d'argent, non seulement pour m'entretenir convenablement, mais encore pour donner à ma mère un peu de ce bien-être dont elle avait tant besoin. Ce fut alors, je ne sais à quelle occasion, que me vint le désir de voyager en Amérique, afin d'étudier cette nature dont, quoi qu'on en dise, nous n'avons en Europe que des contrefaçons plus ou moins bien réussies.

– Vous êtes sévère, monsieur, interrompit son interlocuteur.

– Non, je suis juste; la nature n'existe plus chez nous, l'art seul se prélasse à sa place. Aucun paysage européen ne soutiendra jamais la comparaison avec un décor d'opéra, au point de vue de la vérité des détails. Mais je reprends. Je redoublai donc d'efforts; je voulais partir, mais pas avant d'avoir assuré à ma mère une position qui la mît à jamais, quelque chose qui m'arrivât pendant mon absence, à l'abri du besoin. A force de travail et de persévérance, je parvins à résoudre ce problème presque insoluble. Les efforts qu'il me fallut faire, je ne vous les dirai pas, monsieur, cela dépasse toute croyance; mais ma détermination était prise: je voulais voir cette Amérique, dont les voyageurs font de si magnifiques descriptions. Enfin, après dix ans d'une lutte incessante, je réussis à réunir une somme de trente-cinq mille francs, c'était bien peu, n'est-ce pas? Cependant cela me suffit, je gardai cinq mille francs pour moi, je plaçai le reste au nom de ma mère, et, certain que désormais elle pourrait se passer de moi, je partis; voilà huit mois que je suis débarqué en Amérique. Je suis heureux comme le premier jour: tout me sourit, l'avenir est à moi! Je vis comme les oiseaux, sans souci du lendemain; j'ai acheté, moyennant la somme comparativement énorme de 250 francs, un rancho à de pauvres Indiens guaranis, qui, effrayés par la guerre des colonies contre la métropole, se sont réfugiés au grand Chaco, parmi leurs congénères. Voilà comment je suis propriétaire. Continuellement en course de çà et de là, j'étudie le pays et je choisis les études que plus tard je ferai. Cela durera autant que cela pourra: l'avenir est à Dieu; il est inutile que je m'en préoccupe à l'avance. Voilà mon histoire, monsieur, vous voyez qu'elle est simple.

– Oui, répondit son interlocuteur d'un air pensif, trop simple même; le bonheur complet n'existe pas au monde où nous sommes; pourquoi ne pas songer un peu à l'adversité qui tout à coup peut vous surprendre?

– Dame! fit en riant l'artiste, c'est que, plus malheureux ou plus pauvre que Polycrate, tyran de Samos, je n'ai même pas un anneau à jeter à la mer; d'ailleurs vous savez la fin de l'histoire: un poisson quelconque me le rapporterait; je préfère attendre.

– Cette philosophie est bonne; je n'y trouve rien à redire. Heureux ceux qui peuvent la pratiquer. Malheureusement je ne suis pas du nombre, dit-il en étouffant un soupir.

– Si je ne craignais pas de vous déplaire, je vous adresserais une question à mon tour? reprit en hésitant le peintre.

– Je sais ce que vous me voulez demander. Vous ne comprenez point, n'est-ce pas, comment il se fait que moi, dont la position élevée semblait me mettre pour toujours à l'abri des tempêtes, je me trouve aujourd'hui près de vous dans ce désert?

– Pardon, monsieur, si ce que je vous demande doit le moins du monde vous chagriner, ne me dites pas un mot, je vous en prie.»

Le vieillard sourit avec amertume.

«Non, reprit-il, il est bon parfois de verser le trop plein de son cœur dans une âme pure et indulgente. Je ne vous dirai que deux mots qui vous apprendront tout. Les sommets élevés attirent fatalement la foudre, cela est un axiome généralement reconnu. Malgré l'appui tout-puissant que je prêtai aux Bourbons pour rentrer en France, mon dévouement de fraîche date ne put les convaincre de ma fidélité; sous le duc de Napoléon, ils retrouvèrent le conventionnel qui avait jadis voté la mort du roi Louis XVI; des amis m'avertirent; je partis, me condamnant moi-même à l'exil pour éviter la mort suspendue sans doute sur ma tête. J'abandonnai tout, parents, amis, fortune, jusqu'à un nom sans tache et honoré jusqu'alors, pour aller dans un autre hémisphère cacher ma tête proscrite. Pendant que, par un côté, jeune et insouciant, vous abordiez en Amérique, j'y arrivais, moi, par un autre côté, vieux, désillusionné, maudissant le coup qui me frappait; croyez-le bien, quelque soit leur nom, les dynasties sont toutes ingrates, parce qu'elles se sentent impuissantes; seul le peuple est juste, parce que, lui, il sait qu'il est fort.

– Je vous plains doublement, répondit en lui tendant la main le jeune homme; d'abord parce que votre proscription est inique; ensuite parce que vous arrivez dans un pays bouleversé par les partis et qui, en ce moment, est en pleine révolution.

– Je le sais, répondit-il en souriant; c'est sur cette révolution que je compte, peut-être elle me sauvera.

– Je le souhaite pour vous, bien que vos paroles soient tellement obscures pour moi, que je ne saurais les comprendre; il est vrai que, jusqu'à ce jour, jamais je n'ai songé à la politique.

– Qui sait si bientôt elle n'absorbera pas toutes vos pensées?

– Dieu m'en garde! Monsieur, s'écria-t-il avec un bond d'indignation; je suis peintre et l'art est tout pour moi.

– Voici mes gens qui arrivent, dit M. Dubois en changeant de ton.

– Où cela?

Mais ici, devant nous.

– Diable! Mais alors quels sont donc les cavaliers qui nous arrivent de ce côté, reprit le peintre en indiquant du bout du doigt un point diamétralement opposé à celui dans lequel apparaissait effectivement un groupe composé d'une quinzaine d'individus.

– Hum! fit son interlocuteur avec une nuance d'inquiétude, que peuvent être ces gens?

– Bah! fit insoucieusement le jeune homme, nous le saurons bientôt.

– Trop tôt, peut-être,» répondit le vieillard en hochant pensivement la tête.

Deux troupes se dirigeaient en effet au galop vers la rivière.

Toutes deux se trouvaient à peu près à égale distance des voyageurs.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
28 mayıs 2017
Hacim:
310 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
Metin
Ortalama puan 0, 0 oylamaya göre
Metin
Ortalama puan 0, 0 oylamaya göre
Metin
Ortalama puan 0, 0 oylamaya göre
Metin
Ortalama puan 0, 0 oylamaya göre
Metin
Ortalama puan 0, 0 oylamaya göre
Metin
Ortalama puan 0, 0 oylamaya göre
Metin
Ortalama puan 0, 0 oylamaya göre
Metin
Ortalama puan 0, 0 oylamaya göre
Metin
Ortalama puan 0, 0 oylamaya göre